Causes et effets d’une rentrée aux senteurs islamophobes. Le discours sur la menace »fondamentaliste ».

Bouamma planter-du-blanc

Un texte de Saïd Bouamama : Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires

https://bouamamas.wordpress.com/ 12 septembre 2019

La rentrée sociale 2019 a décidément un goût amer pour les citoyens musulmans de France ou supposés tels. Coup sur coup en quelques semaines, ils se retrouvent à faire la une des médias à trois reprises à leurs corps défendant. La couverture et les polémiques médiatiques de ces « affaires » contribuent, une nouvelle fois à les construire comme « problème social », à les désigner comme « soucis politique», à les présenter comme « menace idéologique». Les protestations contre la multiplication des règlements intérieurs interdisant le port de « maillots de bain couvrant » (nouvel euphémisme pour désigner le « Burkini ») a été l’occasion une nouvelle fois de présenter la laïcité comme étant menacée (après l’école et les hôpitaux c’est au tour de nos piscines). Le « droit d’être islamophobe » proclamé par le philosophe Henri Peña-Ruiz à l’université d’été de la France Insoumise en avançant la nécessité de distinguer le rejet de l’islam et le rejet des musulmans, accrédite une nouvelle fois l’idée d’une liberté de critique des religions menacée. La déclaration mensongère du ministre de l’éducation sur la non scolarisation des fillettes « musulmanes » en raison du « fondamentalisme islamique » qui gangrènerait, certains territoires, ajoute enfin la touche angoissante d’une société menacée dans ses fondements et ses valeurs par un « ennemi de l’intérieur » disposant d’appuis internationaux.

La laïcité vestimentaire

A trois reprises ces dernières semaines des groupes de femmes décident de se baigner en « Burkini » pour protester contre la multiplication des règlements intérieurs leur interdisant l’accès à ces lieux de loisir. Immédiatement le premier ministre déclare « il y a des règles sur les tenues qui sont celles qui doivent être utilisées pour venir se baigner. Et aucune conviction religieuse ne peut venir faire obstacle au respect de ces règles, il faut être ferme avec ses règles ». La porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye condamne pour sa part l’action d’ « associations à caractère communautariste ». Pendant plusieurs jours nos médias se font dès lors l’écho de discours présentant ces militantes comme refusant les « règles » communes de la République. Or les règles vestimentaires définies par la loi ne prennent en compte à juste titre qu’un critère : l’hygiène et la sécurité. Voici ce qu’en dit un guide publié en mai 2019 par le ministère des sports :

Les personnes fréquentant ces bassins peuvent être considérées comme des usagers du service public vis-à-vis desquels il n’existe pas de législation restrictive quant au port d’une tenue qui s’apparenterait à un motif religieux. En d’autres termes, la manifestation de la liberté de conscience prime tant qu’elle ne trouble pas l’ordre public. […] Des règles qui imposeraient le port d’une tenue adaptée à la pratique sportive, en visant directement ou indirectement l’interdiction du port du burkini, ne pourraient être légales que sur la base de raisons objectives telles que l’hygiène et/ou la sécurité, mais aussi démontrables afin de ne pas aboutir à une discrimination indirecte pour des raisons religieuses[i].

A aucun moment il n’a été question dans ces actions militantes de refuser des règles d’hygiènes (telle que l’obligation de prendre une douche avant l’entrée dans la piscine ou l’interdiction de certains tissus par exemple). Ce qui est contesté c’est l’amalgame généralisé entre un vêtement et l’absence d’hygiène qui fait glisser subrepticement l’interdit d’un champ à un autre, de l’hygiène des tenues à la discrimination des porteuses d’une certaine tenue. Comme il fallait s’y attendre ce nouvel épisode a suscité la mobilisation de la facho-sphère avec l’habituelle reprise de certains de ses arguments dans un champ plus large. Parmi ceux-ci celui d’un comportement « sécessionniste » ou « isolationniste » entravant le fameux « vivre ensemble » a été particulièrement avancé. Le magasine Causeur titre ainsi un de ses articles « Burkini : L’islam séparatiste à l’assaut des piscines[ii] ». Des femmes exigeant de pouvoir aller dans des lieux communs sont ainsi présentées comme « séparatistes ». Étrange logique que celle d’un « vivre ensemble » interdisant l’accès aux espaces publics. Après la valse des arrêtés municipaux interdisant le port du « Burkini » sur les plages d’il y a quelques années (Cannes, Villeneuve Loubet, Sisco, le Touquet, etc.), nous avons à faire aujourd’hui à la valse des règlements intérieurs interdisant de nouveau l’accès à un espace public. La succession des interdits vestimentaires contribuent concrètement à distiller toujours plus fortement les images d’une population rétive aux règles communes, d’une religion contradictoire avec le « vivre ensemble », et d’une menace grandissante issue d’une offensive « fondamentaliste ». Comment s’étonner alors que cette « islamophobie par le haut » finisse par engendrer une « islamophobie par le bas » c’est-à-dire au sein d’une population française déjà déstabilisée par la précarisation généralisée des conditions d’existence.

Les mensonges essentialistes d’un ministre

Le 31 août c’est au tour du ministre de l’éducation nationale d’apporter sa contribution à la banalisation de l’islamophobie. Abordant la question de la déscolarisation dans les écoles maternelles, il déclare :

« Il y a plus de filles que de garçons qui ne vont pas à l’école maternelle pour des raisons sociétales […] Et appelons un chat un chat, le fondamentalisme islamiste dans certains territoires a fait que certaines petites filles vont à l’école le plus tard possible[iii]. » L’affirmation est tout simplement un mensonge comme en témoigne le rapport de l’éducation nationale sur la fréquentation des maternelles en 2018 soulignant que 50.3 % des élèves de 2 ans sont des filles[iv]. Malgré le démenti des données statistiques, le ministère de l’éducation nationale persiste en soulignant que le ministre parlait de « certains quartiers, certaines zones » et non une réalité nationale sans avancer bien ses sources. « Ce n’est pas quelque chose de statistique, et même si ça concerne une dizaine de filles et pas des milliers ça doit évidemment faire partie des choses auxquelles on fait attention» énonce le ministre en annonçant « un point sur la laïcité à l’école d’ici fin septembre[v] ».

