Commerce des armes: un traité, mais à quand des transferts responsables ? (1)

Arms Trade Treaty

13 Septembre 2017

Publié sur Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité (http://www.grip.org)

Stiernon Christophe [2]

Du 11 au 15 septembre 2017, Genève accueille la troisième conférence des États parties au Traité sur le commerce des armes (TCA)[1]. Dans la salle principale, des banderoles rappellent aux participants que le TCA est là pour promouvoir des transferts internationaux d’armes qui sont responsables[2]. Par opposition, les transferts irresponsables peuvent être défini comme des transferts autorisés par un gouvernement mais dont la légalité demeure douteuse car ils présentent un risque de mauvais usage ou de détournement[3]. Ces transferts irresponsables représentent un risque mortel : ils causent la mort de centaines de milliers de personnes chaque année et piègent des millions d’autres dans des conflits destructeurs et meurtriers. C’est pourquoi en 2013, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté à une large majorité un Traité qui incite à la transparence et l’action responsable des États dans le domaine du commerce des armes afin de réduire cette souffrance humaine évitable.

Le Traité sur le commerce des armes reconnait à tous les États le droit à la légitime défense et l’intérêt légitime d’acquérir des armes pour exercer celui-ci. Les transferts autorisés d’armements conventionnels majeurs ont d’ailleurs bondi de 8,4 % entre 2007-2011 et 2012-2016[4]. Mais combien de ces transferts autorisés sont responsables ? Et combien peuvent-être qualifiés d’irresponsables ?


Le Traité sur le commerce des armes (TCA) est un traité multilatéral juridiquement contraignant adopté en avril 2013 et entré en vigueur en décembre 2014. Celui-ci vise à réguler le commerce international des armes conventionnelles – des armes légères aux chars d’assaut en passant par les avions de chasse, les bateaux de guerre et les missiles – selon des « normes communes les plus strictes possibles ». Il compte 92 États parties et 38 pays signataires sur un total de 194 membres des Nations unies[5].


Un traité qui peine à montrer ses effets

À écouter les déclarations de nombreux États exportateurs parties au TCA aux premiers jours de la conférence (CSP3), il ne serait aucunement question de remettre en cause les pratiques existantes ou de douter du caractère responsable de leurs décisions en matière de transferts d’armements. L’enjeu de la conférence et du Traité résiderait uniquement dans sa mise en œuvre : entendez la mise en place d’un régime de contrôle national efficace, notamment une liste nationale de contrôle, et la désignation des autorités compétentes (TCA, art. 5). Pourtant, depuis l’entrée en vigueur du Traité en décembre 2014, de nombreux États parties présentés comme des exemples en matière de régime de contrôle national ont autorisé d’importants transferts d’armements vers des zones de conflits, des pays en guerre ou des régimes brutaux. Ces transferts sont-ils tous vraiment responsables ? N’y avait-il jamais un risque de mauvais usage ou de détournement ? Du Yémen au Soudan du Sud, en passant par la Syrie et la Libye, le TCA semble avoir jusqu’à présent le plus grand mal à faire évoluer les pratiques et empêcher des transferts d’armements irresponsables.

Bien que le nombre important d’États parties et de signataires témoigne d’une réelle inquiétude quant à l’impact dévastateur du commerce irresponsable des armes, le Traité souffre de l’absence remarquée de quelques poids lourds du commerce international des armes, en premier lieu l’Arabie saoudite, la Chine, les États-Unis[6], l’Inde, le Pakistan et la Russie. Sans eux, ce sont plus de 60 % des transferts internationaux d’armes qui échappent au TCA. Ensuite, contrairement à ce que certaines déclarations peuvent laisser penser, les États parties au Traité sont loin d’être, ou d’être devenus, des exportateurs d’armes exemplaires. Le Traité exige que les États respectent et fassent respecter le droit international humanitaire (DIH) et des droits de l’homme (DIDH). Pourtant, les ventes d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis se sont poursuivies, malgré leur utilisation au Yémen ou leurs transferts en Syrie ; à l’Égypte et au Bahreïn malgré une violente répression de leur population ; aux Philippines malgré une meurtrière campagne anti-drogue. Les exemples sont nombreux. Quatre ans après son adoption, les effets du TCA peinent donc à être visibles tant le commerce international des armes continue imperturbablement d’avoir des conséquences sécuritaires, sociales, économiques et humanitaires dévastatrices aux quatre coins du monde.

