Sur une crise qu’on a tort d’appeler grecque…

Quelques remarques sur les enjeux politiques, économiques, stratégiques et de politique internationale à propos d’une crise fondamentalement européenne.

Dans le Figaro du 29 juin dernier, on peut lire : « cette tragédie qui tire en longueur tient au fait que la Grèce n’a jamais eu sa place dans la zone euro. Quelle y est entrée par erreur, par manque de discernement des institutions européennes et des grands pays, la France, l’Allemagne en tête ». Cette idée a été reprise par de nombreux commentateurs. Elle a évidemment nourri ce qu’on appelle le « grexit » ou la sortie de la Grèce de l’euro, option qui fait aujourd’hui tant débat. Cette idée signifie cependant d’abord que le problème posé serait entièrement et seulement grec, nonobstant l’erreur des Européens d’avoir concédé à la Grèce, au cœur de l’Union, une place qu’elle ne méritait pas… On a dans cette formulation arrogante un condensé de l’esprit qui va guider la Troïka et la plupart des médias : il s’agit d’une crise grecque et celle-ci doit être réglée d’autorité par la décision des principales puissances européennes. Cette présentation est évidemment une manipulation de la vérité.

Il y a, bien sûr, une (grave) crise en Grèce, mais celle-ci traduit surtout la crise de la construction européenne et les impasses auxquelles ont conduit l’Union économique et monétaire (UEM), ses contraintes et ses critères imposant l’austérité… Cette crise doit pousser à une réflexion critique de fond sur l’actuel processus d’intégration européenne. Il y aura un avant et un après… D’autant que la façon dont le gouvernement d’Alexis Tsipras a traité cette phase politique très violente, en cherchant les moyens de résister, si elle ne permet pas une issue hors politiques d’austérité, aura fait éclater publiquement, en Grèce et en Europe, l’ampleur des conséquences sociales, économiques et financières de l’ultralibéralisme, ainsi que la nature, l’intensité et l’urgence des problématiques européennes qui sont autant de défis pour l’avenir,.. Pour une fois, en s’appuyant sur un peuple qui dit majoritairement non, un gouvernement, en Europe, tente de faire front et se cabre. Cela ne s’est jamais produit depuis que la Communauté européenne existe.

Il faut revenir en arrière pour comprendre.

Depuis les années 80 au moins, la recherche volontariste d’une « convergence » fait partie des grandes orientations du processus d’intégration capitaliste européenne : convergence des politiques économiques et monétaires et des choix néolibéraux, convergence pour la « compétitivité », convergence, si possible, des résultats ou des « performances » économiques. Il a fallu, notamment, le Traité de Maastricht (1992), le Pacte de stabilité et de croissance (1997), le Traité de Lisbonne (2007), le Pacte budgétaire ou Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG, 2012), pour que, dans cet esprit, se mette en place un système autoritaire de convergence anti-sociale, appuyé sur des critères obligatoires, des disciplines budgétaires, une surveillance dite multilatérale mais centralisée, et des sanctions… L’Allemagne a imposé ce processus. Elle n’avait, en effet, accepté d’abandonner le Deutschemark qu’à la condition que l’euro puisse être, avec l’ensemble de l’UEM et ses politiques de convergence, l’instrument de sa domination économique et financière et de ses intérêts propres.

Cette recherche de la convergence est à la fois un échec et une illusion. L’Union européenne rassemble aujourd’hui 28 États aux réalités et aux performances particulièrement inégales et déséquilibrées. La politique de convergence n’a fait qu’accentuer durablement les contradictions tandis que l’enjeu social et celui de l’emploi n’ont été inscrits dans les préoccupations européennes officielles – de façon additionnelle et subsidiaire – qu’à la faveur de quelques sommets européens, au cours des années 90. Parce qu’il fallait bien un semblant de réponses politiques à la montée du chômage, aux luttes et aux résistances sociales.

Les politiques d’austérité n’ont fait que fragiliser structurellement les plus faibles (et pas seulement eux puisque même la France en paie les conséquences). Les crises successives, notamment dans les pays d’Europe du Sud, ont été gérées avec un surcroît très lourd d’austérité conduisant à des niveaux de dévastation économique et sociale particulièrement élevés. La crise dite grecque illustre l’impasse à laquelle cette convergence austéritaire devait conduire : appauvrissement sévère des couches populaires voire des couches moyennes, exacerbation des inégalités, démantèlement des politiques sociales, privatisations des biens publics et désintégration des services publics, chômage massif… C’est une décomposition sociale en marche, dans un contexte d’explosion des divergences de situations économiques en Europe. Il fallait donc faire rentrer la Grèce dans le rang, lui imposer de force une nouvelle thérapie de choc très dure pour la réinsérer dans la convergence néolibérale et empêcher toute politique de gauche, conforme aux attentes populaires. Au risque de promouvoir une extrême droite, y compris néo-nazie, déjà renforcée. On a atteint un summum dans le cynisme et l’irresponsabilité.

Le choix contraint d’une austérité drastique a donc une dimension à la fois économique et politique : il fallait, coûte que coûte, faire rentrer la Grèce dans la convergence conçue en priorité pour les intérêts de l’économie prépondérante, celle de l’Allemagne, et des capitaux dominants en Europe, et ne pas reculer sur le marché unique. Il fallait en même temps prévenir toute tentative de politique alternative progressiste.

Quelques questions.

Pourquoi a-t-on fait adhérer la Grèce à la Communauté européenne (1981), et à la zone euro (2001) ? Il y a un ensemble de raisons à cela. En voici 3, succinctement résumées :

1) Il est difficile, sans la Grèce, de prétendre construire l’Europe sur des valeurs revendiquées comme une quasi-exclusivité dans le monde : démocratie, état de droit, droits humains, droits sociaux, solidarité avec les pays du Sud… L’Europe se veut l’héritière de ce berceau de la pensée démocratique et de la civilisation dans l’espace occidental. Pour des raisons impératives de crédibilité, il fallait faire adhérer la Grèce à la Communauté européenne. Les « performances » économiques grecques n’ont guère pesé dans une décision éminemment politique et idéologique.

2) L’adhésion de la Grèce ne fut pas une erreur mais est un choix parce que ce pays européen « par excellence », si l’on peut dire, devait être partie prenante du grand marché unique et des politiques communautaires. Et comme membre de l’OTAN, il ne pouvait rester à l’écart d’une d ‘intégration qui s’est caractérisée dès le départ comme un processus euro-atlantique, et devait inclure (à terme) la dimension stratégique, au-delà des divergences européennes sur la méthode pour y parvenir et sur la nature du rapport de l’Europe à l’OTAN. Intégrer la Grèce était aussi un choix stratégique.