Nous sommes ici en présence d’un idéaltype de la logique essentialiste. La situation de quelques fillettes est généralisée à des « quartiers », des « zones » et des « territoires » entiers. Elle est en outre référée à une causalité unique : le fondamentalisme islamique. Le résultat d’une telle logique est sans surprise : le renforcement de l’image d’une société menacée dans certains de ses territoires par un danger « fondamentaliste islamique » rendant nécessaire un sursaut collectif et unitaire. Notre école va tellement bien que, le ministre a le loisir de se préoccuper du sort d’une « dizaine de filles ». Les autres problèmes de l’éducation nationale sont si minimes qu’il a le temps de se pencher une nouvelle fois sur la laïcité. La « laïcité » et/ou le « danger fondamentaliste » sont réellement devenus des « débats-écran » facilement mobilisables pour détourner l’attention vers d’autres questions que celles qui dévoilent les véritables problèmes sociaux et politiques. Dans un livre de 2004 nous soulignons déjà que la logique enclenchée par la « loi sur les signes religieux dans les écoles publiques » installait une « boite de pandore » que l’on pourrait ouvrir à loisir pour des préoccupations tactiques :

La loi pose un abcès de fixation qui ne peut que remettre régulièrement sur le devant de la scène les populations issues de la colonisation comme « ennemi de l’intérieur » menaçant pêle-mêle la République, la laïcité, l’Identité nationale, etc. Les métastases du débat de cette année se multiplieront, réenclenchant le même film, suscitant les mêmes propos véhéments, produisant les mêmes résultats en termes de stigmatisation d’une partie du peuple de France caractérisée par son origine, elle-même réduite à une unique dimension religieuse[vi].

SI la facho-sphère est devenue très efficace pour rouvrir régulièrement cette boite de pandore, la déclaration de notre ministre souligne qu’elle n’est pas la seule à connaître son mode d’emploi.

« Le droit d’être islamophobe » de la France Insoumise

L’université d’été de la France Insoumise a permis de prendre la mesure des métastases que nous évoquons ci-dessus. Elles s’étendent tout simplement à la quasi-totalité du champ politique. Lors de cette université d’été le philosophe Henri Peña-Ruiz autorise « le droit d’être islamophobe » comme suit :

Le racisme, qu’est-ce que c’est ? Mise au point : c’est la mise en question des personnes pour ce qu’elles sont. Mais ce n’est pas la mise en question de la religion. On a le droit, disait le regretté Charb, disait mon ami Stéphane Charbonnier, assassiné par les frères Kouachi en janvier 2015. On a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe. En revanche, on n’a pas le droit de rejeter des hommes ou des femmes parce qu’ils sont musulmans. Le racisme, et ne dévions jamais de cette définition sinon nous affaiblirons la lutte antiraciste, le racisme c’est la mise en cause d’un peuple ou d’un homme ou d’une femme comme tel. Le racisme antimusulman est un délit. La critique de l’islam, la critique du catholicisme, la critique de l’humanisme athée n’en est pas un. On a le droit d’être athéophobe, comme on a le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe. En revanche, on n’a pas le droit d’être homophobe, pourquoi ? Parce que le rejet des homosexuels vise les personnes. On rejette des gens pour ce qu’ils sont, et là on n’a pas le droit de le faire. Le rejet ne peut porter que sur ce qu’on fait et non pas sur ce qu’on est[vii].

L’argument d’autorité consistant à donner une définition arbitraire d’un concept permettant ensuite de tirer logiquement les conclusions préalablement souhaitées est un outil rhétorique classique. N’en déplaise à notre philosophe le racisme ne peut pas se limiter à la « mise en question des personnes pour ce qu’elles sont ». Des décennies de débats et de recherches ont stabilisées quelques définitions qui mettent en évidence le réductionnisme de l’ « innovation sémantique » proposée. Faut-il encore rappeler les précisions d’un Albert Memmi datant de 1964 : « Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression[viii]. » Il ne s’agit pas d’une quelconque « mise en question » mais d’un processus de hiérarchisation de groupes sociaux définis par une couleur, une origine, une culture, une religion, etc. Nous ne sommes pas non plus en présence d’un « rejet » « des personnes pour ce qu’elles sont » car les différences invoquées pour stigmatiser peuvent relever (et le sont même généralement) de l’imaginaire. Notre philosophe a tout simplement oublié ici que la forme d’expression du racisme dépend du rapport des forces idéologiques. Celui-ci contraint le racisme à s’adapter c’est-à-dire à prendre de nouveaux visages afin de maintenir son efficacité politique. Il est ainsi passé historiquement d’une forme « biologique » (l’affirmation de la supériorité d’une race sur les autres ») à une forme culturaliste (l’infériorisation de certaines « cultures ») à enfin plus récemment une forme centrée sur une religion. Cette mutation des visages du racisme ou cette dynamique historique des formes d’expression est déjà mise en avant par Frantz Fanon dès 1956 :

Le racisme n’a pas pu se scléroser. Il lui a fallu se renouveler, se nuancer, changer de physionomie. Il lui a fallu subir le sort de l’ensemble culturel qui l’informait. Le racisme vulgaire, primitif, simpliste prétendait trouver dans le biologique, les Écritures s’étant révélées insuffisantes la base matérielle de la doctrine. […] De telles affirmations brutales et massives, cèdent la place à une argumentation plus fine. […] Ce racisme qui se veut rationnel, individuel, déterminé, génotypique et phénotypique se transforme en racisme culturel. L’objet du racisme n’est plus l’homme particulier mais une certaine forme d’exister[ix].

