Algérie: après la présidentielle…

Un article de Bernard DESCHAMPS

 » Ébauche d’analyse de la situation en Algérie après la présidentielle du 12 décembre 2019.

Conformément à l’article 85 (alinéa 2)  de la Constitution de l’Algérie, Monsieur Abdelmadjid Tebboune a été officiellement investi le 19 décembre 2019, Président de la République Algérienne Démocratique et Populaire. Il a immédiatement pris ses fonctions et succède ainsi au Président Abdelaziz Bouteflika qui avait été contraint le 2 avril dernier de renoncer à briguer un cinquième mandat.

     Monsieur Tebboune est arrivé en tête avec 4 947 523 voix soit 58,13% des suffrages exprimés lors de l’élection présidentielle du 12 décembre décidée par le Président par intérim M. Abdelkader Bensalah contre la volonté de l’immense mouvement populaire (Hirak) engagé le 22 février dernier. Les autres candidats ont obtenu :  Abdelkader Bengrina (Al Binaa, islamiste), 1 477 836 voix soit 17,37 % ; Ali Benflis ( Avant-garde des libertés), 897 831 voix soit 10,55 % ; Azzedine Mihoubi (RND), 619 225 voix  soit 7,28 % ; Abdelaziz Belaïd ( Front El Moustakbal),  568 000 voix soit 6,67 %.

    Le Hirak, la presse et les partis d’opposition qui ne faisaient pas confiance aux autorités en place pour organiser ce scrutin, contestent ces résultats et notamment le pourcentage de votants 39, 88% qu’ils pensent avoir été artificiellement gonflé. C’est en tout état de cause le pourcentage le plus bas de toutes les présidentielles depuis l’indépendance en 1962.

   Jusqu’au dernier moment les pronostics donnaient gagnant M. Azzedine Mihoubi, le responsable par intérim du RND, et c’est Abdelmadjid Tebboune qui est élu.  Le candidat arrivé second, M. Abdelkader Bengrina qui n’est pas un des dirigeants de premier plan de la mouvance islamiste , ceux-ci  n’ayant pas jugé utile de se présenter, réalise 17, 37% . Ce résultat semble confirmer la décrue de l’islamisme politique qui dispose encore cependant d’une réelle influence et le quotidien Liberté du milliardaire Rebrab, dans son éditorial du 17 décembre, suggère au nouveau Président de la République de faire alliance avec lui.

    Les deux candidats les plus investis dans les politiques antérieures, MM. Ali Benflis et Azzedine Mihoubi obtiennent deux des trois plus mauvais résultats, ce qui confirme le rejet massif du « système ».

    Le Conseil Constitutionnel composé de douze membres nommés par les autorités en place avant la démission du Président Bouteflika qui personnellement a nommé le président et le vice-président de cette instance, a le 16 décembre validé ces résultats. Ceux-ci sont donc jugés conformes à la Constitution mais illégitimes par la rue et l’opposition qui font remarquer que le nouveau Président de la République, même en prenant en compte les chiffres officiels, est élu avec 5 millions de voix sur 24 millions d’électeurs pour 42 millions d’habitants.

      Quoi qu’il en soit, une situation nouvelle est désormais créée. Quelle va être  l’attitude et l’orientation du Hirak qui ne semble pas s’essouffler et qui s’est à nouveau manifesté avec force depuis  l’élection ? Quelle politique va promouvoir le nouveau président ? Quelle sera son attitude à l’égard du Hirak ?

Un nouveau président pour quelle politique ?       

    J’ai écouté avec attention son Discours à la Nation lors de son investiture le 19 décembre.   Il a évidemment rendu hommage au président par intérim M. Abdelkader Bensalah et surtout remercié chaleureusement et à plusieurs reprises le Chef d’Etat-major Ahmed Gaïd Salah dont la presse algérienne dit qu’il serait à l’origine de sa candidature. Il a insisté sur le rôle de l’Armée Populaire Nationale, « bouclier contre les ingérences étrangères et les complots intérieurs », héritière  de l’Armée de Libération Nationale et il s’est réclamé des valeurs de la « Glorieuse révolution du 1er novembre ».  

    Il a affirmé avoir  « accompagné » le Hirak et il a promis d’engager le dialogue avec le mouvement populaire sans en préciser les contours ni les conditions. 

    Il a abordé un grand nombre de sujets : la future Constitution algérienne ; l’organisation des pouvoirs, l’économie de l’Algérie ; la lutte contre la corruption ; la politique sociale ; la liberté de la presse ; l’éducation ; la santé ; la culture…Le ton était celui d’un homme de bonne volonté se cantonnant à des généralités sans leur donner un contenu concret précis. Il a cependant annoncé la limitation à deux mandats présidentiels.

   Il est resté dans le flou sur  l’amazighité au sujet de laquelle il avait déclaré le 24 novembre au quotidien El-Hiwar : « Le document que je compte proposer « préservera les constantes de l’identité nationale, y compris l’amazighité, question déjà tranchée dans l’actuelle Constitution ».