3) Il faut se rappeler la volonté ancienne de rapprocher la Turquie de l’Europe. Là aussi avec de fortes raisons stratégiques. Ankara étant, depuis 1952, un membre important de l’OTAN, surtout pour la zone Sud-Est de la Méditerranée et le Proche-Orient. La CEE a donc signé son premier accord d’association avec la Turquie en 1963. Faire adhérer la Turquie à l’Europe (perspective devenue incertaine dans le chaos euro-méditerranéen actuel), est un projet qui a cependant fait son chemin depuis 1963. Ce pays est devenu candidat officiel à l’adhésion par un sommet européen en 1999. Mais comment intégrer la Turquie sans avoir rassuré la Grèce et fait adhérer Chypre (en 2004) afin de tenir compte d’un contexte très délicat ? La Turquie, en effet, occupe la partie Nord de Chypre depuis 1974. Elle s’oppose durement à la Grèce sur cette question, et dans une relation compliquée d’hostilité depuis très longtemps. L’adhésion à l’euro va alors permettre d’arrimer plus fortement la Grèce en l’insérant dans le cœur du processus d’intégration. Et l’appartenance à l’euro va donc surtout obliger Athènes à s’aligner sur les dures contraintes d’austérité lorsque la crise va s’aggraver sérieusement dans les années 2000 (2008/2009). C’est une seule et même politique.

Ce schéma, qui mêle raisons économiques et stratégiques, aujourd’hui explose. Les valeurs démocratiques européennes ont évidemment du mal à se voir et à se lire – c’est le moins qu’on puisse dire – dans le coup de force de la Troïka contre la Grèce. L’euro et l’UE apparaissent moins que jamais comme un projet politique et une véritable ambition d’union, et davantage comme le cartel illégitime des plus puissants sous l’autorité de l’Allemagne. Où est l’idée de communauté ? Où est la solidarité, quand Berlin et quelques autres refusent de « payer » pour sortir un membre de l’Union d’une crise dont les responsabilités sont pourtant collectives ? Ce qui a conduit la Grèce a une situation quasi ingérable ce sont bien les critères de Maastricht et le Pacte de stabilité que l’ancien Président de la Commission, Romano Prodi avait qualifié de « stupide ». Aujourd’hui, Romano Prodi confirme, dénonce lui-même le déséquilibre avec l’Allemagne et affirme : « nous avons évité le pire mais nous avons créé le mal » (Le Monde – 21 07 15). L’origine du mal n’est donc pas grecque…

Aujourd’hui, en Europe, il n’y a pas d’abord un problème de la Grèce. Il y a d’abord un problème de l’Allemagne. Celle-ci n’a cessé de formater l’UE et la zone euro en fonction de ses intérêts de puissance dominante. Naturellement, il y a aussi, indissociablement, un problème de l’ensemble de la construction européenne.

Sur quelques aspects stratégiques et de politique internationale.

Un accord militaire a été conclu le 19 juillet à Tel Aviv, entre la Grèce et Israël. Les informations disponibles font état, dans ce cadre, d’une coopération portant sur des exercices d’entraînement conjoints, sur une immunité légale aux militaires israéliens et israéliens participants à ces entraînements, sur des libres survols d’avions militaires, sur l’échange de renseignement et de données confidentielles en matière de défense… Dès cet été, des avions de chasse et des navires de guerre ont participé à des exercices en mer Égée et dans le ciel grec. Déjà, en avril dernier, des exercices multinationaux importants ont réuni autour de la Grèce plusieurs pays dont Israël et les États-Unis. À cette occasion, le Ministre grec de la défense du Gouvernement Tsipras, Panayotis Kammenos, membre du parti de la droite radicale des Grecs indépendants (ANEL), a souligné devant l’ambassadrice des États-Unis : « la Grèce est pour Israël une route géopolitique sûre et permanente, et ceci n’est pas fondé sur des paramètres occasionnels mais sur de rigoureuses décisions politiques ». Compte tenu de la brutale politique israélienne de colonisation, et après les agressions israéliennes à Gaza en décembre/janvier2009 et en juillet/août 2014, une telle coopération militaire suscite évidemment de lourdes interrogations.

Dans les médias et dans la presse, certaines appréciations ont pu accréditer l’idée d’un choix délibéré du gouvernement d’Alexis Tsipras, pour s’étonner qu’une « gauche radicale » plutôt qualifiée ordinairement de pro-palestinienne, ait pu prendre l’initiative d’un tel accord et d’une telle coopération. Certains ont même parlé « d’alliance stratégique », « d’axe militaire », de « Pacte »… Comme si le gouvernement avait décidé d’inaugurer une nouvelle phase, pro-israélienne et atlantiste, de la politique étrangère de la Grèce… L’absence de réactions politiques (connues) et de clarifications a eu l’avantage (très relatif) de laisser cette question plutôt hors polémiques politiciennes. Il reste que l’information est maintenant donnée et diffusée. Elle nécessite une approche critique même si celle-ci est difficile par manque d’informations. On peut, cependant, apporter quelques précisions utiles.

Premièrement, la coopération de la Grèce avec Israël n’est pas une innovation du gouvernement grec actuel. Elle date de 2010. Dès cette année-là, et même depuis 2008, des manœuvres militaires communes gréco-israéliennes sont organisées. C’est le Premier Ministre socialiste d’alors, Georges Papandréou, qui décida de resserrer les liens avec Tel Aviv, et d’abandonner les orientations de son père, Andréas papandréou, nettement plus à gauche et plus attentives au monde arabe et aux Palestiniens. L’agression israélienne à Gaza en 2009 avait affecté les relations avec la Turquie. L’attaque meurtrière (9 victimes turques) contre le Mavi Marmara en 2010 a sérieusement dégradé la relation israélo-turque. La montée de la tension entre la Turquie et Israël a ainsi poussé au rapprochement de la Grèce avec Israël. Dans le même temps, la nécessité d’une coopération énergétique, en particulier pour la délimitation des nouvelles et très vastes zones d’exploitation d’hydrocarbures en Méditerranée de l’Est, et pour l’acheminement de cette ressource en Europe, a poussé Israël et la Grèce à renforcer leur coopération. Celle-ci découle donc de cette évolution régionale et des décisions des gouvernements grecs précédents.

Deuxièmement, c’est bien le Ministre de la Défense de droite nationaliste, pro-OTAN, fondateur de l’ANEL, « partenaire » de circonstances de Syriza au gouvernement, qui a négocié cet accord. On ne peut pas dire qu’il s’agit d’un choix de Syriza qui, on le sait, n’a cessé de dénoncer la politique israélienne dans une véritable optique de gauche et de solidarité avec le peuple palestinien. On peut imaginer – faute d’informations précises – que dans la volonté de préserver sa majorité, le gouvernement, dans son ensemble, a pu laisser faire. Cette supposition permet assez mal de répondre à la question : pourquoi le gouvernement Tsipras a-t-il accepté un tel accord de coopération militaire avec Israël ? A-t-il été, d’une façon ou d’une autre mis devant un fait accompli ? A-t-il voulu éviter un motif supplémentaire de confrontation avec l’Allemagne et les autres gouvernements de l’Eurozone ? Ces derniers, en effet, auraient certainement guère apprécié que le gouvernement Tsipras cherche à « fermer la porte » à Israël, partenaire stratégique privilégié de Berlin et des Européens plus généralement ?