Les questions qui dérangent

Malgré les appels répétés de la société civile et d’un petit nombre d’États, les discussions autour du TCA évitent d’entrer dans la substance et d’aborder les questions qui dérangent : comment les États parties interprètent-ils de bonne foi et mettent-ils en pratique les articles 6 et 7 du TCA, ceux-là même qui doivent prévenir les violations du DIH et du DIDH et réduire les souffrances humaines ? Lors de précédentes conférences et jusqu’au sein du groupe de travail sur la mise en œuvre effective du Traité, les discussions se limitent le plus souvent à des questions techniques et de procédures. Bien entendu, aborder la question centrale de la mise en œuvre du Traité et du respect des obligations des États n’est utile que si cela s’accompagne d’actions concrètes par les États, actions qui se font attendre. Pour œuvrer à des transferts internationaux d’armes qui sont responsables, les États parties devront dans un premier temps impérativement passer par la case transparence.

Plus de transparence

Améliorer la transparence dans le commerce des armes conventionnelles est en effet un des principaux objectifs du TCA et une étape indispensable vers l’action responsable des États. La transparence passe en partie par la soumission de rapports annuels sur les exportations et les importations d’armes qui sont complets, exhaustifs et publics. Ces rapports doivent notamment permettre de renforcer l’information et la capacité de contrôle des parlements nationaux et permettre à la société civile d’assurer son rôle de contre-pouvoir. Ils doivent également illustrer des comportements responsables. Le chemin des États parties vers davantage de transparence est encore long. À l’ouverture de la CSP3, à peine la moitié des États avaient respecté leurs engagements en matière de rapportage pour les transferts d’armes de l’année 2016[7]. Et parmi les États ayant soumis un rapport, neuf ont choisi d’utiliser la possibilité qui leur est offerte de garder confidentielle une partie ou l’entièreté de leur rapport[8]. On peut regretter ce choix qui paraît en contradiction avec l’objet même du traité. Ensuite, pour les rapports soumis et rendus publics, de nombreuses améliorations restent souvent nécessaires pour assurer qu’ils soient cohérents, pertinents et utiles, en particulier en ce qui concerne les transferts d’armes légères et de petit calibre.

Un échec est possible mais n’est pas permis

Alors que la CSP3 n’avait pas encore ouvert ses portes, de nombreux acteurs et observateurs s’inquiétaient de voir ces réunions annuelles sur le TCA devenir des chambres d’entérinement qui viendraient seulement codifier et normaliser les pratiques existantes. Si le TCA ne parvient pas à faire évoluer durablement les pratiques, notamment en matière de rapportage, si des États parties continuent de juger responsables les transferts d’armes vers des zones de conflits, des pays en guerre ou des régimes brutaux en sachant pertinemment bien la destruction et la souffrance humaine qui en découleront, alors il y a des raisons de s’inquiéter. Il n’est pas sans risque que le Traité échoue à devenir cet instrument imaginé pour permettre de lutter efficacement contre les transferts irresponsables d’armes. En cas d’échec, les victimes sont déjà connues.

Si le TCA n’est certainement pas la panacée et si les conférences des États parties ne seront probablement jamais le théâtre de révolutions, le processus a au moins le mérite d’exister. Il doit permettre de créer des espaces où, espérons-le, toutes les parties pourront entendre les attentes, les contraintes, les problèmes et les espoirs des uns et des autres dans le but de travailler à des solutions réalistes et réalisées. Et si ce n’est que de manière partielle et perfectible, le TCA a également le mérite de sortir de l’ombre une activité commerciale et politique à haut risque qui ne doit plus pouvoir se cacher derrière le sceau de la sécurité nationale et d’intérêts stratégiques.

Parce que les enjeux de la mise en œuvre du TCA dépassent le cadre strict du commerce des armes, et parce que le contrôle des armes impacte directement les questions de développement et la réalisation des Objectifs de développement durables, il est crucial pour les États parties de prendre leurs responsabilités, et en particulier les États exportateurs puisqu’ils sont ceux qui autorisent les transferts des moyens par lesquels de graves violations du droit international humanitaire, des droits de l’homme et des graves violences liées au genre peuvent être commises.

L’auteur

Christophe Stiernon [2] est chargé de recherche au GRIP pour le projet « Armes légères et transferts d’armes ». Il travaille en particulier sur les questions liées au contrôle des transferts d’armes et les instruments internationaux de contrôle des armes légères et de petit calibre.