    Libèrera-t-il, comme l’exige le Hirak, les prisonniers d’opinion: Louisa Hanoune, Lakdar Bouregaâ, Karim Tebou, Hakim Haddad et les autres dirigeants du Rassemblement Action Jeunesse (RAJ) ainsi que les porteurs du drapeau amazigh, alors que la culture et la langue berbères sont reconnues par la Constitution algérienne et enseignées dans les écoles ?    Pendant la campagne électorale, la presse algérienne avait noté son « embarras », se bornant à dire qu’il entend « respecter la justice ». Faut-il comprendre qu’il n’y aura  pas de grâce présidentielle comme cela avait été le cas le 5 juillet 2006 quand le Président Bouteflika avait fait libérer 200 journalistes dont Mohamed Benchicou ancien directeur du journal Le Matin ?

Quelle sera la politique extérieure de l’Algérie ?

    En politique extérieure, il a réaffirmé la volonté de dialogue et de coopération de l’Algérie avec les pays avec lesquels elle a des relations diplomatiques, ce qui parait exclure l’Etat d’Israël.

    Une des premières décisions du nouveau Président a été de nommer en qualité de Premier Ministre, M. Sabri Boukadoum, le Ministre des Affaires Etrangères du Gouvernement sortant et M.Kamel Beldjoud, Ministre de l’Intérieur en remplacement de M. Salaheddine Dahmoune qui s’était distingué par ses déclarations homophobes.

    Le  nouveau Premier Ministre lorsqu’il était Ministre des Affaires Etrangères, dans une interview accordée depuis Rome à l’agence de presse russe Sputnik, le 9 décembre dernier, semblait souhaiter une normalisation des relations avec le Maroc. Est-ce le signe d’un tournant par rapport au soutien traditionnel de l’Algérie au droit à l’autodétermination du Sahara occidental dont le territoire est revendiqué par le Maroc ?

     A propos de la Palestine, selon  Le Courrier de l’Algérie , le ministre des Affaires étrangères, M. Sabri Boukadoum, s’était prononcé au Caire, pour des  « pression sur l’administration américaine et Israël pour la reprise du processus des négociations, notamment en ce qui concerne la solution à deux États, conformément aux références internationales, aux résolutions de la légalité internationale et à l’initiative arabe de paix.  »     Sur la Libye : « L’Algérie n’a eu de cesse […] d’appeler au respect du principe de non- ingérence dans les affaires internes et de prôner le dialogue afin de parvenir à une solution politique consensuelle devant préserver la souveraineté de la Libye, son indépendance et l’unité de son peuple ».

   Poursuivra-t-il la politique traditionnelle de paix de l’Algérie et son soutien au droit du peuple palestinien à un Etat dans les frontières de 1967 avec Jérusalem-Est comme capitale ? Maintiendra-t-il le soutien de l’Algérie au droit du Sahara Occidental à l’autodétermination et le refus de  l’installation du commandement de l’OTAN,  l’Africom ?

     Les prochaines semaines nous diront si ces orientations sont maintenues.

 Quelle politique économique ?

    Le 15 décembre j’avais publié  sur ce blog, l’article du très officiel El Moudjahid qui suggérait  « une véritable économie de marché qui favorise l’éclosion d’entreprises créatrices de richesse et d’emploi» «  et « un «diagnostic qui touchera entre autres les finances publiques, les entreprises publiques, les banques publiques, à la dette du Trésor public vis-à-vis de la Banque d’Algérie. Au terme de cet audit, il sera constaté que les finances publiques sont «plombées» pour 10 ans». Aussi le gouvernement de Tebboune aura à revoir la politique industrielle baptisée «Made in Algeria».

    Cet article faisait écho au quotidien El Watan qui, le 14 juin dernier préconisait « le passage de l’économie planifiée à l’économie de marché » en prenant pour exemples les anciens pays « socialistes » la Hongrie, la Pologne et la République tchèque. Les Communistes algériens du PADS  ont dénoncé les projets de démantèlement des entreprises publiques du secteur nationalisé.

     Le pouvoir intérimaire de Bensalah a fait adopter le 14 novembre par l’Assemblée Populaire Nationale une nouvelle loi visant à assouplir et simplifier le régime juridique et fiscal du secteur des hydrocarbures détenu à 100% par l’Etat algérien. Le Président Tebboune fera-t-il annuler cette loi accusée de brader la richesse nationale aux multinationales ? La Loi de finances pour 2020 entend supprimer la règle du 51/49 qui impose une majorité de 51% en faveur des capitaux algériens dans les montages financiers avec des entreprises étrangères. Le Président Tebboune maintiendra-t-il cette règle favorable à la souveraineté économique de l’Algérie ?

    C’est aux actes – a déclaré Benjamin Stora – que le peuple algériens jugera cette nouvelle présidence »

Bernard DESCHAMPS

Mon hommage à Jean Chatain.

Jean Chatain

Ci-dessus et ci-dessous, Jean Chatain à la Fête de L’Humanité en 1977 ou 1978.

A l’attention de Françoise Burg Chatain, Sarah et Eva

Chère Françoise,

Je suis vraiment touché par la disparition de Jean. Même si nos parcours de vie respectifs nous ont éloigné longtemps. Je n’oublie pas que Jean – avec Henri Charvenet – avait accueilli chaleureusement le jeune provincial que j’étais en 1977. J’avais alors 27 ans. Nouvellement débarqué en région parisienne pour travailler à « Économie et Politique ». J’ai appris beaucoup avec lui. Pas sur l’économie mais plutôt sur… les rapports humains.