Troisièmement, le Ministre des affaires étrangère grec Nicos Kotzias s’est rendu à Jérusalem début juillet, en pleine tension sur la crise financière. La rencontre avec Netanyahou a évidemment permis à ce dernier d’appuyer les « convergences » existant, selon lui, entre Israël et la Grèce (lutte contre le terrorisme, danger iranien…). Je ne connais pas le discours tenu par Nicos Kotzias. On sait que celui-ci s’est rendu aussi à Ramallah pour une rencontre avec l’Autorité palestinienne. On sait aussi que la Grèce a décidé de dénommer « Palestine » les territoires sous administration de l’Autorité palestinienne (AP), ce qui semble montrer la volonté d’acter une avancée diplomatique en attribuant un substantif de portée nationale aux territoires occupés. Une information que l’on trouve dans la presse… israélienne. Le voyage de Kotzias a pu être interprété comme une volonté de confirmer un renforcement des liens entre Athènes et Tel Aviv. Il semble plutôt traduire une marge de manœuvre grecque plutôt étroite.

On peut supposer que la coopération gréco-israélienne – aujourd’hui comme hier – permet à la Grèce de contre-balancer la politique turque, notamment sur la question chypriote, face à la dérive nationaliste et très agressive, voire mégalomaniaque, du Président turc Erdogan. On apprend d’ailleurs que Recep Erdogan, en accord avec Khaled Mechaal (Chef du Hamas palestinien, organisation aux commandes à Gaza) auraient envisagé d’établir, pour les Palestiniens, un corridor maritime entre Gaza et la partie Nord de Chypre… occupée militairement par la Turquie. Ce serait une forme de légitimation de cette occupation turque. Un tel accord est certainement inacceptable pour les Grecs, mais aussi pour l’AP parce qu’il s’inscrit dans une entreprise qui l’exclut et qui divise les Palestiniens. Serait-il malgré tout entériné par Israël qui négocie actuellement avec le Hamas (et sans l’AP) les conditions d’une trêve de longue durée ? En tous les cas, on mesure, ici encore, l’impudence des autorités de Turquie – en particulier vis-à-vis de leurs voisins Grec et chypriote – et leur mépris vis-à-vis de la légalité internationale.

On ne peut donc oublier la situation particulière de la Grèce, membre de l’OTAN mais en confrontation permanente avec la Turquie, puissance militaire importante au sein de cette organisation. Enfin, on ne peut pas oublier non plus des enjeux stratégiques plus globaux touchant à la présence russe en Méditerranée, présence à laquelle les pays de l’OTAN accordent une attention particulière. Ces derniers ne veulent pas, sans réagir, laisser la Russie s’intéresser à la Grèce, et investir en Grèce… ce que Moscou cherche à faire notamment afin d’exporter son gaz en Europe. Il n’est pas question pour Washington de laisser l’acteur stratégique et économique russe agir à sa guise dans une région aussi décisive : le flanc Sud Est de l’OTAN où les États-Unis disposent d’une grande base navale (en Crête) pour sa VI ème flotte en Méditerranée. Le gouvernement Tsipras, en difficulté face aux Européens, peut-il se mettre aussi en contradiction directe avec Israël et les États-Unis dans la région ?

Le gouvernement Tsipras est contraint stratégiquement par la configuration des rapports de puissances et des relations internationales comme il l’est économiquement par le carcan de l’euro-groupe. Il lui est difficile de faire face à des politiques d’États dont aucun d’entre eux, dans cette région, ne peut apparaître comme un partenaire amical ou de convergence stratégique réelle, y compris Israël qui ne cherche qu’à instrumentaliser le maximum possible de relations d’État à État. Et dans cette région, figurent des puissances militaires véritables : Israël et la Turquie en particulier. La Grèce est aujourd’hui seule dans un environnement généralement plutôt hostile. Un environnement dans lequel l’exercice de la force et la guerre sont des réalités permanentes. Dans ce contexte politiquement très conflictuel, Israël a évidemment un intérêt particulier à utiliser au maximum la relation avec la Grèce. Les extrêmes droites gouvernementales en Israël et en Grèce facilitent les choses.

Une voie de rupture est-elle possible  ?

Il ne faut pas nier le problème politique de cette coopération gréco-israélienne, notamment sur le plan militaire, mais il faut l’analyser correctement. Dans cette région, la pression des États-Unis, des Européens, de la Turquie, d’Israël est énorme et permanente dans tous les domaines. La Grèce, comme Chypre, n’ont d’indépendance et de souveraineté que relative. Serons-nous obligés dans une période future, de constater une forme de « libanisation » au sens où toute décision essentielle à prendre ne pourrait qu’être « surdéterminée » par le poids et les intérêts de puissances extérieures ? Un pas préoccupant à été franchi dans cette voie avec la mise sous tutelle de la Grèce sous les injonctions de la Troïka.

S’engager dans une voie de rupture avec les politiques européennes, avec l’ensemble des puissances et des politiques occidentales, est-ce possible ? Est-ce « gérable » ? Quelle sont les conditions pour des ruptures qui réussissent ? Mais posons-nous aussi cette autre question : l’accord financier finalement conclu – auquel personne ne croit vraiment malgré une enveloppe financière substantielle – n’est pas viable et n’apparaît pas susceptible de régler les problèmes de la Grèce. Et l’on comprend que l’application de cet accord va encore aggraver la situation grecque, et notamment la dette grecque qui – même le FMI le reconnaît – n’est pas soutenable et le sera encore moins demain. Alors, que fallait-il choisir ? Un « grexit » aux conséquences immédiates désastreuses ? Ou bien un « accord » aux conséquences différentes mais qui seront, demain, elles aussi désastreuses ? Le gouvernement grec n’a pas eu à choisir entre une mauvaise et une bonne solution… Une bonne solution peut-elle d’ailleurs exister dans le cadre défini de la monnaie unique ? A l’évidence, non.

La pertinence des choix effectués par le gouvernement grec suscite donc des débats intérieurs très vifs et une division de Syriza. Ces choix peuvent se discuter à perte de vue. Une sortie ordonnée de l’euro est-elle possible ? Une distanciation stratégique décisive vis-à-vis d’Israël et de l’OTAN est-elle envisageable ? Dans ce monde de puissances capitalistes très hiérarchisées, et même dans un contexte où montent les aspirations contre l’austérité, on ne peut passer outre la réalité des rapports de force et le fait que les leviers de décision restent dans les mains de ceux qui détiennent la puissance. On sait bien qu’être au gouvernement ne signifie pas posséder les pouvoirs. Si le gouvernement Tsipras, malgré une bataille marquante, n’a pas réussi à « renverser la table » pour imposer un plan résolument alternatif à l’austérité et un chemin pour l’annulation de la dette… cela illustre d’abord cet état de fait. Cette conclusion funeste pour la Grèce est aussi un rappel pour tous les progressistes européens : où placer la barre des luttes et des exigences politiques pour pouvoir transformer le contexte et les rapports de forces, pour faire que la bataille pour la Grèce soit surtout une étape parmi celles à venir ? Comment construire des solidarités et un mouvement social et politique en Europe qui soit capable d’imposer les ruptures tant attendues ?

