Je diffuse ce texte (publié sur le site de Médiapart) parce qu’il exprime des idées fortes et de légitimes exigences. Le rapport Stora, en effet, selon moi, ne correspond pas à ce qui serait nécessaire aujourd’hui pour que la France définisse une attitude à la hauteur de l’Histoire. Ce n’est pas acceptable. Olivier Le Cour Grandmaison explique d’ailleurs très bien qu’il s’agit d’un rapport qui répond à des intérêts politiques de l’actuel Président de la République. Je constate que ce rapport, et bien d’autres commentaires cherchent à discréditer le principe même d’une reconnaissance officielle des crimes contre l’Humanité commis par la France, son armée , sa police… durant la conquête et la période de domination coloniales, en stigmatisant « l’excuse » et la « repentance ». Cette manière de faire est une insulte à la vérité. Oui, il faut avoir le courage de regarder l’histoire en face. Il faut les mots et les actes indispensables pour être à la hauteur. La moitié de ma famille est, ou était, « pieds noir ». Parfois dans des rôles qui ont pu traduire les dégénérescences du système colonial. Je sais (un peu) de quoi je parle. Je veux bien que des actes (comme proposé dans ce rapport) puissent faire progresser un dialogue des mémoires… mais je ne peux accepter ce recul devant la vérité et devant l’honneur. « L’Etat français – écrit Olivier Le Cour – doit reconnaître les crimes de guerre et les crimes contre l’Humanité qu’il a commis et fait commettre »… Il a raison. J’assimilerais un refus de cette exigence historique légitime à une forme d’indignité française. Voici son texte.
« Sur le rapport de Benjamin Stora: le conseiller contre l’historien«
Médiapart du 29 janvier 2021
Missionné il y a plusieurs mois par le président de la République, Benjamin Stora a remis, le 20 janvier 2021 son rapport relatif aux « questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Ce rapport est une des pièces majeures d’une stratégie de reconquête politique destinée à remettre au goût du jour le « en même temps ». Les termes choisis par le conseiller-historien comme les propositions qu’il a élaborées s’en ressentent, gravement. Analyse.
« On ne conseille pas les grands et les princes impunément. La liberté, la morale et la vérité en sont toujours les premières victimes. Tu croies guider leurs pensées et leurs pas. Fol est ton orgueil. Si tu as leur oreille, c’est qu’ils ont subjugué ta plume. Souviens-toi ! Nul ne peut servir plusieurs maîtres. » Anonyme florentin de la Renaissance. Missionné il y a plusieurs mois par le président de la République, Benjamin Stora a donc remis, le 20 janvier 2021, à Emmanuel Macron son rapport relatif aux « questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie. » Que l’auteur dudit rapport soit un historien, reconnu pour ses nombreux ouvrages sur l’Algérie contemporaine et le conflit qui a ravagé le pays entre le 1er novembre 1954 et la signature des Accords d’Evian le 18 mars 1962, est sans incidence sur la nature politique de ce document. Politique, il l’est en raison des mobiles qui ont incité le chef de l’Etat à le commander, de son contenu, des catégories mobilisées, du vocabulaire employé par celui qui l’a rédigé, des propositions qui y sont formulées et des usages qui en seront faits par l’exécutif dans les mois qui viennent. Ces mois si importants pour l’actuel locataire de l’Elysée qui, de façon officieuse d’abord, officielle ensuite, sera en campagne. Nul doute que les commémorations à venir, en rapport avec la guerre d’Algérie, seront employées à cette fin. On ne fera pas l’injure à Benjamin Stora de penser qu’il ignorait ce contexte, ces enjeux et le sens de la mission qu’il a acceptée de remplir. Les lignes qui suivent concernent non l’historien mais le conseiller qu’il est devenu lors du quinquennat de François Hollande avant de poursuivre dans cette voie à l’occasion de celui d’Emmanuel Macron. Depuis un certain temps déjà et pour diverses raisons, le président flatte l’électorat de droite le plus conservateur voire le plus réactionnaire. Entretien sur l’immigration, l’islam et la laïcité accordé à l’hebdomadaire Valeurs actuelles (31 octobre 2019), soutien réitéré en plein confinement à Philippe de Villiers et à son barnum ethno-centré, franchouillard et cocardier du Puy du Fou, qui est à l’histoire ce que l’alchimie est à la chimie, et relance du « débat » sur « l’identité nationale » à la fin du mois de décembre 2020 non sans avoir salué Nicolas Sarkozy et son courage passé lorsqu’il l’a initié quelques années auparavant. N’oublions pas les propos convenus et laudateurs de son premier ministre, Jean Castex, tenus à une date particulièrement importante, le 1er novembre de l’année dernière. En laborieux ventriloque de la doxa chère au courant politique au sein duquel il a fait l’essentiel de sa carrière, il déclarait : on ne saurait « regretter la colonisation » puis en appelait à l’unité de la « communauté nationale » quoi doit « être fière de ses racines [et] de son identité. » A persévérer dans cette voie, grand est le risque de s’aliéner un électorat plus centriste, progressiste et plus jeune[1] dont le chef de l’Etat a impérativement besoin pour triompher de nouveau. Le rapport commandé à Benjamin Stora est une des pièces majeures de cette stratégie de reconquête politique destinée à remettre au goût du jour, sur des sujets particulièrement importants, le « en même temps » cher à qui l’on sait. Les termes choisis par le conseiller-historien comme les propositions qu’il a élaborées s’en ressentent, gravement. « Guerre des mémoires », « communautarisation » de ces dernières, « compétition victimaire », « culture de repentance » : toutes sont supposées affaiblir dangereusement le « paysage culturel et politique » de la France. Si la droite parlementaire a joué un rôle majeur dans la réactivation des polémiques portant sur la colonisation française en votant la loi du 23 février 2005 qui officialise une vision apologétique de cette histoire – soit écrit en passant cette loi scélérate, indigne d’un Etat démocratique, n’a jamais été abrogée -, Benjamin Stora ajoute peu après : ces « incendies de mémoire enflammées » ont été « surtout » allumés « dans la jeunesse. » De cette dernière, le conseiller-historien ne dit rien de plus. Sans céder si peu que ce soit à une lecture du soupçon, il est fort à parier que la jeunesse, ici désignée et accusée, est celle des héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale, et des quartiers populaires. Nul doute en tout cas, c’est ainsi que la majorité des lecteurs, dans les rangs du parti présidentiel, à droite, à l’extrême-droite et chez nombre de nationaux-républicains qui se disent de gauche, interpréteront ces lignes dans lesquelles ils verront la confirmation de leurs préjugés qu’ils tiennent pour de fortes pensées. Le recours à ce vocabulaire hyperbolique et martial, comme à des métaphores empruntées au registre de la pyromanie, accrédite la thèse, répétée ad nauseam par les forces politiques précitées, selon laquelle des menaces d’une extrême gravité pèseraient sur l’unité de la République en raison des mobilisations irresponsables de divers « groupes communautaires » et générationnels. Version particulière de « l’insécurité culturelle » que Benjamin Stora conforte ainsi en faisant siens les termes que l’on sait. Etrange contamination du vocabulaire aussi, lequel est employé par ceux qui, défendant une vision passéiste et mythologique de la France, s’opposent avec véhémence à toute reconnaissance officielle des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les forces coloniales de l’Hexagone. Plus encore, sous couvert de qualification, ces termes et ces images sont au service d’une opération politique grossière mais efficace : la stigmatisation de celles et ceux qui, depuis plusieurs dizaines d’années parfois, œuvrent pour cette reconnaissance, et la disqualification de leurs revendications. Sans aucune distance analytique et critique, peut-être parce qu’il les partage, Benjamin Stora légitime ces éléments de langage et les représentations qu’ils véhiculent en lestant ces dernières de sa double autorité d’historien et de conseiller du prince investi d’une mission d’importance. De là de nombreuses et fâcheuses conséquences. Une recherche lexicographique centrée autour de quelques termes clefs en atteste. « Crime de guerre » ? Inutile de chercher le syntagme, il n’est nulle part employé. « Crime contre l’humanité » ? Une seule occurrence. Elle renvoie à la déclaration faite par le candidat Emmanuel Macron à la chaîne de télévision algérienne Echorouk News en février 2017. A cette occasion, il avait qualifié la « colonisation de crime contre l’humanité » avant de se dédire dès son retour en France afin de ne pas heurter les cohortes d’électeurs indispensables à sa victoire. Par contre, Benjamin Stora use et abuse du terme d’exactions – 12 occurrences – et de celui de « répression » – 13 occurrences – pour qualifier les actes commis pendant la colonisation et la guerre d’Algérie. Stupéfiante imprécision du langage et de l’analyse qui est en réalité une concession majeure à la doxa de saison bien faite pour satisfaire le chef de l’Etat et sa majorité hétéroclite, et ménager les nombreux débris de la droite et du centre que celui-ci entend rallier à sa cause dans les mois qui viennent. « Exaction » l’enfumade de la tribu des Ouled-Riah dans la région du Dahra commise par le colonel Pélissier le 18 juin 1845 au cours de laquelle une tribu entière – vieillards, hommes, femmes et enfants désarmés – a été asphyxiée dans la grotte où ils avaient trouvé refuge ? Crime contre l’humanité commis en application des ordres donnés par le général Bugeaud à ses subordonnés. « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards », avait-il déclaré peu avant. Ainsi fut fait par Pélissier, Saint-Arnaud et Canrobert, notamment. A propos de la conquête et de la colonisation de l’Algérie, à partir des années 1840 et des méthodes employées par les colonnes infernales commandées par ces officiers, ajoutons que ce rapport est remarquablement lacunaire alors que cette période fut le théâtre de violences extrêmes, de spoliations massive et de destructions majeures. De là aussi une paupérisation et des crises sanitaires catastrophiques. Une « véritable vivisection sociale », écrit, par exemple, Pierre Bourdieu de la loi Warnier votée en 1873 et destinée à désagréger « les structures fondamentales de la société et de l’économie.[2] » Le bilan est terrible puisqu’en 1872 l’effondrement démographique est d’environ 875 000 personnes, selon le spécialiste de l’époque, René Ricoux[3]. « Répression » à Sétif, Guelma et Kherrata commise par l’armée française et des milices coloniales à partir du 8 mai 1945, écrit aussi l’historien avant d’user, avec prudence et en citant l’ambassadeur de France, Bernard Bajolet, du terme de « massacre ». Deux vocables très en deçà de la qualification juste et précise des faits. Les « indigènes » assassinés et exécutés sommairement – près de 40 000[4] – l’ont été pour des motifs politiques et raciaux, et en vertu d’un plan concerté, soit très exactement les éléments constitutifs d’un crime contre l’humanité tel qu’il est défini par l’article 212-1 du Code pénal. « Exactions » la torture, les disparitions forcées, les exécutions extra-judiciaires et la déportation de plus de deux millions de civils « musulmans » forcés de vivre, pendant la guerre d’Algérie, dans des camps ce qui représentait alors un quart de la population du pays[5] ; le tout organisé par l’armée française avec l’aval des autorités politiques de l’époque ? Crimes de guerre et crime contre l’humanité encore. Rappelons à l’oublieux conseiller Benjamin Stora, qui mentionne ces faits et à ceux qui saluent béatement son rapport, que grâce à l’obstination de l’avocat Louis Joinet une convention internationale, ratifiée par la France puis entrée en vigueur le 23 décembre 2010, fait de la disparition forcée un crime contre l’humanité.