Jean était un homme respectueux mais indépendant, rigoureux dans sa façon d’écrire et de travailler, et dans la considération qu’il avait vis à vis des hiérarchies. J’aimais bien sa capacité critique rarement prise en défaut. Mais aussi la pertinence de ses analyses. Je me souviens du remarquable et courageux travail qu’il a effectué pour L’Humanité concernant le génocide au Rwanda. Sur place. Il fallait y aller… En 2007, il en a tiré un livre, précis, documenté, important : « Paysage après le génocide ». Ses articles et son livre devraient faire davantage référence aujourd’hui, alors que le débat et la confrontation politique sur ce fait majeur du 20ème siècle, sur les responsabilités dans ce génocide, et notamment celles du pouvoir français, est toujours forte. Je viens de relire la dédicace qu’il m’écrivit. Quelques mots modestes. C’était ça aussi Jean : une élégance et une force.

Et puis Jean aimait bien la bonne chère et le bon vin. Je m’en souviens. Ça aussi, c’est une élégance. Savoir vivre et savoir bien vivre. Merci Jean !

Jean Chatain (2)

Algérie (1): hirak, une analyse d’Omar Bessaoud.

Omar Bessaoud

Omar Bessaoud est économiste, docteur en économie et diplômé d’études politiques. Il a été enseignant à l’Université d’Alger de 1975 à 1993. Il a occupé le poste d’enseignant-chercheur et d’administrateur scientifique principal au CIHEAM-Institut agronomique méditerranéen de Montpellier de 1994 à 2017. Depuis 2018, il est membre correspondant associé de l’Académie d’Agriculture de France.

« Dégager le système, c’est aussi couper les racines économiques qui le nourrissent »

Publié par LSA le 09.04.2019 – Avec l’aimable autorisation d’Omar Bessaoud.

Si le débat politique portant sur les aspects juridiques (sur les questions constitutionnelles et celles des libertés) a une importance majeure, le débat sur les questions économiques me paraît tout à fait essentiel si l’on veut « dégager le système ».

Je vous soumets une lecture sur cette question économique dans le simple but d’alimenter le débat public.

Le régime politique que recouvre le terme de « système » couramment employé par la rue, est pour moi inséparable du régime économique installé dès le début des années 1980.

Ce sont des réformes libérales et néo-libérales imposées par des forces sociales internes – fortement opposées aux options économiques des années Boumediène —, des organisations internationales (Banque mondiale et FMI et son plan d’ajustement signé en 1994), de même que les pouvoirs qui se sont succédé depuis l’ère Chadli qui ont installé et défini les règles de fonctionnement de ce régime. Ce régime de croissance économique, qui s’est considérablement renforcé au cours de la décennie noire, période qui avait de fait affaibli les capacités de résistance de la société, a connu un essor tout particulier avec l’accession de Bouteflika à la Présidence. A la mort de Boumediène (décembre 1978), ma génération se souvient que, comparé au colonel Yahiaoui, Bouteflika était classé politiquement comme libéral sur le plan de ses options politiques, ce qui lui valut d’être écarté de la succession à la présidence de la République (le choix de l’armée s’étant porté sur Chadli). Son tiers-mondisme était on le sait aujourd’hui factice, et l’homme a su faire le dos rond quand la situation et ses intérêts l’exigeaient. La preuve en est de son long séjour (qualifié de façon inique de « traversée du désert » aux côtés de ses amis du Golfe, à qui il renverra, une fois élu à la présidence de la République, l’ascenseur en leur accordant des contrats juteux, et en leur organisant des séjours pour chasser dans nos espaces steppiques l’outarde, espèce qui est comme on le sait protégée.

Une fois installé dans ses fonctions de Président, Bouteflika et son régime instaurent les règles qui présentent des similitudes avec ceux qui caractérisent le système makhzénien du pays voisin (le livre du prince « rouge » Hicham, cousin germain du roi Mohammed VI, décrit avec force détails le mode de fonctionnement du Makhzen marocain) .

Dans ce système politique, où le pouvoir politique se mêle étroitement aux puissances d’argent, et où l’argent public est employé à enrichir une minorité, dans ce système politique, les services ne seront accordés qu’à des clients fidèles, et la moindre infidélité peut compliquer l’accès aux faveurs et privilèges économiques. En un mot, c’est le degré de proximité et d’allégeance avec le système politique qui va faire de vous ou non un milliardaire ; il y a une étroite imbrication entre les règles de la domination politique et les intérêts économiques. Autrement dit, pouvoir politique et pouvoir de l’argent sont entremêlés. De nombreuses fonctions (de députés, sénateurs, responsables de parti, de syndicat ou même d’administrations et offices d’Etat) résultent de cette proximité, et s’achètent afin d’assurer une accumulation durable.

Ce « système », comme l’appelle la rue, va prospérer sur la base d’une corruption généralisée – voire institutionnalisée — et va polluer toutes les institutions et administrations du pays.

Pour résumer ou qualifier la nature du système, et caractériser les règles de son fonctionnement réel, le langage populaire emploie couramment les termes de « chipa », de « chkara » et de « rachwa ».