Cette crise, qui n’est donc pas une crise grecque, mais une crise européenne, et de la construction européenne, se traduit tous les jours dans une accumulation d’impasses structurelles, au premier rang desquelles on trouve la crise agricole française qui montre les limites de la PAC, politique de compétence communautaire exclusive, fondée prioritairement sur la concurrence et la compétitivité. C’est aussi la crise issue de la carence européenne en matière migratoire et d’asile, face à un problème d’ampleur inédite. Il s’agit d’un double échec européen : échec dans la gestion d’une crise humanitaire et de dignité humaine, échec des politiques de coopération au développement (Accords UE/Afrique, Caraïbe et Pacifique – Partenariat euro-méditerranéen). Enfin, c’est aussi l’impasse politique découlant de l’inexistence stratégique de l’Union alors que son grand voisinage du Sud et de l’Est est au haut point conflictuel, militarisé, chaotique et même en guerre ouverte… En réalité, les 3 fonctions généralement attribuées ou espérées de la construction européenne actuelle – Europe protection, Europe puissance et Europe comme projet d’avenir – sont maintenant en voie d’épuisement. Ce délabrement impose une approche très déterminée de ce qu’on appelle une refondation de la construction européenne puisque les dispositifs de la monnaie unique et les règles instituant l’UEM apparaissent incompatibles avec les exigences de souveraineté, de démocratie, et avec la fin nécessaire de l’austérité.

Le débat sur les contraintes et les critères de l’euro doit être pleinement ouvert. Des ruptures devront s’imposer. Ce qui suppose la mise en cause du rôle de l’Allemagne et, bien sûr, la politique européenne de la France. Celle-ci a favorisé activement la mise en place des conditions de l’austérité draconienne qui s’imposent maintenant à la Grèce. François Hollande a ensuite proposé une fuite en avant fédéraliste avec un gouvernement de la zone euro, un budget spécifique et un Parlement pour le contrôle de ce nouvel appareil centralisateur. On remarque qu’un tel dispositif établirait un cadre institutionnel autonome dans le cadre de l’Union. Une union au sein de l’Union, en quelque sorte. Au-delà des doutes qu’elle suscite sur sa crédibilité, cette proposition ne peut que poser de multiples problèmes, y compris politiques. Mais cela traduit surtout la crise institutionnelle d’une Europe à 28, incapable d’assumer les conséquences de son ultralibéralisme sans contradictions majeures et sans éclatement. L’austérité produit aussi de la désintégration institutionnelle.

La grande bataille en Europe, à partir de l’enjeu grec, a permis de clarifier l’enjeu essentiel, celui de l’alternative et des contenus de celle-ci. On sait qu’il ne s’agit pas de dire oui ou non à l’Europe mais d’abord, oui ou non à l’austérité, à l’ultralibéralisme et aux carcans européens mis en place pour l’imposer. Cette grande bataille n’a pas été gagnée, mais elle a favorisé un recentrage politique public très large sur cette question devenue ainsi encore plus centrale et décisive. Il faut donc pousser dans ce sens. Il y a certainement un autre plan que celui de la Troïka, du soutien à Israël et de l’atlantisme. Un tel plan implique la mise en cause des contraintes et des cadres politiques, économiques et stratégiques existants. Il passe par le rassemblement des forces démocratiques et anti-austérité, et par des initiatives progressistes européennes pour y contribuer. C’est un combat, probablement de longue durée, à mener contre des stratégies et des forces dominantes du monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas rien…

Bien sûr, la solidarité avec le peuple grec doit plus que jamais se renforcer. Cela suppose de ne pas trancher le débat grec à la place des Grecs. La solidarité doit s’exprimer avec tous ceux qui veulent continuer à combattre l’austérité (aussi bien avec Syriza qu’avec l’Unité populaire voire d’autres formations nouvelles…), et quel que soit le choix précédemment effectué face à la politique de force de la Troïka. Il serait grave d’exacerber les divisions des forces de gauche. La crise politique grecque doit être interprétée d’abord comme le fruit de la pression allemande et française, et du chantage des Européens. C’est eux qu’il faut combattre tandis qu’il faut unir les forces de gauche anti-austérité en Europe.

Le nouveau contexte devrait permettre d’être très nets et identifiables dans le débat politique français, par une mise en cause déterminée du système de l’euro. Il est indispensable de construire les conditions politiques et les rapports de forces qui permettront de se défaire des carcans de l’austérité et de briser les cadres disciplinaires et austéritaires de l’euro. Il faut qu’une réponse au besoin de rupture s’exprime d’une façon ou d’une autre, tout en rendant très combative et très claire la refondation de la construction européenne et les contenus qui doivent aller avec. Dans cette bataille, loin d’être terminée, il y a bien un après… ce qu’on appelle à tort la crise grecque./. JF 31 08 15

Irak: rassemblements populaires, exigences démocratiques et revendications sociales

Irak Manifestations populaires août 2015

D’imposantes manifestations populaires se déroulent place Tahrir à Bagdad et dans d’autres villes irakiennes depuis plusieurs semaines. Salam Saadi, membre du Comité central et représentant à Londres du Parti communiste irakien nous donne quelques informations et explications.

Les manifestations sont organisées par des « Comités de coordination » qui comprennent des représentants de nombreux mouvements de jeunes, d’organisations de la société civile, d’intellectuels, de femmes…Le caractère démocratique et civil est dominant depuis le premier jour des manifestations, le vendredi 31 juillet 2015.

Quelques groupes islamistes ont récemment décidé de se joindre et de soutenir les objectifs du mouvement de protestation contre la corruption, la carence des services publics de base, la réforme de la justice…Le mouvement sadriste a appelé ses sympathisants à se joindre à la manifestation de mercredi à Bagdad, mais avec l’accord du Comité de coordination, il était convenu qu’il ne soulèverait aucun slogans politiques restrictifs ou images de religieux. Ce fut la plus grande manifestation organisée à Bagdad. Des manifestations se sont aussi tenues dans 8 autres grandes villes en dehors de Bagdad, avec des revendications nationales et locales semblables à celles indiquées plus haut.

Le Premier Ministre Haider Abadi a annoncé le premier paquet de réformes le 9 août, après la seconde vague de manifestations, le mardi 7 août. Le plus haut dignitaire religieux chiite, l’Ayatollah Ali Sistani, a déclaré son soutien aux revendications du mouvement de protestation le 7 août. Il a jusqu’ici poursuivi ce soutien.

Notre parti s’est activement inscrit dans le mouvement de protestation, avec les Comités de coordination à Bagdad et dans d’autres provinces, dans le but de contribuer à la clarté des objectifs politiques, de renforcer le niveau d’organisation et de protéger le mouvement contre toute tentative de sabotage ou pour le faire dériver sur des agendas politiques étroits. Le Courant démocratique irakien et l’Alliance civile démocratique sont aussi activement impliqués.