Trois ans plus tard, le code pénal reprend cette qualification – art. 211-1- et définit ladite disparition dans l’article 221-12. « Sanglante la répression » des manifestants rassemblés pacifiquement à l’appel du FLN dans la capitale et en région parisienne le 17 octobre 1961 pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé ? Massacres et crime d’Etat que la regrettée Simone Dreyfus, en bonne avocate qu’elle était, qualifiait aussi de crime contre l’humanité dans un ouvrage collectif[6] auquel Benjamin Stora a également participé. De même Jean-Luc Einaudi dont le nom et les travaux ne sont même pas cités dans ce rapport et la bibliographie alors qu’on lui doit deux ouvrages majeurs sur la « sale guerre » menée à Paris par le préfet Maurice Papon contre le FLN[7]. Est-il nécessaire de qualifier cet oubli ? Cette brève liste peut être aisément complétée[8], elle n’en révèle pas moins une indigence terminologique et analytique qui ne laisse pas d’étonner car le conseiller Benjamin Stora connait ces événements meurtriers et dramatiques. Plus encore, l’usage réitéré du terme « d’exaction », conjoint à une synthèse partielle, partiale et fragmentaire des nombreuses guerres menées en Algérie par la France depuis 1830, accrédite l’opinion selon laquelle de telles pratiques seraient exceptionnelles alors qu’elles furent structurellement liées à la domination coloniale. Ajoutons que cette dernière est également indissociable d’un racisme d’Etat dont témoignent le code de l’indigénat adopté le 9 février 1875 et les nombreuses discriminations établies de jure contre les « indigènes » puis, pour certaines d’entre elles, maintenues de facto après 1945 à l’endroit des « Français musulmans d’Algérie ». Quant aux tortures, aux exécutions sommaires, aux déportations des civils et aux massacres, ils sont la règle lorsque les autorités estiment que l’ordre colonial est gravement menacé et qu’il doit être rétabli quoi qu’il en coûte. « Mal nommer les choses », ce n’est pas seulement « ajouter au malheur de ce monde », (Albert Camus), c’est aussi ajouter la confusion à la confusion et trahir ce qui ne devrait pas l’être : la « volonté de savoir » et « le courage de la vérité » (Michel Foucault) sans lequel la première ne peut longtemps persévérer et parvenir à ses fins. La cause de cette situation singulière ? Celle-ci sans aucun doute : le Benjamin Stora historien a capitulé devant le Benjamin Stora devenu conseiller pour permettre au second de présenter à Emmanuel Macron un programme commémoriel congruent à ses desseins électoraux. Afin de ne pas heurter certains groupes mémoriels au mieux conservateurs, au pire réactionnaires, et justifier par avance, conformément aux desiderata du chef de l’Etat, l’absence de reconnaissance officielle des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés par la France, il fallait euphémiser ces derniers pour mieux rejeter cette revendication en faisant croire qu’elle est dangereuse, irresponsable et inutile. De la pusillanimité politique à la pusillanimité intellectuelle puis rédactionnelle, la distance, souvent, est fort courte ; Benjamin Stora l’a rapidement franchie. La forme et le contenu de son rapport en attestent. Pourtant, il fut un temps, en 2002[9], où ce dernier écrivait que de tels crimes avaient été perpétrés en Algérie, et regrettait qu’ils ne soient pas ainsi nommés. Preuve, s’il en était encore besoin, que le conseiller s’est imposé au détriment de l’historien. Quant à l’exemple très partiel du Japon, mobilisé par l’auteur, il permet de renforcer ce refus de la reconnaissance en faisant croire que cette position partisane, et conforme aux orientations présidentielles, repose sur une comparaison internationale sérieuse, probante et objective. Ce tour de passe-passe argumentatif convaincra sûrement les ignorants et les idéologues mais il occulte ceci : nombreux sont les pays qui ont solennellement reconnu s’être rendus coupables de crimes coloniaux d’une extrême gravité. A preuve. Le 10 juillet 2015, le gouvernement allemand admet que les forces du général Lothar von Trotha ont commis, entre 1904 et 1905, un génocide contre les tribus hereros et namas dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie). A la suite de cette reconnaissance, l’Allemagne a proposé 11,7 millions de dollars au titre des réparations. Le 12 Septembre 2015, « le gouvernement britannique reconnait que les Kényans ont été soumis à des actes de torture et à d’autres formes de maltraitance de la part de l’administration coloniale. » (Libération, 14 septembre 2015). Ces mots sont inscrits sur le mémorial, financé par la Grande-Bretagne et érigé à Nairobi, pour rendre hommage aux milliers « d’indigènes » massacrés par les troupes de sa Gracieuse majesté lors du soulèvement des Mau-Mau dans les années 1950. Quant aux Etats-Unis en 2000, à la Nouvelle-Zélande en 2002, au Canada en 2006 et à l’Australie en 2008, tous ont admis que des traitements indignes avaient été infligés aux populations autochtones de leur territoire respectif. Dans plusieurs cas cette reconnaissance politique a été complétée par des allocations financières ou matérielles attribuées aux victimes ou à leurs descendants[10]. Une nouvelle fois et sur un point capital, le conseiller Benjamin Stora s’est imposé à l’historien en s’autorisant ce que ce dernier ne s’autoriserait pas et n’autoriserait à un-e étudiant-e- de master. En effet, l’exemple japonais mobilisé est d’une partiellité inacceptable puisqu’il repose sur l’ignorance ou l’occultation de tous les autres ; ceux-là même qui contredisent l’orientation politique défendue par l’auteur du rapport. Très singulière liberté, pour le moins, prise avec les règles élémentaires de la recherche et de la probité intellectuelle. Enfin, soutenir que de tels actes seraient inutiles, c’est conjoindre la méconnaissance de leurs effets éminemment positifs et réparateurs pour les personnes concernées, à l’aveuglement d’un jugement aussi péremptoire qu’inique. Ces quelques rappels, que le conseiller Benjamin Stora semble ignorer, prouvent ceci : la position qu’il défend, en cautionnant les opinions de ceux qui se sont toujours opposés à la reconnaissance pleine et entière des crimes d’Etat commis par la France en Algérie, est minoritaire à l’étranger. Une fois encore, la République et ses représentants divers, qu’ils soient à l’Elysée, au gouvernement ou dans la docile majorité présidentielle, font preuve d’un conservatisme aussi indigne qu’injuste à l’endroit des victimes, et d’un mépris confondant pour les femmes et les hommes qui, dans ce pays, se mobilisent depuis des décennies pour faire connaître et reconnaître ces événements criminels. Eux savent que sur ces sujets la fausse monnaie des pompeuses cérémonies officielles chasse la bonne, et qu’elles sont en partie conçues pour cela. Les préconisations élaborées par le conseiller-historien le confirment : la multiplication des commémorations, et des gestes symboliques et partiels, permet de donner le change et d’offrir au chef de l’Etat comme aux différentes catégories de citoyens qu’il courtise du grain à moudre en refusant l’essentiel. Et l’essentiel peut être ainsi résumé : une déclaration précise et circonstanciée dans laquelle les crimes seraient enfin qualifiés, leur adresse clairement indiquée : l’Etat français, son armée, sa police et ses milices coloniales, sans oublier l’hommage dû à toutes les victimes des innombrables guerres menées en Algérie depuis 1830. A défaut, la réconciliation tant vantée demeurera une formule incantatoire bien faite pour les périodes électorales et les envolées diplomatiques ronflantes qui, depuis des années, n’engagent à rien et ne changent rien. Comment rendre véritablement hommage aux innombrables algérien-ne-s torturés, exécutés sommairement, massacrés et violés alors que, pour l’essentiel, leurs bourreaux ne sont plus et que la justice française a toujours refusé de juger ces derniers en vertu des dispositions d’amnistie – le décret du 22 mars 1962, entre autres, – adoptées à la suite des Accords d’Evian ? Comment satisfaire leurs revendications et celles des héritier-e-s de l’immigration coloniale et post-coloniale en butte à des discriminations mémorielles et commémorielles qui s’ajoutent à toutes celles, systémiques, qu’ils subissent par ailleurs ? A ces questions majeures, le rapport du conseiller Benjamin Stora n’apporte aucune réponse satisfaisante. Seule la reconnaissance, dans les conditions précitées, permettrait de faire droit aux exigences de dignité, de vérité et de justice des uns et des autres. Et relativement aux seconds de leur signifier qu’ils sont enfin identifiés comme des égaux et des citoyens à part entière dont l’histoire particulière a désormais droit de Cité et droit d’être citée. En dépit des affirmations réitérées de leurs contempteurs, de telles revendications ne sont pas exclusives, « communautaristes » ou favorisées par un ressentiment « victimaire » ; ceux qui les soutiennent n’exigent nullement de faire l’objet d’un traitement particulier grâce auquel ils jouiraient de prérogatives exorbitantes ou d’un statut singulier. Au contraire, ils ne cessent d’affirmer ainsi qu’ils veulent être pleinement reconnus comme membres de cette société par cette société qui, jusqu’à présent, les a au mieux maintenus ou relégués dans les marges sociales, politiques, symboliques et mémorielles, au pire traités comme des ennemis intérieurs supposés incarner une menace existentielle pour le pays. Alors que le soixantième anniversaire des massacres du 17 octobre 1961 approche, de même celui de l’indépendance de l’Algérie quelques mois plus tard, les atermoiements réitérés, les manœuvres dilatoires, les triangulations improbables synonymes de lâches renoncements, la pusillanimité électoralement intéressée, les misérables calculs personnels et partisans, les ambitions
dévoyées, les euphémisations mensongères et odieuses aux victimes, les concessions indignes faites aux forces les plus conservatrices de ce pays doivent cesser. Candidat-e-s à l’élection présidentielle, déjà déclarés ou à venir, vous serez aussi jugés sur les positions que vous défendrez sur les sujets qui nous occupent. D’ores et déjà prenez cet engagement solennel qui pourrait être ainsi libellé : « l’Etat français reconnaît les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qu’il a commis et fait commettre par ses forces armées et de police au cours de la colonisation de l’Algérie (1830-1962). » Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire.