C’est sous le règne de Bouteflika que l’on verra ainsi émerger une oligarchie puissante et un patronat organisé, mais aussi une classe de gros commerçants, de promoteurs immobiliers, d’intermédiaires de sociétés étrangères… groupes sociaux partis de peu en termes de capital, mais dont les trajectoires ont croisé des réseaux politiques insérés dans les institutions chargées de la gouvernance des richesses du pays.

Ce que je viens de dire décrit ou caractérise brièvement le système économique mais n’explique pas les bases sur lesquelles il se développe.

Je commencerai par rappeler rapidement le contexte général avant de proposer une explication générale portant sur le mode de fonctionnement de ce système économique qualifié de rentier.

Le régime économique mis en place à l’occasion des réformes – repose sur des termes-clés : l’ouverture à l’extérieur, la liberté de commerce et les lois d’airain du marché (« khali nass tekhdem » comme l’exprimaient à ses débuts certains partisans de ce régime).

Ces réformes mises en place se sont réduites, il faut le rappeler à l’irruption sur la scène économique de 40 à 45 000 sociétés d’importation qualifiées indûment « d’import-export », d’une classe qui a récupéré des actifs économiques de dizaines de milliers de petites et moyennes entreprises publiques dissoutes (avec un cortège de centaines de milliers de travailleurs mis au chômage), de ventes de grandes entreprises à des multinationales (cas de l’unité sidérurgique de Annaba à ArcelorMittal, reprise par la suite par l’Etat ou des usines d’engrais cédées au groupe étranger Fertial que Monsieur Haddad voulait ajouter à son portefeuille d’affaires il n’y a pas si longtemps).

Ces réformes ont abouti au transfert d’activités monopolisées par des entreprises d’Etat au profit de sociétés monopolisées par une minorité de privés (Sogedia, Enasucre, Eaux minérales, Enial pour les semouleries-minoteries…). Il ne faudrait surtout pas que la notoriété de certains oligarques ayant tissé des liens forts sont avec le pouvoir en place cachent d’autres oligarques tout aussi fortunés qui ne doivent leur ascension qu’au système politique.

Le régime ou le système politique est selon moi assis sur trois gisements de richesses qu’il contrôle, et qui seront exploités par ces nouveaux « acteurs économiques » produits par les réformes libérales. Ces trois gisements économiques seront à l’origine des fortunes qui seront bâties.

Ces trois gisements économiques exploités à ciel ouvert sont le commerce extérieur, les banques publiques et le foncier rural, industriel et urbain (la terre et la pierre comme réserve de valeur et placements spéculatifs).

Le commerce extérieur

L’économie productive et la très jeune industrie nationale étaient disqualifiées –par les réformes – au prétexte de sa non compétitivité. Toute l’industrie manufacturière a été cassée, démantelée au nom de l’ouverture économique (les chaussures et autres produits issus de l’industrie du cuir, le textile avec les costumes, les chemises et draps de très bonne qualité…les confitures, jus de fruits, les frigidaires, camions, tracteurs, acier… sortaient de nos usines créées dans les années 1970)… L’industrie qui représentait près du quart de notre PIB dans les années 1970-80, ne représente plus aujourd’hui que 5% du PIB (ensembles des richesses créées dans un pays), et l’Algérie est le pays devenu sous-industrialisé, pire, le moins industrialisé de la région.

Le commerce extérieur est le premier gisement d’exploitation de nos richesses, et par de simples autorisations ou licence d’importation (une signature portée sur un document), certains ont eu dorénavant accès à l’achat de produits achetés à l’étranger, puis distribués sur nos marchés. Tous ceux qui ont articulé leurs activités économiques sur le commerce extérieur ont réussi à s’enrichir assez rapidement. Les infrastructures routières construites leur ont servi par la suite à mieux redistribuer, et dans les coins les plus reculés du pays, ces produits importés.

Le secteur de l’agroalimentaire (branche de l’activité industrielle la plus importante), mais aussi bien d’autres secteurs de l’activité économique ne fonctionnent aujourd’hui que grâce à cette ouverture sur le commerce…Plus de 80% des intrants, les équipements, les pièces détachées, les produits finis (jusqu’aux allumettes) sont importés.

Avoir accès aux importations et aux licences fera à coup sûr de vous un homme (ou une femme) riche. Il y a bien sûr l’importance des flux que vous allez contrôler qui vous positionnera dans le degré de la richesse acquise. La surfacturation, faute de contrôle, ou la non-conformité de la marchandise importée avec le document d’importation fera de surcroît de vous un millionnaire en devises.

Le mode de fonctionnement de ces importations de biens et services qui font fait l’objet de surfacturations ont permis une accumulation de ressources en devises placées dans les banques étrangères, dans l’achat de biens immobiliers, ou réalisées avec des dépenses somptuaires à l’étranger.

Les exemples de ces détournements ne manquent pas, et les « panama papers » qu’il faudrait aujourd’hui exhumer nous donnent une petite idée de l’importance de cet argent placé dans des banques offshore.

Le développement hypertrophié de ce capital commercial ne pouvait que combler d’aise les alliés de l’économie politique islamiste qui ont aussi été les bénéficiaires de ce modèle. Les islamistes-notamment leurs chefs- ont tiré un grand parti de ce système économique, et « la concorde nationale » initiée par Bouteflika et son régime aura exprimé sur le plan politique l’alliance de ces forces avec le système.

