Mois : décembre 2017
Chine: de Deng à Xi… un article de Paul Sindic
Regard sur les évolutions actuelles de la République populaire de Chine. (décembre 2017)
Carte de la « Belt and road initiative » publiée avec l’aimable autorisation de MERICS research
Les orientations concrètes mises en œuvre par Deng Xiao Ping à la fin des années 70 éclaireront le sens réel de sa formule sibylline restée célèbre : « Qu’importe qu’ un chat soit noir ou blanc, pourvu qu’il attrape les souris »… Deng choisit alors une autre option politique, radicalement différente des précédentes. Il procède avec une habileté politique certaine. Il commence par inviter à Beijing des membres richissimes de la diaspora, avec laquelle le régime, même au temps de Mao Zedong, n’a jamais rompu. Il fait appel à leur patriotisme. Il leur propose une forme de contrat. Ceux qui viendront investir en Chine, obtiendront des garanties : possibilité de transférer librement à l’étranger leurs profits nets ; taxation faible à nulle de ceux-ci dans des zones franches, et modérée ailleurs (25 %) ; stabilité par la répression des mouvements sociaux susceptibles de porter significativement atteinte à leur activité et aux profits.
De nombreux multimillionnaires de la diaspora répondent positivement à cette offre spectaculaire. Après vérification que les promesses qui leur ont été faites sont tenues, certains transfèrent même leur fortune en Chine, ce qui crédibilise fortement le processus. Ils font même davantage. Ils se portent garants auprès des dirigeants de firmes multinationales occidentales des possibilités de profits exceptionnels qu’offre désormais la nouvelle politique économique chinoise. Le « chat blanc » du capitalisme se met alors à attraper de nombreuses souris. Deng Xiao Ping envoie aussi un message aux milieux financiers occidentaux. Dès 1980, il invite en Chine le gourou du capitalisme néolibéral, l’américain Milton Friedman. Celui-ci visite des Universités et rencontre des banquiers, des gestionnaires, les dirigeants du PCC jusqu’au plus haut niveau… Il prône les thèses néolibérales et l’économie de marché. Son message pour la Chine fut simple : il faut « privatiser ».
Les dirigeants chinois écoutent poliment, mais ils ne retiennent surtout que ce qui les intéresse, en particulier la promotion du libre-échange. Les nouveaux entrepreneurs privés locaux obtiennent, eux, des prêts substantiels auprès des banques chinoises. Par ailleurs, cette nouvelle politique s’inspire aussi nettement du pilotage gouvernemental économique pratiqué par le Japon, (respecté par les conglomérats privés de ce pays, qui acceptent de mettre de côté la rentabilité immédiate quand il s’agit d’investissements stratégiques à long terme – rôle décisif du « Ministère du commerce et de l’Industrie » (MITI) japonais, copié en Chine avec la création au sein du gouvernement chinois de la « Commission centrale pour le Commerce et l’industrie ») et par la Corée du Sud dont la percée mondiale dans l’électronique et dans d’autres secteurs industriels impressionne. Quoi qu’il en soit, cet afflux de capitaux pour des investissements industriels et commerciaux, et pour des activités de services, visant à la fois le marché local et les marchés internationaux, contribue à un décollage économique de grande envergure. Une forte compétitivité liée à la faiblesse des salaires chinois, et la disponibilité d’une élite scientifique de haut niveau (avec des salaires modérés), vont y contribuer. Avec d’importantes augmentations de salaires pour le travail qualifié, le rythme annuel d’augmentation du PIB chinois atteint alors progressivement 10% par an. Aujourd’hui, même relativement affaibli à 6,7%, ce taux de croissance (estimé en parité de pouvoir d’achat et non en termes monétaires), aboutit à ce que le PIB de la Chine a finalement rejoint et même dépassé celui des États-Unis. Et le nombre de milliardaires chinois s’est littéralement envolé… (voir ci-après).
Si l’on quitte, à l’intérieur de la Chine, le monde enchanté du capital (autochtone et international), c’est un tout autre paysage que l’on voit apparaître pour le monde du travail. Dans les provinces industrielles orientales, la prospérité croissante de nombreuses entreprises a déclenché depuis les années 90 un très grand nombre de mouvements sociaux, avec arrêts de travail. Les salariés réclament des augmentations de salaires et des améliorations de leurs conditions de travail. Ces mouvements, dans les faits, ne sont pas pris en charge par les syndicats officiels. Ceux-ci ayant plutôt une conception calquée sur celle de l’ex-URSS. Ils agissent en réalité comme des organes de transmission descendante des communications du pouvoir central en direction des salariés. En sens inverse, pour le pouvoir politique, ils constituent un outil de renseignement et d’informations sur le climat social.
Les mouvements sociaux sont en général lancés par les travailleurs eux-mêmes. Ceux-ci procèdent à l’élection de délégués afin de discuter avec les dirigeants d’entreprise. Ils élisent notamment un porte-parole chargé de conduire les négociations avec la direction. Jusqu’à une date assez récente, l’animation d’une lutte sociale se payait fréquemment, pour le porte-parole, au tarif élevé de 7 ans de prison ferme (sans réduction de peine). En dépit d’une telle répression, les milliers de mouvements sociaux qui se sont développés n’ont jamais manqué de porte-paroles. Ceci illustre la forte combativité des travailleurs chinois.
Dans les grandes provinces industrielles orientales, une irritation montante globale contre ce type de répression a cependant conduit le pouvoir central à abandonner ce genre de pratiques… tout en acceptant de fortes augmentations de salaires. En revanche, comme dans l’ancienne URSS, il demeure en Chine des blocages psychologiques devant l’idée même de mouvements sociaux mettant directement en cause le pouvoir central (1). On peut penser aussi que de tels mouvements se heurtent à la crainte d’une brutale répression.
Les grandes données économiques et sociales de la Chine actuelle
Il est utile de rappeler que sur une population totale d’environ 1,4 milliard, la population active atteint 911 millions de personnes (chiffre 2015).
