Le Sénat a adopté hier, 26 novembre 2020, à une très forte majorité positive une résolution qui demande au Gouvernement de « reconnaître la République du Haut Karabakh, et à faire de cette reconnaissance un instrument de négociations en vue de l’établissement d’une paix durable ». L’adoption de cette résolution pose de multiples et très sérieuses questions. Cette résolution a été présentée collectivement par cinq groupes politiques : LR, PS, Union centriste, Écologie-Les Verts, PCF.
Ce qui motive essentiellement cette résolution c’est la volonté d’une condamnation de la Turquie. C’est ce qui apparaît en premier. La résolution critique vivement son rôle déstabilisateur en Méditerranée, sa politique expansionniste… Ce qui va de soi, le rôle international de la Turquie étant effectivement négatif et très problématique. On comprend l’émotion et l’indignation suscitée par sa participation directe à l’offensive azérie, y compris par la mobilisation de combattants venant de Syrie. Le comportement de la Turquie est d’autant plus inacceptable qu’Ankara fait partie des pays membres du Groupe de Minsk, chargé, précisément, de contribuer à une solution politique du conflit du Haut Karabakh. Cette instance, issue de l’OSCE qui l’a créée en 1992, regroupe au total 11 pays (plus l’Arménie et l’Azerbaïdjan).
Quels sont les problèmes posés par cette résolution ?
La première question qui se pose pour pouvoir éviter un conflit ouvert, ou bien pour « gérer » de façon responsable une sortie de conflit c’est comment faire baisser les tensions, comment aider au dialogue et surtout comment favoriser une négociation et un règlement politique. Cette exigence de base aurait dû dominer avant, pendant et après cette guerre commencée le 27 septembre dernier, et qui a fait probablement plusieurs milliers de morts. L’appel à la reconnaissance de la République du Haut Karabakh ne contribue en rien à cette démarche pourtant si évidente. La résolution du Sénat n’aide pas à une approche politique crédible parce qu’elle est un soutien unilatéral à un des protagonistes, l’Arménie. Ce n’est pas comme cela que l’on peut contribuer à une solution qui finisse par faire consensus et accord politique, au-delà des complexités inhérentes à tous les conflits.
Comment peut-on oublier ce qui nourrit ce conflit ? Nationalismes, guerres, nettoyages ethniques, voire crimes de guerre ont, à des degrés divers, accompagné des deux côtés ce conflit « gelé », en réalité sans fin. Cette fois-ci l’Azerbaïdjan a voulu récupérer des territoires perdus en 1994, et prendre sa revanche. La résolution du Sénat, en quelque sorte, apporte à son tour une sorte de « revanche » aux Arméniens vaincus par la puissance militaire azerbaïdjanaise et ses appuis extérieurs… Cette résolution nourrit les ressentiments et les exaspérations au lieu de calmer les choses. Ce qui serait d’autant plus nécessaire que le cessez-le-feu ne règle rien. Le conflit reste ouvert, même s’il s’arrête maintenant du fait de la cuisante défaite militaire de l’Arménie.
Évidemment, la France ne peut pas reconnaître la « République du Haut Karabakh » (auto-proclamée) qu’aucun État au monde ne reconnaît officiellement. Cela n’aurait pas de sens politique véritable et porteur d’avenir. Surtout, cela ne peut qu’exacerber les tensions. C’est une faute politique. Motivée (notamment) par des intérêts politiques intérieurs et des visées électorales ?..
Une solution durable ne peut qu’être le fruit d’un accord politique entre les deux protagonistes avec la garantie multilatérale d’un soutien et d’une légitimité. C’est forcément un long travail, tellement les Arméniens comme les Azerbaïdjanais sont ultra-mobilisés par leur nationalisme dans une histoire longue et tragique. Et tellement les problèmes de territoires sont complexes. C’est d’abord cela une solution et une paix nécessaires. Que cette résolution ose appeler à une reconnaissance comme « instrument de négociations en vue de l’établissement d’une paix durable » est assez consternant… Une telle formulation n’a guère de crédibilité.
Ce qui est vrai c’est que pas un État directement concerné n’a agi dans le sens positif nécessaire. Ni les pays qui président le Groupe de Minsk (USA, Russie et France), ni les protagonistes directs des affrontements : Arménie, Azerbaïdjan et Turquie. Les 3 États qui président le Groupe de Minsk ont agi en fonction de leurs propres intérêts, chacun pour soi, alors que leur responsabilité aurait dû les conduire à prendre des initiatives communes très déterminées, et inscrites explicitement dans le cadre multilatéral de l’OSCE et de l’ONU afin d’asseoir une légitimité indiscutable, en plus d’avoir ainsi les moyens, ensemble, de faire pression sur les belligérants d’abord pour éviter les combats, ensuite pour les faire cesser… et pour contribuer collectivement, de cette façon, à une solution politique. La France n’en a pas les moyens. Les USA voient à plus long terme. Pour l’essentiel, ils ont regardé faire. Ils souhaitent qu’un jour prochain, un bouleversement des équilibres stratégiques dans la région permettent, ici aussi, de faire reculer l’influence de la Russie. Le conflit du Haut Karabakh est, en effet, un des premiers conflits de l’espace post-soviétique en Europe. Il faut donc se souvenir que l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont, dans les années 90, établi des relations structurées, y compris sur le plan militaire, avec l’OTAN… sans oublier, évidemment, les relations de l’Azerbaïdjan avec la Turquie qui est un membre important de l’OTAN, et avec Israël qui lui fournit des drones voire des armes interdites (bombes à sous-munitions). L’enjeu se situe aussi (et peur-être d’abord) à ce niveau géopolitique. Sans oublier la question des hydrocarbures (gazoduc et oléoduc). Et c’est pour cela que les puissances concernées ne sont pas intervenues pour favoriser un règlement politique. Elles ont d’autres visées et préoccupations. Il n’y a que la Russie qui a un vrai intérêt à maintenir un statut quo dans cette ancienne zone d’influence. Pour ne pas perdre davantage… Et c’est donc elle qui est parvenue à obtenir un arrêt des combats. (Voir sur mon blog, un article précédent consacré en particulier à cette question)
La résolution du Sénat pose d’autres problèmes.
– Elle fait référence aux recommandations du « plan de paix de 2007 »… Il n’y a pas de « plan de paix » de 2007, mais seulement un très court texte de 5 options, une sorte de motion minimale ou de document d’intentions émis par le Conseil de l’OSCE (et jamais officialisé). Ce document n’a d’ailleurs pas été signé par les 2 protagonistes. Il demande effectivement des garanties de sécurité et une force de maintien de la paix internationale. C’est positif si cela s’inscrit dans un règlement porteur de solution juste et durable. Mais les rédacteurs de la résolution du Sénat font semblant d’oublier que ce document demande aussi « le retrait des forces arméniennes de tous les territoires »… (désignés par leur nom). Ce document de 2007, appelé « principes de Madrid » est relativement équilibré, et il n’est pas fait pour être instrumentalisé par une des deux parties… et ceux qui la soutiennent.
– La résolution du Sénat demande le « rétablissement des frontières définies en 1994 ». Ce n’est pas acceptable ainsi. C’est faire bon marché des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU (No 822, 853, 874 et 884 de 1993) qui, précisément, demandent le retrait des forces arméniennes des territoires conquis lors des affrontements militaires de ce début des années 90. On ne peut pas passer sous silence les conquêtes territoriales et les nettoyages ethniques consécutifs des uns et des autres. C’est ainsi, en effet, que les choses se sont passées. Encore une fois, la nécessité s’impose d’une solution négociée afin de dépasser la complexité des enjeux…pas seulement territoriaux .
