Ce texte a été publié dans les Cahiers de l’Institut de Documentation et de Recherche sur la Paix (IDRP) en septembre 2015, dans le cadre d’un dossier intitulé: dissuasion nucléaire, quelle pertinence au 21ème siècle ?
Dissuasion nucléaire : pertinence ou obsolescence ?
Jacques Fath, membre du Parti communiste français, ancien responsable des relations internationales du PCF (2006-2013) 1.
Il peut sembler paradoxal de se demander si une arme est pertinente, c’est à dire appropriée à
sa destination stratégique, alors qu’on en conteste l’existence même. Ne faudrait-il pas
commencer par interroger…. l’impertinence de tous ceux qui persistent, 70 ans après la
criminelle tragédie d’ Hiroshima et Nagasaki, à faire de la dissuasion nucléaire une « garantie
de sécurité », une « assurance vie » quand ce n’est pas « un bien commun de l’humanité » (2).
Ces formulations consternantes traduisent, en France plus qu’ailleurs, une volonté entêtée
d’obstruction au débat et une crispation doctrinaire sur une politique de défense structurée par
la dissuasion nucléaire. En France plus qu’ailleurs… car même aux États-Unis le débat sur
cette pertinence a toujours été un peu moins fermé qu’il ne l’est dans notre pays. Par exemple,
c’est aux États-Unis, dans le Wall Street Journal, que quatre hauts responsables bien connus (3)
– démocrates et républicains – ont pu signer ensemble plusieurs tribunes successives (en
2007, 2008, 2010 et 2011) sur les problématiques de la dissuasion et en particulier sur celle
d’un monde sans armes nucléaires. En France, les réflexions des opposants à l’arme nucléaire
et à la dissuasion, jusqu’à celles d’un Général cinq étoiles comme Bernard Norlain, ont bien du
mal à passer les barrières du déni ou de la censure, barrières qui servent la thèse d’un prétendu
« consensus national » favorable à la dissuasion. Cette thèse n’est pourtant qu’un vieux
mensonge.
On saisit les raisons de cet état de fait : dans le nouveau contexte international issu du
basculement géopolitique et des bouleversements politiques intervenus avec la chute du mur
de Berlin, la question de la pertinence de la dissuasion nucléaire se pose inévitablement de
façon nouvelle avec la mutation ainsi intervenue du contexte stratégique…. alors que la
période ayant précédé – celle de la Guerre froide – s’identifie comme celle de l’âge nucléaire.
Une page de l’histoire semble vraiment tournée. François Géré, Président de l’Institut français
d’analyse stratégique, parle à juste titre d’une « validité décroissante » de la stratégie de
dissuasion nucléaire (4).
Gardons-nous cependant, d’une lourde faute d’interprétation. Cette validité décroissante de la
dissuasion nucléaire dans le nouvel état du monde ne signifie pas que la dissuasion fut
« pertinente » – au sens qu’elle aurait pu être légitime – durant la deuxième moitié du 20ᵉ
siècle, dans cet âge nucléaire aujourd’hui finissant. Il est important de souligner que la
dissuasion fut, dès le départ, non seulement sujette à caution, mais plus encore fausse dans
son essence. On omet d’ailleurs trop souvent de rappeler que cette logique de la dissuasion a
fonctionné comme un moteur puissant de l’accroissement des arsenaux atomiques. Pour éviter
la guerre, il fallait, en effet, se montrer capable de représailles, y compris massives, ce qui
1 Auteur de « Penser l’après… Essai sur la guerre, la sécurité internationale, la puissance et la paix dans le nouvel état du monde », Les éditions Arcane 17, 2015.
2) Sur ces formulations et sur l’ensemble des questions posées dans cet article, on peut se reporter à « Penser l’après… », chapitre : « Sur la dissuasion. Et si l’âge nucléaire arrivait à sa fin ? », pages 177 et suivantes.
3) George Schultz (Secrétaire d’État de 1982 à 1989) ; William Perry (Ministre de la Défense de 1994 à 1997) ; Henri Kissinger (Secrétaire d’État de 1973 à 1977) ; Sam Nunn (Président de la Commission des forces armées de 1987 à 1995).