Le racisme peut ainsi prendre la forme d’une « critique de la religion » n’en déplaise à notre philosophe et à ses arguties sémantiques. Cela ne veut bien entendu pas dire que toute les critiques d’une religion sont raciste mais que celles qui conduisent à l’infériorisation le sont. L’islamophobie prend aussi la forme d’une critique de la religion à des fins d’infériorisations justifiant un traitement d’exception. Depuis que le racisme biologique a cédé le pas au racisme culturaliste c’est toujours en s’attaquant à ces cultures que se légitime l’agression contre les porteurs de cette culture réels ou supposés. La réduction de l’islamophobie à la « critique de la religion musulmane » pour la rendre « légitime » et « respectable » se retrouve de manière significative chez Éric Zemmour qui déclare en avril 2019 : « L’islamophobie n’existe pas. Ce n’est pas un délit, c’est la volonté des minorités islamistes qui essayent de nous imposer ce délit d’islamophobie qui n’existe pas. […) On a le droit de critiquer l’Islam, on a le droit même de détester l’Islam, on a le droit d’avoir peur de l’Islam, comme on a le droit de détester, de critiquer le christianisme, le judaïsme, le protestantisme, etc. » On la retrouve également sous la plume d’un Bruckner : « le terme islamophobie a pour but de faire de l’islam un objet intouchable sous peine d’être accusé de racisme. Cette création, digne des propagandes totalitaires, entretient une confusion délibérée entre une religion, système de piété spécifique, et les fidèles de toutes origines qui y adhèrent. » Elle est également présente chez Finkielkraut, Fourest, etc. On la retrouve enfin dans la prose des sites d’extrême-droite comme Français de souche. Cela fait quand même beaucoup pour un malentendu. Il ne s’agit pas d’un débat de vocabulaire comme voudrait le faire croire le communiqué officiel de la France Insoumise du 29 août mais d’une divergence politique et idéologique. Faut-il être surpris que Peña-Ruiz occulte ou méconnaisse ces fondamentaux ? Rappelons simplement qu’il s’est prononcé pour l’interdiction aux mères portant le foulard d’accompagner leurs enfants lors des sorties scolaires. Ceux qui l’ont invité à l’université d’été le savaient[x].

L’odeur nauséabonde des municipales

Une nouvelle fois la fièvre islamophobe ne ressurgit pas indépendamment du contexte. De nouveau c’est l’approche d’élections qui caractérise la montée de la température islamophobe. Ce statut particulier des séquences électorales révèle l’ampleur de la lepénisation des esprits c’est-à-dire l’imposition par l’extrême-droite à l’ensemble du théâtre politique de son vocabulaire, de ses thèmes et de ses logiques. En juin 1990 en effet, Bruno Mégret expliquait comme suit la « bataille pour le champ lexical » : « Notre stratégie de conquête du pouvoir passe par une bataille du vocabulaire. […] Lorsqu’ils parlent d’identité, de libanisation, de classe politico-médiatique, lorsqu’ils utilisent des termes comme l’établissement, le cosmopolitisme, le peuple, le totalitarisme larvé, hommes de la rue, journalistes et politiciens entrent dans notre champ lexical[xi]. » Il convient simplement de compléter la liste des mots et expression en ajoutant : laïcité menacée, communautarisme, fondamentalisme, territoires perdus de la république, crise migratoire, afflux massif de réfugiés, etc. Le champ lexical dominant aujourd’hui a bien une origine précise. Son extension conduit désormais à faire de chaque élection un moment propice au prurit islamophobe dans l’espoir (conscient ou non importe peu ici sur le plan des conséquences) d’attirer une partie de l’opinion publique sensible à ce nouveau message du racisme.

Mais cela n’est possible que parce que le terrain n’était pas immunisé. Force est en conséquence d’interroger, au-delà de l’extrême-droite, le rapport hérité mais aussi actuelle, à certaines composantes de la société française. Sur le plan de l’héritage nous sommes une nouvelle fois en présence d’une vision assimilationniste et civilisatrice au sein d’une partie non négligeable de la gauche. Au sein de celle-ci, les musulmans sont acceptables mais à condition d’être discrets, invisibles, silencieux, etc. La nation n’est pas saisie comme une réalité historique en mouvement travaillée par des contradictions d’intérêts mais comme une essence immuable dans laquelle doivent se fondre les nouveaux arrivants en acceptant de se faire « civiliser ». Le débat bascule dès lors du champ de l’égalité des droits à celui de « l’intégration », euphémisme policé de la logique de l’assimilation coloniale trop connotée négativement par les leçons de l’histoire récente. En témoigne la sur-inflation des discours sur l’universalisme menacé, la laïcité menacée, le « modèle social français menacée », l’intégration menacée, etc. Cette menace n’est pas située du côté d’un capitalisme mondialisé qui précarise et privatise l’école publique, détruits les conquis sociaux (qui ne sont pas un « modèle » mais des conquêtes de luttes exprimant un rapport des forces à un moment donné de l’histoire), accroît les discriminations racistes systémiques qui hiérarchise la société française selon une ligne de couleur pour mieux la précariser dans son ensemble, etc., mais du côté des femmes portant le burkini, de ceux qui ont choisis le terme « d’islamophobie » pour désigner le racisme qui détruit leurs vies, de ceux qui dénoncent le racisme d’État, les lois d’exceptions, la gestion coloniale des quartiers populaires et en particulier la surveillance policière de ces quartiers, etc. Cet « universalisme » particulier n’en est pas un. Il est une arme idéologique des dominants pour désarmer les contestations de l’ordre dominant et de ses injustices en les détournant vers d’autres cibles que celle de la classe dominante. Il a servi dans le passé à cautionner la colonisation et à tenter d’« intégrer » la gauche dans la défense du système de domination capitaliste. Cela était d’autant plus possible que la surexploitation coloniale puis néocoloniale permettait aux classes dominantes de « négocier » des concessions sociales face aux luttes populaires et ouvrières sans danger pour le maintien de ses profits.