– La résolution invite le gouvernement à des réponses « les plus fermes » vis à vis de la Turquie du fait de son rôle dans le conflit. Très bien. Il faut aussi que le rôle israélien soit clarifié. Et prévoir aussi des réponses « les plus fermes » s’il est vérifié, comme l’indique Amnesty International, que Tel Aviv a fournit des bombes à sous-munitions à l’Azerbaïdjan. A noter que l’Azerbaïdjan est un des principaux fournisseurs d’hydrocarbures à Israël…
Il est préoccupant qu’une des deux chambres du Parlement français puisse jouer ainsi avec la vérité et avec l’avenir des peuples concernés par cet interminable et sinistre conflit du Haut Karabakh.
Ce que sera la politique étrangère et de défense de l’Administration Biden est évidemment crucial puisque les choix effectués par les États-Unis, en dépit de l’affaiblissement relatif de leur puissance, pèsent toujours sur le monde. Il est donc nécessaire, dès maintenant, d’y voir un peu plus clair.
Disons-le d’emblée, il vaut mieux un Joe Biden, qui publiquement s’engage, par exemple, à limiter le rôle des armes nucléaires et à promouvoir une nouvelle ère de contrôle des armements… qu’un Donald Trump ayant systématiquement entrepris l’inverse. Il vaut mieux une administration américaine qui puisse mettre un terme au pouvoir d’un Président dont l’ensemble des choix de politique internationale et de défense n’ont globalement pas cessé d’aggraver les insécurités mondiales. Il est donc compréhensible que la défaite électorale de Trump ait pu susciter un certain sentiment de libération.
Mais suffit-il d’éviter la poursuite de l’inacceptable ? Suffit-il d’échapper au racisme, au sexisme, à la brutalité et à la vulgarité ? Il est naturellement indispensable d’aller au-delà, et de tenter de premières analyses. Mêmes partielles. Il n’est, en effet, pas ici question de prétendre à une exhaustivité… de toutes façons impossible.
A la date à laquelle ces lignes sont écrites, l’exercice est délicat. Le processus électoral se termine, mais Donald Trump persévère dans sa volonté d’aller en justice afin de pouvoir démontrer des fraudes dans plusieurs États, et inverser ainsi les résultats globaux. Au moins l’espère-t-il… C’est ce que prétend, avec beaucoup assurance, l’inénarrable Pompeo dans son rôle jusqu’au boutiste. Cette situation pèse en elle-même sur les relations internationales en entretenant une (éphémère) indécision, et pour certains États (la Chine par exemple) une circonspection sur l’attitude à tenir. Comme dit Biden dans un euphémisme calculé : c’est une situation embarrassante. Le coronavirus avait déjà entravé les fonctionnements militaires de la première puissance américaine (1). Voilà que les problèmes électoraux entravent ses fonctionnements diplomatiques… Il y a décidément quelque chose qui coince dans la gestion de la puissance américaine.
Biden, celui qui veut « guérir » les États-Unis…
Un exercice de première analyse est délicat. L’Administration Biden n’est pas encore désignée. On ne sait pas quelle sera l’éventuelle participation de la gauche démocrate. Au cours de sa campagne, les déclarations de Biden sur la politique étrangère et de défense ne furent ni nombreuses, ni très précises. Enfin, jusqu’où les engagements annoncés pourront être respectés et concrètement mis en œuvre ? L’Administration Biden devra d’ailleurs forcément s’adapter aux contextes, alors que l’on mesure à quel point les relations internationales sont aujourd’hui, au quotidien et dans la durée, marquées par l’instabilité et par l’incertitude.
Il existe un certain nombre de textes (articles, analyses, interviews…), dont trois principaux qui donnent les linéaments de la politique du Président nouvellement élu : un Plan de quelques pages résumant ses propositions (2). Ce Plan fut rendu public à New York le 11 juillet 2019. Un discours de présentation (3) assez substantiel le même jour. Enfin, un article signé Biden dans le
magazine Foreign Affairs de mars/avril 2020 (4) : « Why America must lead again. Rescuing US foreign policy after Trump » (Pourquoi les États-Unis doivent à nouveau diriger. Restaurer la politique étrangère après Trump). Ces trois textes reprennent, pour l’essentiel, les mêmes idées et les mêmes formules.
Les médias, en France et ailleurs, ont souvent insisté sur l’expression de positionnements très classiques, reformulant les engagements extérieurs des États-Unis. Autant dire que ce fut immédiatement une sorte d’enchantement pour les Européens : enfin un retour possible à « l’ordinaire » transatlantique… Certains observateurs, plus prudents, ont fait remarquer que l’absence d’empathie politique de Donald Trump pour l’Europe aurait permis une plus grande conscience de la nécessité d’une défense européenne et d’une « autonomie stratégique » si chère à Emmanuel Macron. On pourra souligner, cependant, que le trumpisme est peut-être un révélateur, mais il n’est certainement pas le facteur déterminant de l’éventuelle capacité des Européens à sortir de leur structurelle inconsistance stratégique.
Ces trois textes principaux confirment amplement ce retour au classique. Les propositions de juillet 2019 sont titrées : « Le Plan Biden pour conduire le monde démocratique face aux défis du 21ème siècle ». Il n’est guère possible, en effet, de faire davantage dans le traditionnel. Biden n’annonce d’ailleurs pas de nouveautés marquantes. Mais, comme il le dit, il veut quelque chose qui « guérit », qui « répare » après 4 ans de dégradation, conséquence des politiques de Donald Trump et de sa « désastreuse présidence ». C’est un retour annoncé à la tradition démocrate, et plus largement encore, une réaffirmation de ce qu’il a appelé « l’âme de l’Amérique ». Une formule qui cherche à exprimer une convergence bipartisane sur des valeurs (démocrates/républicaines). Avec le rappel ainsi suggéré de « l’exceptionnalisme » ou de la « destinée manifeste » de la puissance américaine… selon le discours idéologique d’accompagnement traditionnel de l’impérialisme des États-Unis. A de multiples reprises, sous différentes formes, Biden répétera ainsi « qu’il incombe aux États-Unis de montrer la voie ». Dans son discours du 11 juillet 2019, il fait même référence à la puissance et à l’audace qui ont conduit les États-Unis à la victoire dans deux guerres mondiales, et qui ont permis d’abattre le rideau de fer.
Réinstaller les paramètres de l’ordre international libéral
Ce rappel historique n’est pas seulement une formule grandiloquente de campagne électorale. Biden, en effet, a proposé une grande initiative internationale, un « sommet mondial pour la démocratie », dès sa première année de mandat. Il est vrai que la démocratie tient une place tout à fait centrale dans la définition qu’il donne de sa politique étrangère. Dans son discours du 11 juillet 2019, le mot démocratie revient pas moins de 26 fois… Mais le sens du positionnement ne tient pas qu’à un attachement déclaré à l’État de droit et aux institutions. Biden veut – il l’a explicité clairement – « une politique étrangère pour la classe moyenne ». Cette visée de portée à la fois interne et externe a une fonction. Elle s’inscrit dans une réponse de type « contre-populiste » (donc contre un trumpisme… qui pourrait être durable). Il s’agit de réaffirmer ainsi, pour les États-Unis, la nécessité et les paramètres d’un ordre international libéral à l’ère de la globalisation capitaliste et des rivalités de puissances. Il faut donc, pour Biden, regagner une crédibilité internationale, pour une influence globale dominante, qui soit « soutenable », acceptée et approuvée sur le plan intérieur, alors que l’électorat de Trump reste, au-delà de la victoire démocrate, une solide réalité. La politique étrangère et de défense de Joe Biden se veut un « retour » qui fasse consensus à l’ordre international libéral installé sous l’hégémonie tutélaire américaine après 1945, un retour aux principes et aux valeurs énoncées alors dans ce cadre.