L’agriculture représente un tiers de la population active globale. Soit environ 300 millions de personnes, mais 9% seulement du PIB. Il convient de souligner que la situation actuelle de l’agriculture fait suite à la phase désastreuse de la collectivisation des terres à l’époque maoïste. Une collectivisation appliquée dogmatiquement, qui avait mené la Chine à des famines locales. Actuellement, la terre est détenue par les collectivités locales. Elle est louée, dans les provinces agricoles occidentales, avec des baux de 30 ans, majoritairement à des ménages d’agriculteurs, par parcelles d’un hectare en moyenne. Dans les provinces orientales, elle est aussi louée, mais plutôt à des fermes d’État modernisées et performantes. Il est évident que les exploitations d’un hectare laissent les ménages concernés dans des situation de survie. D’où un phénomène de migrations de grande ampleur et des disparités économiques très importantes entre provinces orientales et occidentales… ce sont là des problèmes majeurs (nous allons y revenir).
Plus globalement, nous avons déjà noté les rythmes exceptionnels de progression du PIB depuis la décennie 90 : 10% par an (donc doublement en 7 ans). Ce rythme a décru pour se situer actuellement à 6,7 % (doublement en 10 ans). Remarquons qu’ avant 1978, la répartition des activités entre le secteur d’ État et le secteur privé se situait dans le rapport 90/10. Cette répartition est désormais de l’ordre 40/60. Mais les entreprises d’État continuent à jouer un rôle essentiel dans les infrastructures ou l’énergie, par exemple. Elles fournissent 40 % du PIB. L’industrie manufacturière et la construction fournissent 50 % du PIB.
Concernant le commerce extérieur, la moitié des exportations chinoises sont faites par des entreprises à capitaux étrangers. A noter également que 1.200 entreprises françaises sont présentes en Chine (fort peu de PME a priori).
Disparités entre provinces et problème des migrants intérieurs
Lors de sa création en 1949, la République Populaire de Chine a repris le système administratif des provinces, hérité de l’Empire millénaire puis de la République de Chine qui l’a remplacé en 1912. Ont ainsi le statut de province , avec une autonomie partielle, les régions autonomes occidentales, ainsi dénommées parce qu’abritant majoritairement des ethnies différentes de l’ethnie Han majoritaire dans l’ensemble de la Chine… et tendant souvent à se penser encore comme dominante. Ainsi de l’ethnie Ouïgour, de tradition musulmane, au Xinjiang, ou des ethnies tibétaines au Tibet, etc. Quelques très grandes villes et leurs larges territoires environnants, Beijing, Shanghai, Tianjin, Chongqing, dénommées « municipalités », ont également un statut de « province ».
Le puissant décollage économique de la Chine a entraîné la création de centaines de millions d’emplois nouveaux ou de remplacement d’emplois. Avec une proportion significative d’emplois faiblement qualifiés, notamment dans des secteurs d’activité comme le textile ou l’assemblage de produits électroniques. Ces emplois, les plus mal rémunérés, ont été occupés en majorité par des travailleurs d’origine agricole migrant vers les provinces industrielles orientales, ou les très grandes agglomérations pour aider des proches vivant dans des conditions précaires, ces très petites exploitations agricoles dont nous avons déjà parlé. Bien qu’il s’agisse d’un déplacement à l’intérieur d’un même pays, le transfert de résidence d’une province à une autre peut être qualifié de migration . En pratique, les migrants (mingong en chinois) se divisent en deux catégories. Ceux qui ont obtenu un hukou, certificat attestant de la légalité de leur nouvelle résidence. Il s’agit d’un document hérité de l’ancien Empire chinois. Son octroi nécessite qu’ils aient obtenu au moins un contrat de travail durable dans la province concernée. Ceux qui n’ont pas pu obtenir le hukou, peuvent se déplacer. Ils se retrouvent cependant dans une situation proche de celle des immigrés sans papiers en Europe. Dans les riches provinces, la possession du hukou local « ouvre le droit à des aides publiques diverses, aide à l’emploi, au logement, à la scolarité, aux dépenses de santé, tous avantages dont ne bénéficient pas les migrants sans hukou. Il s’ensuit que ces derniers sont, d’une manière générale, violemment surexploités.
Le « scandale » Foxconn illustre jusqu’où peut aller cette surexploitation. Cette firme taïwanaise, dont le PDG, Terry Gou est milliardaire, emploie en Chine plus de 1,2 million de salariés, surtout dans des activités d’assemblage de produits électroniques (smartphones, tablettes, etc). Cela pour le compte des très grandes firmes étrangères du secteur (japonaises ou américaines en particulier). Ces firmes recueillent des profits exorbitants, équivalant en moyenne au prix de vente que leur demande Foxconn pour le produit fini. Or, Foxconn emploie massivement des salariés, jeunes migrants sans hukou local, et donc sans protections, ni avantages… Fin 2015, le temps de travail y était de 12 heures par jour, alors que la durée légale du travail est en principe de 45 heures, 6 jours sur 7 (2). La surveillance y est permanente afin d’assurer, sous la menace d’un licenciement, le respect de rythmes de fabrication élevés. D’où une épidémie de suicides de jeunes travailleurs acculés à une existence bornée au travail intensif et au sommeil de récupération. Avec un salaire de 240 € par mois, dont 80 sont retenus pour l’hébergement (dortoir attenant et cantine), soit un salaire net de 160 €. Afin d’empêcher ou limiter les suicides, l’entreprise installa des filets sous les fenêtres des dortoirs… Le PDG Terry Gou menaça quelque temps après de remplacer les salariés par 1 million de robots d’assemblage. Quant au syndicat officiel, il condamna… les tentatives de suicide.
L’aggravation forte des inégalités sociales
La politique inaugurée par Deng Xiao Ping a provoqué une véritable explosion des inégalités sociales. Nous avons décrit ci-dessus la condition particulièrement difficile des agriculteurs survivant sur des exploitations de 1 hectare, en dépit des efforts engagés pour améliorer un peu leur sort par des subventions et par le prix concédé aux productions. Conjuguée au fort mouvement de création d’emplois peu qualifiés dans l’industrie et dans la construction, surtout dans les provinces orientales, cette politique a donc conduit à l’important mouvement de migrations intérieures, à la surexploitation violente des migrants sans hukou.