4) « La sortie de guerre. Les États-Unis et la France face à l’après-guerre froide », François Géré, Économica, 2002.
contribua à nourrir une escalade démentielle ainsi que les risques de prolifération.
Allons plus loin. Comment qualifier de pertinente une stratégie ou une théorie de dissuasion
découlant mécaniquement de l’impossibilité d’utiliser une arme dont la puissance destructrice
constitue en soi une menace pour l’humanité elle-même ? Le refus d’une destruction mutuelle
assurée ou d’un suicide collectif relève non pas de la pertinence d’une élaboration théorique en
matière de sécurité internationale, mais de l’impasse stratégique et politique majeure atteinte
au 20ᵉ siècle : une impasse à laquelle ont fini par conduire deux guerres mondiales, une
course effrénée aux armements, l’obsession de la puissance et de la force… L’histoire de
l’après 1945 montre à la fois les risques d’accident et les nombreuses crises internationales qui
ont rapproché le monde d’une catastrophe ou qui l’ont même projeté subitement à la porte de
l’apocalypse (5). Voilà une pertinence – sans parler des coûts démesurés – dont les peuples du
monde entier se seraient bien passé.
La dissuasion nucléaire n’a donc jamais été pertinente quelle que soit la signification qu’on
donne à ce mot. Elle a constitué en elle-même la gestion par défaut d’un risque majeur et d’une
menace pour le genre humain, ultimes approchements d’une montée aux extrêmes. On ne peut
faire de la dissuasion nucléaire – expédient doctrinal providentiel – un facteur positif de
l’histoire et de la sécurité internationale.
Le problème posé après la guerre froide, aujourd’hui et pour l’avenir, est d’un autre ordre. La
question de la pertinence de la dissuasion se formule donc en d’autres termes. La dissuasion
n’est pas plus légitime qu’hier. Elle est, de surcroît, en déphasage de nature stratégique par
rapport au nouveau contexte. Nous avons effectivement changé de période historique avec la
disparition du bloc de l’Est, la transformation profonde des réalités géopolitiques et de la
nature de la guerre dans un contexte de crise systémique du capitalisme. La dissuasion
nucléaire, globalement, ne correspond que de moins en moins aux problématiques nouvelles
de la conflictualité internationale et aux problèmes réels de la sécurité.
Les armes nucléaires ne peuvent en rien dissuader les acteurs et les facteurs actuels de ce
qu’on appelle, dans une généralisation abusive et impropre, les nouvelles menaces à la
sécurité, notamment : réseaux terroristes ou de la criminalité organisée, extrémismes
politiques et sociaux violents, groupes armés, cybercriminalité, piraterie maritime, migrants
clandestins… Une certaine littérature politico-sécuritaire n’a cessé de produire ce genre
inacceptable d’inventaire à la Prévert qui mélange causes et conséquences, protagonistes et
victimes des drames et des violences qui affectent notre monde… Et bien souvent avec pour
seule « explication » l’idée que les menaces d’aujourd’hui ne seraient plus extérieures mais
intérieures aux États. Disons que la guerre et la violence politique du temps présent,
effectivement, ne sont plus d’abord, comme hier, celles d’adversaires étatiques. Elles sont le
fruit d’une situation de crise générale issue du mode de développement capitaliste, des
politiques antisociales et régressives qui en découlent, des interventions militaires et des
politiques de force productrices de déstabilisations élargies et d’effondrements institutionnels
et politiques, notamment au Sud. Comment la dissuasion nucléaire pourrait-elle apparaître
comme une réponse pertinente à cette réalité ?
Dans cette nouvelle période historique ce que l’on désigne comme une perte de pertinence de
la dissuasion nucléaire – on devrait dire perte de validité ou de crédibilité stratégique – se
rapporte au moins à trois facteurs principaux.