Dans ses vœux aux Armées le 19 janvier, le Président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé « une analyse stratégique actualisée »… qui sera partagée « avec nos alliés ». Voici ce que cette analyse actualisée ne dira pas.
Lire, à la suite, la deuxième partie: « Défense et sécurité européenne…Où en est-on? »
Que nous réserve 2021 ? La prospective est un art difficile et risqué. On peut dire cependant qu’un ensemble de faits majeurs du contexte international dessinent une nouvelle phase dans un cumul de continuités et d’infléchissements préoccupants… Une nouvelle alliance globale des puissances occidentales. L’élection de Joe Biden, les réflexions en cours au sein de l’OTAN, les projets européens, l’exaspération des rivalités de puissances, la débâcle du multilatéralisme, les impasses caractérisant les conflits en cours… tout cela promet une période d’aggravation des tensions et des contradictions, mais aussi un processus qu’on pourrait désigner comme celui d’un réalignement stratégique de portée mondiale. Ne sous- estimons pas les dangers de ce qui se prépare. Ce sera, à n’en point douter, une phase d’exacerbation des tensions et des risques, quand bien même, avec l’Administration Biden, la politique de Washington va retrouver des paramètres beaucoup plus classiques et une certaine prévisibilité.
Une remarque s’impose. Pour comprendre ce qui se profile, on échappe pas à une effort d’analyse critique. Il faut décrypter les discours dominant et les formules simplistes : une nouvelle Guerre froide, la Russie en tant que menace pour l’Occident, le soit-disant « repli » des États-Unis, les régimes autoritaires comme cause de la crise de l’ordre international libéral… autant de thèmes idéologiques qui masquent la réalité d’un ordre beaucoup plus complexe, dans lequel la géopolitique l’emporte dans la confrontation des intérêts de puissances et des finalités stratégiques. Ce texte vise à donner quelques repères en la matière. Il faut commencer par irrecevable formule, mille fois répétée, d’une nouvelle Guerre froide. Cette thématique n’est pas seulement une erreur d’analyse. C’est aussi une intention.
Le rapport OTAN 2030
Il est important d’examiner la signification du rapport OTAN 2030. Son intérêt tient à ce qu’il dit de l’ordre international actuel et des projets nourris par les puissances occidentales. Ce rapport, présenté au public le 3 décembre 2020, fut rédigé par un groupe de travail, qualifié « d’indépendant », composé de 10 personnes (5 hommes et 5 femmes), et coprésidé par Thomas de Maizière (Allemagne) et Wess Mitchell (USA). C’est le sommet de l’OTAN à Londres, en décembre 2019, qui décida d’une telle initiative dans un contexte de crise manifeste de l’Alliance atlantique. Ce rapport devait traiter la question de savoir comment renforcer l’Alliance atlantique, en particulier, remarquons-le, dans sa dimension politique (1).
Le rapport se caractérise par une très lourde insistance sur l’impératif de l’unité. L’ensemble du texte est alimenté, en quasiment toutes ses pages, par l’exigence de la cohésion, l’importance des intérêts partagés, la nécessité d’une vision stratégique dans des valeurs communes. Aucun allié ne pouvant faire face seul aux menaces, l’Alliance aurait donc besoin d’une compréhension et d’une action collective, et de partager les charges et les risques. Il est évidemment rappelé la validité de l’article 5 du Traité de Washington, fondement de la défense collective par l’assistance mutuelle, ainsi que l’engagement pris en 2014, au sommet de Newport (Pays de Galles), pour que chaque État membre atteigne les 2 % du PIB en dépenses militaires, dont 20 % en investissements majeurs et pour la recherche.
Dès l’introduction du rapport, une certaine inquiétude pointe devant le problème des divergences existantes. Le rapport le souligne : « Beaucoup d’Américains s’inquiètent du fait que les Européens pourraient se dérober à leurs responsabilités envers la défense commune, ou même poursuivent une voie d’autonomie d’une manière telle que cela ferait éclater l’Alliance ». Plusieurs problèmes sont considérés, notamment l’option de l’autonomie stratégique. On peut dire que la récusation politique de la formulation de l’autonomie selon Emmanuel Macron constitue un des objets principaux du rapport, même si cela n’est pas explicitement formulé ainsi.
Dans un paragraphe spécial de la partie consacrée aux conditions politiques de l’action collective (p.21), le rapport souligne les facteurs de divisions quant à la grande stratégie de l’Alliance. Trois questions sont soulevées. D’abord, celle de l’engagement des États-Unis pour la défense de l’Europe. La politique de Donald Trump est mise en cause pour avoir singulièrement accentué la fragilisation de cet engagement. Ensuite, celle du développement de l’Union européenne (UE) comme « acteur de sécurité » pour le futur de l’OTAN. C’est l’enjeu de l’autonomie. Enfin, c’est la question de la participation de certains pays européens quant au partage des charges de la défense collective (les 2 % du PIB). L’Allemagne semble ici particulièrement visée puisque ses dépenses militaires restent en dessous de la norme OTAN, mais aussi des moyennes européennes et mondiales.
La Turquie – pas davantage que tout autre État membre – n’est jamais explicitement désignée même si elle fait partie des complications. On comprend qu’elle est considérée comme soulevant une problématique de comportement « déviant », tandis que la France semble visée pour ses positionnements officiels et les interrogations stratégiques qu’elle installe au sein de l’Alliance. La Turquie comme mauvais élève… La France comme acteur problématique.
Davantage d’intégration politique et militaire
Une idée traverse tout le rapport : le renforcement politique de l’Alliance comme garantie d’efficacité stratégique face aux nouveaux enjeux, mais aussi face aux tentations d’autonomie. Ce renforcement passe notamment par des modifications institutionnelles. Un prochain sommet devrait décider d’installer de nouvelles pratiques, de nouvelles instances de concertation et de coopération. Par exemple, un personnel dont la responsabilité serait d’établir une liaison institutionnalisée permanente entre l’équipe internationale (International Staff) de l’OTAN et le Service européen d’action extérieure (SEAE) (2). Les alliés devraient aussi se consulter avant et/ou informellement, en marge d’autres réunions, à l’ONU ou au G20 par exemple. C’est évidemment une pression à une plus forte intégration politique. Cette pression s’exerce aussi sur le plan de la maîtrise des technologies. Le rapport propose par exemple un dialogue stratégique sur l’intelligence artificielle, des synergies sur la recherche et sur le partage des données.
Sur le plan militaire, le rapport souligne que « les alliés, des deux côtés de l’Atlantique, doivent réaffirmer leur engagement selon lequel l’OTAN constitue la principale institution de défense pour l’aire euro-atlantique ». Il ne serait donc pas question d’aller vers une autonomie stratégique telle que cette notion se définit dans les propos réitérés d’Emmanuel Macron. Au contraire, il est question d’un renforcement de la cohérence, de la complémentarité et de l’interopérabilité militaire. Il est même spécifié que l’OTAN et l’UE devraient travailler ensemble afin de garantir que les capacités développées dans le cadre européen sont valables pour l’OTAN. Le ton employé est parfois un peu comminatoire. En clair, cela signifie une forme de surveillance conjointe sur le développement des capacités militaires de l’UE. Ce qui rejoindrait l’esprit et la lettre de la stratégie globale de sécurité adoptée par l’UE en 2016 (3). Celle-ci annonce, en effet, une coordination des planifications capacitaires de défense avec l’OTAN. On observe ainsi une pression commune aux resserrements des coordinations et à davantage d’intégration militaire.
Afin de cadrer nettement ce choix de pousser à la cohésion politique et stratégique, et à l’intégration militaire, le rapport définit les limites strictes de ce que pourrait être une autonomie stratégique de l’UE au sein de l’OTAN. Une telle conception « devrait s’inscrire dans l’esprit de la cohésion de l’OTAN et dans le but de réaliser une vision commune ». L’autonomie stratégique d’Emmanuel Macron, ou disons plutôt les formulations officiellement utilisées par le pouvoir politique français, sont ainsi sévèrement recadrées dans une conception qui exclut toute marge de manœuvre au-delà de la définition de l’OTAN comme principale institution de défense de l’aire euro-atlantique. Ainsi, la France se fait assez sèchement rappelée à l’ordre de l’autorité des principes otaniens.
Le rapport réitère par ailleurs les positionnements connus, anciens et peu crédibles de l’OTAN sur la non-prolifération nucléaire, sur le désarmement et l’élimination des armes nucléaires, sur le contrôle des armements. Il rappelle son opposition au Traité d’interdiction des armes nucléaires. Une opposition déjà exprimée en plusieurs occasions par des déclarations crispées (comme celle du 15 décembre 2020), refusant de reconnaître la moindre des conséquences de ce Traité. Pourtant, celles-ci sont assez évidentes : un évident impact sur l’ordre juridique international, un effet stimulant pour le désarmement et l’élimination des armes nucléaires, un complément direct au régime de non prolifération défini par le Traité du même nom (TNP), une délégitimation des arsenaux existants, une sérieuse fragilisation des logiques de dissuasion. La déclaration du Conseil de l’Atlantique Nord du 15 décembre dernier ose même affirmer, dans une bien faible et curieuse argumentation, que l’OTAN « ne possède pas » d’armes nucléaires… alors qu’elle se définit elle-même comme une « Alliance nucléaire ».
Le problème otanien de la Russie
Le rapport OTAN 2030 identifie deux principales menaces : la Russie et la Chine. Concernant la Russie, le rapport souligne que l’OTAN a essayé avec ce pays de construire un partenariat dans la période post-Guerre froide pour une architecture de sécurité. Mais cette tentative aurait été « repoussée » par Moscou avec, en particulier, l’annexion de la Crimée, l’invasion et l’occupation d’une partie de l’Est de l’Ukraine. L’OTAN accuse la Russie de créer des conflits gelés, de violer les régimes existant du contrôle des armements, « ce qui a conduit à la fin du Traité FNI ». La Russie est accusée de chercher « des points d’appui » en Méditerranée, ou en Afrique, mais aussi d’être à l’initiative de pratiques critiquables en matière de cyberdéfense. Elle se fait admonester pour d’autres pratiques : assassinats ciblés et empoisonnements.