A l’autre bout de l’échelle sociale, l’événement le plus spectaculaire est évidemment l’explosion du nombre de milliardaires chinois. En 2016, leur nombre (fortune évaluée en dollars américains) atteint 609, dépassant ainsi celui des États-Unis : 552. En y ajoutant ceux de Hong Kong, de Macao, et même Taïwan (comme Terry Gou), intégrés de fait à l’espace économique chinois, on parvient au chiffre de 715 (3 ). Parmi ces milliardaires, 211 sont également membres du Parti Communiste Chinois, constituant forcément au sein du pouvoir un groupe de pression important. Au delà des milliardaires, en 2014, les 1 % les plus riches, soit environ 14 millions de personnes, détenaient 37 % du patrimoine national (4) . Parmi les grandes puissances et les puissances émergentes, la Chine est ainsi devenue, avec le Brésil, l’un des deux pays les plus inégalitaires du monde
Une approche sommaire sur les classes et les catégories de salariés
Il convient d’apporter des précisions quant à l’importance respective des diverses catégories de salariés et de leurs niveaux de revenus. Au sommet, on trouve les cadres, ingénieurs, chercheurs, enseignants du secondaire et du supérieur. La plupart sont diplômés de l’Université. Mais la valeur des diplômes est de niveau variable comme celui des universités. L’accès à celles-ci se fait sur la base des résultats obtenus à l’examen de fin d’études secondaires (le « gaokao », comparable au baccalauréat en France). Ceux qui obtiennent les meilleurs résultats accèdent aux universités et aux Instituts de recherche les plus prestigieux, se situant au meilleur niveau mondial. Le nombre de salariés de ces catégories est généralement évalué à 170 millions de personnes, soit 18 % de la population active. Parmi eux, on compte un nombre considérable de chercheurs de niveau mondial, au sein d’un nombre lui-même considérable d’institutions de recherche (un seul exemple : 100 instituts de recherche sur les nanoparticules). Cette réalité fait que la Chine sera rapidement en tête de l’innovation technologique mondiale et de la compétitivité dans une majorité de branches industrielles. Elle l’est déjà dans un certain nombre de branches, par exemple les « super computers » ou les TGV. Il y a quelques années, une étude du « Virginia Institute of Technology » (États-Unis), avait prévu que la Chine, en capacités globales d’innovation technologique, dépasserait les États-Unis vers 2025. Il est probable que cette échéance sera plus proche.
Les catégories de salariés très qualifiés paraissent avoir accédé, en parité de pouvoir d’achat, à un niveau de vie qui se rapproche de celui de leurs homologues occidentaux : un appartement, une voiture, la possibilité de faire des voyages à l’étranger, etc… Pour les 400 millions d’actifs restants, hors agriculture, il est difficile, sans données plus précises, de déterminer les proportions respectives des salariés type ouvriers ou techniciens qualifiés (formés en grand nombre par l’enseignement professionnel du niveau secondaire), et des salariés faiblement qualifiés type migrants sans hukou, venant notamment des provinces occidentales à dominante agricole. Le nombre de migrants souvent avancé est de l’ordre de 150 millions.
Pour les salaires des techniciens qualifiés, il est aussi difficile de préciser des niveaux moyens. Ceux-ci varient manifestement beaucoup selon les provinces, selon la taille des agglomérations et les activités. Par ailleurs, pour les comparer à des salaires occidentaux, il faudrait les mesurer en parité de pouvoir d’achat. Il faut retenir qu’il y a eu de nombreuses augmentations de salaires depuis le début de ce siècle. Et d’une ampleur certaine, notamment pour les salariés moyens, pour les cadres, les ingénieurs, les chercheurs. Des catégories qui ont, à l’évidence, nettement contribué au fort décollage économique de la Chine.
Depuis 2013, Xi a poursuivi dans la voie ouverte par Deng Xiao Ping. Avec des inflexions, notamment internationales et de nouvelles impulsions.
Les relations historiques particulières avec les « Pays en développement » (PED)
La Chine bénéficie du fait qu’elle fut un pays semi-colonisé (selon la terminologie chinoise officielle), au XIXème siècle, à partir de 1840 avec la première Guerre de l’opium, jusqu’à la moitié du XXème siècle, à la fin de la deuxième guerre mondiale. Elle s’est libérée elle même. Elle a appuyé ensuite, comme l’URSS, les processus de la décolonisation dans les années 60, ce qui lui a permis de présenter une image de « Grand frère » des Pays en développement (PED). Elle a été reconnue par ces derniers à l’occasion de la constitution, en 1964, du Groupe des 77 au sein des Nations-Unies. Ce groupe compte désormais 130 pays. Dès la décennie 60, la Chine a marqué sa différence avec le comportement des nations occidentales vis à vis des pays anciennement colonisés : pas d’intervention dans les affaires intérieures des pays concernés ou dans le choix de leurs dirigeants, pas d’interventions militaires. Les relations sont commerciales. La Chine achète les matières premières dont elle a besoin, les produits agricoles ou fabriqués qui peuvent l’intéresser. Elle vend ses propres produits qui, en principe, sont maintenant de bonne qualité et relativement accessibles. Mais elle les vend souvent via ses propres commerçants de la diaspora. Ce qui provoque, parfois, quelques problèmes avec les locaux. D’une façon générale, cependant, le solde des balances commerciales reste nettement positif pour la Chine.
Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de réaliser des travaux d’infrastructure (routes, autoroutes, chemins de fer, infrastructures portuaires…), elle envoie souvent en masse des ouvriers chinois pour leur réalisation. Cela ne suscite pas systématiquement des réactions quant à l’utilisation et la formation de la main d’œuvre locale. Les pouvoirs locaux non démocratiques n’étant d’ailleurs pas forcément intéressés à la formation d’une classe ouvrière et aux risques politiques qui peuvent en découler. Rares mêmes sont les demandes d’association du partenaire chinois avec un groupe local qui, après formation, pourrait ensuite assumer ce genre de travaux.
En contre partie de la forte pénétration des investisseurs occidentaux en Chine, celle-ci a entamé une pénétration dans les économies occidentales en rachetant des sociétés, des groupes, des exploitations agricoles… sans y planter ouvertement le drapeau chinois, sans opérer des restructurations spectaculaires. Par exemple, le rachat de Volvo par le constructeur chinois Geely. Le constructeur chinois a laissé au fabriquant suédois son identité et une quasi totale liberté d’action. Contre exemple, l’acquisition du contrôle de l’Aéroport de Toulouse, avec l’appui de l’État français par un groupe chinois (Casil Europe) dont la gestion fait l’objet déjà de controverses publiques. Nous reviendrons un peu plus loin sur certains aspects de cette pénétration économique.