Salam Saadi, 29 août 2015

« L’Occident, bras armé des dictatures », Tribune LDH et FIDH

Nous reprenons, ci-dessous une tribune de Françoise Dumont, présidente de la LDH, et Karim Lahidji, président de la FIDH, publiée le 17 août dans Libération.

LDH 138 rue Marcadet – 75018 Paris Tél. 01 56 55 51 00 – Fax : 01 42 55 51 21 ldh@ldh-france.org – www.ldh-france.org

L’Occident, bras armé des dictatures

En défendant certains régimes alors qu’ils condamnent leurs voisins, en mettant leurs intérêts commerciaux et militaires devant la défense des droits humains, la France et l’Europe participent à la répression violente de milliers de civils dans le monde arabe.

Triste été pour les droits de l’Homme. Le roi Salmane a occupé la plage de Vallauris et François Hollande la place d’honneur, le 6 août, à la cérémonie d’inauguration du nouveau canal de Suez, véritable sacre à la gloire du général Al-Sissi et de la coopération militaire franco-égyptienne. Le président français s’est rendu sur place en compagnie des patrons de l’industrie aéronautique et militaire. Un ballet estival qui résume à lui seul les ambitions du gouvernement français pour le monde arabe. Car, outre les 24 Rafale, la frégate Fremm et les missiles vendus à l’Égypte au nom de la lutte contre le terrorisme (dans laquelle des milliers de civils égyptiens ont déjà été assassinés), la France exporte, en toute connaissance de cause, pour des millions d’euros, des armes et des munitions similaires à celles déjà utilisées par l’armée égyptienne pour massacrer des milliers de manifestants. Au nom de la soi-disant « lutte contre le terrorisme », les démocraties occidentales qui rivalisent pour armer l’Égypte et d’autres régimes autoritaires, participent en réalité à la plus importante offensive contre les sociétés civiles jamais lancée dans le monde arabe. Civils, opposants pacifiques, laïcs, défenseurs des droits humains, activistes, journalistes, juristes, intellectuels : en Égypte, en Arabie Saoudite, au Bahreïn et ailleurs, comme en Syrie, ce sont aussi ces acteurs clé et incontournables d’une possible transition démocratique qui sont visés par les régimes en place.

Mais alors que l’on constate l’avènement, à l’Élysée, d’un « néoréalisme » en phase avec les nouveaux enjeux sécuritaires, ne revenons pas sur les dizaines de milliers de prisonniers politiques, les centaines de condamnations à mort et de disparitions forcées dans une Égypte aujourd’hui livrée sans garde-fous au contrôle des forces de sécurité, à la presse muselée, la justice aux ordres et aux élections parlementaires repoussées sine die à plusieurs reprises.

Tenons-nous-en à des considérations purement stratégiques sur « l’intérêt national », invoqué à l’envi pour justifier un partenariat privilégié avec le régime égyptien. Cet « intérêt » qui justifie de condamner la dictature de Bachar al-Assad tout en soutenant celle d’Abdel Fattah al-Sissi, de prétendre lutter contre l’islamisme tout en soutenant le régime saoudien.

Voir un gage de stabilité dans un régime soutenu à bout de bras par les gérontocraties pétrolières du Golfe, un régime dont le président renchérit sur la répression exercée par son prédécesseur, lui-même déposé quatre ans plus tôt par un gigantesque mouvement populaire inattendu, relève de la haute voltige intellectuelle. Comme l’a rappelé justement le célèbre défenseur des droits de l’Homme égyptien Bahey el-Din Hassan dans les colonnes du New York Times, l’idée d’une Égypte autoritaire mais stable et forte, qui assurerait le contrôle de son territoire et serait la clé de voûte de la sécurité régionale, est un mythe. C’est en Syrie et en Irak, rappelle-t-il, dans les pays qui ont été soumis aux pires décennies de répression politique et où des régimes autoritaires ont démantelé méthodiquement les institutions d’État, que l’avènement de Daech a été rendu possible.

Quinze ans de « guerre contre le terrorisme » se sont soldés par un échec cinglant au terme duquel les jihadistes ont mis la main sur des pans entiers de la Syrie, de l’Irak et du Yémen. Aujourd’hui présents en Libye et au Nigeria, ils menacent ouvertement les villes européennes et américaines. Quatre millions de réfugiés syriens ont fui leur pays, soumis à une boucherie menée par Bachar al-Assad, véritable défi à la stabilité régionale. La Méditerranée est devenue un vaste cimetière où près de 2 000 demandeurs d’asile fuyant la guerre, la répression et la misère, ont trouvé la mort en moins de sept mois (trente fois plus que l’année dernière à la même période).

Soutenir des dictatures sous prétexte de sécurité et de stabilité n’est pas seulement une preuve de mépris pour les peuples de la région, c’est surtout un déni criant des réalités régionales. N’en déplaise aux thuriféraires d’un « néoréalisme » sécuritaire : la défense des droits de l’Homme a été, en 2011, la pierre angulaire du plus important mouvement de masse de l’histoire du monde arabe moderne.

Le gouvernement français semble désormais soutenir une équation nauséabonde et trompeuse qui opposerait une diplomatie des intérêts à une diplomatie des valeurs, la sécurité – y compris celle de l’emploi d’un fonctionnaire de la Défense ou d’un ouvrier de Saint-Nazaire –, au droit à la vie d’un opposant égyptien.

L’intérêt national des Français comme des Européens, est aussi défini par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, il a la particularité d’être universel : la liberté et l’égalité de tous les êtres humains.

Il est impossible de gagner le long combat contre le terrorisme dans la région sans s’assurer que le droit à la dignité, à la sécurité et à l’intégrité physique des citoyens arabes a la même valeur que celui de n’importe quel citoyen européen : qu’il est inaliénable et fondamental.

Il est impossible à la France comme à l’Europe de prétendre consolider durablement leur influence sans comprendre dans la défense de leurs intérêts celle, obstinée, quotidienne, des valeurs universelles et des millions de citoyens qui s’en prévalent au prix fort.

Les 3 fonctions de la construction européenne actuelle sont épuisées.

Crise en Europe

Être à la hauteur du défi.

Édito de la Lettre des Relations internationales du PCF de mai 2010

« Les 3 fonctions attribuées à la construction européenne sont manifestement épuisées… »

La crise grecque retient légitimement l’attention. La réponse imposée par le

FMI et l’Union européenne soulève l’indignation, tellement la régression

sociale qu’elle comporte est d’une gravité exceptionnelle.

Mais cette crise, en réalité, est systémique, au sens où elle touche au capitalisme

mondialisé lui-même. Elle est aussi européenne, au sens où elle montre

les limites atteintes par un forme d’intégration qui n’a pas créé une communauté,

mais un grand marché où la concurrence est libre et les marchés

financiers dominants.

Ce n’est d’ailleurs pas le trio présidentiel communautaire (Barroso, Zapatero,

Van Rompuy) qui gère la crise : ce sont les gouvernements. Ils le font

en contradiction avec les règles mêmes des traités. Ils sont de toute façon

« hors traités » depuis longtemps puisque la quasi-totalité des pays de l’UE

ne respectent plus – et de loin – les critères du Pacte de stabilité. La crise

est donc financière, économique, institutionnelle, politique… C’est bien une

crise systémique.