1. Un contexte de crise économique et d’austérité néo-libérale qui contraint tous les budgets,
principalement pour les pays du monde occidental, et qui pousse à la diminution des dépenses
5) Voir en particulier « Les armes nucléaires, mythes et réalités », Georges Le Guelte, Acte Sud, 2009.
publiques, y compris certaines dépenses militaires. Le coût de la dissuasion nucléaire reste
élevé, mais il en est de même pour les équipements conventionnels, pour le fonctionnement
des armées, pour les opérations militaires à l’extérieur… pour l’ensemble des lignes de
dépenses d’un budget Défense que les autorités françaises disent vouloir « sanctuariser ». La
France, cependant, s’épuise financièrement à vouloir tout faire, à vouloir disposer de toutes les
capacités, du nucléaire au conventionnel en passant par la cyber-défense, le renseignement… à
vouloir moderniser et renforcer l’ensemble de ses dispositifs et de son outil de défense. Ce
choix rentre en collision directe avec les réalités de la situation internationale. Les crises et les
conflits ne se résolvent pas militairement et s’aggravent; les déstabilisations s’élargissent ; le
coût des opérations extérieures explose en créant souvent davantage d’ennemis qu’elles
parviennent à en neutraliser ; les besoins de financement pour l’ensemble des missions
définies par les Lois de programmation militaire restent mal couverts ; les exigences de la
sécurité intérieure et de l’anti-terrorisme, auxquelles les forces armées doivent maintenant
contribuer, ont une répercussion budgétaire importante directe… C’est l’impasse. Et cette
impasse suscite un débat politique dans lequel la dissuasion nucléaire est mise en question.
Pour certains, y compris à droite, il faudrait en diminuer le coût, par exemple en supprimant la
composante aérienne. C’est ce que propose notamment Hervé Morin, ancien ministre (UDI)
de la Défense. Bien sûr, la dissuasion nucléaire n’est jamais explicitement et globalement mise
en cause dans sa pertinence. Rares sont ceux qui osent ouvertement braver le tabou nucléaire.
Plus nombreux sont ceux, notamment chez les militaires, qui, d’une autre façon, affirment
indispensable d’augmenter les dépenses pour les forces conventionnelles…Quelques uns
rappellent en même temps que la dissuasion nucléaire – aujourd’hui centrale dans la Défense
française – ne peut apporter toutes les réponses nécessaires aux enjeux de la sécurité sur les
plans national et international.
Cependant, on constate aussi, à l’inverse, que de fortes pressions s’exercent en faveur de
l’augmentation du budget dissuasion au nom d’une « inévitable » modernisation de l’arsenal
français. Même le Chef d’État-Major des Armées, Pierre de Villiers, s’inscrit dans cette
perspective en prévoyant que ce budget passerait de 3,5 à 4,5 milliards d’euros d’ici 2019, en
fin de parcours de la Loi de programmation en cours. Il n’est d’ailleurs pas le seul à s’engager
sur ce terrain.
Les autorités françaises s’inscrivent dans une tendance mondiale à la modernisation et au
renforcement des arsenaux atomiques afin de conserver la place de la France à la table des
grands dans un contexte stratégique complexe qui reste plus que jamais dominé par
l’expression de la puissance et les hiérarchies que celle-ci implique. L’idée souvent mise en
avant que l’arme nucléaire, dans un tel contexte, ne peut être « désinventée » atteste que ces
armes sont considérées comme indispensables à l’affirmation d’un statut de puissance. La
dissuasion nucléaire est finalement devenue un instrument politique qui définit un rang et un
prestige, davantage qu’un outil militaire en train de perdre sa « valeur d’usage »… Le débat sur
sa validité ou sa pertinence en est fermé d’avance, et dans cette crispation c’est à peine s’il
parvient à affleurer chez les militaires, les premiers concernés pourtant.
2. Un paysage géopolitique complexe qui n’a plus rien à voir avec celui de la confrontation
des blocs dans la deuxième moitié du 20 siècle, contribue à l’affaiblissement de la pertinence
ou de la validité stratégique de la dissuasion. La possibilité d’une troisième guerre mondiale
ou d’une nouvelle guerre en Europe n’est plus vraiment à l’ordre du jour, même déguisée dans
la formule magique de la « surprise stratégique », concept datant de la Guerre froide qui
permet aujourd’hui de désigner dans l’abstrait, n’importe quelle attaque hypothétique tout en
s’exonérant d’une analyse critique sérieuse des causes réelles de la conflictualité et des
insécurités.
