Yémen: mes réponses aux questions de l’hebdomadaire « Yémen ».

JF Nouveau YémenLe journal « Yémen » est un hebdomadaire indépendant qui sort le dimanche. Il traite des affaires internationales, régionales et locales. Il sera quotidien à partir du 1er janvier 2020. Merci à Abdullah Mutaher, traducteur francophone qui, dans la presse, assume un rôle de dialogue avec de nombreux écrivains et rédacteurs en chef de journaux du monde entier, en particulier des pays du monde francophone.

1) Abdullah Mutaher, pour le journal « Yémen » : Pouvez-vous nous parler un peu de vous, de votre travail et de vos activités en France?

Jacques Fath : Je suis un chercheur indépendant dans le domaine des questions internationales et stratégiques. J’ai écrit deux livres sur ces questions. Le premier porte sur les enjeux généraux des relations internationales (politiques de puissance, conflits, paix et désarmement…). Il est sorti en 2015. Le deuxième porte sur le terrorisme et les causes réelles du terrorisme. Il est sorti en 2019. Je suis en train d écrire un troisième livre sur la crise de l’ordre international, sur la politique de Trump, sur la nouvelle course aux armements, sur la politique étrangère et de défense de la France et de l’Union européenne… Je pense qu’il sortira en 2020.

Je tiens un blog sur les questions internationales ( https://jacquesfath.international/ ). Ce qui est difficile tellement l’actualité est lourde, et l’écriture de mon nouveau livre me prend beaucoup de temps.

Pour être complet je dois préciser que je fus le Responsable des relations internationales du Parti communiste français durant 7 années, jusqu’en 2013. Aujourd’hui, je ne suis plus membre du PCF mais mes idées n’ont pas changé.

2 – Vous savez que notre pays, le Yémen, est attaqué par une coalition internationale dirigée par l’Arabie saoudite depuis mars 2015. A votre avis, quelle est la nature de cette guerre d’agression? Et comment le peuple français, les médias et les milieux politiques français considèrent cette agression de la coalition régionale et internationale contre le Yémen ?

Vous devez mesurer que pour une très large majorité de Français le Yémen… c’est très loin. C’est un pays que les gens ne connaissent pas beaucoup. Je dirais pas assez… Et la guerre actuelle dans votre pays est si complexe… Les médias français donnent des informations très partielles et parfois partiales. Hélas, il n’y a pas, en France, une vraie conscience des enjeux réels.

3 – Le rôle français ne s’est pas limité de l’agression au Yémen: depuis les premiers mois, la France y participe directement et indirectement, par divers mécanismes et moyens. Que pouvez-vous dire à propos de cette affirmation?

Oui, à sa façon, on peut dire que la France « contribue » à cette guerre. Il s’agit d’une contribution effective à travers les ventes d’armes, en particulier à l’Arabie saoudite. Ce pays est en effet, depuis de nombreuses années, un très bon client de l’industrie militaire de la France. Le soutien français à l’Arabie Saoudite, pour cette raison, est très affirmé. Mais il s’agit aussi d’un soutien politique et d’une convergence stratégique avec les États-Unis et avec Israël. Le rôle français au Proche-Orient, très engagé au côté de Washington et de Tel Aviv, est très problématique.

4. L’Arabie Saoudite a dépensé des milliards de dollars pour les États-Unis, la Grande-Bretagne, Israël, la France, etc… afin de commettre des massacres au Yémen. Comment évaluez-vous ce que font ces pays?

Les principales puissances occidentales jouent un rôle particulièrement négatif au Proche-Orient. D’abord par un soutien total et unilatéral à Israël. Alors que la politique israélienne a rarement, dans l’histoire, atteint un tel niveau de mépris et d’agression contre le peuple palestinien et contre d’autres peuples dans la région, notamment le peuple libanais. Ce soutien permanent à la politique d’occupation illégale, et au processus de colonisation du territoire palestinien est intolérable. Israël bafoue le droit international, les résolutions de l’ONU et les conventions humanitaires depuis des dizaines d’années dans l’impunité la plus complète. C’est tout simplement scandaleux. Pourtant, que ce soit en France ou en Europe – sauf quelques exceptions – cela ne suscite pas de réactions qui soient à la mesure de cette inacceptable situation. Malgré un mouvement de solidarité très actif et très large.