Évidemment, produire une analyse rigoureuse des faits invoqués, de la politique russe, des réalités de la très vive tension OTAN / Russie, y compris sur le plan militaire, nécessiterait une approche beaucoup plus exigeante sur le fond. La cause essentielle véritable des tensions n’est en effet pas traitée. Elle est écartée du rapport. On sait que la politique choisie par Poutine est celle de la réaffirmation d’une puissance russe, de stopper l’élargissement de l’OTAN (et de l’UE) dans les pays et zones de l’Est européen post-soviétique : Ukraine, Géorgie en particulier. Ce qui soulève aussi les problématiques liées à la guerre du Haut Karabakh (4), et à d’autres situations comme celle de la Moldavie/Transnistrie.
Ces réalités ne permettent pas à Moscou d’échapper aux mises en accusation nécessaires… à condition qu’elles soient légitimes et que tous les acteurs acceptent de balayer devant leur porte. Il faut constater cependant à quel point le rapport du groupe de travail de l’OTAN confine à la caricature à force de masquer la vérité sur l’histoire récente, sur les stratégies et les responsabilités essentielles. Notons aussi comment, pour l’OTAN, le rôle russe au Moyen-Orient, en Méditerranée, en Afghanistan, ou en Afrique constituerait une sorte d’ingérence, forcément illégitime, dans les zones d’influence et de domination des puissances occidentales. Pour les auteurs de ce rapport, la Russie chercherait à assumer dans la géopolitique de l’ordre international libéral une présence et un rôle auxquels elle n’aurait donc pas droit. C’est la posture des puissances qui s’affirment et se pensent prépondérantes « par nature ». Mais nombre de responsables politiques et d’experts, y compris en France, commencent à juger tout cela contre-productif pour la sécurité internationale. La lucidité n’est pas complètement éteinte.
Le problème chinois des États-Unis
Concernant la Chine, l’approche est différente. Le rapport précise que Pékin ne constitue pas une menace militaire immédiate pour la zone euro-atlantique… « à l’échelle du problème posé par la Russie ». Cette formule mérite d’être relevée. Moscou ne peut guère constituer une menace militaire pour les puissances occidentales. Au-delà de ses capacités (et une certaine avance) dans les hautes technologies, notamment l’hypersonique, et d’un arsenal nucléaire important mais équivalent à celui de Washington, la Russie dispose, en effet, d’un budget défense annuel d’à peu près 65 milliards de dollars, tandis que les États-Unis et leurs alliés Européens (dans l’ensemble très engagés eux aussi dans les hautes technologies militaires) disposent de budgets militaires qui, ensemble, dépassent les mille milliards de dollars. La Russie est une puissance en recherche de capacités de dissuasion. Elle ne peut guère, dans une telle configuration, accéder à un autre type de statut.
En vérité, le rapport traduit bien la crainte des puissances occidentales, en particulier celle des États-Unis. Leur problème chinois, c’est la montée en puissance globale de la Chine. C’est ce que dit le rapport qui utilise la formule de « rival systémique ». Bien sûr, une formulation plus conforme à la réalité serait celle de « rival stratégique ». Ce qui est en jeu, en effet, ce n’est pas la nature des systèmes, mais celle des visées de puissance, des hiérarchies et des rapports de domination qui en découlent. Selon le rapport, l’OTAN devrait développer une stratégie correspondant à un monde dans lequel la Chine va encore gagner en importance d’ici à 2030. Pour les États-Unis et pour l’UE, la réponse qui s’impose en conséquence, c’est l’endiguement et le renforcement militaire. Pour cela, l’Alliance devrait établir une « instance consultative » pour discuter de tous les aspects de sécurité soulevés par cette affirmation de la puissance chinoise. On voit, ici encore, la volonté de resserrer l’intégration politique au sein de l’Alliance.
L’accord de principe UE-Chine sur les investissements, signé le 30 décembre 2020, montrerait cependant une différence d’approche entre Européens et Américains. Les Européens chercheraient officiellement à concrétiser une politique prétendant allier coopération possible, vigilance stratégique et fermeté sur les valeurs face à la Chine… donc pas dans une conception générale et systématique. L’UE choisit ceux qu’elle veut stigmatiser et ceux qu’elle souhaite épargner… Quant aux États-Unis, ils apparaîtraient plus enclins à une confrontation stratégique, telle qu’elle fut exprimée par Joe Biden à travers l’idée d’une nouvelle alliance globale des démocraties contre la Chine. Mais Washington aussi devra tenir compte de la montée en puissance de Pékin, des nouveaux rapports de forces et du poids des interdépendances réelles. La différence d’approche traduira donc aussi les rivalités d’intérêt entre les puissances occidentales, entre Européens et Américains. D’ailleurs, l’Administration Biden n’était pas encore en place que le futur Conseiller national à la sécurité, Jack Sullivan, s’est permis un tweet pour s’étonner que les 27 puissent signer un accord avec la Chine sans en discuter auparavant avec elle. L’équipe de Biden a rappelé la nécessité d’une approche occidentale coordonnée face aux pratiques économiques de Pékin, considérées comme abusives. Mais Angela Merkel voulait cet accord pour les industriels allemands. Il fallait donc conclure rapidement, avant la fin de la présidence allemande.
Enfin, l’OTAN réaffirme sa politique de la « porte ouverte » à d’autres adhésions (notamment pour l’Ukraine et la Géorgie). Elle devrait s’élargir à de nouveaux partenariats, et renforcer ceux existant, dans l’esprit d’un soutien à ses propres priorités stratégiques. Le rapport recommande en particulier l’approfondissement de la consultation et de la coopération, avec les partenaires de l’Indo-Pacifique : Australie, Japon, Nouvelle Zélande, République de Corée. Il souligne aussi l’intérêt d’un partenariat avec l’Inde ainsi qu’avec les pays d’Asie centrale, donc aux frontières de la Chine… Tout cela viendra conforter les coalitions déjà en place, en particulier le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, ou l’Alliance (Five Eyes) des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de Nouvelle Zélande et des États-Unis. On voit ici comment, pour l’OTAN et pour Washington, la nécessité de contrer la puissance chinoise s’inscrit dans la vision d’un réseau mondial d’alliances et de partenariats sur une base prioritaire de confrontation stratégique. Le rapport du groupe de travail n’explique pas autre chose même s’il indique furtivement que l’OTAN reste ouverte à un dialogue constructif… « si cela sert ses intérêts ».
Une Nouvelle alliance globale contre la Chine
Le rapport insiste beaucoup sur la démocratie. Mais cette insistance n’a pas vocation à désigner et critiquer les régimes dits illibéraux européens et membres de l’OTAN comme la Hongrie, la Pologne ou la Turquie… En réalité, la question démocratique accompagne le projet d’une nouvelle alliance et d’une redéfinition du rôle stratégique des puissances occidentales. Le rapport compare explicitement le rôle politique de l’OTAN aujourd’hui à celui qui précéda la période ouverte en 1989 durant laquelle un « ensemble de démocraties » s’opposa à un « challenger » autocratique non désigné, mais il s’agit à l’évidence de l’URSS. La comparaison vise à légitimer ainsi une confrontation qualifiée de systémique entre les pays de l’OTAN d’une part, et d’autre part, la Russie, la Chine et quelques autres. Le rapport définit un antagonisme opposant démocraties et régimes autoritaires, comme matrice idéologique otanienne dans l’ordre international libéral. L’intention est bien celle de la reprise du fonctionnement idéologique de la Guerre froide. D’où cette insistance avec laquelle on désigne la période actuelle comme celle d’une nouvelle Guerre froide. Il est impossible de prendre pour argent comptant une telle mythologie. Mais aujourd’hui comme hier, au-delà des problèmes réels (en Chine et ailleurs) de liberté et de démocratie, la confrontation stratégique a besoin de cet accompagnant idéologique instrumentalisé pour légitimer l’antagonisme sur le plan des valeurs et des référents politiques du libéralisme afin de diaboliser et criminaliser l’adversaire. Nous sommes aussi dans une guerre idéologique classique régénérée et contextualisée.
La façon dont les pays de l’OTAN conçoivent leur mission politique et pensent leur sécurité est ainsi globalement réévaluée. Le rapport insiste sur l’urgence pour l’Alliance « dans une ère de rivalités systémiques croissantes, d’être moins réactive et plus à l’initiative afin de définir et disputer l’horizon stratégique ». La politisation du rôle de l’OTAN accompagne cette mutation. Elle vise à pousser les alliés à une intégration plus forte, « à parler d’une seule voix dans les affaires mondiales ». Il est d’ailleurs question d’organiser de multiples réunions des Ministres des Affaires étrangères des pays de l’OTAN. Le rapport indique qu’un nouveau concept stratégique de l’OTAN sera adopté lors d’un prochain sommet, probablement au cours de cette année. Ce sommet pourrait être couplé avec un sommet UE-États-Unis « en présentiel » durant la première moitié de l’année 2021.
Tout le monde s’y met…
L’OTAN n’est cependant pas la seule instance proposant une nouvelle stratégie globale face à la puissance chinoise. Un substantiel rapport de l’Atlantic Council (5) intitulé « «Global strategy 2021 : an allied strategy for China » développe le même concept. Ce rapport identifie la montée en puissance de la Chine comme le plus grave défi pour le système international. Il définit trois types d’actions. Premièrement, renforcer la coordination entre alliés et partenaires se référant aux mêmes valeurs. Deuxièmement, contrer les comportements chinois menaçant le système international. Troisièmement, saisir l’opportunité offerte par la Chine et engager avec elle des coopérations dans l’intérêt mutuel et dans une position de force : santé, économie, non prolifération, environnement. Une préface de Joseph Nye (6) situe l’esprit de la stratégie ainsi définie comme la nécessité pour les démocraties de relever ensemble le défi chinois dans une politique de renforcement d’un ordre international libéral fondé sur des règles de droit. Ce qui veut dire : renforcer l’alliance, contrer la Chine et dominer les échanges.
Un rapport du Sénat des États-Unis (diffusé par Jim Risch, Président de la Commission des affaires étrangères), daté de novembre 2020 et intitulé « A concrete agenda for transatlantic cooperation on China » développe globalement les mêmes idées. Ce rapport est noté « majority report ». Il est donc d’essence républicaine. Il établit une série de propositions définissant une politique convergente USA-UE vis à vis de la Chine. Enfin, un rapport établi conjointement par la Brookings Institution (7), le John L. Thornton China Center (8) et le Paul Tsai China Center (9), intitulé « The future of US policy toward China » définit des recommandations pour l’Administration Biden. Ce rapport qualifie la Chine de « rival stratégique » en récusant le terme d’ennemi. Ces rapports traduisent les visibles préoccupations des États-Unis devant l’affirmation de la puissance chinoise. Ils s’inscrivent dans la perspective d’une convergence d’action avec leurs alliés, en particulier les Européens. Ils montrent aussi qu’il n’y a pas les puissances favorables à un « découplage » avec la Chine (comme les États-Unis), et les autres. C’est plus compliqué que cela… pour tout le monde.