[1]. Communément appelée CSP3 ou Third Conference of States Parties en anglais.

[2]. Le texte intégral du Traité sur le commerce des armes [3] en français est disponible sur le site du Secrétariat du TCA.

[3]. Small Arms Survey 2007: Guns and the City, Chapter 3: Probing the Grey Area: Irresponsible Small Arms Transfers, p. 74.

[4]. Les « armements conventionnels majeurs » englobent, selon le SIPRI, les aéronefs, systèmes de défense anti-aérienne et sous-marine, véhicules blindés, artillerie, systèmes radar, missiles, navires, moteurs, satellites et autres mais ne comprennent pas les armes légères et de petit calibre, les pièces d’artilleries d’un calibre inférieur à 100 mm ainsi que les munitions. Aude Fleurant et al., Trends in International Arms Transfers, 2016 [4], SIPRI Fact Sheet, février 2017.

[5]. Site du Secrétariat du Traité sur le commerce des armes [5]. Page consultée le 12 septembre 2017.

[6]. Les États-Unis sont signataires du TCA mais en l’absence de ratification, il n’y a aucun engagement de leur part pour respecter les dispositions du Traité.

[7]. 38 États sur un total de 75 qui devaient soumettre un rapport annuel en 2017.

[8]. Le Panama et le Sénégal ont choisi de garder leur rapport annuel 2017 confidentiel. La Bosnie-Herzégovine, la Finlande, la Grèce, l’Italie, la Suède, la Macédoine et l’Uruguay ont indiqué avoir omis certaines informations jugées sensibles.

 

Karim Mroué, éternel rebelle.

L’important quotidien libanais en français, « L’Orient le Jour », publie le portrait d’une grande figure du communisme libanais et du débat politique et intellectuel arabe, Karim Mroué. Je connais Karim depuis de nombreuses années, c’est donc avec plaisir que je donne à lire cette page qui en dit beaucoup sur l’histoire du Liban, du PCL et du monde arabe. JF

« Il a été l’une des figures de proue du Parti communiste libanais au XXe siècle. Une longue conversation à bâtons rompus révèle une personnalité intransigeante sur les principes, indépendante, n’hésitant pas une seconde à s’engager sur la voie de la remise en question. »

Suzanne BAAKLINI  L’Orient le Jour 11 09 2017

« Dans son appartement de la rue Mar Élias en plein Beyrouth, Karim Mroué nous reçoit dans une pièce où trônent les photos de ses deux enfants et trois petits-enfants. Sa vie n’a toutefois pas été un long fleuve tranquille. À 87 ans, son regard vif s’anime dès qu’il relate les (très) nombreuses péripéties de sa vie, avec un franc-parler et une intégrité morale qui ne le font reculer devant aucune remise en question, aucune critique, sans complaisance ni pour lui-même ni pour les autres. Même l’histoire du socialisme et du communisme international n’y échappe pas.

Sa vie, commencée le 8 mars 1930 dans le village sudiste de Haris, n’est pas seulement une page de l’histoire libanaise, mais de l’histoire arabe. Comme il le dit lui-même, sa conscience politique s’est développée très tôt, et il continue d’observer les développements attentivement. Tant et si bien qu’à une question sur son message aux générations montantes, Karim Mroué répond par un « projet » qu’il entreprend actuellement, en vue de la naissance d’un « mouvement démocratique civil » dont le Liban, ainsi que les pays arabes, ont tant besoin, en vue « d’initier un esprit de changement, un esprit démocratique civil devant déboucher sur des régimes réellement démocratiques et pluriels »…

Le parcours même de Karim Mroué est celui d’un esprit libre et rebelle. Né dans une famille chiite religieuse du Sud, d’un père cheikh qui avait néanmoins une vie sociale et professionnelle active, il a été initié très tôt aux valeurs religieuses, mais aussi aux débats sur des sujets divers, la maison familiale étant un lieu de rencontre perpétuel pour toute sorte de personnes. « Mon père nous a inculqué les valeurs religieuses et pas seulement les rites, en l’occurrence l’autonomie, l’indépendance, l’ouverture aux autres, la tolérance… » se souvient-il.