Dans sa longue déclaration finale le sommet de l’OTAN au Pays de Galles (4 et 5 septembre
2014) souligne que « les conditions dans lesquelles un recours à l’arme nucléaire pourrait être
envisagé sont extrêmement improbables ». Pour une organisation qui se définit elle-même
comme une alliance nucléaire, ce constat est très significatif des nouvelles réalités
géopolitiques. En dépit des discours de propagande et des campagnes idéologiques, on assiste
bien à la fin des confrontations de systèmes antagoniques… à l’épuisement de l’âge nucléaire.
Même l’escalade de la tension dans la très sérieuse crise ukrainienne reste, pour l’essentiel,
circonscrite. Cette crise s’est révélée, précisément, très utile pour Washington et ses alliés :
elle a servi dès le départ à pousser au réarmement des pays européens, à tenter de faire
renaître un ennemi stratégique global, à chercher une relégitimation de la dissuasion
nucléaire. Dans un processus politico-médiatique intense, responsables politiques,
gouvernements, experts, commentateurs n’ont cessé d’alimenter une extrême dramatisation du
conflit, des présentations alarmistes et peu crédibles sur les risques d’invasion russe en Europe
et sur la potentielle menace nucléaire de Moscou. Alors que Poutine n’a évidemment pas les
moyens de défier l’OTAN dans ses espaces de domination… Les puissances occidentales sont
allées ainsi jusqu’à faire renaître un esprit de guerre froide, à défaut de pouvoir en ressusciter
les réalités stratégiques. Les autorités françaises en ont rajouté en parlant d’un « retour de la
force » dans les relations internationales, comme si l’exercice de la force avait précédemment
disparu alors qu’il constitue dans la longue durée un des paramètres les mieux partagés… par
tous les acteurs.
Ce nouveau contexte n’est évidemment pas exempt de risques et de menaces, bien au
contraire : conflits cruciaux non résolus, montée de nationalismes, propagation des forces
d’extrême droite, de groupes armés terroristes et ultra-sectaires, permanence des politiques de
puissance et des logiques militaires, nouvelle course aux armements… le nouvel état du
monde a rarement été autant marqué par l’instabilité et par l’incertitude notamment au Proche-
Orient et dans cet immense espace asiatique, le plus nucléarisé de la planète, nouveau champ
d’affrontement des États-Unis et de leurs alliés face à l’émergence de la Chine comme grande
puissance.
Ce qui domine aujourd’hui, ce sont ainsi les rivalités multiples et complexes de puissances, les
concurrences exacerbées, des crises majeures, ainsi que des frustrations sociales incoercibles.
Mais dans ce capitalisme mondialisé et hiérarchisé, si les confrontations, y compris militaires,
sont inévitables, les défis communs peuvent imposer des coopérations, des ententes ou des
connivences… Comment les grands problèmes du monde globalisé d’aujourd’hui pourraient
être traités, négociés sans la Chine et la Russie, sans les BRICS… L’hégémonie des puissances
occidentales n’est plus possible dans un monde où la puissance est ainsi redistribuée,
repartagée. Rien est décidé à l’avance mais le temps de l’antagonisme global systémique est
terminé, et avec lui, celui de la centralité stratégique de la dissuasion et des armes nucléaires.
Ce sont d’autres formes de conflictualité et de confrontations de puissances qui sont à l’œuvre.
La dissuasion nucléaire fait aussi l’objet de contournements par la technologie et par les
projets de mise au point d’armes conventionnelles et de vecteurs balistiques aux performances
d’exception : très grande puissance destructive, extrême précision, très long rayon d’action,
grande rapidité de déclenchement des frappes, hyper-vélocité, furtivité pour l’invisibilité aux
radars… De telles armes sont conçues pour être adaptées et concrètement utilisées dans les
nouvelles confrontations militaires. Elles relativisent le rôle des armes nucléaires. C’est ce
qu’aux États-Unis on appelle le système de «Frappes stratégiques rapides » ou « Prompt
global strike » (6). Leur coût très élevé les place au-delà des capacités budgétaires françaises.
6) Voir par exemple, sur ce sujet, la note No 05/2012 (décembre 2012), Recherches et documents, « Frappes stratégiques rapides », Bruno Gruselle, Fondation pour le recherche stratégique.