C’est cette même orientation générale d’une nouvelle alliance globale qui caractérise la proposition discutée lors du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2020 à partir d’un document préparé par la Commission, par le Cabinet du Président du Conseil et par le Haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité. Ce document est classé secret, mais la presse en a donné quelques courts extraits (10). C’est aussi ce qu’a proposé Emmanuel Macron dans son interview publiée par le magazine Le Grand Continent (11). C’est enfin la conception (détournée) du « multilatéralisme » avancée par Joe Biden qui, durant la campagne des présidentielles, a proposé un sommet des démocraties avec cette idée d’une Nouvelle alliance globale de partenaires partageant les mêmes valeurs face aux régimes autoritaires.
Les trois dangers du nouveau paradigme occidental
Ce projet d’une Nouvelle alliance globale, dans l’esprit de confrontation où il est conçu, présente au moins trois types de sérieux dangers. Le premier relève de la confusion ainsi entretenue entre une alliance stratégique sur des intérêts de puissances, avec ce que doit être le multilatéralisme, c’est à dire l’effort pour régler les problèmes communs par la négociation, par le droit et surtout par le respect du principe fondamental de la responsabilité collective. Cette confusion est souvent volontairement entretenue. Elle ne traduit pas seulement une erreur d’analyse. Il s’agit, ici aussi, d’une intention qui participe de la dévalorisation et de la destruction du multilatéralisme.
Le deuxième danger vient de l’obstacle qu’un tel projet stratégique peut opposer à la nécessité d’un dialogue rationnel de sécurité. Un tel dialogue est effectivement indispensable pour, au moins, contenir ou limiter les graves conséquences des tensions et des escalades inévitables dans un contexte de rivalités exacerbées sur l’enjeu global de la domination dans l’ordre international. A défaut d’un tel effort de dialogue et d’un minimum de compréhension mutuelle, on ne peut qu’additionner les paramètres de l’affrontement et de la guerre. Durant la Guerre froide, cet effort a pu se traduire par la recherche d’un climat de détente, et par l’adoption d’une architecture internationale d’accords sur la sécurité, aujourd’hui en décomposition. L’Administration Biden, notamment sur le nucléaire, choisira-t-elle de remonter le fil, et de reconstruire des possibilités d’accords ?
Enfin, troisième danger, ce nouveau paradigme idéologique et stratégique occidental accompagne un processus, déjà engagé, celui du basculement d’un contexte international essentiellement marqué par les crises au Sud, par la gestion militaire de ces crises et la gestion des rivalités de puissances dans ce cadre, vers l’affirmation d’une configuration géopolitique centrée sur l’enjeu de la compétition des grandes puissances et le risque de guerres à ce niveau. Ce basculement de l’environnement stratégique pousse l’OTAN à réévaluer son rôle politique et ses missions. Il ne s’agirait plus, ou plus seulement, de « gérer » des crises alors qu’elles ont d’ores et déjà éclaté. Il s’agit d’être à l’initiative et de concevoir prioritairement l’OTAN comme un outil pour façonner cet environnement sur la priorité aux confrontations directes entre grandes puissances, et sur la nécessité de ne pas perdre la suprématie.
La « leçon » de François Lecointre
On retrouve ici le discours tenu en février 2020 par François Lecointre, Chef d’état-major français, au cours d’un colloque de la Société d’histoire générale et d’histoire diplomatique, sur le thème « Militaires et diplomates : leur rôle dans la politique étrangère de la France d’aujourd’hui » (12). Au côté d’Hubert Védrine, François Lecointre, en tant que militaire, s’exprime sur l’armée française. Il critique ce qui, selon lui, a conduit « à ce que cette armée, ne devenant plus qu’un outil de gestion de crise subordonné à une vision diplomatique et politique, finisse par abandonner une partie de ses fonctions et de ses capacités de résilience, d’autonomie et à sous-traiter un certain nombre de fonctions. Aujourd’hui, dans la situation dans laquelle nous sommes – je ne critique personne – où les armées ont été considérées comme un outil de gestion de crise, j’observe que nous sommes désarmés face à la possible résurgence d’une vraie situation de guerre. Même si une très belle loi de programmation a été votée, la réalité est qu’il nous faut progressivement reconstruire cette armée capable de résilience, capable de s’engager en autonomie dans un conflit d’importance et de faire face à un état du monde qui, lui, est en train de devenir très violent. Ce qui me frappe est que cette phase, qui nous a vus assister à la fin de la Guerre froide, à la fin de l’armée et à la création d’un outil militaire à finalités diplomatiques, est aujourd’hui terminée. Le politique français en a pris la mesure, même si comme disait le Ministre, cela reste à partager avec nos partenaires européens qui, semble-t-il, ne l’ont pas encore prise ».
En termes abrupts, François Lecointre décrit ainsi les enjeux proprement militaires qui s’attachent aux transformations actuelles de l’ordre international qu’il qualifie de chaotique. A la lecture de tels propos, on mesure la signification et la dimension que peut prendre ce projet de nouvelle alliance globale contre la Chine en particulier, voire contre la Russie ou d’autres puissances : un conflit de très haute intensité, une grande guerre. Il y a évidemment beaucoup à dire sur la nature et les conséquences d’une telle mutation du contexte géopolitique et des stratégies occidentales qui prétendent y faire face… mais qui ne peuvent que l’alimenter. Et qui ne peuvent qu’alimenter la course aux armements, y compris dans le nucléaire et dans les très hautes technologies. Ce qui est d’ores et déjà en cours. Il est regrettable que le débat public et politique, et même le débat d’experts, n’y prêtent qu’une attention dérisoire ou relative. Agir pour la paix aujourd’hui, c’est aussi et probablement surtout, soulever la question de ce nouveau risque majeur. Et de faire débattre publiquement sur les rôles français et européen.
Pour Emmanuel Macron, les mots ont un sens, et les réalités en ont un autre.
Dans un langage politico-médiatique le plus courant, il est répété à satiété que l’Union européenne serait divisée entre ceux qui restent favorables à un rôle dominant de l’Alliance Atlantique, et ceux qui chercheraient à développer des capacités de défense indépendamment de l’OTAN et des États-Unis. La France serait à l’initiative. Elle aurait engagé une offensive plutôt solitaire, qualifiée de distanciation vis à vis de Washington et de l’OTAN, en faveur d’une autonomie stratégique, voire d’une souveraineté de l’Union européenne en matière de sécurité et de défense. Dans cet esprit, le Président français se plaît à souligner que l’objectif pour la France, comme pour l’UE, est celui de la puissance ou de l’identité européenne par la puissance. « Je crois, dit Emmanuel Macron, que le concept d’autonomie stratégique européenne ou de souveraineté européenne est très fort, très fécond, qu’il dit que nous sommes un espace politique et culturel cohérent, que nous devons à nos citoyens de ne pas dépendre des autres, et que c’est la condition pour peser dans le concert des nations contemporaines » (13).
Autonomie stratégique, souveraineté, puissance… les mots ont un sens et les formules ainsi utilisées par Emmanuel Macron cherchent à signifier une distanciation très nette vis à vis des États-Unis et de l’OTAN, en contradiction apparente avec le positionnement de l’ensemble des autres États membres de l’UE. On comprend que cela puisse faire un vif débat au sein de l’Union. Encore faut-il mesurer les réalités et les duplicités sous-jacentes.
Dans la réalité, on est loin d’une Europe puissance. On est loin d’une Europe puissance indépendante ou bien autonome au sens du droit de choisir ses propres lois pour soi-même. Non pas que l’Europe répugnerait à accéder à la puissance, à certaine capacités, à un certain niveau de puissance… Il s’agit-là, en effet, d’un objectif recherché. Mais le processus politique et stratégique réel en cours n’a rien à voir avec le mythe d’un rôle européen émancipé du poids américain, et indépendant au sein de l’ordre international. Cette rhétorique abusant de formules mensongères contredit la réalité du processus concret d’intégration OTAN-UE en matière de sécurité et de défense. Un processus en chantier et en débat depuis près de 30 ans. Emmanuel Macron s’accapare les concepts dans un esprit accusateur voire donneur de leçons, mais il peut difficilement être crédible, lorsqu’il en appelle à l’autonomie stratégique ou à la souveraineté européenne comme LA réponse nécessaire aux carences de l’Union européenne. En effet, ce que le Président français propose… c’est ce qui se construit aujourd’hui.
Josep Borrell lui rappelle (14) que la stratégie globale de sécurité adoptée par l’UE en 2016 fait explicitement référence à « un degré approprié d’autonomie stratégique ». Il souligne que « le concept d’autonomie stratégique a été repris par le Conseil en 2016, 2017, 2018 et 2020, et même par le Conseil européen en octobre 2020, dans son acception élargie. La coopération structurée permanente (CSP) et le Règlement relatif au Fonds européen de la défense (FED) l’ont également adopté ». Il ajoute enfin : « lorsque l’on aborde le chapitre des menaces se pose la grande question des relations de l’UE avec l’OTAN et, en particulier, avec les États-Unis. Question assez sensible, mais les positions à cet égard sont moins éloignées les unes des autres que nous l’imaginons. Je pense que le temps où la nécessité d’une politique étrangère et de sécurité commune n’était pas prise au sérieux, ou était niée, est révolu. Par ailleurs, nul ne contexte le caractère vital de la relation transatlantique, et personne ne préconise la création d’une force européenne pleinement autonome extérieure à l’OTAN… ». Effectivement, personne ne propose une force européenne « extérieure à l’OTAN », pas même Emmanuel Macron qui n’invente rien et fait lui aussi partie (quoiqu’il en dise) du consensus d’ensemble. Même si celui-ci n’exclut pas d’évidentes différences de sensibilités et d’approche en Europe. La mise en place d’une politique européenne de défense et de sécurité a été voulue, votée et assumée par la France, à chaque étape. Les autorités françaises furent souvent à l’origine même des étapes franchies dans ce processus de coopérations et d’intégration. Y compris aujourd’hui, avec Emmanuel Macron à la Présidence de la République.