Il n’y aura donc pas de transformations essentielles, mais la volonté de fermer – si possible… – une « parenthèse » Trump contraire, selon Biden, à ce qu’exige le capitalisme des États-Unis dans la globalisation, dans la confrontation aux puissances émergentes (Chine et Russie essentiellement). Cela dans le contexte des insécurités montantes et du développement exponentiel des technologies, y compris les hautes technologies militaires. Biden ne cherche pas à montrer qu’il veut inventer un futur différent. Il dit vouloir reformuler une capacité hégémonique. Il cherche à récupérer, régénérer une gestion « classique » de la puissance. Dans un ordre et dans des relations internationales à redéfinir contre la stratégie illibérale, nationaliste et outrancièrement unilatérale de Donald Trump.
Ce choix essentiel implique donc des orientations qu’il faudra analyser avec soin. Il a été répété et même ressassé qu’avec Biden, le multilatéralisme va pouvoir renaître de ses cendres. Mais que veut dire «multilatéralisme » dans le langage bidenien ? Il faut d’abord souligner que l’Organisation des Nations-Unies, sa Charte, les principes et les buts qu’elle contient, ses résolutions, ses responsabilités en matière de sécurité internationale… rien de tout cela ne semble indispensable ou tout simplement important pour le Président nouvellement élu. Dans les trois textes essentiels de sa campagne, il n’est jamais question de l’ONU. Biden n’en parle pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’en tiendra pas compte. Cela signifie à l’évidence que ce multilatéralisme-là n’est pas une exigence principale dans sa vision du monde. On a, ici encore, un « classique » américain de la période post-Guerre froide.
Certes, on constate le choix d’un retour en grâce de l’OMS, et probablement de l’UNESCO. Mais cela ne prend pas le sens et la volonté d’une construction ou d’une contribution à un ordre et à des pratiques internationales fondées sur la responsabilité collective, ce paramètre essentiel du multilatéralisme, comme effort permanent pour trouver collectivement les solutions aux problèmes communs.
Le rassemblement du « monde libre » contre le multilatéralisme
Le soit-disant « multilatéralisme » de Biden est d’une tout autre nature. Son projet de « sommet mondial pour la démocratie » en décrit la substance. Biden veut reconstruire une certaine crédibilité internationale, et rassembler « le monde libre » derrière les États-Unis. « Je veux rappeler au monde qui nous sommes », dit-il le 11 juillet 2019. « La sécurité de l’Amérique, dit-il encore, sa prospérité, son mode de vie requièrent le réseau de partenaires le plus fort possible, avec des alliés agissant à notre côté ». Biden dit vouloir forger ainsi un programme d’action pour faire face aux menaces sur les valeurs communes. Il est explicite que cette conception de l’action commune vise à organiser une confrontation, en particulier face à la Russie (accusée d’activités déstabilisatrices), et surtout contre les ambitions de puissance de la Chine et ses « comportements abusifs ».
Pour Biden, cette action stratégique commune des pays dits du « monde libre » vise à garantir la continuité d’une domination globale, et cela dans tous les domaines économiques, technologiques, idéologiques… « Nous devons être durs avec la Chine », dit-il à New York, dans la présentation de son Plan de politique étrangère. Il précise qu’il n’y a aucune raison pour que les États-Unis puissent se faire dépasser par la Chine quant aux enjeux mondiaux touchant aux énergies propres, à l’informatique quantique, à l’intelligence artificielle, à la 5G, au train à haute vitesse… Biden est très clair, il s’agit de réaffirmer la puissance américaine avec l’aide de ses alliés, dans l’ordre international libéral d’essence américaine. Il explique que les États-Unis doivent formater les normes et les institutions devant commander les relations entre les nations. Si les États-Unis ne le font pas – explique-t-il – … ou bien d’autres le feront à leur place, ou bien ce sera le chaos. Comme si le chaos n’était pas déjà là, depuis au moins 20 années de guerres sans fin, de crise systémique, et d’impasses sociales et sécuritaires majeures.
Ce projet d’un « monde libre » stratégiquement coalisé contre la Chine et la Russie ne peut pas être sans conséquences sur les politiques qui seront conduites. Biden, en fonction des enjeux, n’hésita pas, dans sa campagne, à pointer du doigt d’autres pays et régimes, y compris des alliés de Washington, pour les menaces sécuritaires dont ils seraient porteurs, ou bien pour les dangers nationalistes et autoritaires qu’ils représentent : Arabie Saoudite, Iran, Corée du Nord, Turquie, Philippines, Hongrie… On peut s’interroger sur la durabilité d’une telle posture dans un contexte de rivalités de puissances. Jusqu’où la priorité si hautement revendiquée à la démocratie pourra résister aux exigences toujours beaucoup plus cyniques des rapports de forces ? Quelle est la crédibilité réelle du projet Biden, tel qu’il est formulé ? La démocratie ne sera-t-elle qu’un artifice de présentation ?
Redéfinir les conditions de la puissance et les moyens de la force
Le projet Biden a trois conséquences importantes. Premièrement, il signifie une relégitimation et une réintégration de l’OTAN dans la politique américaine, comme « le coeur même » de la sécurité nationale et de la défense des « idéaux libéraux-démocratiques ». Biden veut restaurer ce partenariat qualifié d’historique du « monde libre », le réaménager face aux défis d’aujourd’hui, et pas seulement par l’augmentation des contributions de chacun de ses États Membres. Finies, donc, les vaticinations critiques trumpiennes quant à la pertinence de l’article 5 du Traité de Washington et la défense collective du monde euro-atlantique. Deuxièmement, il s’agit pour Biden de reconstruire une diplomatie qui puise constituer, comme il l’explique, un autre instrument de la puissance américaine. « Nous sommes devenus trop dépendants de l’armée pour promouvoir nos intérêts de sécurité à l’extérieur », affirme-t-il. Le rôle de l’armée est traditionnellement central et décisif aux États-Unis. Mais après quatre années d’une administration Trump axée outrageusement sur la force et sur la menace de la force, l’effondrement de la diplomatie, et de l’outil diplomatique lui-même, impose très logiquement une telle correction de trajectoire. Troisièmement, le projet Biden s’inscrit en priorité dans les enjeux stratégiques et militaires globaux. Il a donc notamment pour fonction « la protection du peuple américain », y compris par l’usage de la force « lorsque c’est nécessaire ». Pour le Président élu, les États-Unis disposent aujourd’hui de l’armée la plus puissante du monde, et probablement, dit-il, dans l’histoire du monde. Il assure qu’il veillera au maintien de cet état de fait, et qu’il fera les investissements nécessaires dans cette perspective.
Mais alors, sur cette question de la défense, quelle différence avec la politique de surarmement nucléaire et conventionnel mise en œuvre par l’Administration Trump ? Dans une réponse à un questionnaire de l’Association Américaine des Officiers Militaires (MOAA), Biden s’explique (5). Il souligne la nécessité pour les États-Unis de maintenir leur supériorité, à condition d’un coût acceptable. Il critique les investissements effectués précédemment par le Pentagone, sous la présidence Trump, dans le cadre d’un budget défense inadapté, ayant nourri le vieillissement des capacités militaires américaines. La question, selon le Président élu, ne serait pas combien faut-il dépenser, mais comment faut-il le faire. Il est possible, dit-il, de dépenser moins et mieux en fonction des guerres de demain, notamment dans les domaines du cyber, de l’espace, des systèmes sans pilote, de l’intelligence artificielle. Biden a aussi réaffirmé son choix d’une doctrine nucléaire fondée sur la dissuasion au sens « classique », ce qui devrait normalement mettre en cause le développement de nouvelles capacités d’armes nucléaires tactiques, annoncé par Trump. Enfin, certains projet de missiles balistiques stratégiques seraient aussi sur la sellette.