Les plans d’austérité draconiens partout risquent de s’accompagner de

reculs démocratiques et de mises en cause des souverainetés. Ces plans

posent une double question : ne vont-ils pas surtout aggraver la crise en provoquant

un marasme économique encore plus profond ? Et puis, sont-ils

socialement et politiquement tenables ?

Cette situation inédite donne une grande responsabilité aux communistes,

aux progressistes, à toutes les forces qui veulent se rassembler et agir pour

une vraie alternative à gauche.

Les 3 fonctions attribuées à la construction européenne actuelle – Europe

« protection », Europe « puissance » et Europe comme projet d’avenir –

sont manifestement épuisées. Il faut réinventer la construction européenne.

Redéfinir un projet social, démocratique, écologique, institutionnel européen,

avec l’ambition d’installer un nouvel acteur positif dans le monde pour

la coopération, la sécurité et la paix.

Naturellement, cette approche nouvelle est inséparable d’un enjeu décisif :

celui du projet de société, de la mise en cause des règles du capitalisme et

des marchés financiers. Il y a des convergences et des solidarités européennes

à bâtir pour cela et pour montrer qu’il y a d’autres réponses possibles.

L’heure est à la résistance sociale et indissociablement à la créativité politique.

Il faut être à la hauteur du défi.

Penser l’après… Table des matières

« Penser l’après… Essai sur la guerre,

la sécurité internationale, la puissance et la paix dans le nouvel état du monde »Penser l'après... couverture

Les éditions Arcane 17, 2015.


Table des matières:

Introduction : Quel monde pour demain ? 5

Sur la guerre. Basculement géopolitique, état de violence et développement humain 21

Les nouvelles formes complexes de la conflictualité 26

L’importance du politique 30

Guerres civiles et contre les civils 34

Vulnérabilités, business, rivalités… 40

Annexe 1 : Amérique latine : le temps du développement humain… n’est pas celui de la guerre. 48

Sur la sécurité internationale. Société, sécurité humaine et « malaise dans la civilisation… » 53

Le capitalisme est devenu sont propre ennemi 57

Détruire l’adversaire ou reconstruire de la sécurité ? 62

Le grand défi de la déliquescence systémique 67

Quelle conception de la sécurité internationale ? 70

Le concept de sécurité humaine 75

Questionner les concepts de référence 78

Sur la question de Palestine et sur le monde arabe. Toute une part de l’histoire du monde… 83

La vérité d’un État colonial 88

Comment Israël a tué le processus de paix 91

La stratégie Sharon 97

Conscience nationale et projet colonial 99

L’exigence de responsabilité collective 103

Une réponse juste 107

Sur la puissance et les conflits. La crise de la pensée stratégique 115

Comment on crée l’insécurité 120

Ce « rêve de l’hyper-puissance »… 129

Une nouvelle course aux armements 134

Penser l’après, penser le politique 138

Annexe 2 : La question du pétrole 143

Sur la Puissance et sur l’OTAN. Une crise ukrainienne très utile… 147

L’obsession du réarmement européen 156

Un rôle européen : illusion et enjeu 164

Guerre froide : un concept dépassé 170

Sur la dissuasion. Et si l’âge nucléaire arrivait à sa fin ? 177

La dissuasion est une menace et un risque 181

Ambiguïtés et crispations Françaises 186

Le nucléaire, mesure et moyen de la puissance 191

Comment construire de la sécurité ? 197

L’enjeu décisif de la non-prolifération 202

Annexe 3 : Quand les archives américaines révèlent la fragilité de la dissuasion 208

Annexe 4 : Initiatives et appels pour le désarmement et pour l’élimination des armes nucléaires 210

Conclusion 213

Combler le vide stratégique 221

Transformer l’ordre international 224

Épilogue : L’après… des attentats 227

Bibliographie 235

Penser l’après…Synopsis

Penser l’après…Essai sur la guerre, la sécurité internationale, la puissance et la paix dans le nouvel état du monde.

Jacques Fath

Synopsis

Ce livre est une réflexion sur le monde, sur la guerre, les conflits, les résistances sociales et politiques, sur les stratégies à l’œuvre et leurs impasses. Il cherche à prendre le recul nécessaire, à renverser les analyses traditionnelles pour comprendre ce qu’est réellement l’ordre international actuel. Il a été écrit avant les attentats terroristes de Paris et Montrouge en janvier 2015. Il permet de mieux saisir certains des processus complexes qui peuvent expliquer, dans le contexte d’aujourd’hui, la nature de la conflictualité, de la violence politique et du terrorisme. Son argumentation et son approche générale aident aussi à éclairer le sens des crises internationales : la crise ukrainienne et celles qui touchent le continent africain ou le monde arabe, notamment au Proche-Orient. L’interprétation de ces crises fait en soi l’objet d’une confrontation politique à la hauteur des enjeux stratégiques dans un contexte totalement transformé. Ce livre est donc pleinement dans les débats de l’actualité, mais il traite celle-ci tout à fait autrement, loin des conventions médiatiques et des thématiques idéologiques dominantes.

Les enjeux de la sécurité internationale et la guerre elle-même n’ont plus grand-chose à voir avec ce qui caractérisa le 20ᵉ siècle et ses deux grands conflits mondiaux. La longue période « westphalienne » est terminée. La violence et la conflictualité sont maintenant d’abord le fruit des crises issues d’un type de développement et de croissance dont on mesure quotidiennement la brutalité pour les être humains et pour les sociétés. Les réponses sécuritaires et militaires, les logiques de force et les interventions militaires conduisent à des impasses politiques majeures. Pour certains, la solution serait une stratégie de « sécurité globale » face aux menaces, dans le prolongement et le renforcement des politiques actuelles. Il faut au contraire (ré)inventer une réponse à la question « comment construire de la sécurité pour les peuples aujourd’hui ? », ou comment sécuriser un développement humain ?.. La question de Palestine, dans sa spécificité historique permet d’identifier ce que devrait être une responsabilité collective assumée, dans une récusation active des politiques d’occupation militaire et de guerre.

Le paradigme de la puissance est aujourd’hui légitimement mis en cause alors qu’il se situe, comme moyen et comme finalité, au cœur des choix stratégiques néo-impérialistes effectués tant dans les domaines de la politique internationale et de la défense que dans l’économie et dans bien d’autres domaines civils. La crise de la pensée stratégique – thématique d’actualité et miroir des inquiétudes – traduit l’impasse des politiques appliquées et des réponses fondées sur la puissance et sur l’exercice de la force. C’est ce que montrent les échecs de la guerre de l’OTAN en Afghanistan ou ceux des guerres américaines en Irak, ou encore le désastre issu de la guerre en Libye. Mais ce n’est pas qu’une crise touchant à la légitimité et aux conséquences du choix militaire : c’est l’épuisement des réponses à la crise systémique du capitalisme.