La France, très bon élève de l’Alliance atlantique
Alors, comment être crédible quand on se permet – non sans quelque arrogance – d’invalider ce que l’on a soi-même contribué à bâtir ? Et à bâtir en pleine convergence avec les États-Unis et avec l’OTAN… Même l’OTAN, en effet, se déclare favorable à une autonomie décisionnelle et à un rôle plus important de l’UE. En Juillet 2018, le sommet de l’OTAN à Bruxelles – auquel E. Macron a participé – a officiellement certifié au paragraphe 71 de la déclaration commune (15) que « l’OTAN reconnaît l’importance d’une défense européenne plus forte et plus performante. Le développement de capacités de défense cohérentes, complémentaires et interopérables, évitant les doubles emplois inutiles, est essentiel pour nos efforts conjoints visant à rendre la zone euro-atlantique plus sûre ». Cette complémentarité « rendra l’OTAN plus forte ».« Nous saluons l’appel à un nouvel approfondissement de la coopération OTAN-UE », dit encore la déclaration. Pour l’OTAN, le but est de renforcer cette complémentarité pour la sécurité commune, dans le respect du principe fondamental selon lequel l’OTAN joue pour tous ses membres le rôle unique et essentiel de pierre angulaire de la défense collective. La grammaire stratégique otanienne est un peu plus subtile qu’on croit. Elle tient compte (parce qu’elle y voit une réelle utilité) d’une Union européenne qui cherche une partition plus identifiée et plus importante. Mais elle ne lâche rien sur la hiérarchie des responsabilités et sur l’exigence d’un partage des charges plus équilibré. Dans l’espace euro-atlantique et au-delà, c’est toujours l’OTAN qui doit constituer la base de la sécurité commune et des orientations qui en découlent pour tous les États membres. Mais le rôle européen est effectivement réévalué dans le cadre d’une OTAN qui accroît son poids politique pour être plus « directrice » ou plus politiquement hégémonique. C’est le sens du rapport OTAN 2030…
Les faits sont têtus… Ils montrent la vérité de ce qui est vraiment en cours. Durant l’année 2020 (pour ne prendre que cette année-là) se sont succédé nombre d’exercices militaires importants témoignant de la pérennité très concrète du lien OTAN-UE. Souvent même à l’initiative de la France ou bien sous son commandement. Ce fut le cas pour l’opération maritime de grande envergure « Dynamic Mariner 2020 » en Méditerranée occidentale impliquant 7 pays de l’OTAN et des milliers de militaires. Cette opération (du 27 septembre au 9 octobre 2020) visait à la « certification » de la France au commandement d’une grande opération de l’OTAN. Ce n’est pas rien. Ce fut aussi le cas pour l’opération « Orca » à l’initiative de la France au large de Brest (du 4 au 6 novembre 2020). Il s’agissait d’un exercice commun de lutte anti sous-marine. Enfin, on peut rappeler la visite d’Emmanuel Macron et Florence Parly en Lituanie le 29 septembre 2020 dans le cadre de la « présence renforcée » de l’OTAN face à la Russie. Il s’agissait de montrer l’engagement de la France au sein de l’OTAN, plus précisément dans le cadre des missions dites de « réassurance » des pays baltes et de la Pologne contre ce qui considéré comme les menaces russes. On voit donc que l’attitude très concrète de la France est plutôt celle d’un bon élève de l’Alliance Atlantique. Un élève désireux de montrer sa capacité d’initiative et de commandement dans l’exercice de la responsabilité commune. On est aux antipodes du discours présidentiel sur une distanciation européenne, sur la nécessité d’une puissance et d’une souveraineté européenne.
Cette conduite macronienne de solidarité atlantiste ou pro-américaine caractérisée, on la retrouve quelque 11000 km plus loin, en Asie du Sud-Est, et dans la vaste zone que l’on désigne comme l’Indo-Pacifique. En décembre dernier, les affaires publiques de la 7ème flotte des États-Unis ont indiqué que les marines américaines, françaises et japonaises ont procédé à un exercice de chasse anti sous-marine dans la mer des Philippines. Avec le destroyer USS John McCain figurait le sous-marin d’attaque français à propulsion nucléaire Émeraude, le navire de soutien et d’assistance La Seine et le destroyer japonais porteur d’hélicoptères JS Hyuga. Ici, c’est face à la Chine que la France s’engage ainsi militairement au côté des alliés occidentaux. D’ailleurs, les marines américaine et japonaise opèrent ensemble en permanence, comme une flotte multinationale, tandis que les marines américaine, française et britannique se constituent aujourd’hui en une sorte de force navale unifiée. Selon James Holmes, ancien officier de la marine des États-Unis, aujourd’hui titulaire d’une chaire de stratégie maritime au Naval War College de l’US Navy, les marines américaine et alliées, pour caractériser leur haut niveau de coopération, utilisent moins le concept d’interopérabilité que celui d’interchangeabilité beaucoup plus significatif de fusionnements opérationnels (16). Des missions communes sont organisées, visant à contenir en permanence, avec l’aide de forces navales régionales, les manifestations de la puissance maritime croissante de la Chine. Il faut rendre plus difficile la liberté de navigation de la marine chinoise, y compris dans l’accès aux océans. On perçoit ainsi l’engagement ici encore très concret de la France et d’autres pays européens auprès des États-Unis dans des opérations relevant de l’intégration militaire et de l’identité de vision stratégique. On est loin, ici aussi, d’une souveraineté et d’un rôle propre de la France et des Européens, alors que ces derniers revendiquent leur différence et leur indépendance de jugement, y compris concernant la relation avec la Chine.
L’autonomie stratégique se construit… avec les États-Unis
En vérité, la France est un acteur essentiel de la défense collective au sein de l’OTAN et de ses partenaires. Elle approuve l’ensemble des décisions et des politiques communes de l’Alliance, notamment la coordination des planifications de défense, ou bien l’exigence de l’augmentation des dépenses de défense, à 2 % du PIB pour chaque État membre, dont 20 % en investissements majeurs et pour la recherche. Cet objectif précis, décidé en 2014 par le sommet de l’OTAN à Newport, est d’ailleurs intégré dans la Loi française de programmation militaire 2019-2025. Mais alors, quel est le sens, et quelles sont les raisons d’un discours macronien si éloigné de la politique réellement conduite ?
Dans La longue interview donnée à la revue Le Grand Continent, Emmanuel Macron insiste. Il dit : « nous avons besoin de continuer à bâtir notre autonomie pour nous mêmes, comme les États-Unis le font pour eux, comme la Chine le fait pour elle ». Ah bon ?.. Mais non, la France et les Européens n’agissent pas simplement pour eux-mêmes. Ils agissent pour une alliance, née il y a quelque 72 ans, qui a pour nom l’OTAN. Ils agissent dans l’aire euro-atlantique et par extension dans toutes les zones où les puissances occidentales décident d’agir ensemble, en fonction d’intérêts communs. C’est le cas en Asie. Cette Alliance est sous hégémonie américaine, dans une hiérarchie prédéterminée par les rapports de forces, sur des principes et pour des objectifs communs réitérés dans tous les textes. Comme on dit familièrement, les choses sont « bordées ». Et l’on peut constater que jamais Emmanuel Macron ne contredit ni explicitement, ni même implicitement la logique fondamentale de l’Alliance et ses principes : la défense collective et la solidarité atlantique, le partage des charges… Macron donne (volontairement) le sentiment que l’autonomie stratégique devrait se construire contre les États-Unis alors qu’elle se construit avec eux, de facto et de jure.
A l’évidence, le concept d’autonomie stratégique n’est pas une conception non conforme ou contradictoire à l’orthodoxie euro-atlantique. D’ailleurs, même le rapport du groupe de travail intitulé OTAN 2030 reprend la formulation. Il affirme que « les efforts d’autonomie stratégique de l’UE devraient être développés dans un esprit de cohésion avec l’OTAN, et dans le but de parvenir à une vision commune en respectant pleinement et en s’appuyant sur les fondements de la coopération entre les deux organisations » (page 55). Le rapport insiste aussi sur l’importance de l’unité transatlantique. Il souligne la nécessité de clarifier la relation OTAN-UE pour dépasser les incertitudes afin que celles-ci ne se transforment pas en discordes internes.
AKK a bon dos…
La Ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), ne dit pas autre chose. Elle fut pourtant vivement critiquée pour excès d’atlantisme par le Président français. Mais pour elle, l’UE doit « agir de façon autonome dans le cadre de l’Alliance » (17). Madame Kramp-Karrenbauer (il faut aller chercher ses textes et ses déclarations) s’exprime dans le même sens que l’ensemble des Européens. Elle ne fait que rappeler ce que tous les États membres de l’UE ont accepté de mettre en œuvre ensemble… y compris la France. Elle s’est pourtant pris « une volée de bois vert » de la part d’un Emmanuel Macron en recherche opportuniste de différenciation politique. Ce qui n’a pas empêché une déclaration commune des ministres des affaires étrangères français et allemand, Heiko Maas et J-Y Le Drian, se félicitant du rapport OTAN 2030, estimant que le groupe d’experts a fait un travail « remarquable » en formulant « des recommandations importantes et équilibrées » (18). Les convergences dominent.
Le concept d’autonomie stratégique a été capturé par E. Macron comme trophée de chasse dans le débat politique. Mais ce concept fait donc partie à la fois du langage européen et du langage otanien. Il est subordonné pour cela au respect d’un principe majeur, paradigme originel de l’Alliance : la reconnaissance que l’OTAN constitue la principale institution de défense dans l’aire euro-atlantique. Le rôle de l’UE est donc acté comme celui du pilier européen de l’OTAN. Un pilier sous la voûte stratégique commune de l’OTAN. Emmanuel Macron n’a jamais ni contredit, ni même critiqué ce paradigme fondamental de l’OTAN et le rôle « principal » de celle-ci. Mais ses affirmations publiques introduisent de vraies ambiguïtés de sens, des interrogations et un trouble dans l’Alliance. Dit autrement, l’attitude du Président français, au moins pour la majorité, sinon pour l’ensemble des États membres et pour le Secrétaire général Jens Stoltenberg, ne contribue pas à surmonter la crise actuelle mais, au contraire, participe de cette crise de l’OTAN. Et si cela pose problème, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’ambiguïtés de sens ou de controverses sur le degré d’autonomie. C’est plus grave que cela.