« L’accélération » de Xi Jinping
Ce mouvement d’internationalisation des activités chinoises, de commercialisation de produits, de réalisations d’infrastructures… va connaître une extension considérable avec la « Belt and Road Initiative » (BRI) impulsée par Xi Jinping dès 2013. Cette initiative rappelle la Route de la soie qui, ouverte au II° siècle avant Jésus-Christ, sous la première dynastie des Han, servait déjà à l’acheminement de biens précieux dont la soie, de produits, de technologies, de connaissances d’une Chine dont la civilisation était alors la plus avancée du monde. Cette route passait par les commerçants d’Asie centrale. Elle allait vers l’autre zone la plus civilisée de l’époque, à savoir le Moyen Orient, l’Égypte, la Grèce, l’Italie du Sud (5).
La BRI se décompose en fait en deux types de liaison, les unes ferroviaires, les autres maritimes. Les liaisons ferroviaires sont équipées de portiques chinois de manutention des conteneurs, de grande envergure, très performants, afin de minimiser les temps d’arrêt. Par ailleurs, les liaisons maritimes débouchent aussi sur des opérations plus complexes comme des achats de ports (le Pirée en Grèce, par exemple), ou bien des constructions de ports en eaux profondes pour accueillir les porte-conteneurs, ou encore des réalisations de liaisons ferroviaires à partir de ces ports, ainsi que des parcs industriels attenants où les firmes chinoises ont vocation à s’installer. Par exemple : la construction en Éthiopie d’une ligne de chemin de fer de la capitale à la côte, mais aussi une aide chinoise à hauteur de 1,8 milliard de dollars pour la construction d’un très grand barrage sur le Nil Bleu, qui va satisfaire toute la consommation électrique du pays et lui permettre même d’exporter de l’électricité vers les pays voisins. Toujours en Éthiopie, des développements industriels par des firmes chinoises, notamment une très grande usine de chaussures. Même type d’opérations en Côte d’ivoire où la Chine a construit un grand barrage hydroélectrique dans des conditions financières avantageuses pour le pays hôte.
Le passage de lignes ferroviaires dans un pays donné est souvent accompagné, côté chinois, d’une proposition d’accord de libre échange spécifique aux deux parties concernées. Ce qui permet en particulier à la Chine d’importer des matières premières dans des conditions avantageuses (l’uranium du Kazakhstan par exemple). N’oublions pas non plus que Xi Jinping s’est présenté au dernier forum de Davos comme un ardent défenseur du libre-échange multilatéral, face à un Trump souvent qualifié un peu vite de protectionniste.
Par ailleurs, en dehors des PED, deux orientations majeures initiées par la Chine viennent se conjuguer avec la BRI, en direction des grands pays émergents.
La constitution du groupe des BRICS. Celui-ci a été constitué à l’initiative de la Chine. Il comprend le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et L’Afrique du Sud, soit la moitié de la population mondiale. La Chine pousse actuellement à son extension à d’autres pays à forte population : Indonésie, Nigeria, Bangladesh, Egypte, Pakistan. La finalité officielle du groupe des BRICS est de développer les relations de tous ordres, notamment économiques, entre ses membres. Mais il s’agit aussi d’échapper aux diktats politiques et financiers occidentaux, impulsés surtout par les États-Unis. Notons aussi, la décision des BRICS de s’affranchir de la domination du dollar, en transformant progressivement en stocks d’or leurs réserves dans cette monnaie, ce qui pourrait aboutir à une fin du dollar américain comme monnaie de réserve internationale, remplacé notamment par le Yuan chinois, éventuellement convertible en or.
La création de l’AIIB. La création en 2016 de cette Banque internationale d’investissements pour les infrastructures en Asie-Pacifique est encore une initiative chinoise. Capital initial : 100 milliards de dollars, souscrit par 57 membres fondateurs dont l’Australie, la Corée du Sud, la France, le Royaume-Uni… Cette banque est déjà lancée dans une série de réalisations (au Bangladesh, en Indonésie, au Tadjikistan), c’est à dire dans sa zone d’opération privilégiée. Mais ses activités peuvent s’élargir à d’autres régions. Il s’agit là pour la Chine (éventuellement en partenariat avec certains pays occidentaux) de faire face à la tutelle américaine de fait sur la « Banque Mondiale » et le FMI , et de contrer leurs diktats politiques.
L’accord de coopération « Format 16+1 ». Cet Accord de coopération encore peu connu, a été conclu en 2012 à Varsovie par le premier ministre Wen Jiabao. Il réunit la Chine et 16 pays d’’Europe centrale et orientale (PECO). Son orientation est définie à travers des directives, des projets et des financements précisés lors de chaque sommet. Il s’agit de s’inscrire dans la logique des relations économiques nouvelles créées par la BRI (les Nouvelles routes de la Soie). En 2012, la Chine a ouvert une ligne de crédit pour un Fonds de coopération et d’investissements, de 10 milliards de dollars. Plus récemment, l’actuel premier ministre chinois Li Keqiang a souligné notamment l’objectif de pousser à l’élargissement de cet accord Chine-PECO à l’ensemble de l’Union Européenne. (A noter à ce propos que si la pénétration de la BRI s’est faite jusqu’ici surtout en Europe de l’Est et du Nord, un « terminal » BRI a été ouvert récemment en Espagne). Li Keqiang a aussi souhaité que les firmes chinoises puissent participer aux opérations de privatisations de firmes européennes sur un pied d’égalité avec les firmes concurrentes. A l’évidence, la Chine cherche à investir tout l’espace européen en s’appuyant sur sa puissance économique et financière, en développant son grand projet des Nouvelles routes de la Soie. L’UE, affaiblie et prise à contre pied, ne sait trop comment réagir face à ce nouvel élément de contradiction avec les pays d’Europe centrale et orientale, au sein de l’Union européenne. A l’évidence, les diktats de Bruxelles y provoquent des rejets nationalistes, voire d’extrême droite, et la Chine apparaît comme un recours. De plus, grâce à des implantations à l’intérieur de l’UE, la Chine peut éviter en partie le tarif extérieur de l’Union et bénéficier d’un surcroît de compétitivité au sein même du marché unique européen.