Il reste qu’aujourd’hui la tentation est très grande – afin de rétablir une domination stratégique
avec une possibilité réelle de frappes très puissantes – de rechercher un dépassement de la
dissuasion par des armes conventionnelles spécifiques ou bien par des armes nucléaires de
charge plus faible mais d’une plus grande précision. Une telle évolution – surtout dans un
contexte plus incertain où les acteurs nucléaires sont relativement plus nombreux – fait
craindre un abaissement du seuil d’emploi des armes nucléaires. Dans cette configuration, la
dissuasion n’existerait plus parce qu’il ne s’agirait plus d’empêcher la guerre, mais de la
gagner.
Cette nouvelle course aux armements pose des problèmes politiques, techniques et
budgétaires considérables qui ne semblent pas réellement surmontés ni aux États-Unis, ni
ailleurs. Ce qui souligne non seulement l’impasse des systèmes actuels de défense et de la
dissuasion nucléaire, mais aussi – dans un contexte de crise systémique – les limites de la
poursuite d’une escalade qualitative et technologique censée apporter les moyens d’une
supériorité, voire d’une suprématie militaire dans l’ordre international et la hiérarchie néo-impériale
des puissances. Il y a bien une crise de pertinence stratégique illustrée notamment
par l’échec des guerres américaines et par l’extension de la déstabilisation en Afrique et dans
le monde arabe en particulier. Mais cette crise n’est donc pas seulement celle de la dissuasion
nucléaire. C’est la crise de tout un système politico-militaire de domination, la crise d’une
pensée stratégique fondée sur la démonstration de la puissance, le préalable du militaire et
l’exercice de la force.
3. Un besoin de changements fondamentaux commence à s’exprimer avec insistance. Le 28
avril 2015, lors de la Conférence de révision quinquennale du Traité sur la non-prolifération
(TNP), 159 États (7) ont soutenu à l’ONU un appel à l’interdiction des armes nucléaires, pour
leur complète élimination, en raison de leurs effets humains catastrophiques. Ce n’est pas la
première fois qu’un tel nombre d’États votent ensemble contre les armes nucléaires et contre
la dissuasion. À l’évidence, une opposition internationale aussi majoritaire légitime l’action de
toutes les forces agissant pour la paix, pour des initiatives en faveur du désarmement et d’une
démilitarisation des relations internationales. Elle affaiblit la posture de ceux – singulièrement
minoritaires dans le monde – pour qui l’arme nucléaire est un moyen de la sécurité qui
validerait la pertinence de la dissuasion.
Cette pertinence a été affectée aussi par la réunion du Conseil de Sécurité du 24 septembre
2009 et par la résolution qui fut alors adoptée sous la présidence de Barak Obama. Réuni pour
la première fois depuis 1946 sur la question de la non-prolifération et du désarmement
nucléaire, et à ce niveau des chefs d’États et de gouvernements, le Conseil de Sécurité a voté
la résolution 1887 qui appelle, selon la formulation même du TNP, à un Traité de
désarmement nucléaire général et complet, tout en exprimant une détermination « à œuvrer à
un monde plus sûr pour tous, et à créer les conditions pour un monde sans armes nucléaires ».
On peut constater, six années plus tard, à quel point cet événement majeur est cependant resté
sans effet. Toutes les puissances nucléaires renforcent et modernisent leurs arsenaux. Mais on
peut aussi mesurer, pour l’avenir et pour alimenter les batailles politiques indispensables,
l’importance de ces engagements officiels comme points d’appui parce qu’ils contribuent à la
nécessaire délégitimation de la dissuasion et de l’existence même des armes nucléaires.
Comment pourrait-on soutenir sérieusement et durablement la pertinence de la dissuasion
lorsqu’en fin de compte, d’une façon ou d’une autre, la quasi-totalité des États du monde, y
7) Cet appel n’a été soutenu, en particulier, ni par les membres permanents du Conseil de Sécurité, ni par quatre autres pays : Israël, Inde, Pakistan et Corée du Nord.
compris les principales puissances dotées de l’arme nucléaire, se sentent contraintes – avec
des degrés d’hypocrisie variables – à en contester officiellement la pertinence ? Le plus grand
nombre au nom de l’inhumanité de ces armes, les autres, membres permanents du Conseil de
sécurité, à cause du danger qu’elles constituent pour la sécurité internationale. Ne sous-estimons
pas la portée des avancées de principe ou symboliques ainsi obtenues dans un
combat forcément de longue haleine, et dont les enjeux fondamentaux se situent rien moins
qu’au niveau de l’ordre du monde et de la mise en cause des politiques de puissance. C’est
l’alternative du désarmement qui est à l’ordre du jour…pas la crispation sur les armes et sur les
stratégies d’hier.