La crise de l’OTAN se développe en de multiples manifestations. C’est le comportement militaire de la Turquie en Syrie contre les alliés kurdes dans la bataille face à l’État islamique. C’est l’acquisition par Ankara de missiles russes S400, très performants et contraires aux nécessités de l’interopérabilité de défense au sein de l’OTAN. C’est le doute installé surtout depuis Trump quant à la fiabilité de l’engagement des États-Unis en cas de crise majeure eu Europe. C’est l’accord « 17+1 » entre les Pays d’Europe centrale et orientale et la Grèce, avec la Chine alors que celle-ci vient d’entrer dans les premières préoccupations stratégiques de l’OTAN comme « défi systémique » et potentielle menace. C’est la dérive autoritaire de la Hongrie, de la Pologne en particulier, c’est à dire là où les reculs de l’État de droit et des libertés se font très préoccupants, alors que la démocratie est rehaussée, dans son instrumentalisation par les puissances occidentales, comme ligne de fracture politique à vocation stratégique.
Faire oublier les prédécesseurs, et la longue histoire de l’atlantisme français.
Ajouter de l’incertitude et du trouble dans un tel contexte, comme le fait Emmanuel Macron, ne fait qu’exacerber la crise d’identité de l’OTAN. Où est la crédibilité de l’Alliance si les États-Unis, la France, la Turquie et quelques autres encore, chacun à sa façon, minent de l’intérieur sa cohésion stratégique, sa cohérence politique et idéologique, et jusqu’à sa fiabilité ? En critiquant formellement – mais hypocritement – ce qui fonde l’OTAN comme principale institution de défense euro-atlantique, le Président français a péché par excès de confiance en lui-même. Il a rajouté de la crise là où, déjà, la coupe était pleine. Pourquoi ?..
Emmanuel Macron est toujours à la recherche d’un discours politique dit de transgression. Il installe ainsi dans l’opinion des éléments de langage préconçus, en se donnant l’apparence – au moins l’espère-t-il – de celui qui ose déroger au « mainstream », c’est à dire aux consensus et aux pratiques qui font l’ordinaire (il est vrai affligeant) du politique. On n’est donc pas très éloigné d’une méthode d’élaboration de fausses informations pour peser dans le débat public national. Il en attend certainement un avantage politique intérieur. Il espère en tirer aussi un certain bénéfice sur le plan européen. La France, en effet, doit d’abord son statut de puissance de premier rang en Europe, à côté de l’Allemagne, à ses capacités de défense. Emmanuel Macron en joue dans de multiples polémiques et problématiques qu’il traite souvent par l’usage de saillies plutôt provocatrices. Mais ce qu’il exprime ainsi dans un certain déficit d’humilité contribue à l’isoler.
Emmanuel Macron sait depuis le début qu’il ne peut s’inscrire dans les politiques étrangères et de sécurité de ses prédécesseurs, en particulier celles de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Sauf à devoir assumer publiquement le prolongement de l’affaiblissement et de l’alignement atlantiste et pro-américain de la France, tels que ces processus de recul ce sont construits non seulement récemment, mais surtout dans la longue durée… en réalité dès après la présidence du Général de Gaulle, c’est à dire de Pompidou jusqu’à la période actuelle (19).
S’il veut conserver quelque crédibilité à son quinquennat, Emmanuel Macron est obligé de formaliser une rhétorique de rupture face à cet effondrement de la volonté d’indépendance au fil des décennies, jusqu’aujourd’hui. Il croit pouvoir compter pour cela sur le discours de la puissance et de l’autonomie stratégique, sur le volontarisme et sur le « quoi qu’il en coûte »… Mais ce volontarisme se heurte aux réalités du monde. Des réalités sur lesquelles la France, seule, n’est plus en mesure de peser sérieusement. D’ailleurs, les résultats effectifs de la politique étrangère du Président de la République et du Gouvernement montrent bien plus d’impuissance que d’efficacité… et si peu de réussites.
Alors que le mandat de Trump se termine dans la crise du modèle politique et institutionnel des États-Unis, l’Alliance euro-atlantique prend une autre dimension stratégique. L’OTAN et son Secrétaire général, l’Union européenne, le Sénat américain, des think tank américains importants… produisent des idées et des plans censés nourrir ce que Joe Biden a déjà annoncé durant sa campagne : une Nouvelle alliance des démocraties pour contrer et endiguer la montée en puissance de la Chine. L’agressive confrontation Trump / Xi est en train de se transformer en antagonisme global des puissances occidentales et de leurs partenaires contre Pékin, en particulier (mais pas seulement) dans la zone Indo-Pacifique, c’est à dire là où le poids de la Chine se fait le plus sentir comme une menace contre la domination des États-Unis. La France et l’Union européenne s’impliquent profondément dans ce projet risqué pour l’avenir. A suivre… d’autant plus que si la stratégie est globale, les risques le sont aussi.
1) « NATO 2030. United for a new era. Analysis and Recommendations of the Reflection Group Appointed by the NATO Secretary General, 25 november 2020». (OTAN 2030. Unis pour une nouvelle ère. Analyses et recommandations d’un groupe de réflexion désigné par le Secrétaire général de l’OTAN). https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2020/12/pdf/201201-Reflection-Group-Final-Report-Uni.pdf Composition du groupe de travail (par ordre alphabétique de pays en langue nationale): Mme Greta Bossenmaier (Canada), Mme Anja Dalgaard-Nielsen (Danemark), M. Hubert Védrine (France), M. Thomas de Maizière (Allemagne), Mme Marta Dassù (Italie), Mme Herna Verhagen (Pays-Bas), Mme Anna Fotyga (Pologne), M. Tacan Ildem (Turquie), M. John Bew (Royaume-Uni), M. Wess Mitchell (USA).
2) Aujourd’hui dirigé par Josep Borrell (Espagne).
4) Voir « Haut Karabakh. Pourquoi la guerre continue », 3 novembre 2020, et « Haut Karabakh. Pourquoi le Sénat se fourvoie », 27 novembre 2020. https://jacquesfath.international/
5) L’Atlantic Council est un think tank américain qui se qualifie de « non partisan ». Il publie des analyses sur les enjeux de la sécurité internationale, en particulier sur les stratégies globales, sur le système international, sur la question du rôle des États-Unis et de ses partenaires dans l’ordre mondial.
6) Joseph Nye, est un célèbre théoricien américain des relations internationales. Il a introduit des réflexions spécifiques sur la puissance et la force, notamment sur les notions de « soft power » et de « smart power ».
7) La Brookings, fondée en 1916, est un institut spécialisé dans la recherche en sciences sociales aux niveaux local, national et mondial.
8) Centre de recherche sur la Chine créé par la Brookings Institution.
9) Le Paul Tsai China Center lié à l’École de droit de Yale organise des rencontres non officielles d’experts et d’universitaires avec des homologues chinois.
12) Voir « Demain la guerre ?.. Cette question doit être aujourd’hui posée. Voici pourquoi », J.Fath, 11 décembre 2020. https://jacquesfath.international/
19) Voir une explication détaillée dans « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain », J. Fath, éditions du Croquant, 2020, pages 198 à 219.
L’idée de départ n’a pas changé depuis l’adoption du Traité de Maastricht en 1992 : installer à terme une défense européenne. Mais le processus d’élaboration progressive de cette défense européenne était dès l’origine soumis à un lien de « compatibilité » avec l’OTAN. Ce processus s’inscrit aujourd’hui dans un cadre institutionnel et politique beaucoup plus complexe : celui de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dont fait partie la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Ce sont les dispositions actuelle (article 42) du Traité sur l’Union Européenne (TUE). Ce traité confirme le lien de « compatibilité » (pour ne pas dire dépendance) établi il y a près de 30 ans.
Cette idée de départ a pris corps suite au basculement géopolitique de la fin de la Guerre froide dans une véritable accélération de l’histoire qui a bousculé les hiérarchies, les situations acquises et jusqu’aux modes de pensée. Les Européens et la France en particulier auraient pu – et dû – saisir cette opportunité historique pour promouvoir l’installation d’un nouvel ordre européen et international. Il était possible d’en légitimer la nécessité et le sens à partir des principes et des buts de la Charte des Nations-Unies : sécurité collective et responsabilité collective, multilatéralisme et égalité, primauté du droit, non recours à la force, règlement politique des conflits… Cette rupture stratégique des années 1989-1991 aurait dû servir à montrer qu’une tout autre vision des relations internationales et de l’avenir apparaissait comme une exigence dans ce moment de basculement décisif. Il n’en fut rien. Même le grand débat si nécessaire sur un tel enjeu n’a pas eu lieu. D’ailleurs, dans la politique de sécurité et de défense européenne, l’ONU et le multilatéralisme ne sont pas censées jouer de rôle. Ce ne sont que des références évanescentes.
C’est la vieille, la très vieille idée du pilier européen de l’OTAN qui s’est imposée et qui s’impose encore aujourd’hui dans les faits et dans les formulations officielles, y compris de la part des autorités françaises actuelles. Quelques principes de bases se sont imposés au début des années 90, sous pression de l’OTAN: solidarité atlantique, complémentarité des engagements, non duplication des capacités, partage des charges… Certes, en quelque 30 années, les choses ont singulièrement évolué. La défense a été intégrée dans les compétences de l’UE. Le processus d’installation progressive d’une défense européenne est inscrit dans les textes. Un Service européen pour l’action extérieure (SEAE) a été institué. L’UE a adopté une stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité en 2016 (1). Elle est directement impliquée dans 16 missions civiles et militaires dans le monde (dont six de dimension militaire), en particulier en Afrique et en Europe de l’Est. La Commission a même hérité d’un budget avec, en particulier, le Fond européen de la défense (FED). Les initiatives et les engagements politiques se sont ainsi multipliés.
Des financements raccourcis
Concernant le budget, dans les années 2017 et 2018, le FED fut annoncé à 13 milliards d’euros, le budget de la mobilité militaire (circulation sans obstacles des troupes et des équipements dans l’UE) à 6,5 milliards et la facilité européenne de paix (financement des opérations extérieures) à 10,5 milliards. Au final, il est prévu aujourd’hui un FED à 7 ou 8 milliards, un budget mobilité à 1,5 et une facilité européenne de paix à 5. Les crédits ont donc été divisés par plus de deux ! L’UE se heurtera à un problème de financements très rétrécis dans un contexte de montée des coûts notamment ceux des investissements.
Enfin, on peut dire qu’à l’heure actuelle l’établissement à terme d’une défense européenne s’appuie sur trois options de coopération principales : la coopération structurée permanente (CSP), l’examen annuel coordonné en matière de défense (EACD), et la Boussole stratégique.