On sait que la politique de défense de Donald Trump avait suscité un débat sur la nature et sur le niveau des dépenses militaires. Ce débat continuera donc, y compris parce qu’il n’est pas sans rapport avec le choix stratégique d’un retrait, recherché depuis Barack Obama, des troupes américaines des guerres et des occupations aux coûts démesurés. Ce débat continuera aussi en fonction des négociations internationales possibles (et nécessaires) quant à la maîtrise internationale des armements, par exemple par la prolongation du Traité russo-américain New Start portant limitation des armes nucléaires stratégiques. L’idée semble s’imposer qu’il faut maintenant sortir des vieux conflits et dépenser autrement afin de (re)construire d’autres instruments, notamment technologiques, mais aussi économiques et diplomatiques, de la puissance.
Dans cet esprit, Biden s’est engagé à demander au futur Secrétaire à la défense une revue complète des menaces auxquelles les États-Unis vont devoir faire face, et comment la nouvelle posture stratégique ainsi définie devra se transformer avec les évolutions du contexte. Avec prudence, il ne s’engage pas davantage. Il est vrai que les investissements en matière d’armements se réalisent sur des échelles de temps qui dépassent de très loin la durée des mandats présidentiels. Il reste que le budget du Pentagone (qui atteint la somme astronomique de 738 milliards de dollars pour 2020) sera sous pression.
Sortir des conflits ?
Comment sortir des conflits sinon en s’en donnant les moyens politiques ? Biden s’engage-t-il dans cette voie ? Ce qu’il annonce, par exemple, concernant les crises sur le nucléaire iranien et celle sur le nucléaire nord-coréen peut en faire sérieusement douter. Concernant l’Iran, beaucoup d’observateurs se sont réjouis que Biden ait pris l’engagement de rejoindre l’Accord de Vienne et le Plan d’Action Global Conjoint (JCPOA) qui en détermine très précisément la substance et les délimitations. Ce serait, ici aussi, un progrès assuré pour le multilatéralisme. On en est bien loin… Biden pose en effet des conditions qui, à l’évidence, excèdent les contenus et le périmètre de l’Accord. Selon le Président nouvellement élu, il faudrait que Téhéran revienne au respect de cet Accord. Dans ce cas seulement la nouvelle administration, dans une diplomatie qu’elle prévoit « dure » (hard-nose diplomacy), travaillera avec ses alliés pour renforcer et élargir l’Accord afin d’empêcher l’Iran de continuer « ses activités déstabilisatrices ». Le positionnement des Etats-Unis est globalement consternant puisqu’il consiste d’abord à dénoncer l’Accord, ensuite à exiger que les autres en respecte la lettre, et enfin à vouloir en imposer unilatéralement sa transformation.
Remarquons que cela correspond à la position qu’Emmanuel Macron adopta en 2018, dès que l’Administration Trump décida de se retirer de l’Accord. Pour le Président français, et pour ses partenaires européens, il s’agissait alors de maintenir formellement l’Accord, pourtant ainsi vidé de sa pertinence, en collant au plus près possible à la politique américaine, et en exigeant un nouvel accord ou un élargissement de celui-ci, en particulier à la question des missiles et des interventions iraniennes dans les conflits régionaux. Ainsi, au mépris de la substance même du JCPOA, la France poussait à l’introduction de contraintes supplémentaires sur Téhéran, sans rapport avec le nucléaire. Comme s’il y avait la moindre possibilité d’imposer un tel diktat à l’Iran qui, indépendamment des appréciations critiques que l’on peut naturellement porter sur sa politique étrangère et sur son régime, a strictement respecté l’Accord de Vienne durant près de 4 ans (3 ans et 9 mois exactement), alors même que Washington le jetait par dessus bord. Enfin, étouffé par les sanctions, mais refusant de céder, l’Iran a fini par renforcer sensiblement le processus de production d’uranium enrichi, en montrant aux signataires de l’Accord une volonté (très calibrée) de résistance aux pressions extérieures.
Si cette consternante situation de confrontation américano-iranienne devait se poursuivre, avec l’aide hypocrite des Européens, on ne voit pas comment on pourrait éviter la poursuite de la crise, voire une escalade des tensions et des risques. Biden, de toutes façons, ne devrait pas pouvoir échapper à la responsabilité des États-Unis dans un échec définitif acté de l’Accord de Vienne. Mais celui-ci n’est-il pas avant tout considéré maintenant, par les puissances occidentales, comme un prétexte pour la poursuite d’une pression maximum sur Téhéran ? Et certainement plus comme le cadre sincère (s’il l’a jamais été…) d’une négociation possible.
Un problème du même type est posé quant au nucléaire nord-coréen. Pour Joe Biden, l’objectif à atteindre serait celui d’une « dénucléarisation de la Corée du Nord », et non pas une dénucléarisation pour l’ensemble de la Péninsule coréenne… La formule, ici encore, ne peut guère être entendue comme une volonté de négociations impliquant l’ensemble des acteurs de la région et leurs responsabilités, en particulier la Corée du Sud et les États-Unis eux-mêmes avec leurs forces militaires, notamment nucléaires. Rappelons que Washington maintient 30 000 soldats en Corée du Sud. Il n’est pas non plus fait allusion à la question d’un octroi de garanties de sécurité à Pyong Yang, dans un éventuel accord. Alors, quand on ne donne pas le moindre signe d’une volonté d’équilibre et d’une quelconque réciprocité, comment pourrait-on espérer, dans cet esprit de systématique mise en demeure, l’engagement d’un véritable processus de négociation pouvant aboutir à une sécurité collective et un recul des risques pour cette partie de l’Asie ?
Bien sûr, des processus diplomatiques, lorsqu’ils sont engagés, peuvent changer la donne dans les conflits. Mais faute d’une ambition réelle qui ne transparaît pas, on ne voit pas comment la nouvelle Administration pourrait, de façon décisive, favoriser des solutions et réussir à faire progresser la sécurité internationale. La contradiction entre les propositions avancées et le niveau très élevé des enjeux paraît insurmontable. Concernant les armes nucléaires, le moment politique que nous vivons aujourd’hui est celui de l’interdiction et de l’élimination (un Traité de portée historique vient d’être adopté pour cela). Mais Biden veut simplement, dans des limites très circonscrites, tourner la page des surenchères militaristes de Donald Trump. A l’évidence, pour Biden comme pour tant d’autres, le nucléaire reste un moyen de la puissance, une clé de la domination.
Au Proche-Orient : des évolutions sans renverser la table
La vision américaine est toujours d’abord celle d’une puissance globale qui définit une stratégie d’ensemble. Il est donc difficile d’entrevoir dès aujourd’hui ce que sera la politique de Joe Biden au Proche-Orient, et singulièrement concernant la question de Palestine. Israël, les États-Unis de Trump, plusieurs pays arabes (des monarchies du Golfe), avec l’assentiment empressé – le soutien objectif – des Européens, ont finalement contribué, de façon déterminante à une restructuration de « l’ordre » régional à partir de la seule « menace » iranienne et du nucléaire iranien (comme si, d’ailleurs, le nucléaire israélien n’existait pas)… L’Iran constituerait dès lors le facteur principal de déstabilisation. Le positionnement choisi par Biden vis à vis de l’Iran ne laisse donc pas entrevoir un changement de perspective possible au Proche-Orient. Il y a tout lieu de craindre la poursuite de cette crispation stratégique bien utile pour les intérêts des États-Unis puisqu’elle permet à Washington de dépasser la vieille contradiction pays arabes/Israël, aujourd’hui dépassée, quant à la question de Palestine et aux droits des Palestiniens. Cette question de droit et de justice garde sa « centralité » de principe et de valeur, mais elle est littéralement écrasée par l’enjeu des rapports de forces et par la confrontation entretenue sur le rôle iranien.