Les positions de rente qui sont assises sur les marchés, internes et externes, ont nourri tous ces petits métiers de vente ainsi que le commerce informel de produits asiatiques, européens, turques, etc. distribués par les importateurs et par le commerce de gros.

Ce gisement qui est le commerce extérieur (relayé par la sphère commerciale interne) a bien entendu été alimenté par la rente pétrolière et gazière, monopole de l’Etat.

Le montant des importations en marchandises (non compris les services) atteint plus de 58 milliards de dollars en 2014 et 44 milliards de dollars en 2018. Cela donne approximativement une idée sur le volume des richesses en jeu. Ce sera plus de 500 milliards de dollars qui auraient été dépensés dans les importations de marchandises entre 2010 et 2018, soit plus de 3 fois le PIB de l’Algérie de l’année 2018. C’est dire l’importance des flux de richesses monétaires en devises étrangères qui ont circulé sur les marchés.

L’accès à l’argent via les banques publiques

L’accès à l’argent via les banques publiques est un autre secret dans le fonctionnement de l’Etat makhzénien et libéral actuel.

Cet accès a donné lieu à des modes de répartition très inégaux des richesses, et à un pillage à ciel ouvert de nos ressources financières. Le mouvement populaire, qui a attiré l’attention sur les flux financiers des institutions bancaires en cette période, ne s’est certainement pas trompé de cible. Les banques sont en effet, le lieu où l’argent public (celui issu de nos ressources, des dinars aux devises) est déposé et géré. Les marchés publics et les divers fonds que l’Etat contrôle ont été dispensés généreusement aux acteurs du secteur privé, clients et soutiens du régime. Les « créateurs de richesses », terme parfois utilisé pour qualifier certains « grands capitaines de l’industrie », émargent aux guichets publics et très souvent leurs richesses proviennent des aides financières accordées par l’Etat. L’accès aux marchés publics, aux subventions d’Etat et aux crédits publics (régulièrement alimentés par le Trésor public ou aujourd’hui la planche à billets), a été l’un des moyens les plus puissants de renforcement de cette oligarchie… Il faut savoir qu’une bonne partie des investissements privés résultent de crédits publics accordés par les banques publiques. Même le financement des importations est dépendant de cet argent public (en devises) détenu par les banques.

Concessions de terres publiques, partenariat public-privé, ventes d’actifs industriels au dinar symbolique et marchés publics ont été l’occasion pour des groupes articulés aux réseaux politiques d’accumuler d’immenses richesses. Autrement dit, ces groupes ont prospéré à l’ombre de l’Etat, ont bénéficié de sa bienveillance et de sa générosité. Les marchés publics offerts aux amis, les affaires confiées aux clients avec l’aide de réseaux (familiaux ou autres) organisés ont également nourri la corruption (affaire Khelil et Bedjaoui). Les banques publiques qui ont dispensé des crédits ou des subventions –via de multiples fonds, dont le Fonds national d’investissement aujourd’hui l’objet d’un scandale- ont permis le détournement des richesses du peuple et de la rente pétrolière. La corruption que nourrissent ces formes d’accès à l’argent public – les crédits, les subventions accordés par les banques et autres institutions financières ne peut ainsi être éradiquée sans remettre en question ces formes d’accès à l’argent public.

L’accès au foncier rural, urbain et industriel

C’est là le troisième gisement de rentes qui est exploité par la nouvelle bourgeoisie (compradore car dépendante des importations étrangères) et qui explique l’accumulation privée des richesses nationales.

Pour pérenniser les revenus du capital acquis via le commerce extérieur et l’argent public des banques, les prédateurs se sont tournés vers le secteur de la « promotion immobilière » et vers l’acquisition du foncier rural, urbain et industriel.

Dans une société où l’économie est peu diversifiée, la pierre et la terre ont toujours été considérées comme des réserves de valeur, ou des placements à haute rentabilité. En un sens, la rente accaparée va être placée dans la terre ou la pierre pour produire de nouveau des rentes. Les derniers scandales qui ont récemment éclaté (affaire de Kamel El Boucher par exemple) illustrent le fonctionnement du régime économique actuel. Cet exemple n’est pas isolé. Nombreux ont été les oligarques ou nouveaux riches à s’intéresser à l’immobilier, à l’agriculture (presque tous les patrons de l’agroindustrie ont acquis des concessions de terres agricoles et bénéficié très généreusement des aides financières de l’Etat pour accaparer et exploiter à titre privé, souvent de façon minière, les ressources en sol et en eau, qui sont selon la loi la propriété de la nation entière ). Les terres publiques ont été souvent redistribuées en leur faveur et le foncier urbain (au prétexte de promotions immobilières) et industriel tant convoité ont été de formidables sources d’accumulation de rentes. Ces rentes accaparées par les nouvelles puissances d’argent leur ont permis par la suite de partir à la conquête des institutions de l’Etat national (Assemblée nationale par exemple, postes au Sénat, dans les ministères et la haute administration publique…) polluant ainsi la vie politique du pays. Ces derniers ont eu de plus en plus tendance à dicter leurs lois et à imposer leurs intérêts aux « décideurs politiques ». L’on a été jusqu’à promouvoir des ministres – authentiques représentants de ces puissances d’argent — à des postes économiques clés. Nous savons et le peuple a dévoilé aujourd’hui le lien étroit existant entre le système politique et les nouvelles puissances d’argent.