Cet « universalisme » qui n’en est pas un sert aujourd’hui à produire une logique de menace devant laquelle les autres problèmes sociaux acquièrent une place secondaire. L’idée centrale de cette logique est l’affirmation de l’existence d’une menace sur « notre » modèle, « nos » valeurs », « notre » mode de vie, etc. issue pêle-mêle du « communautarisme » congénital de certaines populations, d’une offensive djihadiste protéiforme allant du burkini au droit pour les mères voilées d’accompagner leurs enfants lors des sorties scolaires en passant par l’exigence de viande hallal dans les écoles, d’une remise en cause du droit de critiquer les religions au prétexte de lutter contre l’islamophobie, de l’arrivée « massive » de réfugiés, etc. Ce n’est pas un hasard que dans la même période la Commission Européenne décide de renommer un de ses « commissaires ». Le portefeuille dédié aux questions migratoires s’appellera désormais « commissaire à la protection du mode de vie européen[xii] ». Une nouvelle thématique d’extrême-droite est ainsi consacrée et légitimée par les instances européennes.

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L’islamophobie et le discours sur les réfugiés qui menaceraient l’identité française et/ou européenne ou le « modèle social français et/ou européen» sont les deux mamelles contemporaines du désarmement des contestations sociales et politiques de l’ordre dominant que le mouvement des Gilets Jaunes a ébranlé sérieusement. La violence de la répression de ce mouvement, jusque-là réservée justement aux quartiers populaires en général et à leurs habitants noirs et arabes en particulier, est un indicateur de l’urgence pour la classe dominante de retrouver une idéologie de légitimation désarmant les luttes sociales. Ce n’est pas en affirmant le « droit d’être islamophobe » en dépit des subtilités sémantiques qui accompagnent ce discours que l’on pourra contrecarrer cette nouvelle séquence de la lutte idéologique, elle-même reflet de la lutte des classes au cœur plus que jamais du capitalisme mondialisé que ce soit sur le plan national ou sur le plan international dans sa dimension anti-impérialiste. Le seul résultat possible de ce type de propos est de contribuer à banaliser l’islamophobie (volontairement ou non, consciemment ou non importe peu ici) d’une part et de faciliter le travail de la petite minorité de véritables « fondamentalistes » surfant sur la stigmatisation des citoyens de confession musulmane réels ou supposés d’autre part. Le seul chemin disponible pour une telle dynamique de réarmement des luttes sociales est de jeter aux orties le fatras idéologique à base « d’universalisme », de « modèle français », d’ « intégration », de « crise migratoire », etc.

[i] Laïcité et fait religieux dans le champ du sport. « Mieux vivre ensemble », Guide du Ministère des sports, mai 2019, p. 39.

[ii] Sophie Bachat, Burkini : L’islam séparatiste à l’assaut des piscines, Causeur du 24 mai 2019.

[iii] Déscolarisation pour Blanquer , la faute au fondamentalisme islamique ?, https://www.valeursactuelles.com/societe/descolarisation-pour-blanquer-la-faute-au-fondamentalisme-islamique-110340, Valeurs actuelles du 31 août 2019.

[iv] Adrien Sénecat, L’erreur de Jean-Michel Blanquer sur les « petites filles qui ne vont pas à l’école maternelle, Le Monde du 1er septembre 2019.

[v] Blanquer promet « un point » sur la laïcité à l’école « d’ici fin septembre », dépêche AFP du 2 septembre 2019 à 13 h 32.

[vi] Saïd Bouamama, L’Affaire du foulard islamique : la production d’un racisme respectable, Le GEAI Bleu, Roubaix, 2004, p. 127.

[vii] Nous citons l’intégralité du passage parce qu’une des lignes de défense de responsables de la France Insoumise a été d’affirmer que la phrase avait été malhonnêtement détachée de son contexte.

[viii] Albert Memmi, Le racisme, Gallimard, Paris, 1982, p. 154.

[ix] Frantz Fanon, racisme et culture, in Pour la Révolution Africaine, La Découverte, Paris, 2001, p. 40.

[x] Rappelons que mon intervention lors de l’université d’été 2018 de la France Insoumise a été annulée à la dernière minute sans aucune explication.

[xi] Bruno Mégret, Interview à Présent du 16 juin 1990.

[xii] Ludovic Delory, Cette Commission européenne qui veut « protéger le mode de vie européen », https://www.contrepoints.org/2019/09/12/353337-cette-commission-qui-veut-proteger-le-mode-de-vie-europeen

Afrique du Sud: les combats renouvelés des femmes pour l’égalité.

Derens

Jacqueline Derens, « Femmes d’Afrique du Sud, une histoire de résistance », Éditions Non Lieu, 175 pages, 15 €.

Un article publié sur Médiapart – François Bonnet, 7 septembre 2019

Leur rôle décisif dans la chute du régime d’apartheid a été minoré, effacé parfois. Dans Femmes d’Afrique du Sud, Jacqueline Derens, militante anti-apartheid et spécialiste de l’ANC, retrace les longs combats des femmes sud-africaines pour l’égalité, leurs succès, leurs échecs et les nouvelles batailles à mener dans une société aujourd’hui ravagée par la violence. Extraits du livre.