Les armes nucléaires et la dissuasion – expression et moyen de la puissance – ont singulièrement perdu de leur pertinence stratégique. Ces armes appellent, de par leur nature un traitement politique multilatéral particulier et un engagement résolu contre leur prolifération, pour leur élimination et leur interdiction.

La fin de la guerre froide fut une rupture majeure dans les relations internationales. C’est la globalité de l’ordre mondial dans l’ensemble de ses dimensions qui a été profondément bouleversé. Nous vivons un changement de paradigme historique avec l’épuisement d’un certain ordre international. Nous avons changé de monde. Et dans ce monde-là, ce qui domine ce sont de lourdes interrogations sur l’avenir, sur notre civilisation et sur le sens même de l’action politique. Ce sont des incertitudes quant à l’exercice du pouvoir. Ceux qui le détiennent ne savent plus comment résoudre les problèmes sans susciter de profondes déstabilisations, sans aggraver tous les problèmes. Les politiques mises en œuvre ne permettent pas de « penser l’après…».

Un autre ordre international est à construire dans l’exigence de la responsabilité collective, du multilatéralisme, du désarmement et de la sécurité humaine. Construire un monde de paix n’est pas une utopie mais une exigence sociale, une ambition politique et une forme de révolution dans la pensée.

Guerres, paix et industrie de l’armement – Université d’Ensemble 24 08 2015

Université d’été d’Ensemble

Atelier guerres, paix et industrie de l’armement

Contribution de Jacques Fath

24.08.2015

La Défense est une problématique en soi. Elle est aussi, et peut être surtout, un moyen de la politique étrangère d’une puissance comme la France. Plus généralement, la Défense et l’industrie de Défense sont au cœur des politiques de puissance. Au sens où la puissance est à la fois un moyen et une finalité dans l’ordre international, dans le capitalisme.

Comment penser les politiques Défense depuis le basculement historique de la chute du mur et des transformations géopolitiques majeures qui ont suivi ?

Beaucoup de choses ont été dites sur la fin de la longue période dite « westphalienne » de l’histoire des relations internationales. C’est à dire la fin d’une période essentiellement définie par l’État comme seul acteur international, par la souveraineté comme principe directeur exclusif des relations internationales, par l’équilibre et les rapports de force entre puissances dominantes …

Aujourd’hui, la France n’est plus confrontée d’abord à des adversaires étatiques. On sait que la guerre n’est plus ce qu’elle fut dans cet ordre westphalien. On parle de nouvelles conflictualités, conflits internes aux États ou encore conflits asymétriques… Mais la réalité est plus complexe que cela.

Les défis de la sécurité internationale tiennent en réalité à la crise du capitalisme mondialisé, aux impasses du mode de développement dominant, aux contraintes et aux diktats des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale), aux conséquences des inégalités, du sous-développement, de la pauvreté massive, des humiliations et des dominations. Ils tiennent aussi à l’histoire et à la mémoire. L’enjeu principal n’est plus de faire face à des ennemis extérieurs. La France, comme les autres puissances, n’est plus vraiment menacée à ses frontières et dans son intégrité.

Tout cela constitue un changement décisif dans l’ordre du monde. On constate cependant à quel point les politiques de puissance font réapparaître des confrontations étatiques en Europe et en Asie. Ce qui fait dire au Ministre français de la Défense que l’on assiste à « un retour de la force » dans les relations internationales. Pourquoi un « retour » ?.. L’exercice de la force (dans ses différents aspects), comme réalité dans les relations internationales et comme expression des politiques de puissance n’avait certainement pas disparu même si les formes changent et s’adaptent aux différents contextes.

La crise ukrainienne, par exemple, n’échappe pas à cette réalité. Elle est significative de l’évolution actuelle des relations internationales. Elle exprime une confrontation stratégique de grande dimension entre les pays de l’OTAN et de l’UE contre une Russie aujourd’hui beaucoup plus réactive, y compris militairement, face à la politique occidentale de refoulement qui vise, depuis la chute du mur, à l’écarter hors de ses zones d’influence. Le partage des zones d’influence issues de la 2ᵉ guerre mondiale fait ainsi partie de l’enjeu. L’histoire de longue durée s’invite aux affrontements d’aujourd’hui.

Il ne faut pas sous-estimer les risques inhérents à cette crise dite « ukrainienne » et aux tensions, y compris militaires, qu’elle développe. On ne peut pas dire, cependant, que cette crise internationale fait naître un danger manifeste de nouvelle guerre en Europe ou de troisième guerre mondiale. Et la rhétorique de la guerre froide n’est pas la guerre froide. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte de rivalités et de contradictions interétatiques et de puissances, significatives d’intérêts nationaux et capitalistes contradictoires. L’antagonisme stratégique et idéologique bipolaire de la guerre froide a vécu.

Dans ce contexte, la logique du pouvoir exécutif français reste d’une grande constance : elle peut se résumer à une formule générale : devant les menaces « il ne faut pas baisser la garde ». Le PS, la droite, l’extrême droite… se retrouvent dans cette approche en vertu de laquelle la France se doit d’être dotée de la politique de Défense et de l’outil de Défense adaptés à ces menaces – ou ce que l’on appelle menaces – qu’il s’agisse de la Russie, du terrorisme, de la criminalité organisée, de l’immigration clandestine… Les problèmes budgétaires issus de la nécessité invoquée de la diminution des dépenses publiques ne doivent pas entamer les dépenses militaires. On parle d’un budget Défense « sanctuarisé ». Au niveau européen, et l’OTAN et l’administration américaine demandent un accroissement significatif des dépenses de Défense. Le Sommet de l’OTAN à Newport en septembre 2014 a fixé à 2 % du PIB le niveau minimal de ces dépenses pour chaque pays, et 20 % au moins des budgets devraient être consacrés aux investissements en « nouveaux équipement majeurs ». La volonté est bien d’obtenir ainsi un véritable réarmement. Mais la réalisation de celui-ci n’est pas garantie tellement les contradictions budgétaires, sous les contraintes de l’austérité restent fortes. Notons aussi qu’il s’agit d’un réarmement qualitatif avec l’obsession d’atteindre une grande « réactivité » opérationnelle, avec notamment la mise en place de forces militaires d’action très rapides et aux rôles multiples (comme la force dite « fer de lance » de l’OTAN constituée de plusieurs milliers d’hommes et devant être opérationnelle en quelques jours). La crise ukrainienne sert à fortement légitimer cette orientation.

Celle-ci provoque cependant des débats et polémiques en France sur la cohérence d ‘ensemble et sur la nature même de la politique de Défense française : sur les priorités, sur le poids du nucléaire et de la dissuasion notamment, mais aussi sur le coût – en croissance annuelle constante – des opérations extérieures que l’exécutif français multiplie en Afrique subsaharienne, au Proche-Orient.