Sans engager une chasse aux sorcières, et afin de couper les sources de cet enrichissement moralement condamnable et économiquement destructeur de notre société, il est nécessaire que le mouvement populaire en cours identifie avec intelligence ces gisements de rente, écarte dans ses choix et préférences des responsables politiques qui ont été les défenseurs zélés de ce système économique, et qu’il renverse les règles de gestion du régime économique prédateur qui domine aujourd’hui notre économie nationale.

A titre d’exemple, la transparence dans les modes d’affectation des ressources financières publiques devra être la règle dans le futur.

Il est urgent, surtout urgent de repenser les fondements du système économique, de créer une économie productive basée sur l’effort, le travail et une répartition équitable des richesses au sein de la société.

Il faut que l’éradication du régime politique actuel soit accompagnée de la mise en place d’un modèle de développement économique qui mobilise les compétences formées dans nos universités et nos centres de formation, qui les emploie en rapport avec leurs qualifications acquises.

Le pays est aujourd’hui orphelin d’un vrai tissu industriel ayant recours aux innovations technologiques et aux acquis de l’économie de la connaissance. Les investissements productifs publics et privés doivent placer l’emploi au cœur du modèle, car des centaines de milliers de jeunes ingénieurs, polytechniciens, informaticiens, physiciens, chimistes, économistes et gestionnaires sont en attente de mettre leurs compétences et leur intelligence au service de l’économie nationale. Il faut investir dans la recherche scientifique, la culture et les arts, l’industrie du cinéma et du livre… afin générer davantage des richesses. Tant de chantiers restent à ouvrir pour mettre fin à la dilapidation des richesses nationales.

Si l’on ne transforme pas de fond en comble le système économique, si l’on ne répartit pas de façon équitable les richesses du pays, les forces sociales qui le supportent reproduiront le système politique que la rue dénonce vigoureusement. O. B.

Algérie (2): le pillage du foncier agricole.

Omar Bessaoud

« Economie politique du pillage du foncier agricole ». Une étude d’Omar Bessaoud, économiste. Publié par LSA le 19.06.2019 – Avec l’aimable autorisation d’Omar Bessaoud

L’ex-wali d’El-Bayadh et l’Office national des terres agricoles (Onta) ont pris, tout récemment, la décision d’annuler une concession de terres accordée à Ali Haddad d’une superficie de 50 000 ha. Plus récemment, des citoyens de Blida ont dénoncé, auprès du wali, les attributions abusives de terres à des clients du régime et réclamé leur restitution. Les scandales liés au détournement du foncier ou d’attribution en violation des lois du pays révèlent à l’opinion publique l’une des sources d’enrichissement illégitime de nombreux affairistes et des appétits sans limite d’une classe de prédateurs aidés en cela par l’Etat makhzénien.

La liste des hommes d’affaires qui ont bénéficié des largesses des autorités et des institutions publiques (services agricoles, Onta) dans cette région du pays est longue, car de nombreuses mesures foncières ­— prises sous le prétexte de la réalisation de «projets structurants», selon l’expression du ministère de l’Agriculture — ont facilité ces quasi-acquisitions. Le projet de privatisation des terres arch (terres de jouissance communautaire) est aujourd’hui estimé entre 2 et 2,5 millions d’hectares, et un groupe de travail a été mis en place l’automne 2018 avec le ministère de l’Intérieur pour enquêter sur les exploitants de ces terres, «afin de les sécuriser et doter ses occupants d’actes administratifs».

Pour n’évoquer que le cas de la wilaya d’El Bayadh, rappelons que plus de 360 000 ha de terres qui ont le statut de arch auraient été délimités pour être redistribués à des affairistes influents parmi lesquels — et la liste n’est pas exhaustive — le groupe de Abdelmalek Sahraoui (bénéficiaire de 18 000 ha), le fils Tahkout (à qui l’on vient de reprendre les 8 000 ha concédés), le groupe Lachheb (35 000 ha) et Sami Agli (actuel candidat à la présidence du FCE, concessionnaire de 5 000 ha)…

Le compromis historique, qui date de l’ère coloniale (senatus-consulte de 1863), était que même si ces terres sont toujours classées dans le domaine de l’Etat, les droits historiques de possession sont exercés par les tribus locales, et la coutume en vigueur était que les attributions individuelles se réalisaient avec l’assentiment des représentants des communautés rurales locales.

Ces concessions à grande échelle aux milieux d’affaires nous rappellent celles que Napoléon III et le IIe Empire (1850-1870) avait accordées en 1865 à de riches entrepreneurs, aux banques et autres sociétés financières. Près de 350 000 ha avaient ainsi été distribués et livrés à la spéculation (concession de 25 000 ha à la société française de l’Habra et de La Macta, de 100 000 ha localisés pour l’essentiel dans l’est du pays, vastes concessions de terres du domaine de l’Etat à l’ouest…).