Ce sont des histoires de courage et de résistance. Dans Femmes d’Afrique du Sud, Jacqueline Derens met enfin à sa juste place l’importante mobilisation des femmes sud-africaines contre le régime raciste de Pretoria. Pilier du mouvement anti-apartheid en France, Jacqueline Derens a connu les principales figures de cette longue lutte qui a abouti en 1990 à la libération de Nelson Mandela et, en 1994, aux premières élections libres mettant fin à des siècles de colonisation et à un système d’apartheid instauré en 1948.

Jacqueline Derens est aujourd’hui l’une des meilleures spécialistes de l’ANC et de l’Afrique du Sud (elle tient un blog sur Mediapart consultable ici). Elle fut proche de Dulcie September, cette représentante de l’ANC en France assassinée à la porte de son bureau parisien en 1988, dont elle a écrit une biographie. Et elle veut mettre en pleine lumière le rôle décisif joué par les femmes dans ce combat pour l’égalité et la liberté. « Le récit de la lutte de libération est un récit presque entièrement écrit au masculin, alors que les femmes ont pris une part très active à cette lutte et en ont payé le prix », écrit-elle.

Qui connaît aujourd’hui Albertina Sisulu, Ruth First, Lilian Ngoyi, Helen Joseph, Emma Mashinini et tant d’autres figures qui n’ont pas seulement porté et organisé les revendications d’une population noire écrasée ? Elles ont dès les années 1940, au sein des syndicats et surtout de l’ANC, bataillé pour que les femmes soient représentées, accèdent aux responsabilités, dirigent.

Dans une société patriarcale parfois fortement conservatrice, elles ont imposé ce principe simple : la révolution contre l’apartheid ne pouvait se faire si n’étaient pas menés simultanément le combat pour l’égalité homme-femme et la lutte pour leur émancipation et de nouveaux droits.

Plongeant dans l’histoire, l’auteure s’attarde sur l’une des journées légendaires de l’Afrique du Sud, celle du 9 août 1956. Ce jour-là, vingt mille femmes noires, indiennes, métisses, se rassemblent devant le siège du gouvernement blanc de Pretoria pour protester contre le système de pass, un laissez-passer qui permettait de limiter et contrôler les déplacements des femmes en territoire blanc. Jamais vue, une telle manifestation fut un choc. Le pouvoir raciste ne céda pas, mais, deux ans plus tard, l’ANC « décida de faire de l’année 1959 l’année de lutte contre les pass pour rendre hommage au courage des femmes, avec le slogan “Louons les femmes !” », note l’auteure.

Ces décennies de lutte conduiront à de réels succès lorsque s’effondre l’apartheid et que naît au début des années 1990 la « nation arc-en-ciel ». En 1991, les femmes imposent à l’ANC une politique de quotas pour les élections à venir. « Cette politique se révéla payante puisque la première Assemblée nationale élue en 1994 comptait 25 % de femmes députées », écrit Jacqueline Derens.

En 2014, les femmes représentaient 42,8 % des élus ; le président de l’Assemblée nationale a toujours été une femme depuis 1994. En 1996, une loi très libérale sur l’avortement est adoptée, une « commission pour l’égalité des genres » est mise en place, d’autres textes importants sont adoptés « sur les violences domestiques, le droit coutumier relatif au mariage et la protection des enfants ».

En 2009, l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma, polygame revendiqué, accusé de viol – il sera finalement acquitté –, vient symboliser combien ces succès sont pourtant fragiles et masquent mal la réalité de ce qu’est la société sud-africaine : les femmes noires restent massivement exclues, surexploitées. « Plus de vingt ans après l’arrivée au pouvoir de l’ANC, le contrat est loin d’être rempli », écrit Jacqueline Derens, « la grande majorité des femmes noires ont été oubliées de la démocratie, elles demeurent au bas de l’échelle sociale sans grand espoir d’une vie plus belle. Les domestiques, les ouvrières agricoles, les vendeuses à la sauvette forment les cohortes de travailleuses pauvres. »

Elles sont surtout les premières victimes d’un effarant niveau de violence qui fracture aujourd’hui la société sud-africaine et constitue l’un de ses principaux défis. Les viols et violences ont atteint des « niveaux proches de ceux d’une zone de guerre ». C’est la formule utilisée par le ministre de la police pour décrire ce que les femmes ont aujourd’hui à subir. Trois femmes meurent chaque jour sous les coups de leur conjoint, notaient récemment des études nationales.

Contre ce déchaînement, de nouveaux mouvements se créent, de nouvelles luttes s’engagent : c’est ce qu’explique également Jacqueline Derens dans un long chapitre du livre dont nous publions ci-dessous les principaux extraits.

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Violences et viols

En septembre 2018, le ministre de la police Bheki Cele annonçait devant les députés les chiffres sur la criminalité pour la période d’avril 2017 à avril 2018, l’occasion de reconnaître que « c’était un jour terrible pour lui », car il devait annoncer des chiffres « proches de ceux d’une zone de guerre, alors qu’il n’y pas de guerre en Afrique du Sud ».

De fait, les chiffres impressionnent : 20 336 morts violentes par an dans un pays en paix, dont 2 930 meurtres de femmes, 985 meurtres d’enfants et 62 meurtres de fermiers et travailleurs agricoles. Les autres actes criminels ne sont pas en reste : 40 035 viols déclarés et 6 789 agressions sexuelles.