Pour certains (des militaires notamment) il serait nécessaire d’augmenter les dépenses pour les forces conventionnelles et les moyens des interventions à l’extérieur. Y compris au détriment relatif des dépenses pour la dissuasion nucléaire. Même une partie de la droite (Hervé Morin par exemple) en vient à souligner que la France ne peut pas tout faire et doit diminuer les dépenses consacrées à la dissuasion en supprimant la composante aérienne de celle-ci. Pour d’autres il faudrait à l’inverse augmenter les dépenses pour les armes nucléaires dans un contexte de tensions internationales et de « surprises stratégiques » possibles…Le projet d’une augmentation substantielle du budget de la dissuasion commence à faire son chemin. Le Chef d’État-major des Armées (CEMA), Pierre de Villiers annonce qu’en fin de parcours de la Loi de Programmation militaire (en 2019) la dissuasion aura un coût annuel de 4,5 milliards d’euros alors qu’il n’est que d’environ 3,5 aujourd’hui. Pour le sénateur des Républicains Jacques Gautier (VP de la Commission des AE et de la Défense), le budget de la dissuasion pourrait doubler et monter à 6,5 milliards d’euros par an en 2025 du fait d’une phase « nécessaire » de modernisation … Mais la France n’est pas une exception. Tous les États dotés d’armes nucléaires renforcent leurs arsenaux. Pourtant, ces armes sont en train de perdre leur pertinence stratégique. Elles sont, en effet, inadaptées aux crises et aux conflits actuels. Le spécialiste de géopolitique François Géré parle d’une « validité décroissante » des armes nucléaires. Sauf qu’elles constituent l’expression d’une capacité de domination…d’où la volonté de ne pas perdre la maîtrise stratégique et technologique d’une arme qui donne le statut de puissance.

Le Président Hollande, comme hier N.Sarkozy, maintiennent ainsi une sorte de crispation sur la dissuasion nucléaire comme un moyen de conserver une place de puissance à la table des grands. C’est un choix politique autant ou davantage qu’ une logique militaire et de sécurité.

Le raisonnement officiel français inscrit aussi la sécurité de la France comme résultante de ses interventions extérieures. Notre pays prétend être ainsi en capacité de projection de force et « d’entrer en premier » – comme disent les militaires – c’est à dire de jouer un rôle militaire initiateur et dirigeant dans des opérations militaires où doivent s’engager d’autres pays de l’OTAN ou de l’UE. Dans ce raisonnement ce qui prévaut c’est la pensée stratégique dominante fondée sur la logique de puissance et l’exercice de la force. C’est le choix du militaire comme préalable.

Voyons bien ce que cela traduit.

Les objectifs politiques réels des interventions militaires (en particulier au Sud) et des guerres sont déterminés par la nature de cette pensée stratégique : défense d’intérêts spécifiques, préservations de zones d’influence, nécessité de faire face aux rivalités de puissance, exercice d’un rôle néo-colonial ou néo-impérial (sans oublier la prise en compte de contraintes politiques – voire politiciennes – intérieures…).

Il y a une contradiction permanente entre ce que l’ONU définit comme le multilatéralisme : l’interdiction du recours à la force et la résolution politique des conflits par la négociation… et les pratiques prédatrices et hégémoniques liées à cette pensée stratégique dominante. Celle-ci définit l’unilatéralisme des puissances et les formes actuelles de l’impérialisme. Cette contradiction s’exprime aussi dans l’instrumentalisation du Conseil de sécurité par le vote de résolutions censées légitimer l’exercice de la force.

La France participe pleinement de cette contradiction. Elle justifie ses interventions par les nécessités de la sécurité internationale. Certains affirment que face aux crises et aux conflits elle est la seule à pouvoir assumer un tel rôle en Afrique. Ce qui n’est pas faux…parce que la France (même si le cadre de la Françafrique n’est plus aussi adapté qu’avant…) est militairement présente sur le terrain pour y défendre ses propres intérêts économiques et stratégiques néo-coloniaux, y compris dans la concurrence et un certain partage des rôles avec les États-Unis et plusieurs puissances émergentes.

Tout cela est en crise profonde comme le montre l’ échec des puissances occidentales en Afghanistan, en Irak, en Libye. États-Unis compris, ces puissances ne maîtrisent plus à leur guise les relations internationales.

La pensée stratégique dominante est en crise. Celle-ci traduit les échecs et les impasses réelles des politiques de force, des logiques de guerre, dans un monde où la puissance militaire est devenue elle-même facteur de crise.

Cette politique, en effet, n’apporte aucune réponse aux défis du développement humain, à l’exigence de sécurité, de paix, de coopération. Elle accentue tous les problèmes. Elle provoque des déstabilisations majeures, des effondrements institutionnels et des déliquescences d’État dans des processus de décomposition sociale et politique.

C’est ce qui explose aujourd’hui, en particulier dans le monde arabe et en Afrique, avec l’extension de l’activité de groupes armés ultra-sectaires qui utilisent leur confession comme légitimation idéologique dans une violence extrême.

Quelles réponses faut-il donc construire ?

On sait que les armes sont faites pour servir… Elles nourrissent et permettent les conflits. Elles sont aussi l’expression d’une militarisation de l’économie. Il n’y a pas de pensée stratégique fondée sur la puissance et sur l’exercice de la force, sans accumulation de capacités militaires, sans industrie de défense, sans commerce des armes. Notre période est d’ailleurs celle d’une nouvelle course aux armements qui touche principalement aux armes conventionnelles, à la sophistication technologique, à la modernisation (y compris celle des arsenaux nucléaires) …

Tant que les réponses politiques resteront structurées sur la puissance et la force… nous resterons dans l’escalade des tensions, des confrontations armées et de la guerre.

Il ne suffit pas de résoudre les conflits au sens où un règlement politique, comme un Traité de paix hier, pourrait aboutir à un état de paix stabilisé. De tels règlement restent évidemment nécessaires. Mais il faut répondre à cette autre question : comment construire de la sécurité pour les peuples, comment faire reculer toutes les vulnérabilités sociales comme condition d’une paix véritable ? Il devient plus incontournable que jamais auparavant de définir les conditions et les moyens d’une démilitarisation des relations internationales et sociales, d’un développement humain, d’un progrès démocratique.

Le combat pour la paix a donc changé de nature. Il n’implique pas seulement une grande bataille pour le désarmement en général, pour l’interdiction et l’élimination des armes nucléaires dans le monde… Il faut comprendre comment ce combat couvre maintenant des champs sociaux et politiques nouveaux, de façon complémentaire avec les exigences propres du désarmement, de la sécurité internationale, du règlement des conflits. On voit par exemple que l’enjeu du nucléaire militaire et de la non-prolifération est étroitement connecté à la résolution des conflits au Proche-Orient alors qu’Israël est une puissance nucléaire de fait, tandis que l’Iran et les principales puissances occidentales viennent de finaliser un accord très important sur la question.

Construire de la sécurité humaine est donc un enjeu complexe. Il faut reformuler la réponse au défi de la paix. Ce qui est en cause, ce n’est pas seulement la problématique des relations internationales, c’est le mode de développement et le système lui-même.

Le combat pour la paix est donc plus que jamais un défi global dans lequel tout est lié. L’anti-guerre et l’alternative au capitalisme relèvent plus que jamais de la même ambition.