Autre élément significatif de cette offensive économique mondiale, l’apparition de firmes chinoises de grande envergure qui se présentent avec des projets planétaires. On peut prendre l’exemple la « State Grid Corporation of China». Il s’agit de la firme d’État qui gère le réseau électrique chinois. C’est aussi la plus grande firme mondiale dans cette activité. Elle vient de présenter au G20 un colossal projet mondial de connexion de tous les réseaux électriques, à réaliser avant 2050. Ce projet est basé sur l’expérience de cette société dans le domaine des lignes électriques THT (très haute tension) sur des distances calculées en milliers de kilomètres, avec une technologie de lignes en courant continu pour une tension de 1 million de volts. Cette société est par ailleurs en train d’acquérir des participations significatives dans divers réseaux électriques européens (Grèce, Portugal, Italie…). Elle contrôle le principal réseau électrique brésilien.
On peut citer aussi le projet de la firme « Alibaba », homologue de l’américaine Amazon. Jack Ma, son Président, milliardaire connu, a récemment annoncé lors d’un séminaire en Russie, sa volonté d’ étendre l’activité de vente en ligne de son groupe au niveau mondial.
Il semble ainsi peu contestable qu’avec la stratégie et le mode de développement choisis, avec les instruments de puissance dont elle dispose, la Chine est bel et bien engagée dans une stratégie de domination économique de dimension mondiale qui contribue déjà à infléchir le positionnement de certains pays (le Japon, par exemple, a manifesté récemment son intention d’intégrer le système BRI). Mais qu’en est-il de sa stratégie militaire ?
Au cours des dernières décennies, la stratégie militaire chinoise a été ajustée sur la détermination à éviter trois écueils.
D’abord, éviter, face aux États-Unis, de se lancer, comme l’URSS hier, dans une course aux armements ruineuse en termes de nombre de missiles et de têtes nucléaires. Une compétition privée de sens, et qui a finalement fortement contribué à l’effondrement économique de l’URSS. D’où le choix d’une force de dissuasion nucléaire qui s’inscrit dans une conception de « dissuasion minimale ». A noter que la Chine (comme les USA et la Russie) travaille à la mise au point d’armes hypersoniques susceptibles de rendre inefficace un système anti-missiles et de porter des têtes nucléaires.
Ensuite, ne pas se retrouver avec une présence de l’OTAN près de ses frontières occidentales (la guerre en Afghanistan et surtout la crise coréenne lui en montrent le risque). Ne pas affaiblir l’efficacité de sa propre défense et de sa dissuasion constitue une préoccupation partagée par un certain nombre de pays d’Asie Centrale ou riverains de l’Océan indien, ainsi que par la Russie évidemment. Cette préoccupation a conduit à la mise sur pied de « l’Organisation de coopération de Shanghai », initiée par la Chine qui comprend des membres à part entière et des observateurs. Les finalités de cette organisation dépassent les problèmes purement militaires, mais elles les incluent. L’objectif original affiché est de lutter contre « le terrorisme, l’extrémisme, le séparatisme ». Mais il y a aussi et peut-être surtout, la volonté d’ attirer vers elle les richesses d’Asie centrale et de Sibérie, et de prendre le pas sur l’influence russe dans la région.
Enfin, autre obsession chinoise, exercer son ascendant sur la Mer du Japon, sur la Mer de Chine orientale et sur la Mer de Chine méridionale. Contrôler notamment les archipels qu’elles contiennent, objets de contestations historiques d’appartenance. Ces archipels seraient en effet susceptibles d’accueillir des équipements et infrastructures militaires de puissances étrangères alliées de Washington, ou des points d’appui à la force navale stratégique américaine, à proximité du territoire chinois, ce qui permettrait, le cas échéant, d’entraver les flux du transport maritime chinois, en particulier ses approvisionnements en pétrole en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique (Si vous voulez. Mais s’il devait y avoir entrave américaine à ce trafic, il se situerait au niveau des détroits, pour laisser filtrer ce qui irait vers le Japon et la Corée du Sud puisque ce courant passe aussi par celui de la mer de Chine du Sud. Mais cela nécessiterait effectivement l’installation d’un dispositif de sécurité américano-allié au milieu pour assurer la sécurité des convois japonais et sud-coréens contre les actions chinoises de représailles militaires. Mais pour l’heure, une telle hypothèse paraît largement compromise puisque la Chine ne cesse de renforcer militairement les îles artificielles qu’elle a créées à partir de fin 2013 sur huit socles rocheux qu’elle avait commencé à occuper à partir de mars 1988 dans les îles Spratleys). D’où la mise sur pied d’une force navale stratégique chinoise déjà assez conséquente. Objectif : 6 porte-avions, des frégates lance-missiles, des chasseurs furtifs dernier cri…
Notons in fine que la seule implantation militaire chinoise d’envergure éloignée du territoire national est récente. C’est l’acquisition d’une base militaire importante à Djibouti, au bord du Golfe d’ Aden. La Chine était déjà présente dans la région au titre d’une mission de l’ONU contre la piraterie maritime. Mais d’autres motivations s’ajoutent qui viennent justifier le renforcement de cette présence chinoise alors que les risques élevés de conflits élargis, voire de grande guerre au Moyen-Orient constituent un risque d’instabilité majeure, en particulier pour les relations commerciales et pour les approvisionnements pétroliers chinois. La Chine, comme grande puissance, ne peut plus se permettre d’être la seule absente d’une zone aussi stratégique.
Autre souci stratégique et militaire évident pour la Chine : les tensions permanentes entre la Corée du Nord et les États-Unis. Des tensions susceptibles de dégénérer en conflit ouvert dans un contexte nucléaire, dans un climat d’hostilité alimenté par des provocations réciproques condamnées par Beijing . La Chine se sent aussi concernée dans sa sécurité par l’installation en Corée du Sud d’un système américain de batteries de missiles anti-missiles « Thaad » qui tend à affaiblir ses propres capacités de dissuasion. Après le 19ème Congrès du PCC, Xi Jinping, en tenant compte de ces multiples enjeux, a souligné la nécessité que « La Chine dispose d’une armée puissante ».
Le régime politique chinois
L’ensemble des analyses qui précédent tendent à montrer que la caractérisation officielle du régime politique chinois actuel comme un régime communiste dont la doctrine officielle serait le marxisme n’est pas réellement pertinente. Sont employées également d’autres formulations, par exemple le « socialisme de marché », dont la signification concrète reste obscure. Il paraît donc nécessaire de préciser quelques caractéristiques propres à ce régime.