Pour les chiffres concernant les viols et les agressions sexuelles, ils représentent moins le nombre réel d’actes criminels commis que le nombre de victimes ayant eu le courage d’aller déclarer un viol ou une agression sexuelle à la police. On sait combien il est difficile pour la victime d’un viol d’aller à la police et d’en parler, même si toutes les associations d’aide aux victimes, comme Rape Crisis ou la campagne One in Nine (une femme sur neuf est victime de viol ou d’agression sexuelle au cours de sa vie), encouragent les victimes à parler et à faire une déclaration auprès de la police qui, pour sa part, a théoriquement reçu des instructions et une formation pour être plus à l’écoute des victimes. […]

Avec l’arrivée d’un gouvernement démocratique en avril 1994, on aurait pu espérer que la violence allait devenir un souvenir du passé. Or, il n’en a rien été, comme le montrent les dernières statistiques. Comment expliquer cet état de fait, alors que les campagnes pour alerter et agir contre cette violence se renouvellent chaque année au mois d’août, mois consacré aux droits des femmes, et dans de multiples actions, ateliers, conférences tout au long de l’année ? La violence, plus particulièrement la violence envers les femmes, ainsi que les agressions sexuelles, seraient-elles une spécificité sud-africaine ?

Pumla Dineo Gqola, dans son ouvrage Rape. A South African Nightmare, tient à préciser dès les premières pages : « Le viol n’est pas une invention sud-africaine. C’est une forme de violence sexualisée, un phénomène mondial qui existe depuis toujours. Le viol survit parce qu’il est l’outil qui permet de préserver le patriarcat. » Son ouvrage s’attache pourtant à la réalité sud-africaine, essayant de comprendre un phénomène qui ravage une société où les divisions raciales ont buriné l’histoire du pays de traces sanglantes.

Les héros sont intouchables

Elle s’appelait Fezekile Kuzwayo, mais elle est plus connue sous le nom de Khwezi. Elle est devenue un symbole du courage qu’il faut aux femmes pour dénoncer leur violeur, et Khwezi a eu du courage jusqu’à sa mort, le 10 octobre 2016 à Durban. Elle était née en 1975 dans une famille de militants contre l’apartheid. Son père, Judson Kuzwayo, avait rejoint les rangs de la lutte anti-apartheid dès l’âge de 16 ans. Il partit en 1977 avec sa famille pour le Swaziland où il dirigea une unité de l’armée de libération Umkhonto we Sizwe (MK), et mourut dans un accident de voiture en 1985 au Zimbabwe où il était devenu le représentant de l’ANC.

La petite Fezekile a grandi comme beaucoup d’enfants de militants : un père adulé comme un héros, mais très souvent absent, laissant sa femme seule en charge du foyer et de l’éducation des enfants. Beauty, la mère de Fezekile, était aussi une militante et confiait souvent la petite à la famille ou à des amis, militants eux aussi. Cette confiance a été trahie à trois reprises par des proches qui ont violé la petite fille, alors qu’elle était âgée de 5, 11 et 13 ans.

En décembre 2005 le public apprend la nouvelle par la presse. Une plainte pour viol a été déposée contre Jacob Zuma, alors vice-Président de la République, par une jeune femme de 31 ans, très engagée dans la lutte contre le sida, elle-même séropositive et lesbienne. La presse va suivre avec passion toute la procédure judiciaire et l’opinion prit parti dans ce procès bien inhabituel : une jeune femme contre un combattant de la liberté respecté, un homme mûr, bien placé au cœur du pouvoir. Pot de terre contre pot de fer, l’issue était connue d’avance.

Et pourtant ce procès est devenu un miroir de la société sud-africaine, de ses clivages et de ses déchirures. « Ce fut un moment difficile de l’Afrique du Sud post-transition, un moment qui remettait en question nos suppositions sur la place du pouvoir, du genre et de la sexualité dans notre société », écrit Pumla Dineo Gqola.

Comme elle l’avait été lorsqu’elle était petite fille, Fezekile était à nouveau trahie par un homme en qui elle avait toute confiance. Le SMS qu’elle envoya à Ronnie Kasrils, un autre héros de la lutte, est d’une simplicité désarmante : « Uncle Ronnie, Jacob Zuma has raped me » (« Oncle Ronnie, Jacob Zuma m’a violée »). Ronnie Kasrils, un compagnon de lutte et d’exil de Jacob Zuma, avait connu Fezekile petite fille et le terme d’« oncle » utilisé par la jeune femme est tout à la fois un terme d’affection et de confiance.

Ce message allait déclencher un règlement de comptes entre le vice-Président et le ministre des Services de sécurité, une affaire politique qui n’allait pas jouer en faveur de Fezekile. On accusa Fezekile d’avoir tendu un piège pour ruiner la carrière politique de Jacob Zuma, piège fomenté par ses ennemis politiques et dont Fezekile aurait été l’instrument. La vieille ficelle de la « femme fatale » lui valut la haine des supporters de Jacob Zuma, qui parvint à se poser en victime d’un complot politique.

Le procès, inhabituel par sa rapidité, un peu plus d’un an, et le niveau de protection rarement accordée aux victimes, n’échappa pas pour autant aux stéréotypes habituels de ce genre de procès. La victime fut ainsi accusée d’avoir eu un comportement « inapproprié », d’avoir provoqué un homme par son comportement lascif et sa tenue suggestive. Le kangha dont elle était vêtue devint la preuve évidente de sa culpabilité. Un innocent rectangle de tissu que les femmes africaines drapent autour du corps pour travailler à la maison, pour dormir ou bercer leurs enfants devint aux yeux des accusateurs un objet de séduction. Pour se défendre, Kwezi écrivit un poème, « I am Khanga », pour rendre son innocence à ce morceau de tissu : « Please don’t use me as an excuse to rape » (« Ne te sers pas de moi comme excuse pour violer »).

Au cours de ce procès, les féministes montèrent au front en ordre dispersé, la plupart en se regroupant sous la bannière de One in Nine qui prit la défense acharnée de celle qu’elles nommèrent Khwezi. […] Mais la Ligue des femmes de l’ANC a soutenu jusqu’au bout Jacob Zuma parce qu’il était un représentant du pouvoir de l’État, mettant la loi et l’ordre séculaires au-dessus du droit individuel pourtant garanti par la Constitution sud-africaine.