Joe Biden et Kamala Harris ont, certes, énoncé quelques positionnements différents de ceux qui ont précédé : solution à deux États (dont la crédibilité est aujourd’hui limitée), reprise du dialogue politique, renouvellement du financement américain de l’UNRWA… Le climat devrait donc (un peu) évoluer. La légitimité palestinienne pourrait se réaffirmer plus aisément, la colonisation sera vraisemblablement moins facilement acceptée, l’Accord du siècle aura vécu, le droit ne sera probablement plus aussi aisément et frontalement bafoué… Mais, au-delà des déclarations, quels changements les Palestiniens peuvent-ils espérer ? Et réellement obtenir dans un tel contexte ? Le discours de Biden, qui tient compte d’un rejet très majoritaire de la politique de Donald Trump par l’électorat juif aux États-Unis, constitue le « main stream » politique américain et européen depuis des années. Une page va cependant se tourner à la grande déception de Netanyahou qui veut n’en rien laisser paraître. Pour quelles suites ?
La quatrième adaptation stratégique depuis la fin de la Guerre froide
Avec sa victoire, Joe Biden a suscité soulagements, attentes, questions… mais aussi craintes et scepticismes. Il faudra demain juger sur pièce. Ce qui n’interdit pas, mais au contraire appelle, dès aujourd’hui, le regard le plus lucide sur le sens et les risques de la politique proposée. On peut, en effet, s’interroger sur la pertinence de ce qui est annoncé. Après le surinvestissement guerrier de George W. Bush, la formulation des paramètres d’une nouvelle hégémonie de Barack Obama, l’obsession nationaliste trumpienne de la force et de la menace de la force… Biden incarne une quatrième adaptation stratégique des États-Unis depuis le début des années 2000, dans le contexte post-Guerre froide. Ces reformulations successives ne sont pas le (seul) résultat des alternances Républicains/Démocrates. Elles restent d’ailleurs convergentes sur l’essentiel : la recherche des conditions de la domination dans un contexte mondial qui ne cesse de bousculer les situations acquises, les équilibres existants, les rapports de forces. Les choix essentiels des États-Unis, fondés, dans des configurations très différentes, sur l’affirmation de la puissance et sur l’exercice de la force, montrent leur inadaptation systémique, leurs coûts démentiels et leur incapacité à apporter une réponse à la montée logique et inexorable des défis sociaux, démocratiques, écologiques… c’est à dire des défis non militaires qui s’expriment de plus en plus dans des résistances et des insurrections sociales sur tous les continents. Biden, plus raisonnable et rationnel que son prédécesseur, est un soulagement et un espoir de stabilité et de « meilleure gestion » pour beaucoup. Mais on peut douter qu’il puisse briser le cours actuel de la crise de l’ordre international libéral, avec les rivalités de puissances et les risques du militarisme et de la guerre… Battre électoralement Donald Trump permet au moins de soulever la question. JF 12 novembre 2020
1) Voir l’introduction de « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain, J.Fath, éditions du Croquant, 2020.
Dépenses militaires, production et transferts d’armes – Compendium 2020
GRIP et SIPRI – 6 novembre 2020
Ce rapport présente une synthèse des principales tendances et statistiques relatives aux dépenses militaires mondiales, à la production et aux transferts internationaux d’armements conventionnels, sur la base des Fact Sheets et des bases de données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).
En 2019, les dépenses militaires mondiales ont atteint 1917 milliards de dollars, soit 2,2 % du produit intérieur brut mondial et environ 249 dollars par habitant. C’est leur niveau le plus élevé depuis 1988. Les dépenses militaires mondiales ont augmenté chaque année à partir de 2015, après avoir connu une diminution constante de 2011 à 2014 à la suite de la crise financière et économique mondiale. Les cinq pays les plus dépensiers en 2019 – les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie, et l’Arabie saoudite – représentent 62 % des dépenses militaires mondiales.
Le chiffre d’affaires cumulé réalisé dans la production d’armements par les 100 principaux producteurs d’armement dans le monde est évalué à 420 milliards de dollars pour l’année 2018. Il s’agit d’une augmentation de 4,6 % par rapport à 2017. La croissance des ventes d’armes du Top 100 en 2018 peut être corrélée à l’augmentation des dépenses militaires mondiales, en particulier la hausse des dépenses américaines de 2017 à 2018.
Le volume des transferts internationaux d’armes majeures sur la période 2015-2019 a dépassé de 5,5 % celui de la période 2010-2014 et de 20 % celui de la période 2005-2009. Les cinq principaux exportateurs de la période 2015-19 ont été les États-Unis, la Russie, la France, l’Allemagne et la Chine. Les cinq plus grands importateurs ont été l’Arabie saoudite, l’Inde, l’Égypte, l’Australie et la Chine. Entre les périodes 2010-14 et 2015-19, les transferts d’armes vers le Moyen-Orient (61 %) et l’Europe (3,2 %) ont augmenté, tandis que les transferts vers l’Afrique (-16 %), les Amériques (-40 %) et l’Asie et Océanie (-7,9 %) ont diminué.
Les auteurs :
Dr. Aude Fleurant (Canada/France) était jusqu’à tout récemment directrice du programme armements et dépenses militaires du SIPRI.
Pieter D. Wezeman (Pays-Bas/Suède) et Siemon T. Wezeman (Pays-Bas) sont chercheurs confirmés au SIPRI.
Nan Tian (Chine/Afrique du Sud) et Alexandra Kuimova (Russie) sont respectivement chercheur et assistante de recherche du Programme armements et dépenses militaires au SIPRI.
LES RAPPORTS DU GRIP2020/3 Compendium 2020
DÉPENSES MILITAIRES,PRODUCTION ET TRANSFERTS D’ARMES
Pour tenter de comprendre et pour mesurer à quelles conditions il serait possible, enfin, d’entrevoir un terme définitif et durable de la guerre du Haut Karabakh, il est nécessaire d’abandonner les rivages du nationalisme, les désirs de revanche, la culture de la force et les pratiques du fait accompli. Il n’y a pas et il n’y aura pas de solution militaire. Quelle que soit la puissance de feu de chacun des protagonistes et le poids de ses alliés. Quel que soit le droit que l’on prétend défendre. Alors comment faire ?
Il est indispensable de garder la tête froide et d’établir d’abord un constat lucide et réfléchi. Rien est simple, en effet, et l’on ne peut s’interroger sur la possibilité d’un règlement politique que si on considère l’importance de l’empreinte profonde et les déchirements de l’histoire… L’histoire ancienne et l’histoire récente. Une histoire longue et compliquée. Il faut ici prendre le risque d’aller au strict essentiel.
L’empreinte de l’histoire
Le conflit du Haut Karabakh est douloureusement inscrit dans les mémoires. Celle du génocide arménien perpétré par la Turquie en 1915, et celle des guerres, ou de LA guerre meurtrière et intermittente ayant suivi, dans cette région du Caucase du Sud, le démantèlement de l’URSS (30 000 morts au début des années 90). Ce conflit s’inscrit donc aussi dans ce qui constitua les grands enjeux de la fin du 20ème siècle, en particulier celui de la construction évidemment nécessaire, mais pourtant soigneusement ignorée, d’un nouvel espace européen de sécurité collective. La fin de l’Union soviétique signifiait un bouleversement géopolitique de très grande ampleur. Il aurait dû s’accompagner d’un effort multilatéral pour inventer, maîtriser un nouvel ordre, en fixer les principes, en déterminer les pratiques et les critères afin de favoriser les concertations indispensables, les consensus à atteindre, les traités à signer, le travail diplomatique prioritaire dans la durée… C’est ce qu’on appelle l’exercice de la responsabilité collective. S’il y eut, au 20ème siècle, en dehors de la période ayant suivi la Seconde guerre mondiale, un espace continental et un moment particulier où cela devint indispensable, c’est bien l’Europe de l’après Guerre froide.