Aucune liberté d’expression réelle n’est reconnue. Artistes, intellectuels, défenseurs des droits… sont couramment victimes de répression. Internet fait l’objet d’un contrôle totalitaire, avec le blocage de tout site abritant attaques ou dénigrements du pouvoir central chinois. L’ouverture d’un blog individuel contenant des critiques du pouvoir fait courir un risque sérieux d’emprisonnement à son créateur. Les journalistes doivent défendre la ligne définie par le PCC. Dans la dernière période, on peut noter cependant des appréciations en demi-teinte, et même des articles portant sur des réalités gênantes (par exemple un article du « Quotidien du peuple » sur l’explosion des inégalités sociales en Chine). Mais aucun moyen d’expression se présentant comme indépendant ou d’opposition au pouvoir actuel n’a apparemment droit de cité. Cela ne signifie pas, évidemment, que les chinois n’ont pas d’opinion ou de jugement positif ou négatif, sur ce qui se passe. Les nombreuses actions collectives menées contre des dirigeants locaux corrompus le montrent, ainsi que l’utilisation du droit de pétition à l’adresse de l’échelon politique supérieur.
Une justice subordonnée. La notion de séparation des pouvoirs comme garantie des libertés démocratiques dans un État de droit est apparemment ignorée en Chine. Au niveau national, en matière de lutte contre la corruption par exemple, c’est le pouvoir politique qui initie les poursuites judiciaires et la justice applique le niveau de peine requis après concertation avec le pouvoir. Manifestement, la justice ne décide pas seule des enquêtes, et encore moins contre l’avis du pouvoir central.
La lutte contre la corruption. Xi Jinping a fait de la lutte contre la corruption à tous les échelons un de ses principaux thèmes d’action politique. Le fait que ces poursuites ont mis en cause des personnalités haut placées lui a conféré une popularité certaine. La population dans son ensemble étant irritée par cette corruption endémique à tous les niveaux. En 2016, la publication dans la presse, sur le plan international, des « Panama papers » a cependant révélé que des proches de Xi Jinping (son beau-frère), ou de l’ancien premier ministre Wen Ji Bao avaient dissimulé dans ce paradis fiscal des sommes considérables de provenance douteuse. Ces informations particulièrement fâcheuses pour le pouvoir central ont fait l’objet d’un black-out total en Chine.
La punition des actes de corruption en Chine est extrêmement sévère, puisqu’elle peut en principe aller jusqu’à la peine de mort ou la prison à perpétuité. On a observé que des personnalités concernées très en vue ne se sont pas impliquées directement dans les actes de corruption qui ont été l’œuvre de leur « clan ». On peut dire aussi, plus globalement, que l’absence de tout mécanisme démocratique permettant la transparence et un véritable débat de fond sur la délivrance de telle ou telle autorisation (notamment d’investissement) génère la corruption. La Chine n’échappe pas à la règle. La mondialisation du capitalisme néolibéral n’a fait qu’amplifier le recours à une corruption devenue quasiment universelle.
L’ensemble de ces éléments politiques et économiques négatifs suscitent beaucoup de condamnations. Il est vrai, aussi, qu’ils n’apportent rien de positif au projet de développement chinois et entravent plutôt sa réussite. En revanche, la perspective de voir la Chine renouer avec son prestigieux passé millénaire (5), effacer les humiliations coloniales des 19ème et 20ème siècles, devenir la première puissance économique mondiale, voire la plus avancée technologiquement… voilà qui vaut déjà à Xi Jinping une popularité certaine et un statut de « grand dirigeant ». Son nom est d’ailleurs associé à ceux de Deng Xiao Ping et même, d’une certaine façon, à celui de Mao Zedong.
Les humiliations effectivement, ont durement et durablement marqué l’histoire de la Chine. Elles se rapportent aux processus de colonisation du Royaume Uni (Hong Kong), du Japon (Taïwan). Il s’agit aussi, au 19ème siècle, du saccage et du pillage anglo-français du « Palais d’été », des guerres commerciales de l’opium (Royaume Uni). Il s’agit encore, au XXème siècle, de la guerre sino-japonaise (1931-1945) durant laquelle le Japon fit preuve d’une barbarie inouïe, d’un degré comparable à celle des nazis : massacres en masse de prisonniers, massacre de la population de Nankin, crimes de guerre et crimes contre l’humanité de grande ampleur (viols, rapts et exécutions sommaires)…
Comment analyser finalement l’actuel projet de développement chinois ?
La nature, en particulier économique, du projet de développement chinois ne correspond pas à l’étiquette officielle de « régime communiste à l’idéologie marxiste ». Cette dénomination semble relever d’un usage externe, en direction des PED. Elle permet de mieux différencier la politique chinoise de celle des multinationales occidentales, voire de jouer un rôle de légitimation idéologique interne.
Le projet chinois ressort plutôt d’un capitalisme de type keynésien, c’est à dire d’un type de capitalisme comportant des interventions étatiques (secteurs d’État d’importance notable) et des services publics (éducation, santé…) à faibles coûts. Avec des politiques économiques visant le plein emploi, sauvegardant et améliorant la rémunération du travail, avec une dynamique tirée par la demande et taxant significativement les profits. La France de la Libération en est un bon exemple concret, comme la période gaullienne des années 60, avec de surcroît « une planification souple » (Commissariat au Plan, DATAR) qui se contente de fixer des objectifs en laissant aux entités concernées le choix et la responsabilité des moyens d’y parvenir. A noter que le Japon a adopté, après la guerre, ce modèle français de « planification souple » avec, à son tour, une influence sur son voisin chinois.
Le projet économique de développement chinois comporte effectivement des éléments de ce type. Lorsque Xi Jinping énonce que le but du développement est que la Chine parvienne à une « aisance moyenne », il ne peut s’agir que des salariés devant atteindre un niveau de satisfaction acceptable de leurs besoins et non des milliardaires ou multimillionnaires l’ayant, par définition, très largement dépassé. Autre exemple : le rôle de la planification et des entreprises d’État qui assument la réalisation spectaculaire de grandes infrastructures, non rentables selon les critères du capitalisme néolibéral, mais indispensables. Voir par contraste l’état catastrophique des infrastructures aux États-Unis du fait des critères de rentabilité néolibéraux. Il reste cependant des disparités inacceptables entre provinces, et des problèmes sociaux majeurs comme ceux déjà cités : niveau des inégalités, absence de SMIC, surexploitation des migrants, hukou, etc…
Par ailleurs, le choix d’une présence massive du capital néolibéral, étranger et autochtone, l’acceptation de ses diktats en terme d’accumulation financière maximale forcément prélevée sur le monde du travail, mais aussi l’absence de démocratie sociale et la prééminence des cercles dirigeants de l’appareil bureaucratique d’État… Tout cela induit des fragilités importantes pour le projet de développement chinois. La manière dont la Russie est passée au capitalisme par décisions de sommet, et le choix par lequel Deng Xiao Ping a introduit une forte dose de capitalisme néolibéral en Chine, sans aucune réaction populaire… montrent que les contradictions à l’œuvre n’ouvrent pas seulement sur des risques théoriques. Le poids de 609 milliardaires chinois, dont 211 appartenant au PCC, et celui, toujours croissant, du capital mondialisé occidental, accroissent fortement ces risques.