Concernant le Yémen, ni la France, ni les autres puissances occidentales ne devraient s’ingérer et prendre partie pour un certain camp, contre un autre. Le peuple de votre pays souffre très durement de cette guerre. La crise humanitaire est très grave. Le Secrétaire général de l’ONU a eu des mots très forts pour alerter. Selon de récentes déclarations officielles des Nations-Unies, le Yémen pourrait devenir le pays le plus pauvre du monde si la guerre devait continuer… Il est donc nécessaire et urgent de contribuer à une solution politique durable et juste écartant les interventions extérieures. La France devrait agir dans ce sens.

5. Les Yéménites ont frappé l’Arabie saoudite avec des capacités simples, telles que des drones ciblant la plus grande installation pétrolière d’Arabie saoudite, Aramco, mais aussi dans un changement stratégique de la guerre. Quelle est l’ampleur des changements de l’opinion publique mondiale et de la prise de conscience de la réalité de ce changement?

Il n’y a guère de débat en France sur les évolutions de la guerre et sur les rapports de forces dans cette guerre. Les informations données par les médias suscitent surtout de l’inquiétude pour l’avenir et pour le sort du peuple yéménite. Mais, bien sûr, l’information circule malgré les volontés officielles de cacher les réalités. Dans ces réalités il y a l’appui militaire des occidentaux à l’Arabie Saoudite et la coalition qu’elle dirige. Il y a le renseignement fourni, les soutiens logistiques et les aides militaires directes. Il y a l’implication au sol de commandos américains (voir le New York Times du 3 mai 2018) et même l’implication de forces spéciales françaises au côté des troupes des Émirats Arabes Unis (pour la reconquête du port d’Hodeïda selon plusieurs grands quotidiens français)… Beaucoup de gens et de médias comprennent que malgré tout cela l’intervention militaire saoudienne est un vrai fiasco militaire et politique. Il faut d’ailleurs noter que cette guerre suscite des oppositions et des problèmes politiques réels dans certains pays d’Europe, par exemple l’Allemagne ou les Pays-Bas, ou encore la Belgique et la Norvège.

6. Des groupes français affirment leur solidarité avec le Yémen et ont demandé au gouvernement français de suspendre et d’arrêter les ventes d’armes aux pays de la coalition arabe, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, avec le soutien du Parti communiste français. Avez-vous reçu une réponse du gouvernement français?

Des organisations politiques et des forces appartenant à ce qu’on appelle de la société civile ont demandé à la France de cesser son aide militaire et ses ventes d’armes à l’Arabie Saoudite. Mais le gouvernement français, en substance, répond que les armes vendues à Riyad ne constituent pas une aide à l’engagement militaire saoudien. Ces armes ne seraient pas utilisées pour les besoins militaires saoudiens au Yémen… Et la France n’interviendrait pas militairement au Yémen. De tels arguments n’ont guère de crédibilité. Cela pourrait faire sourire si cela n’était pas d’abord tragique.

7 – Mohammed bin Salman, le meurtrier du journaliste saoudien Jamal Khashoggi est un criminel de guerre. Ses crimes reflètent l’arrogance du pouvoir, une stupidité excessive et un échec politique, quel est votre commentaire sur l’échec de la politique de Mohammed bin Salman?

MBS, ce « prince héritier » saoudien a de drôles de manières pour un « prince »… En novembre 2017, il s’est permis de prendre en otage le Premier Ministre libanais, Saad Hariri durant 18 jours. Considérant probablement que le sort du Liban appartient lui aussi à l’Arabie saoudite… En octobre 2018, Il se permet de faire assassiner, et découper en morceaux à la scie à os, un journaliste d’opposition travaillant pour le Washington Post, M. Jamal Kashoggi. MBS, comme ses amis Israéliens, bénéficie d’une incroyable impunité. Il s’est pourtant conduit comme un voyou.