Le verdict tomba le 9 mai 2009 : non coupable et acquittement. Ce fut une grande victoire pour Jacob Zuma qui dansa et entonna son célèbre chant « Mshini Wami » (« Apporte-moi ma mitraillette »), un chant de guerre des combattants de la liberté, mais tout le monde sait que le fusil ou la mitraillette sont également des symboles phalliques et que dans le langage populaire, l’expression désigne le pénis. Jacob Zuma montrait ainsi que le pouvoir et le droit à la violence lui appartenaient.

Les supporters de Jacob Zuma envahirent le tribunal aux cris de « Brûlons la sorcière ! » et Fezekile ne dut son salut qu’à la protection de la police. Le verdict livrait la victime à la vindicte populaire, des menaces de mort furent proférées et, après l’incendie de leur maison à KwaMashu, un township proche de Durban, Khwezi et sa mère durent fuir le pays pour chercher asile à l’étranger. Pour les féministes qui avaient soutenu Khwezi, ce verdict montrait que le système légal « était coupable d’être hostile aux femmes, aux femmes noires en particulier, coupable de refuser de nous protéger ». […]

Racisme et sexisme

En Afrique du Sud, on ne peut pas manquer de faire le lien entre sexisme et racisme, encore moins nier la persistance de stéréotypes racistes et sexistes. Jusqu’à l’abolition de la peine de mort en juin 1995, aucun homme blanc n’avait été condamné à la pendaison pour le viol d’une femme noire ; les seuls hommes à être pendus pour viol ont été des hommes noirs accusés d’avoir violé une femme blanche et aucun homme, blanc ou noir, n’avait jamais été condamné à mort pour le viol d’une femme noire.

Autrement dit, une femme noire ne pouvait pas être violée parce que le viol était une forme d’expression du pouvoir masculin blanc, et le viol d’une femme blanche par un homme noir était la preuve de la bestialité de l’homme noir. Dans les deux cas, l’humiliation, l’asservissement d’une personne jugée inférieure servait de déclencheur et de justification à un acte violent. […]

Le stéréotype de la femme noire insatiable sexuellement fonctionne aujourd’hui encore quand il s’agit du viol d’une prostituée. Elle ne peut pas être violée puisque son métier est de vendre du sexe. Ce raisonnement ne tient pourtant pas, parce qu’un viol n’est pas du sexe, c’est une agression violente d’un homme contre une femme ou un homme « féminin », jugés inférieurs. Quant au viol collectif d’une lesbienne, pour leurs auteurs, il ne s’agit pas d’un viol, mais d’une leçon pour la remettre dans le droit chemin de la normalité, pour la remettre à sa place de femme dans une société patriarcale. […]

Des femmes « inviolables » dans le passé aux femmes « inviolables » d’aujourd’hui, on conforte le déni du viol qui n’est rien d’autre « qu’une approche stratégique coloniale et patriarcale du genre ». Toutes les femmes peuvent être violées, mais ce sont les femmes noires sur lesquelles pèse un lourd passé d’infériorité qui sont les plus en danger d’être violées. Ce sont elles aussi qui vivent dans des conditions lamentables de logement dans des baraques sans eau et sans électricité et qui ne vont pas aux toilettes extérieures la nuit de peur de se faire agresser.

Une étude menée par l’organisation Sonke Gender dans le township de Diepsloot, au nord de Johannesburg, met en évidence la relation entre les conditions de vie déplorables de la population et la fréquence des viols. Pour 500 000 habitants, il n’y a qu’un seul parc, une bibliothèque et deux salles de réunions, pas de piscine, pas de terrains de sport. Quand on demande aux hommes habitués des shebeens, les bars autrefois clandestins devenus des commerces florissants, pourquoi ils boivent autant, la réponse est sans équivoque : « parce qu’il n’ y a rien d’autre à faire ». L’alcool n’est pas forcément la cause des violences, mais il donne aux hommes déjà violents le courage de passer à l’acte. Le viol fait partie de la vie de tous les jours à Diepsloot comme le chômage, la pauvreté et l’alcool. […]

Beaucoup de lois et peu d’effet

Lors de l’ouverture du Sommet sur les violences faites aux femmes, le 1er novembre 2018, la ministre des Affaires sociales, Susan Shabangu, a posé la bonne question : « Avec toutes les bonnes lois que nous avons adoptées depuis 1994, pourquoi en sommes-nous encore là aujourd’hui ? » Depuis des années, de commissions en comités, les initiatives se sont multipliées pour tenter de mettre fin à ce qui est devenu un véritable fléau. Des tribunaux spéciaux pour juger les cas de viol existent depuis 1993 : 74 ont été mis en place dans le pays, mais seulement cinq fonctionnaient effectivement en 2005.

La faible proportion de femmes au sein du système judiciaire, comme juges ou procureurs, peut aussi expliquer la relative clémence des tribunaux envers les auteurs de violences sur les femmes : un tribunal n’est jamais neutre, il est le reflet d’une société. Force est de constater que les lois, nécessaires, sont insuffisantes à endiguer ce fléau. Les multiples scandales qui ont éclaboussé des responsables politiques montrent que le respect de la loi ne semble pas concerner leurs relations avec les femmes. […]

Aussi face à cette persistance de la violence, un groupe de femmes avait choisi le 9 août 2018, journée nationale de commémoration de la marche des femmes de 1956, de manifester dans la rue pour dire qu’il n’y avait rien à célébrer. Les jeunes générations sont un peu lasses des commémorations, des campagnes contre la violence ou les droits des femmes. Ce qu’elles demandent ce n’est pas un cadeau une fois par an, mais c’est ne plus être battues, méprisées, violées, tuées par les hommes de leur entourage et elles l’ont exprimé à leur manière.