Les cas d’attribution de terres de l’Etat aux entrepreneurs nationaux que nous venons d’évoquer ne sont pas isolés. Tous les nouveaux riches (affairistes, commerçants, grands propriétaires, industriels, dignitaires et clients du système) se sont empressés, au cours de ces quatre dernières décennies, soit de racheter à des bénéficiaires, souvent démunis de moyens, les actifs fonciers attribués par l’Etat, soit ont bénéficié de concessions foncières du pays à la faveur des mesures foncières adoptées par les différents gouvernements depuis la présidence de Chadli… La réforme agricole de 1987 a été le prélude au détournement du foncier hérité de la colonisation : rappelons-nous la publication, en 1990, par El-Moudjahid, et ce, à l’initiative du gouvernement Hamrouche, des listes des attributions illégales de terres.

De très nombreux scandales ont, depuis, jalonné l’histoire foncière du pays. Rappelons, à titre d’exemple, les attributions d’assiettes foncières par les responsables élus du FIS en 1990 qui ont effacé du paysage agricole le périmètre irrigué du Hamiz, à l’est d’Alger.

L’histoire du foncier rural algérien est riche d’épisodes, où l’accumulation des richesses matérielles et l’accaparement des terres se sont réalisés dans un climat de violence politique et sociale extrême. C’est, par exemple, au cours des années 1990 que l’on a observé une accélération des processus d’accaparement des terres agricoles de l’Etat. La terre changera de main à la faveur de la décomposition des collectifs ouvriers, et toutes les réformes agricoles (loi 87/19 et la loi foncière 90/25 de décembre 1990 pour laquelle le FIS avait beaucoup milité) ont été favorables à l’émergence d’investisseurs privés mieux dotés en capitaux (monétaires, physiques ou sociaux) et bien mieux insérés aux marchés des produits agricoles (souvent spéculatifs) que la majorité des fellahs.

Les fortes pressions exercées par certains industriels, relayés par des réseaux politiques influents, ont souvent brisé les résistances des collectifs ouvriers des exploitations agricoles collectives et individuelles (EAC/EAI), disqualifiés par les banques dans l’accès aux crédits, les actes administratifs établis ne présentant pas une garantie suffisante.

De nombreux attributaires se sont vu ainsi proposer des millions (de 200 millions de centimes à 1 milliard) dans la Mitidja pour la cession des actifs fonciers qui leur avaient été attribués par l’Etat. Les quelques enquêtes instruites par les services de l’Etat, à l’instar de l’IGF (Inspection générale des finances), ou de la Cour des comptes ont attesté de ces pratiques totalement illégales. Nous citerons pour mémoire l’affaire du domaine Bouchaoui (que la presse avait évoquée en 2006), et où l’enquête de la Gendarmerie nationale décrivait les pratiques d’industriels puissants dans l’accaparement de parcelles agricoles d’EAC, en violation même des textes régissant la cession des droits d’exploitation des terres du domaine privé de l’Etat.

Un groupe immobilier, celui du richissime homme d’affaires libanais Hariri, s’était même porté candidat pour acquérir des terres agricoles de ce domaine dans le but de réaliser un projet immobilier ; on affectera ces terres à un projet national réalisé par le directeur de la Société d’investissement hôtelier (Club-des-Pins). Que reste-il aujourd’hui du domaine Bouchaoui, l’un des premiers domaines autogérés, créé sur les terres du colon Borgeaud, et qui fut un symbole de la colonisation des terres algériennes ?… Si le vent libérateur qui soufflait en 1962 avait permis aux ouvriers agricoles d’accomplir la tâche historique de transférer au jeune Etat national, en voie d’installation, les terres coloniales spoliées au peuple algérien et à la paysannerie, des vents contraires portés par le climat libéral des années 1990 aura eu raison de cette période. «Les capitalistes qui rôdent autour des agriculteurs ont déjà acheté locaux, étables et bâtisses en tous genres. Ils louent leurs terres à l’année et achètent à l’avance les productions. Ils sont largement entrés dans les territoires des exploitations de l’ancien domaine autogéré», témoignait un ouvrier agricole d’une EAC (exploitation agricole collective) à un journaliste d’investigation… Le bilan de ces pratiques d’accaparement reste à établir : que sont devenus, par exemple, les actifs fonciers (ne parlons pas des actifs économiques) des centaines de coopératives communales de services, des offices nationaux (terrains et hangars des Offices des fruits et légumes, l’Office du matériel agricole… et des autres Sociétés agricoles de prévoyance) dissous, sans fondement juridique, et effacés définitivement du paysage agricole ? Quel bilan peut-on faire de toutes les mesures liées à l’accession de la propriété foncière agricole (APFA) qui date, faut-il le rappeler, de 1983 (il y a donc plus de 35 ans), et quels sont les résultats des grandes exploitations modèles créées à cette époque et équipées de forages, de pivots, très souvent soutenus à coups de subventions publiques, et qui nous promettaient un nouvel eldorado ?

La nation s’est-elle enrichie et a-t-elle gagné en termes de sécurité alimentaire, et la population achète-t-elle moins cher les fruits et légumes produits sur ces nouveaux périmètres ? Quels sont les groupes qui contrôlent aujourd’hui les actifs fonciers agricoles de l’Etat, plus de cinquante ans après la récupération des terres coloniales ?