En conclusion, notons l’annonce par Xi Jinping, pour mai 2018, de la tenue en Chine d’un Congrès international de chercheurs sur « Le marxisme, le monde d’aujourd’hui et la Chine ». On peut souhaiter qu’y soient débattues les véritables conditions de ce qu’on pourrait appeler un « socialisme démocratique». Par exemple, la primauté des intérêts du monde du travail sur ceux du capital mondialisé (fût-il « d’origine » nationale) ; le rôle de syndicats indépendants, mais aussi la responsabilité et l’engagement des directions politiques ; la participation directe des salariés à l’élaboration de la stratégie des groupes dans lesquels ils travaillent ; l’exigence démocratique et le respect des droits fondamentaux à l’ éducation, la santé, la justice… la garantie des droits civils et politiques comme la liberté d’expression.
Au plan international, l’état de guerre permanent dans certaines régions, les menaces d’affrontement nucléaire, les menaces pour l’avenir même de l’humanité que représentent l’inertie de diverses grandes nations en matière de transition climatique et énergétique nécessitent que les BRICS, le groupe des 77, les diverses forces progressistes internationales, unissent leurs efforts pour conférer à l’ONU, à son AG, à son SG (sans droit de veto possible) : 1) la responsabilité des initiatives de paix (cessez le feu, forces d’interposition, négociations sous l’égide de l’ONU, poursuite du désarmement, etc; 2) la responsabilité de rendre obligatoires les engagements énergétiques, climatiques et écologiques, le tout avec les moyens financiers internationaux nécessaires pour aider les PED dans leur développement indépendant, dans leurs dépenses d’adaptation climatique et énergétique ( montant proposé 1%/an du patrimoine des 1% les plus riches du monde, soit plus de 1.300 milliards $/an).
Au regard des impasses et des désastres que le capitalisme mondialisé est en train de nous construire, un débat de fond ouvert, libre et pluraliste est plus que jamais nécessaire.
Notes :
(1) En 1990, au cours d’entretiens à Moscou avec des dirigeants syndicaux soviétiques du secteur pétrolier et gazier, ceux-ci m’avaient confirmé ces blocages psychologiques historiques, apparemment similaires en Chine ;
(2) « Le Figaro » 23/10/2015 ;
(3) « Hurun Report » 2017 ;
(4) Rapports 2014 « Crédit Suisse » et « Oxfam », le % de patrimoine national détenu par les 1% de chinois les plus riches est désormais pratiquement équivalent à celui de leurs homologues américains ;
(5) Dès le premier millénaire de l’ère chrétienne, l’Empire chinois représentait la civilisation la plus avancée du monde. Citons-en quelques éléments : l’invention des bateaux à plusieurs mâts (dynastie Song : 960 à 1279) ; l’invention du gouvernail d’étambot (Song) ; pour le guidage, la boussole, les expéditions maritimes avec un grand nombre de bateaux et de marins (Ming avec Zheng He : 7 expéditions de deux ans chaque entre 1405 et 1433) ; pour l’agriculture et les transports, le harnais, les étriers et le soc de charrue, la métallurgie de la fonte et de l’acier ; la céramique, la soie, la poudre à canon ; l’imprimerie au premier millénaire de l’ère chrétienne (le papier, l’encre de chine, les idéogrammes standardisés sur plaques, (date du plus ancien livre conservé : an 868), alors que nombre de sources occidentales continuent d’attribuer cette invention à Gutenberg (1446)… 6 siècles plus tard. Dans les connaissances abstraites, en astronomie, le calcul de la périodicité de la comète de Haley (!) ; en mathématiques, la numération à base 10. Toutes ces connaissances ont cheminé ensuite, via la route de la soie, vers le Moyen-Orient, l’Égypte, la Grèce, l’Italie, le Maghreb, l’Espagne, le Sud de la France, avec la conquête arabe, et ensuite vers l’Europe du Nord.
« Reconnaître enfin les crimes de la colonisation française »
Un article d’Olivier Le Cour Grandmaison.
Emmanuel Macron, attendu à Alger ce mercredi, doit mettre un terme au mépris de la France pour ceux qu’elle a opprimés et déclarer que des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ont été commis pendant son histoire coloniale
Après une tournée « africaine », selon l’expression consacrée, qui désigne en réalité la visite officielle de plusieurs États avec lesquels la France entretient des relations privilégiées, entre autres parce qu’il s’agit d’anciennes colonies, Emmanuel Macron doit se rendre en Algérie.
Au cours de ces différents déplacements en Afrique de l’Ouest, le chef de l’État a déclaré : « Les crimes de la colonisation européennes sont incontestables. Je me reconnais dans les voix d’Albert Londres et d’André Gide qui ont dénoncé les milliers de morts du chemin de fer Congo-Océan. »
Ces propos nouveaux, assurément, appellent cependant quelques précisions. Plutôt que de débiter des généralités sur les pratiques coloniales du Vieux Continent, sans doute destinées à atténuer les responsabilités de la France et à tempérer la colère des représentants de la droite et de l’extrême droite, le président gagnerait à être plus précis et à qualifier correctement ce qui a été perpétré à l’époque.
En effet, la construction de la voie ferrée précitée a coûté la vie à 17 000 « indigènes » pour la seule réalisation des 140 premiers kilomètres. En 1928, le taux de mortalité sur ce chantier était de de 57 % ce qui est comparable voire supérieur au pourcentage de certains camps de concentration nazis.