Son enfance « heureuse » à Haris, où il a vécu proche de la nature, à quelques pas de la Palestine qui était toujours ouverte aux enfants du Sud, lui laisse aujourd’hui un goût de nostalgie. « L’histoire du Sud et de Jabal Amel se caractérise par une culture d’ouverture, de tolérance et de civilisation, dit-il. Il est vrai qu’il y avait un système féodal, mais les partis étaient tous présents. Or le Liban-Sud a été totalement séparé de son histoire depuis que certaines forces politiques ont mis la main sur lui pendant un tiers de siècle. »
Vers 13-14 ans, la vie du jeune Karim Mroué connaît un changement radical, puisque sa famille déménage à Tyr. L’adolescent, qui avait appris le Coran dans son village, passe à une éducation plus laïque dans une école jaafarite, où il se révèle brillant élève. C’est à ce moment aussi qu’il se transforme en lecteur assidu, avec un intérêt éclectique, de journaux comme de livres, découvrant entre autres Gibran Khalil Gibran, qui le fascinait par sa rébellion contre les traditions. Plus encore, il cesse d’être pratiquant. « Je ne l’ai pas dit à mon père, même si je crois qu’il l’a senti », reconnaît-il.

Éveil de la conscience politique
« En 1945, à l’âge de quinze ans, j’ai décidé de me considérer comme nationaliste arabe, sans adhérer à aucun parti et tout en ayant des amitiés dans différents partis de gauche comme le Parti communiste ou le Parti socialiste progressiste », raconte Karim Mroué.

Les conditions financières difficiles de la famille, en 1947, devaient lui faire franchir un pas qui allait développer encore plus cette conscience politique naissante : son père l’envoie vivre chez son propre cousin, le grand penseur Hussein Mroué, à Bagdad. « J’avais 17 ans et j’avais commencé à écrire dans plusieurs publications, raconte-t-il. Sous le choc de l’annonce de la décision de partition de la Palestine, un article intitulé « Il faut une révolution » a été publié par un journal irakien auquel je l’avais envoyé par la poste. » C’est en Irak aussi qu’il participera à une première intifada dans la rue.

La Nakba en Palestine, en 1948, achèvera de l’éloigner du nationalisme arabe, dont il dénoncera l’inaction, et Karim Mroué ne tardera pas à se découvrir des affinités avec les idées communistes. « Pour moi, l’action de l’Union soviétique contre le nazisme et le fascisme correspondait à mes idées contre le racisme », explique-t-il. Durant des années, en Irak puis au Liban (après 1949), Karim Mroué devait se déclarer communiste, allant même jusqu’à se porter candidat aux élections estudiantines de la nouvelle Université libanaise en tant que tel, sans pour autant adhérer au parti. Le jeune homme, très attaché à ses principes avant tout, dénonçait le fait que de grandes figures telles que Farjallah Hélou ou Raïf Khoury étaient mises de côté par des cadres du parti par trop rigides. C’est finalement l’intellectuel Raïf Khoury lui-même, devenu un ami, qui le convaincra d’adhérer au parti pour militer de l’intérieur.

Karim Mroué se souvient, non sans une tendresse perceptible dans la voix, avoir précisé dans sa demande d’adhésion : « Je suis un nationaliste arabe communiste, qui veut entrer dans ce parti parce que le but de celui-ci est de libérer l’être humain. »

À Budapest durant le soulèvement
Cette adhésion au Parti communiste devait l’emmener vers une nouvelle direction inattendue, et l’empêcher de terminer son unique année à l’université, « pour plonger de plain-pied dans l’université de la vie ». Karim Mroué devait en effet être envoyé par le parti à Bucarest pour assister au congrès de l’Union mondiale de la jeunesse démocratique, avant de savoir qu’il ne devait pas retourner à Beyrouth mais rester en poste à Budapest, au siège de cette union. « Je suis resté quatre ans à Budapest, une expérience très difficile car pleine de contradictions, la vraie école de la vie », dit-il.

Karim Mroué était toujours à Budapest durant le soulèvement hongrois de 1956 qu’il vivra en direct. Son expérience au sein de l’Union soviétique sèmera en lui les graines de lucidité qui lui feront dire, après sa chute au début des années 90, lors d’une conférence à Beyrouth, que ce sont « les failles internes » du communisme qui ont été les principales causes de la déroute. Ces failles, Karim Mroué les aura vécues dans son for intérieur. D’abord admirateur de Staline, il découvrira plus tard les crimes du leader soviétique. Lorsque Khrouchtchev publiera son fameux rapport dénonçant les crimes de Staline, en 1956, cela réconciliera Karim Mroué avec l’Internationale communiste. Mais une fois de plus, il sera confronté à de nouveaux questionnements après l’épisode de Budapest.