«Le temps de la dissuasion nucléaire n’est pas dépassé, dit pourtant le Chef de l’État François
Hollande, à la suite de ses prédécesseurs. Il ne saurait être question, ajoute-t-il, y compris dans
ce domaine, de baisser la garde » (8). Ce discours français très habituel fut l’occasion pour le
Président de la République de souligner quelques un des principaux arguments censés justifier
la dissuasion nucléaire : la protection du territoire national, la reprise de la course aux
armements, la possibilité d’un conflit étatique, l’abaissement du seuil d’emploi de l’arme
nucléaire.
Cette énumération assez classique peut évidemment être discutée. Le territoire national, en
effet, n’est plus vraiment menacé aujourd’hui. La possibilité d’un conflit étatique de nature
nucléaire semble plutôt faible, surtout en Europe, et les efforts pour transformer la crise
ukrainienne en menace russe globale n’ont guère eu de prise malgré la gravité du conflit. En
revanche, une nouvelle course aux armements est effectivement en cours. L’abaissement du
seuil d’emploi de l’arme nucléaire est un risque réel, ainsi que la possibilité d’un emploi en
premier de cette arme. La France, d’ailleurs, y contribue elle-même à sa façon par son
concept « d’ultime avertissement » censé « rétablir la dissuasion » alors qu’un tel
« avertissement » s’il était effectivement délivré (9), sanctionnerait un flagrant échec de celle-ci.
Soulignons cependant que le problème essentiel n’est pas dans la capacité à identifier la nature
des risques et des menaces. Au-delà des controverses et des débats sur cette question sensible
que l’on ne peut négliger, personne, en effet, ne peut échapper à ce qui fait aujourd’hui une
situation internationale dangereuse, sauf à refuser les évidences d’un monde de conflits de
grande ampleur et de violences multiples.
Le problème le plus décisif c’est la réponse politique nécessaire, c’est la contre-logique
d’ensemble qui permettra d’ouvrir un autre chemin que celui de la guerre, des logiques de
force, de la tension et de l’insécurité. Il faut construire de la sécurité par le développement
humain durable, la démocratie, le multilatéralisme, le règlement politique des conflits, le
désarmement et l’élimination des armes de destruction massive. La France devrait y
contribuer activement, faire entendre une voix indépendante et spécifique et prendre des
initiatives notamment pour la création d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-
Orient et pour l’application du TNP, Traité quasi universel (10) de désarmement puisqu’au-delà
de l’interdiction de la prolifération, il appelle donc (en son article 6) à un processus de
désarmement général et complet.
Il y a donc un projet à bâtir, une vision du futur à (re)construire. Mais il faut donner un sens à
l’action. C’est le moment où jamais alors que les partisans de la dissuasion nucléaire
8) Discours de François Hollande sur la dissuasion nucléaire lors d’un déplacement auprès des forces aériennes stratégiques à Istres, 19 février 2015.
9) Rappelons que « l’ultime avertissement » serait délivré par les forces aériennes stratégiques à l’aide d’un missile air-sol moyenne portée, porteur d’une charge équivalente à 20 fois celle d’Hiroshima.
10)Seuls Israël, l’Inde et le Pakistan n’en sont pas signataires, avec la situation spécifique de la Corée du Nord qui a annoncé son retrait en 2003.
commencent à perdre de leur belle assurance. Les experts les plus aguerris s’acharnent
aujourd’hui à vouloir définir – sans succès manifestes – un « nouvel âge » ou un « deuxième
âge » du nucléaire. Ils ont du mal à définir un nouveau statut des armes nucléaires dans un
contexte où l’inadaptation stratégique de celles-ci s’amplifie. Ils sentent bien, en effet, à quel
point le premier âge du nucléaire, celui de la guerre froide, est maintenant en train de se
terminer en condamnant la dissuasion nucléaire à une « validité décroissante »… On
comprend pourquoi cette obsolescence programmée de la dissuasion stimule une crispation
permanente sur la sauvegarde d’un choix dépassé mais qui constitue un verrou bien pratique
contre tout changement progressiste de politique étrangère et de défense. Naturellement – on
le sait – rien ne va de soi. Cette obsolescence programmée il faut l’aider à s’imposer, il faut
pour cela alimenter une nécessaire mise en cause sur le fond des armes nucléaires et de la
dissuasion.