Le bilan provisoire que l’on peut établir est que si l’offre agricole (de lait, de céréales, de fruits ou de légumes) est aujourd’hui plus abondante, cela résulte essentiellement du travail de centaines de milliers de producteurs agricoles familiaux de petite et moyenne échelle, et de l’effort de familles paysannes de toutes les régions du pays, qui ont su mobiliser leurs ressources et tirer profit d’investissements publics inédits dans l’histoire agricole du pays (dans le domaine de l’irrigation agricole et la mise en valeur des terres, de l’équipement en matériel, de l’approvisionnement en intrants agricoles, de l’encadrement technique…). Avec les multiples fonds créés dans le cadre du Programme national de développement agricole au début des années 2000, le secteur agricole a été, comme on le sait, l’un des premiers secteurs économiques à bénéficier des plans de relance de l’économie nationale — plus de 500 millions de dollars/an entre 2000 et 2007 et plus de 1,5 milliard de dollars/an sur la période quinquennale 2010-2014.

Les grands concessionnaires ont, quant à eux, été davantage intéressés par la rentabilité financière (qui est fondée sur l’intérêt privé et non sur l’intérêt général) d’une agriculture de mieux en mieux dotée en ressources (eau et terre, capital, matériel), et fortement motivés par la conquête des marchés (nationaux et étrangers) ; ils ont combiné, dans leurs stratégies d’expansion, mobilisation des fonds publics, fonds privés et fait valoir un partenariat technique étranger, qui s’est révélé très souvent défaillant. Comme l’évoquait la presse en novembre 2016, la concession agricole était devenue, «après l’importation, le commerce des grandes-surfaces, l’immobilier ou le BTP», le «nouveau business juteux des dirigeants algériens». Ils se sont portés candidats à la concession de terres dans le cadre de la mise en valeur mais aussi au partenariat public-privé qui a concerné, non seulement les terres des EAC, mais surtout aussi les terres des fermes-pilotes, terres qui sont, comme tout le monde le sait, les terres les mieux situées et les plus fertiles du pays.

Les principaux partenaires algériens identifiés dans le cadre de ce partenariat public-privé sont pour leur majorité des groupes de l’agroalimentaire (Sim de Blida, Sarl Hodna Lait, Cevi-Agro Alger, Laacheb de Blida, la Société Tifralait, le groupe Safruit…), ou des «professionnels» impliqués dans le développement de filières agricoles, des commerçants, des propriétaires de biens immobiliers ou des hommes politiques. Certains hommes d’affaires se sont même vu attribuer plusieurs fermes-pilotes (de 100 ha en irrigués dans la plaine de la Mitidja à près de 1000 ha dans d’autres régions agricoles du pays), en violation des règles et lois agricoles du pays.

L’on connaît le sort politique qui a été réservé à l’ancien Premier ministre Tebboune qui avait décidé en juin 2017 de remettre en question les décisions de l’ancien Premier ministre Sellal d’attribuer des terres de fermes-pilotes au profit de ces hommes d’affaires alliés du système, voire d’autoriser des sociétés étrangères à bénéficier de ce partenariat… A quoi donc aura servi la lutte engagée par le peuple algérien pour recouvrer sa souveraineté et récupérer, en 1962, des terres spoliées par le colonisateur pour les transférer, un demi-siècle plus tard, à d’autres «colonisateurs»?… L’accès à la rente foncière était ouvertement mise au service d’une rente politique, et l’on est loin ici des formes d’alliance politique avec la paysannerie que le mouvement national avait su tisser au cours de l’histoire récente pour libérer le pays de l’oppression et de l’exploitation coloniale.

Le partenariat public-privé et l’attribution de grandes concessions aux investisseurs privés ont donc été autant de mécanismes qui ont contribué à transformer les conditions d’accès à la terre ; ils sont à l’origine d’un ordre foncier qui a été mis au service de groupes qui ne sont pas des «gens de terre» (pour reprendre une expression de Jacques Berque), et donc est non seulement injuste socialement, mais aussi inefficace sur le plan économique.

Face aux changements climatiques qui se profilent, cet ordre foncier menace, par ailleurs, gravement des ressources naturelles, objet aujourd’hui d’une exploitation minière, car, comme dans tous les secteurs où l’Etat cède des actifs naturels ou distribue généreusement des soutiens financiers, aucun instrument ne permet de contrôler efficacement l’usage réel qui est fait des communs ou des ressources foncières partagées.

Le mouvement en cours dans notre pays et la dénonciation de la corruption et du pillage de nos ressources qu’il développe («klitou lebled ya serraqine») concernent aussi la terre et l’eau qui sont des patrimoines naturels que la nation partage.

La question de la préservation de ces ressources naturelles est d’une importance vitale pour l’avenir du pays (ses sécurité et souveraineté alimentaires, l’emploi, le développement des territoires ruraux…). Il est temps de mettre fin à ce pillage, à la dégradation de nos ressources, et de renouer avec les aspirations historiques d’un peuple qui a libéré le pays du système colonial, et qui exprime aujourd’hui sa fidélité à nos martyrs, peuple qui s’est mobilisé pour garder le contrôle des terres des colons après l’indépendance.

Le message profond que le mouvement en cours nous invite à entendre est que ces terres algériennes spoliées par le système colonial ne doivent aucunement être de nouveau confisquées par un système politique et économique fondé, lui également, à la fois sur l’appropriation individuelle et à grande échelle des terres qui appartiennent à la nation entière, sur la confiscation des droits historiques des communautés rurales du pays et sur l’exploitation du travail paysan. O. B.