Qui a rendu ce chiffre public ? Un anticolonialiste farouche ? Non, le ministre des Colonies, André Maginot, dans une déclaration prononcée devant une commission ad hoc de la Chambre des députés. L’entreprise chargée des travaux ? La Société de construction des Batignolles dont la prospérité est en partie liée aux nombreux contrats remportés dans les possessions françaises. Son successeur n’est autre que le groupe aujourd’hui bien connu sous le nom de SPIE-Batignolles. En 2013, Jean Monville, ancien PDG de ce groupe, osait rappeler « la fierté de ce qu’on avait fait dans le passé, de notre professionnalisme et de notre engagement dans nos “aventures” d’outre-mer » (Le Monde, 21 mai 2013).
Encore un effort, monsieur le président, vous ne pouvez ignorer que le travail forcé est, comme l’esclavage, un crime contre l’humanité
Encore un effort, monsieur le président, vous ne pouvez ignorer que le travail forcé est, comme l’esclavage, un crime contre l’humanité. À propos du sort atroce réservé aux migrants qui se trouvent en Libye, vous affirmez : « Il faut le nommer » ainsi, « non pour accuser l’autre, mais pour agir avec force. » Faites de même pour le travail précité qui n’a été aboli dans les colonies françaises que le 11 février 1946 après bien des atermoiements.
En ce qui concerne l’Algérie, le chef de l’État doit être fidèle au candidat qu’il a été, lequel admettait, en février 2017, sur la chaîne de télévision Echourouk TV que « la colonisation était un crime contre l’humanité ».
Cette forte déclaration a été suivie de propos pour le moins singuliers relatifs au fait que « la France aurait installé les droits de l’homme en Algérie » mais qu’elle aurait « oublié de les lire ».
Affirmation stupéfiante qui témoigne d’une ignorance de la condition imposée aux « indigènes » algériens jusqu’en 1945, lesquels n’étaient pas « citoyens français » mais « sujets français », privés des droits et libertés fondamentaux individuels et collectifs, et soumis à des dispositions d’exception applicables qu’à eux. Bel exemple de racisme d’État.
Gouverner, c’est prévoir ; c’est aussi trancher
De retour en France, le candidat Macron s’est platement excusé pour dire qu’il n’avait pas vraiment tenu les propos qui lui ont été reprochés par l’extrême droite, les dirigeants des Républicains et quelques intellectuels, devenus de vulgaires idéologues, comme Alain Finkielkraut.
En ces matières, comme en beaucoup d’autres, la formule « en même temps », si prisée par Emmanuel Macron, peut justifier tous les immobilismes et toutes les reculades au motif que certains sont opposés à une telle reconnaissance.
Gouverner, c’est prévoir ; c’est aussi trancher. Cinquante-cinq ans après la fin de la guerre d’Algérie, il est impératif de le faire en déclarant publiquement, dans la capitale de ce pays comme à Paris, que des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ont été commis par la France depuis la prise d’Alger en 1830 et la « pacification » de ce territoire par les colonnes infernales du général Bugeaud.
Cinquante-cinq ans après la fin de la guerre d’Algérie, il est impératif de le faire en déclarant publiquement, dans la capitale de ce pays comme à Paris, que des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ont été commis par la France
Relativement au terrible bilan de la colonisation française en Algérie, les victimes, leurs descendants, français ou algériens, toutes celles et tous ceux qui sont engagés, parfois depuis fort longtemps, pour la reconnaissance des crimes perpétrés à l’époque exigent que cette dernière soit enfin effective.
Alors que la plupart des auteurs de ces crimes sont décédés, et qu’il n’est plus possible de les poursuivre devant les tribunaux, c’est la seule façon de rendre hommage aux centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont été tués, massacrés, exécutés sommairement, torturés ou qui ont fait l’objet de disparition forcée. C’est également la seule façon de leur rendre justice.
Quant à ceux qui, dans l’Hexagone, ne cessent de dénoncer une prétendue « repentance » qui nuirait à la cohésion de la France, il faut rappeler ceci : plusieurs autres pays ont reconnu être coupables de crimes coloniaux et leur unité nationale n’a nullement été compromise.
À preuve, le 10 juillet 2015, le gouvernement allemand admet que les forces du général Lothar von Lothar ont commis, entre 1904 et 1905, un génocide contre les Hereros et les Namas dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie).
Le 12 septembre 2013, « le gouvernement britannique reconnaît que les Kényans ont été soumis à des actes de torture et à d’autres formes de maltraitance de la part de l’administration coloniale » (Libération, 14 septembre 2015).
Mémorial érigé à Nairobi le 11 septembre 2015 aux victimes de la colonisation britannique (Facebook)
Ces mots sont inscrits sur le mémorial, financé par la Grande-Bretagne et érigé à Nairobi, pour rendre hommage aux milliers « d’indigènes » massacrées par les troupes de sa Gracieuse majesté lors du soulèvement des Mau-Mau dans les années 1950.
Quant à la Nouvelle-Zélande, au Canada, à l’Australie et aux États-Unis, tous ont admis que des traitements indignes avaient été infligés aux populations autochtones de leur territoire respectif.
La glorieuse France républicaine se signale par son conservatisme, sa pusillanimité et son mépris pour celles et ceux qu’elle a exploités, opprimés et massacrés au cours de son histoire coloniale, et pour leurs héritiers français ou étrangers
Et la glorieuse France républicaine ? Sur ces sujets, elle se signale par son conservatisme, sa pusillanimité et son mépris pour celles et ceux qu’elle a exploités, opprimés et massacrés au cours de son histoire coloniale, et pour leurs héritiers français ou étrangers.
Emmanuel Macron doit mettre un terme à cette situation qui n’a que trop duré. Concluons en citant le philosophe Paul Ricœur, bien connu, paraît-il, du chef de l’État : « C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ? » (Paul Ricœur, La Mémoire et l’oubli, Seuil, 2000, p. 650.)
À cette interrogation, on peut répondre ceci : cette mémoire partielle serait une mémoire blessante à l’endroit de celles et ceux qui en sont exclus, une concession scandaleuse aux idéologues du grand roman national-républicain français qui préfèrent une mythologie rance, souvent révisionniste, parfois négationniste, à la vérité historique désormais bien établie, et enfin une discrimination mémorielle et commémorielle supplémentaire à l’endroit des Français d’origine algérienne et, plus largement, des héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale.
– Olivier Le Cour Grandmaison est professeur de sciences politiques à l’Université Paris-Saclay-Évry-Val-d’Essonne. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la colonisation, à la philosophie politique et aux politiques migratoires de la France et de l’Union européenne, son dernier livre, L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, est paru chez Fayard en 2014.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.