La Charte des Nations-Unies pouvait naturellement en apporter la philosophie ainsi que les bases politiques. Cette exigence rationnelle et tellement flagrante a pourtant été balayée. C’est la poussée à vocation hégémonique de l’OTAN et de l’Union européenne à l’Est qui a dominé, c’est à dire l’intérêt stratégique des puissances du capitalisme occidental, la volonté d’affirmer une « victoire » dans la confrontation Est/Ouest, le refus de la moindre approche et action communes sur le devenir de la sécurité et de la coopération en Europe. Avec cette logique néo-impériale de puissance, on ne pouvait mieux préparer les tensions, les conflits maintenant « gelés » aux frontières de la Russie, c’est à dire les crises post-soviétiques qui allaient suivre… et qui ont contribué à la montée aujourd’hui préoccupante d’un antagonisme stratégique OTAN/Russie, y compris dans ses dimensions militaire.
Ce passé ancien et récent du siècle précédent explique beaucoup la durabilité et la complexité du conflit du Haut Karabakh. Cette complexité est d’un tel niveau que même le droit fixé par l’ONU ne permet pas, en lui-même, de définir et d’ouvrir les conditions incontestées d’une issue politique. Il faut se souvenir que le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, après la phase de guerre du début des années 90, a adopté 4 résolutions en 1993 (No 822, 853, 874 et 884), sans oublier une résolution de l’Assemblée générale (No 62/L.42) en 2008 qui définit un « système démocratique d’administration autonome » comme solution. Cette résolution de l’Assemblée générale fut adoptée, notons-le, par 39 voix pour, 7 contre (dont les États-Unis, la Russie et la France) et rien moins que 100 abstentions… signe de profondes interrogations sur la nature du conflit et sur les solutions nécessaires.
Notons que ces 5 résolutions, dans des formulations semblables ou très convergentes, exigent le retrait des forces arméniennes des territoires azerbaïdjanais occupés. La résolution 884 du Conseil de sécurité réaffirme par exemple la « souveraineté et l’intégrité territoriale de la République azerbaïdjanaise ». Mais pourquoi ces résolutions n’ont-elles pas d’effet politique réel, au sens où elles ne servent même pas de référence utile, sauf naturellement pour l’Azerbaïdjan. Même le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, n’y fait pas allusion, par exemple dans ses déclarations du 14 juillet 2020, alors que les tensions et les échanges de tirs commencent, mais aussi dans ses appels à un cessez-le-feu le 27 septembre (début de la confrontation actuelle) et le 6 octobre. Les autorités françaises n’en parlent pas. Remarquons aussi que les recommandations dites de Madrid, document d’intention adopté par le Conseil de l’OSCE en 2007 afin de définir les principes d’un règlement, ont elles aussi suscité de vives contradictions, et n’ont pas pu servir de références pertinentes.
Ce que disent les Nations-Unies
Quelles sont les raisons de la mise à l’écart des résolutions de l’ONU ? Elles sont d’abord politiques. La validité du principe de l’intégrité territoriale qu’elles soulignent n’est pas en cause, mais il se heurte à un autre principe fondamental du droit revendiqué par les Arméniens : le droit à l’autodétermination, ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette dualité, politiquement contradictoire dans ce conflit, impose donc, à l’évidence, une plus grande complexité juridique et politique. En vérité, elle suppose qu’une solution politique se fonde sur une négociation, sur des formes de compromis et d’accords politiques pouvant dépasser les oppositions sur les enjeux territoriaux et frontaliers, sur les ambitions unilatérales et les sentiments nationalistes. Et s’il y a une référence essentielle de droit à nécessairement rappeler, c’est l’obligation du non recours à la force inscrit dans l’article 2 de la Charte des Nations-Unies.
Il est donc effectivement possible de s’appuyer sur l’ensemble des résolutions adoptées en 1993 et 2008 puisqu’elles rappellent clairement les exigences d’un cessez-le-feu, du respect du droit humanitaire, du dialogue sans conditions, d’un règlement pacifique négocié dans le cadre du Groupe de Minsk de l’OSCE (CSCE hier) afin de parvenir à une paix durable. Ici, le droit dispose que le politique est la clé de toute issue à ce conflit.
Notons tout de même que dans un tel processus les Arméniens ne pourront échapper, quelle que soit l’option finale choisie (forme d’autonomie ou indépendance) à l’évacuation des territoires azerbaïdjanais adjacents au Haut Karabakh (soit 7 districts, et environ 9 % du territoire de l’Azerbaïdjan). Ces territoires furent en effet eux aussi conquis militairement par les Arméniens afin de renforcer la sécurité de l’enclave.
Les résolutions de l’ONU insistent avec force sur cette démarche légitime d’un règlement par la négociation, mais on est resté très loin d’un tel processus des années durant. Et maintenant encore, la voie du dialogue semble particulièrement difficile. L’explication vient de l’acuité et de la longévité de cette crise entretenue par l’exaspération des nationalismes, par les ambitions de reconquête militaire, par les refus explicites du dialogue et de tout compromis. Bakou annonce aujourd’hui sa ferme volonté de récupérer par la force tous les territoires conquis par les Arméniens, y compris, évidemment, ceux du Haut Karabakh lui même, qui constituent la base territoriale de la République auto-proclamée d’Artsakh. Tandis que les Arméniens, dans une situation militaire délicate, s’ils ont davantage intérêt à se montrer favorable au dialogue, contribuent à l’escalade, mobilisent pour la confrontation armée en organisant des unités de volontaires. Et le Premier Ministre arménien, Nikol Pachinian a lui-même récemment exclut « toute solution diplomatique » (voir RFI, 22 octobre 2020). Cette exaspération nationaliste fournit tous les prétextes pour bloquer la moindre avancée politique, toute nouvelle initiative à l’ONU, tout consensus pour de nouvelles dispositions s’imposant à chacun, et pouvant faire incontestablement référence. C’est l’engrenage du militarisme qui prévaut.
Les lignes rouges de chacun des deux protagonistes l’emportent sur la nécessité d’un chemin commun qu’il faudra bien finir par trouver. Cette situation désastreuse est une dangereuse porte ouverte à la surenchère. C’est ce qu’a très bien compris la Turquie du Président Erdogan en recherche permanente de tous les moyens pour s’imposer comme puissance régionale, titulaire d’un rôle stratégique propre, conforme a ses seuls intérêts, et supposant l’exercice prioritaire de la force en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale, et en alliance politique, économique et militaire avec l’Azerbaïdjan. Nul doute que la Turquie constitue un moteur volontariste et très efficace de la tragédie guerrière en marche. D’ailleurs, comme en Syrie où elle a instrumentalisé Daech et d’autres djihadistes, elle aurait fait intervenir quelques milliers de combattants ou mercenaires syriens au côté des forces azerbaïdjanaises. De plus, certains médias ont fait état d’exercices militaires récents organisés en communs par Bakou et Ankara, qui auraient permis à la Turquie de laisser sur le territoire de l’Azerbaïdjan un important matériel de guerre en prévision de l’assaut à venir. Il est « étrange »… que cette préparation ait pu échapper aux observations satellites si performantes des grandes puissances concernées.