Il faut lire le rapport de l’ONU sur l’assassinat de Jamal Kashoggi. Je l’ai publié in extenso, sur mon blog ( https://jacquesfath.international/ ). Dès le début, ce rapport met directement en cause les plus hautes autorités saoudiennes.

Comment peut-on ne pas réagir devant de tels crimes ? C’est pourtant ce qui se passe aujourd’hui. MBS peut dormir tranquille, tout en continuant à se présenter comme un « réformateur »… aucun des principaux dirigeants occidentaux ne lui reproche formellement quoi que ce soit. Il ne faut pas fâcher un si bon client…

8 – Cinq années de génocide contre le peuple yéménite, et aucun pays n’a montré à travers son peuple la protestation contre les auteurs de ces crimes ni la solidarité avec le peuple yéménite, qu’est-ce qui a provoqué ce silence à votre avis?

Ce silence est le fruit de la méconnaissance et de la complexité des enjeux, du soutien français à l’Arabie Saoudite, et du choix occidental de privilégier l’alliance avec Riyad, Tel Aviv et Washington contre Téhéran. Car l’objet essentiel de la guerre au Yémen est global et stratégique. Cette guerre s’inscrit dans les actuelles confrontations de puissances. Et c’est le peuple yéménite, les civils surtout, qui en paie le prix.

9. Le Yémen est un pays de souffrance et de résilience, Que pouvez-vous dire de leur résilience?

Je pense que le peuple yéménite est un peuple résistant et courageux. Il souffre terriblement de la guerre. Je l’ai souligné. J’ajoute que les peuples des autres pays du monde arabe vivent des situations souvent très difficiles. Je connais assez bien le monde arabe. Je suis venu au Yémen plusieurs fois, il y a longtemps : en septembre 1971 pour la première fois (j’avais 21 ans). Il y avait deux Yémen à cette époque. Et puis j’ai fait quelques autres visites dans les années 80 et 90. Je suis très attaché à votre beau pays, cette « Arabie Heureuse » qui ne l’est plus aujourd’hui et qui, je l’espère, pourra retrouver bientôt le chemin de la paix et du développement dans toutes ses dimensions. Il est vraiment cruel que le Yémen, dont l’histoire ancienne se confond avec la longue histoire des peuples arabes, et dont le patrimoine est si précieux… soit aujourd’hui l’objet d’une guerre si destructrice et si meurtrière.

A chaque visite dans votre pays je fus accueilli chaleureusement comme un visiteur bienvenu, même lorsque les circonstances étaient compliquées. Je pense que mon pays, la France, devrait jouer un tout autre rôle aujourd’hui, et je ne suis pas le seul à penser ainsi.

10 – Que pensez-vous du mouvement Ansar Allah représenté par son chef, M. Abdul Malik Badr al-Din al-Houthi?

J’espère vivement qu’Abdul Malik Badr al-Din al-Houthi pourra trouver des interlocuteurs sincères avec qui engager un véritable dialogue. Il faudra bien, en effet, prendre le chemin, forcément multilatéral, d’un règlement politique.

11- Quel est le dernier message que vous voulez dire?

Dans les années 60, j’habitais à Genève. Je finissais mes études en France dans un lycée proche. Durant les mois d’été, je travaillais dans une station service pour vendre de l’essence. Cela me rapportait un peu d’argent. Je me souviens très bien d’un autre jeune, prénommé Ali, qui lavait les voitures. Nous étions des copains. Il était yéménite. Je l’ai rencontré, tout à fait par hasard, à Sanaa, sur la route qui menait à l’ambassade de France, en septembre 1971, lors de cette première visite au Yémen que j’avais effectuée avec un ami d’enfance. Si ma mémoire est bonne, Ali travaillait alors pour l’ambassade de France (il était parfaitement francophone). Il nous conduisit à l’ambassade où nous avions été très aimablement reçus. Et puis, nous nous sommes perdus de vue. C’est la vie… J’espère qu’il aura l’occasion de lire ces quelques lignes.