Le retour au Liban
En 1957, quand Karim Mroué rentre au Liban, il était toujours au Parti communiste. Et c’est en 1964 qu’une nouvelle page d’histoire devait s’ouvrir, au cours de laquelle son caractère indépendant et intransigeant sur les principes devait montrer toute son ampleur, à cette période où le Parti communiste libanais s’affranchissait définitivement de son frère jumeau syrien. Avec Georges Haoui (son ami très proche, qu’il qualifie de « leader brillant », assassiné en 2005), Georges Batal et d’autres jeunes du parti, poussés par Nicolas Chawi, ils devaient s’opposer à la vieille garde, attachée à suivre rigoureusement les directives de Moscou. Une âpre bataille, remportée au final par les jeunes cadres, pour imposer une ligne plus indépendante de l’Union soviétique. « C’est une ligne qui ressemblait plus au communisme à nos yeux, dit-il. Et le parti s’y conformera jusqu’à la guerre civile. »

Entraîné dans une spirale de violence
Jusqu’à cette guerre civile qui devait constituer pour lui « un revers », le PCL devait connaître une période dorée, dont l’apogée était son grand congrès de 1974. Mais les bruits de bottes se faisaient déjà assourdissants. Et la guerre qui devait bientôt éclater mettait à rude épreuve le prestige de ce parti et les convictions de Mroué lui-même. « Dès 1969, Georges Haoui et moi considérions que l’intervention armée des Palestiniens au Liban était un problème, mais nous n’avons pu imposer cette idée au sein du Mouvement national », se souvient-il. Des tentatives avortées d’instaurer un dialogue avec des parties chrétiennes – notamment les Kataëb et le patriarche maronite Khoreiche – devaient les convaincre que la guerre était inéluctable, car voulue par l’étranger.

À partir de ce moment, le PCL était entraîné dans la spirale de la violence et des ingérences étrangères, loin de la ligne qu’il s’était fixée. Après coup, Karim Mroué devait qualifier cette implication dans la guerre de « crime » et a déploré que le parti « ait dû aller frapper aux portes pour l’argent et les armes, devenant ainsi comme les autres », tout en reconnaissant qu’il aurait été impossible de rester en marge de ce conflit.
Mais le PCL avait, à cette époque, des milliers de combattants bien entraînés qui, à l’entrée des Israéliens en 1982, ont formé le Front de résistance dont ils étaient la principale force. « Nous avons mené une vraie lutte de guérilla, contrairement au Hezbollah qui a formé une véritable armée », dit-il. D’ailleurs, un conflit d’intérêts les opposait « aux Syriens, au Hezbollah et à Amal, qui préféraient tous que la résistance soit parrainée par la Syrie et l’Iran ». « Nos combattants étaient régulièrement assassinés de retour de leurs batailles avec les Israéliens », se souvient-il.

« Un mouvement civil »
La guerre se poursuivra encore quelques années avec ses épisodes dramatiques et dangereux, et sa fin coïncidera quelque peu avec la chute de l’Union soviétique, que Karim Mroué, de par ses voyages et ses contacts, avait pressentie. Il se retire peu à peu du parti avant d’en sortir définitivement à la fin des années 90.

Karim Mroué reste aujourd’hui un écrivain et penseur, témoin d’une grande partie de l’histoire du Liban et des pays arabes, et un observateur qui n’a rien perdu de son acuité et de son franc-parler. Ainsi, concernant les bouleversements survenus depuis 2005, il estime que « la tutelle syrienne, qui s’est prolongée après le retrait israélien de 2000, avait sapé les fondements de la démocratie ». Pour lui, « l’assassinat de (l’ancien Premier ministre) Rafic Hariri aurait pu entraîner une nouvelle étape très importante, en phase avec les objectifs de la révolution du Cèdre, mais elle n’a pas été complétée, se pliant aux impératifs des partages de pouvoir ».

Sur le plan arabe, il se dit « convaincu que le printemps arabe était une véritable révolution contre les régimes dictatoriaux », mais elle a avorté parce qu’elle était spontanée et sans programmes, sans compter la contre-attaque des régimes et des mouvements takfiristes.
Quoi qu’il en soit, l’éternel jeune homme rebelle estime que le monde arabe a besoin, plus que jamais, d’un « esprit de changement, démocratique et civil, en vue de l’édification d’États où la citoyenneté et les droits de l’homme seraient respectés ».