L’ambition démesurée et l’agressivité d’Ankara réduisent cependant la Turquie à l’isolement. Elle est un problème pour Washington et pour l’OTAN, notamment parce qu’elle s’équipe de missiles russes S400 incompatibles avec le dispositif militaire de l’Alliance atlantique. Elle se met en contradiction avec la Russie dans les zones d’influence de celle-ci. Elle entretient des rapports plutôt tendus avec Israël. Elle se heurte à la Grèce parce qu’elle veut exploiter des richesses en hydrocarbures en s’imposant dans des zones qui ne sont juridiquement pas les siennes. Elle mobilise ses soutiens et son électorat dans une polémique hargneuse avec le pouvoir français. Elle provoque les pays de l’Union européenne qui la mettent en garde en raison de ses ingérences… Bref, l’époque pas si lointaine, où Ahmet Davutoglu, Ministre des Affaires étrangère turc de 2009 à 2014, annonçait une Turquie de l’ouverture ayant « zéro problème avec tous ses voisins » est bien terminée. Aujourd’hui, sauf pour Bakou, zéro voisins sont sans problèmes avec Ankara. Ankara qui n’a peut-être pas tous les moyens d’assumer durablement, par choix nationaliste et populiste, une telle situation. Combien de temps cela peut-il durer ?
Sur le rôle de la Russie et celui de l’OTAN
Il est vrai que le contexte se prête aisément au jeu problématique de la Turquie. Les autres acteurs importants ne sont guère actifs. Nous allons voir qu’ils ont des raisons pour cela, y compris la Russie qui, dit-on, du fait de l’histoire, serait un peu « chez elle » dans cette région figurant comme une zone d’influence privilégiée pour Moscou. Chez elle, vraiment ? Pour certains observateurs, Moscou aurait adopté une posture « équilibriste » trop en retrait, ne voulant pas choisir entre Bakou et Erevan, c’est à dire entre deux ex-Républiques soviétiques. Moscou hésiterait ainsi à s’engager pour le sort d’une enclave territoriale ayant proclamé une souveraineté qu’aucun État au monde, il est vrai, ne reconnaît officiellement. Il existe bien un accord de défense entre l’Arménie et la Russie, mais celui-ci n’inclut pas le Haut Karabakh. Il y a certainement une part de vrai dans cette approche, mais les motivations essentielles de la Russie sont plus compliquées, et surtout plus stratégiques.
Une exacerbation militaire de la crise pourrait élargir le champ des antagonismes et pousser la Russie à intervenir au côté des Arméniens en application du Traité de sécurité commun. Mais un tel engagement contre la Turquie et l’Azerbaïdjan aurait comme effet un processus accéléré de rupture de l’ancien équilibre sous influence russe, un affaiblissement de cette influence, voire une progression de la relation OTAN/Azerbaïdjan. Ce qui mérite explication. N’oublions pas le contexte international, rappelé au début de cet article, dans lequel le conflit du Haut Karabakh a pris sa dimension : la fin de la Guerre froide, le démantèlement de l’URSS et l’avance des puissances occidentales à l’Est. Aujourd’hui, dans ce contexte, et l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont établi des relations politiques et militaires structurées avec l’OTAN.
L’Arménie, effectivement, participe à un processus permettant le renforcement de l’interopérabilité, c’est à dire de développement de l’aptitude de ses forces militaires à opérer aux côtés de celles des pays de l’Alliance. Elle a fournit des troupes à la force otanienne au Kosovo (la KFOR) depuis 2004. Elle a également participé aux opérations militaires de l’OTAN en Afghanistan, et elle contribue encore aujourd’hui aux missions de formation, de conseil et d’assistance de l’OTAN dans ce pays. En fait, la coopération OTAN/Arménie est plutôt avancée… en tous les cas pour un pays allié de la Russie et lié à Moscou par un traité de sécurité. Cette coopération, en effet, touche plus globalement au dialogue politique et à la défense.
Il en est de même, de façon homothétique, pour l’Azerbaïdjan : amélioration de l’interopérabilité militaire, intégration des normes de l’OTAN dans l’enseignement et la formation pour des personnels de la défense… Ici aussi la coopération stratégique a concrètement progressé. De 1999 à 2014, Bakou a contribué à la force Internationale d’Assistance à la Sécurité en Afghanistan (FIAS). Elle continue aujourd’hui de coopérer avec l’OTAN pour les activités d’assistance et de formation de défense dans ce pays.
Dans sa zone d’influence, la Russie est ainsi obligée de conditionner sa politique à une nouvelle configuration, plus imprévisible, des rapports de forces. Elle cherche à préserver l’avenir : ne pas laisser la Turquie gagner trop de terrain, mais ne pas la contrer trop brutalement alors que Washington la laisse faire au côté de l’Azerbaïdjan, en dépit des vives contradictions entre Ankara et l’OTAN. Chacun observe et teste les autres. Moscou ne veut pas pousser davantage Bakou et Erevan vers le cadre otanien. La Russie cherche de cette façon à ne pas (trop) perdre en influence dans le Caucase du Sud, et donc à éviter toute déstabilisation de nature stratégique ou djihadiste.
La Guerre froide est bel et bien terminée depuis une trentaine d’année. L’équilibre des grandes puissances d’hier a disparu avec elle. Il faut donc mesurer la complexité particulière du conflit du Haut Karabakh, marqué à la fois par l’escalade volontariste des uns, et par l’attentisme calculé des autres.
L’escalade ? C’est celle des deux belligérants qui espèrent pouvoir en découdre, vaincre ou résister, ou au moins affaiblir suffisamment l’adversaire. C’est aussi l’escalade de la Turquie qui se complaît dans une sorte de garantie d’impunité puisque ni Washington, ni Moscou ne peuvent se permettre d’entrer vraiment en contradiction avec Ankara, ce partenaire et rival difficile.
L’attentisme ? C’est celui des États-Unis et de l’OTAN qui se donnent le temps. Pour ne pas avoir à choisir entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux pays figurant déjà très explicitement au rang de partenaires politiques et militaires… dans une zone d’influence historique russe. Une situation assez singulière, produit direct du contexte post-Guerre froide. Remarquons que l’acteur le plus discret et le moins disert sur le conflit fut jusqu’ici Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l’OTAN. Il fait le « service minimum » en exprimant sa « profonde préoccupation » et la nécessité d’une « solution pacifique » du conflit. Qu’il reçoive le Ministre des Affaires étrangère turc Mevlut Cavusoglu (le 5 octobre), le Président de l’Arménie, Armen Sarkissian (le 21 octobre) ou bien qu’il s’exprime dans le cadre d’une réunion des ministres de la défense de l’Alliance (le 23 octobre)… le choix reste celui de la « furtivité » rhétorique… Stoltenberg glisse sur les difficultés du contexte pour ne rien dire sur la réalité des enjeux. Cependant, dans la conférence de presse qui suivit la réunion des ministres de la défense il affirmera par trois fois « Turquey is a valued ally » : la Turquie est un allié précieux. Malgré tous les problèmes… on s’en doutait.
Préserver l’avenir ?
Comment les puissances les plus concernées par ce conflit (États-Unis, Russie, France), alors qu’elles sont membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, et co-présidentes du Groupe de Minsk de l’OSCE chargé de favoriser une solution négociée peuvent, chacune et collectivement, assumer l’incapacité à peser réellement afin d’imposer un cessez-le-feu et une solution politique ? Après la déclaration conjointe, le 1er octobre, des trois Présidents (Trump, Poutine et Macron), un cessez-le-feu fut convenu le 10 octobre à Moscou à l’initiative de la Russie. Il a été réitéré le 17 octobre à Paris, et réaffirmé encore le 24 octobre, après une nouvelle réunion Azerbaïdjan/Arménie sous l’égide de Mike Pompeo, Secrétaire d’État des États-Unis.