Les experts peuvent toujours souligner que l’arme atomique n’a pas été utilisée depuis
Hiroshima et Nagasaki pour s’en féliciter en célébrant le mythe d’une arme « protectrice » et
celui de la dissuasion comme stratégie réfléchie de non-guerre… Ce discours-là n’a que trop
duré. On devrait, en revanche, s’attacher à mesurer ce que les armes nucléaires ont
objectivement « coûté » – dans tous les sens du terme – à l’humanité du fait de leur existence
même, du fait de leur accumulation, des risques immenses dont elles sont porteuses, des
relations internationales qu’elles ont contribué à façonner et du mode de développement dans
lequel elles s’inscrivent concrètement.
L’arme nucléaire, en effet, n’est pas qu’une arme, même spécifique dans sa puissance et ses
effets. Ce n’est pas qu’un système d’armes plus complexe… C’est une chaîne de moyens
scientifiques, technologiques, industriels, énergétiques et militaires. C’est une cohérence
globale politique, stratégique et économique. La dissuasion nucléaire contribue à structurer les
développements de l’ industrie de l’armement, des capacités conventionnelles, de la
technologie et de la recherche, avec des coûts d’ailleurs particulièrement élevés comme ceux
relatifs aux essais par simulation en laboratoire à l’aide du programme de Laser mégajoule.
Cette cohérence est une autre raison pour laquelle certains avancent l’idée qu’on ne peut
« désinventer » l’arme nucléaire. Celle-ci participe effectivement de la logique structurante de
la militarisation dans tous ses aspects. C’est contre cette logique d’ensemble si problématique
qu’il faut définir une alternative. L’élimination des armes nucléaires est donc aussi, en même
temps, un combat de transformation systémique pour un changement de société. Un monde
sans armes nucléaires ne serait pas simplement le monde actuel, celui dans lequel nous
vivons… les armes nucléaires en moins. Ce serait un monde rendu différent par l’expérience
des combats menés, un monde dans lequel les contraintes de la puissance, de la domination et
de la militarisation auraient moins de prise sur les grands paramètres politiques de la sécurité
collective, de l’ordre institutionnel mais aussi ceux de la science, de l’économie, de l’éducation
et de la culture. Il est donc impératif de mettre en question la puissance comme moyen et
comme finalité du capitalisme dans l’ordre mondial et contre le développement humain. Le
désarmement et l’élimination des armes nucléaires s’inscrivent dans cette ambition éthique et
politique essentielle.
Une dernière remarque. Alors que l’exigence de la protection de la nature et de
l’environnement, la recherche d’un urbanisme et d’un mode de vie écologiques et le principe
de précaution témoignent de la progression citoyenne d’une conscience commune et d’un
sentiment de responsabilité, il serait contradictoire et aberrant que la dissuasion nucléaire,
avec les dangers démesurés qu’elle représente, puisse subsister comme conception dominante
de la sécurité dans le monde. L’enjeu climatique commence à être pris en compte. Des
mesures collectives, voire contraignantes, de réduction des facteurs de risque sont négociées
(laborieusement, il est vrai). L’enjeu des armes nucléaires, autre grand défi planétaire, devrait
susciter de la même manière des mesures de prévention contre les menaces à la paix, et pour
un désarmement véritable. Avec la sécurité, le désarmement devrait enfin être inscrit comme
un but… pertinent dans la Charte des Nations-Unies.
Il faut donner du sens à l’action politique dans une période de crise générale de la
globalisation capitaliste. Une période, certes, de violences, d’instabilités et d’incertitudes
majeures… mais une période qui appelle des projets politiques, des ambitions sociales et des
réponses d’envergure à construire dans tous les domaines face aux grands défis de classe, mais
aussi de civilisation, que sont la transformation du mode de développement et l’enjeu
climatique, les migrations, la paix et la sécurité pour les peuples.