Les organisatrices du mouvement #TotalShutdown ont déposé un mémorandum en 24 points et l’une de ces revendications était de convoquer un sommet au plus vite sur la question des violences genrées. Elles ont été entendues sur ce point puisque le 1er novembre 2018 a finalement été organisé le sommet qu’elles demandaient. Lors de celui-ci, le ministre de la Justice a rappelé que 79 cas de féminicides avaient été jugés entre avril 2017 et mars 2018, avant de poser les questions suivantes : pourquoi ce terrible phénomène se manifeste plus en Afrique du Sud que partout ailleurs ? Y a-t-il des facteurs spécifiques propres à la société sud-africaine qui alimentent cette violence ?

À ces questions fondamentales, une des organisatrices de #TotalShutdown a répondu que l’Afrique du Sud n’était pas encore sortie de la pensée coloniale qui n’admet pas des individus non conformes à la norme établie par le pouvoir. Les participantes ont aussi exigé la création d’un Conseil contre les violences genrées, doté de son propre budget. Quand le Président Ramaphosa est monté à la tribune, les participantes se sont levées en silence, un sous-vêtement taché de peinture rouge à la main pour rappeler les victimes de la violence genrée. […]

Agir pour aider les femmes au quotidien

Les femmes ne sont pas restées les bras croisés à attendre que les mécanismes étatiques viennent à leur secours. Comme elles l’avaient fait au siècle dernier, elles ont pris les choses en main avec des atouts supplémentaires, à savoir une Constitution et un arsenal de lois qui reconnaissent formellement les mêmes droits à tous les citoyens sud-africains. Toutefois, faire appliquer la loi ou la modifier demande du temps et les victimes de violences ont besoin d’aide de toute urgence. Il faut donc mener la bataille sur deux fronts.

Un peu partout des initiatives privées essaient de répondre aux situations d’urgence comme The Green Door, le seul endroit où des femmes de Diepsloot, un township près de Johannesburg, peuvent se réfugier, mais pour une nuit seulement, « jusqu’à ce qu’elles se calment un peu et écoutent quelques conseils », confie celui qui a ouvert à titre privé cet accueil précaire chez lui. Les bonnes volontés ne peuvent pas combler la carence en refuges et centres d’accueil pour les victimes des violences et des viols. La nouvelle démocratie sud-africaine a oublié les femmes « vulnérables » qu’elle voulait pourtant protéger.

Des organisations non gouvernementales se sont mises en place pour venir en aide aux victimes. La plus ancienne est Rape Crisis créée en 1976 dans la ville du Cap à l’initiative d’une victime de viol, Anne Mayne. L’organisation, créée au temps de l’apartheid, a connu une histoire difficile, mais son activité pour aider les victimes, former des conseillers, œuvrer pour des modifications de la loi n’a jamais cessé et des antennes locales existent sur tout le territoire.

Sonke Gender Justice a été créée en 2006 et a l’ambition de créer un monde où hommes, femmes et enfants auraient des relations saines et équitables pour contribuer au développement de sociétés justes et démocratiques. Sonke Gender Justice est présent sur tout le continent africain pour renforcer les capacités des gouvernements, de la société civile et des citoyens à promouvoir l’égalité des genres, à prévenir les violences sexuelles et domestiques, à réduire l’impact et la propagation du VIH sida.

Treatment Action Campaign (TAC), créée en 1998, s’est faite mondialement connaître pour son activité militante en faveur de l’accès aux soins des malades du sida, alors que le gouvernement sud-africain avait adopté une politique de déni. En 2002, après une décision de la Cour constitutionnelle, le gouvernement sud-africain fut mis dans l’obligation de fournir les traitements pour éviter la transmission du virus de la mère séropositive à son enfant pendant l’accouchement. Le statut d’infériorité des femmes les rend particulièrement vulnérables à la contamination et la lutte contre le sida est aussi une lutte pour la réduction des inégalités entre hommes et femmes. […]

D’autres associations locales s’engagent dans l’aide aux victimes de violences comme le Centre Saartjie Baartman, dans les quartiers métis de Mitchell’s Plain, près de la ville du Cap. Ouvert en 1999 dans une zone gangrenée par les affrontements meurtriers entre gangs se livrant au trafic de drogues, le Centre offre un refuge 24 heures sur 24 aux femmes et aux enfants. En plus de cette aide immédiate, il offre aux femmes et à leurs enfants des soins médicaux, des conseils juridiques et psychologiques, une formation professionnelle et un hébergement, pouvant aller jusqu’à deux ans pour donner aux femmes le temps de se reconstruire. Une unité d’aide aux femmes toxicomanes a ouvert en juillet 2017 pour répondre à un fort taux de dépendance aux drogues et l’alcool, dépendance particulière à cette région viticole. […]

L’association Khulumani Support Group a été créée en 1995 par des femmes victimes ou survivantes des violations des droits de la personne au temps de l’apartheid. […] Khulumani, qui veut dire « Prenez la parole » en zoulou, comptait 85 groupes répartis dans tout le pays en 2013 : « Nous continuons à chercher la vérité, la justice et des réparations pour ceux dont les droits humains ont été violés sous le régime d’apartheid ; et nous avons étendu cette recherche de justice sociale pour ceux, individus et communautés, qui vivent toujours avec l’héritage des inégalités et des injustices. » […]

Les efforts de ces organisations ont toutefois encore du mal à faire reculer ce silence qui pèse sur les violences faites aux femmes, en particulier le viol, ce qui est une forme de déni collectif de leur existence. « L’Afrique du Sud est un pays qui montre un profond déni sur les causes de divers phénomènes comme celui de la violence genrée, de la violence faite aux femmes », estime ainsi Dineo Pula Gqola, en conclusion de son ouvrage consacré à ce problème, et de formuler un souhait : « Un avenir sans viol et violence est bien ce que nous méritons, c’est un avenir que nous devons créer. »