Ces trois Présidents, pour une fois officiellement d’accord, n’ont pourtant pas été capables d’obtenir l’arrêt des combats, ou, plutôt, n’ont pas voulu prendre les initiatives et exercer collectivement le poids nécessaire afin d’y parvenir. Chacun faisant ses propres calculs. Et l’échec est inévitablement au bout, faute de choisir la voie multilatérale et la responsabilité collective. Pourtant, les risques pour l’avenir sont là, et ne peuvent pas être sous-estimés. Les facteurs d’un emballement et d’une internationalisation possible de la guerre sont nombreux. Le niveau des intérêts économiques et énergétiques est très élevé puisque deux grands oléoducs et gazoducs qui traversent l’Azerbaïdjan et se terminent en Turquie sont à la merci des bombardements. Une escalade pourrait interrompre ou perturber les exportations de pétrole et de gaz de l’Azerbaïdjan, et impacter les marchés européens de destination.
L’Iran qui compte une population azérie évaluée – dit-on – entre 16 et 18 millions d’habitants s’inquiète des effets éventuels du conflit et souhaite manifestement rester à l’écart. Mais des tirs de mortiers ont atteint son territoire. Téhéran, qui a formulé des mises en gardes, refuse de se trouver ainsi mêlée à la guerre, et ne veut ni intrusion, ni déstabilisation de l’extérieur, alors que le pays doit déjà faire face aux sanctions et aux pressions américaines et israéliennes. Pour les Iraniens, la situation est délicate. Il y aurait débat au sein du régime sur l’attitude à suivre.
Israël, depuis plus d’une dizaine d’années, a renforcé ses relations politiques et militaires avec l’Azerbaïdjan qui figure parmi les principaux fournisseurs d’hydrocarbures de Tel Aviv. Dans sa confrontation avec Téhéran, Israël voit dans la frontière commune entre la Turquie et l’Iran (qui jouxte l’Azerbaïdjan) un intérêt stratégique de premier ordre, et une raison d’entretenir la coopération et la proximité stratégique d’Israël et de l’Azerbaïdjan. Cette proximité se nourrit abondamment des exportations d’armes vers Bakou : par exemple des drones très efficaces ou, selon Amnesty International qui donne l’information, des bombes à sous-munitions fabriquées en Israël, mais interdites par le droit international humanitaire. De telles bombes auraient été utilisées par les forces de Bakou contre des concentrations urbaines du Haut Karabakh, Stepanakert ou le bourg de Chouchi. L’ambassadeur d’Arménie a rappelé son ambassadeur en poste à Tel Aviv en raison des exportations d’armes israéliennes qui participent de la supériorité militaire de l’Azerbaïdjan, et cela dans un contexte dramatique où chacun des protagonistes n’a jusqu’ici pas hésité à cibler les populations civiles.
Il est consternant que dans une telle configuration de risques d’emballement et d’internationalisation les principales puissances, pour l’essentiel, puissent laisser faire, unilatéralement, au nom de leurs seuls intérêts stratégiques à court terme et à plus long terme. C’est un aspect préoccupant de l’ordre chaotique actuel de domination des logiques de force et de l’effondrement des règles et des pratiques du multilatéralisme, ou ce qu’il en reste.
En France, la pression est forte, pas seulement sur les bancs de la droite, afin que les autorités prennent fait et cause pour l’Arménie. Le positionnement officiel français actuellement critiqué pour sa « neutralité » est souvent considéré comme intenable en raison de l’offensive brutale conjointement menée par l’Azerbaïdjan et la Turquie. Mais aussi en regard de la forte sympathie française, hélas trop souvent électoraliste, pour l’Arménie.
Il est vrai que les autorités françaises, en dépit d’interpellations diverses visant à réclamer un soutien politique direct à l’Arménie, ont maintenu ce qu’elles appellent une « impartialité » justifiée par la coresponsabilité de la Présidence (France, États-Unis et Russie) du Groupe de Minsk . Celui-ci regroupant, en plus des États parties au conflit, 8 autres pays : Allemagne, Biélorussie, Finlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Suède, Turquie.
Le positionnement français a cependant bien varié. Dans une première phase, pour les ministres concernés, « la situation est terrible ». Jean-Yves le Drian, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, souligne qu’il s’agit « d’un des affrontement les plus graves depuis l’effondrement de l’URSS ». « La France est très mobilisée ». Il y a « une urgence, un devoir et une exigence »… Et puis, au fil des jours, les qualifications se ramollissent, et les déclarations font dans la sobriété.
Le 21 octobre, en audition devant la Commission des Affaires étrangères et des Forces armées du Sénat, Jean-Yves le Drian termine son intervention liminaire par cette surprenante et lapidaire formule : « Vous connaissez le contexte du Haut Karabakh ». Comme s’il n’était pas utile d’en dire davantage. Le Président de la Commission, Christian Cambon (LR) le rappelle à l’ordre de l’actualité, et lui dit alors : « …il serait bon de rappeler la position du Gouvernement français ». Évidemment.
Jean-Yves le Drian rappellera encore « l’impartialité » du positionnement officiel, l’importance du Groupe de Minsk, et il ajoute à ce propos : « nous aurions dû prendre des initiatives dans ce cadre pour que les Azéris et les Arméniens parviennent à un accord dans ce conflit qui ne s’est jamais éteint ». Oui, effectivement, la France aurait dû… Le Ministre tente aussi de rassurer : « il y aura prochainement d’autres initiatives ». Donc, on attend. Le Conseil européen des Chefs d’États et de Gouvernements de l’UE, dans le même esprit, avait déjà demandé, le 2 octobre, au Haut représentant – Josep Borell Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité – « d’examiner d’autres mesures d’appui de l’UE au processus de règlement ». En attendant, l’enfer des combats continue, les missiles continuent de tomber sur les villes, les montagnes et les campagnes.
Les autorités françaises doivent naturellement rester fermes sur l’exigence du respect des responsabilités du Groupe de Minsk et de l’OSCE, mais aussi de l’ONU dont l’implication active est indispensable. Dans le débat politique français, les appels récurrents au choix délibéré d’un protagoniste contre l’autre, jusqu’à celui d’une reconnaissance de la « République d’Artsakh » par la France, auraient, s’ils étaient suivis d’effet, de lourdes conséquences. Cette voie-là serait très contre-productive et même dangereuse. Et cela n’aiderait certainement pas la France et l’Union européenne a jouer un rôle positif crédible pour une solution politique négociée telle qu’elle est rappelée par l’ensemble des résolutions des Nations-Unies. Tout doit donc être entrepris avec urgence et détermination de façon collective (c’est à dire par l’action commune) au sein des instances multilatérales, l’ONU et l’OSCE, en particulier par la co-présidence du Groupe de Minsk pour obtenir la baisse des tensions et des postures nationalistes, le dialogue politique, un cessez-le-feu et une négociation de bonne foi. Il faut qu’ensemble, ils y mettent le poids. C’est le choix de la responsabilité. Il n’y a pas d’autre chemin possible. Sauf à vouloir la poursuite de la confrontation.
Posons-nous aussi cette question plus générale : lorsque dans le monde actuel une guerre éclate et risque de s’exacerber… si l’on ne réussit pas à régénérer du multilatéralisme, de l’action commune et quelques valeurs humaines universelles dans les relations internationales, alors… quelles plus graves circonstances encore, quels dangers majeurs, quels tragédies faudra-t-il affronter demain pour qu’enfin on ait le courage de se rappeler à l’évidence du Politique comme exigence première ?