La coopération structurée permanente, prévue par le Traité de Lisbonne, a été mise en place en décembre 2017. Elle fédère 25 États membres sur 27 (à l’exception du Danemark et de Malte). Elle prévoit la réalisation de projets opérationnels ou bien d’équipements afin de renforcer les dispositions de sécurité en Europe, face à certaines menaces issues du terrorisme djihadiste ou des activités de puissances rivales. Parmi ces projets : rénovation de l’hélicoptère d’attaque Tigre, système de missiles tactiques terrestres de courte portée, commandement médical européen, équipes d’interventions rapides de cyberdéfense… Notons qu’il s’agit de réaliser les engagements pris au niveau du Conseil de l’UE en matière de défense et de sécurité, dans le prolongement de la stratégie globale de sécurité et de défense adoptée par l’UE en 2016. Mais il s’agit aussi de la mise en œuvre de la déclaration commune (14 novembre 2016) du Président du Conseil européen (Donald Tusk), du Président de la Commission européenne (Jean-Claude Juncker) et du Secrétaire général de l’OTAN (Jens Stoltenberg). Ce qui constitue l’illustration d’une réalité : la défense européenne se construit aussi et en même temps dans le cadre des principes et des besoins de l’OTAN. Il y aurait actuellement, au 20 novembre 2020, 46 projets communs dans divers domaines : centres de formation, systèmes maritimes et aériens, cyber-menaces, espace…
L’examen annuel coordonné en matière de défense, lancé en 2017, vise à l’élaboration d’une vision commune d’ensemble des dépenses, des investissements et de la recherche. Il s’agit surtout de permettre le renforcement de la cohérence entre les plans nationaux de défense dans une perspective européenne. Dans le rapport 2020, il a été question du nouveau char de combat MGCS (2), de navires de patrouilles, de la lutte contre les systèmes aériens sans pilotes, de la défense spatiale… Il est question aussi du renforcement de la mobilité militaire, un des principaux domaines de coopération opérationnelle entre l’OTAN et l’UE, dont l’objectif est de garantir le transit des troupes et des matériels de l’Alliance atlantique dans l’UE. La France (et pas seulement elle) vise à ce que ses infrastructures (routes, ponts, tunnels…) soient compatibles avec les équipements de l’OTAN appelés à circuler sur son sol. On est bien sur des options d’intégration militaire devant se faire en cohérence avec le processus de planification de défense de l’OTAN.
En vérité, les développements de la PSDC n’ont pas affaibli la relation avec l’OTAN. Ils ont été au contraire accompagnés d’un maintien et même d’un sérieux resserrement parallèle de la coopération euro-atlantique. On a ainsi très largement dépassé le stade de la « compatibilité » actée par le Traité de Maastricht pour aboutir à des formes nettement plus poussées d’intégration politico-militaire, très officiellement entérinées dans une multiplication des déclarations communes OTAN-UE saluant et encourageant cette évolution. Ce que tout le monde, y compris la France d’Emmanuel Macron, a de bonne grâce accepté. Signe des temps, le 15 décembre 2020, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a pour la première fois participé à une réunion de la Commission européenne à Bruxelles.
La Boussole stratégique. Ce nouveau projet a fait l’objet d’un document de base, classé ultra-secret, définissant un nouvel instrument politique. Il a été lancé sous présidence allemande (3), et devrait être approuvé en 2022, sous présidence française. Cette Boussole stratégique, est censée prolonger la stratégie globale 2016 de l’UE. Elle a pour but d’élaborer une analyse commune des menaces et des risques, de concrétiser les objectifs de l’Union en matière de sécurité et de défense, dans une harmonisation des visions stratégiques. Selon la Ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, « il s’agit de défense collective, il s’agit d’opérations internationales, il s’agit d’une vision stratégique du monde, il s’agit en fin de compte de la question de savoir si nous voulons façonner activement l’ordre mondial » (4).
L’idée sous-jacente est celle d’une « Europe géopolitique » avancée par Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission. C’est à dire un même projet politique de sécurité et de défense pour l’ensemble des États membres de l’UE. Atteindre la réalisation d’une telle ambition géopolitique n’est cependant pas gagné d’avance. La barre de la crédibilité semble très (trop?) haute pour être dépassée, étant donnés le niveau des moyens nécessaires (on en est loin), et la dimension des divergences d’approche entre les 27 concernant nombre de sujets, notamment les relations avec la Chine ou la Russie. Nous avons vu, par exemple, que les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) et la Grèce se sont singulièrement rapprochés de la Chine avec la mise en place du « format 17+1 », forum économique et politique lancé en 2012. Ce forum s’inscrirait aujourd’hui (en tous les cas selon la partie chinoise) dans le vaste projet Belt and Road Initiative (BRI). Cet accord risque cependant de rentrer en contradiction directe avec un durcissement de la stratégie de confrontation des pays de l’OTAN vis à vis de la Chine.
Au final, malgré des différences d’approche plutôt traditionnelles, on est effectivement très loin d’une autonomie stratégique ou d’une forme de souveraineté européenne présentées par Emmanuel Macron comme la mission hétérodoxe ou transgressive de « celui qui ose » briser les consensus. Un examen attentif de la mise en place, au fil des années, de la politique de Sécurité et de défense commune montre, en effet, une convergence permanente des objectifs, et même la constitution d’un processus d’intégration politique et militaire européen et euro-atlantique auquel la France officielle, hier et aujourd’hui, n’a cessé d’acquiescer et de contribuer.
2) Main Ground Combat System / Système de Combat Terrestre Principal, ou « char du futur » européen. Il s’agit d’un système de systèmes conçu pour le combat collaboratif entre plusieurs types de plateformes ou armements complémentaires (différents véhicules terrestres, drones d’observation…) autour du char comme système principal. Il devrait être opérationnel en 2035. Ce principe complexe de combat collaboratif est aussi celui du projet SCAF (Système de Combat Aérien du Futur), prévu pour remplacer les avions actuels en Europe, à l’horizon 2040.
3) Du 1er Juillet au 31 décembre 2020. Cette initiative de la Boussole stratégique fut inscrite dans le programme de la Présidence allemande du Conseil européen, « Tous ensemble pour relancer l’Europe », mis en ligne le 30 Juin 2020.
Vous pouvez trouver ci-dessous un texte de positionnement et de propositions de 11 associations progressistes tunisiennes sur la crise dans ce pays (1).
Les associations signataires :
Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux, Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme, Syndicat National des Journalistes Tunisiens, Association Tunisienne des Jeunes Avocats, Association Tunisienne des Femmes Démocrates, Solidar Tunisie, Al Bawsala, Jamait, Psychologues du Monde Tunisie, Mubdiun, Avocats Sans Frontières.
La Tunisie traverse aujourd’hui une phase critique de son processus de transition vers la liberté, la dignité et la démocratie, déclenchée par la Révolution de 2011, et ce en raison de l’action politique bien décevante de ses élites politiques. Ces élites ont échoué à répondre adéquatement aux attentes des tunisiennes et des tunisiens : elles ont failli à faire face à la corruption, ont perpétué une politique d’impunité et d’inégalité dans et devant la loi et ont œuvré à paralyser le processus de la justice transitionnelle, en s’engageant dans des conflits politiques et idéologiques, plutôt que de poursuivre les aspirations de la Révolution.
Les expressions de colère de divers groupes sociaux, qui envahissent les quartiers des zones urbaines et rurales, ne sont rien d’autre qu’une traduction de la violence, de la répression, de la stigmatisation et de la poursuite des politiques de marginalisation et d’appauvrissement qu’ont subi et que continuent de subir ces groupes. La colère qui monte, les voix qui scandent, exigent la réalisation des revendications révolutionnaires, représentées par la justice sociale, la dignité, le respect des droits humains et de l’État de droit, l’éradication de la corruption et le remplacement des politiques de développement défaillantes par des politiques plus efficaces et plus justes, ce que les forces civiles et sociales et les mouvements de jeunes ne cessent d’appeler à mettre en place depuis désormais 10 ans.
Le refus de l’État de reconnaître effectivement les droits de tous les individus, de consacrer le principe de leur égalité dans et devant la loi, sa reconnaissance restrictive et formelle de certains droits civils de ses citoyennes et citoyens en occultant leurs droits économiques et sociaux, sans mécanismes effectifs de juste répartition des richesses, sans volonté véritable pour faire face à la corruption et l’impunité, sa réticence à reconnaître et respecter leur dignité, tous ces points, miroités par les mesures restrictives et défaillantes adoptées pour faire face à la pandémie, le transforment en un État autoritaire à la façade démocratique.
Les organisations signataires:
🔴Expriment leur indignation face au cours actuel que prend la situation, suite à l’échec de toute une classe politique et d’un État avec l’entièreté de son appareil à assumer leur rôle principal d’assurer les droits les plus élémentaires constitutifs d’une à vie décente pour ses citoyennes et citoyens ; et en instaurant la justice et l’égalité en réponse aux aspirations de la Révolution ;
🔴Réitèrent leur soutien aux forces vives représentées par les jeunes et citoyens et citoyennes engagés pour la démocratie, dans la poursuite de leurs luttes et dans le cadre du respect de la propriété publique et privée, afin qu’elles demeurent une force de pression continue sur le système de gouvernance, le poussant à revoir ses politiques de développement, à faire face à la corruption et à respecter les droits et les libertés individuelles ;
🔴Condamnent et mettent en garde contre les conséquences des violentes pratiques sécuritaires à l’égard des manifestations récentes, les arrestations arbitraires ainsi que les arrestations sur la base de publications dans les réseaux sociaux traitant de la situation sociale du pays ; pratiques qui ne feront qu’alimenter la colère de la rue contre le système sécuritaire et aggraver la crise de rejet envers l’État ; et qui constituent une violation flagrante de la liberté d’expression, en totale incompatibilité avec les piliers de l’État de droit ;
🔴Appellent les autorités judiciaires à assumer leurs responsabilités et à ouvrir une enquête sur les pratiques sécuritaires portant atteinte aux droits des personnes et des nombreux mineurs arrêtés, les soumettant à de mauvais traitements et abusant de leurs données personnelles en diffusant intentionnellement des photos de détenus mineurs sur les réseaux sociaux ;
🔴Appellent instamment la classe politique à se consacrer à la résolution des préoccupations du pays et du peuple, au lieu de sombrer davantage dans des calculs politiques, d’inciter à la violence, à la haine et à la discrimination entre les citoyennes et les citoyens sur la base de loyautés partisanes;
🔴Font porter au gouvernement tunisien et aux autorités la responsabilité des conséquences de leurs politiques économiques et sociales qui n’ont su que poursuivre le mêmes modèle économique, qui n’a produit que chômage, augmentation de la pauvreté et de profondes inégalités ; et elles les invitent à revoir ses politiques à travers des choix fiscaux équitables et une réponse efficace et effective à la corruption;
🔴Expriment leur solidarité avec les nombreux et nombreuses journalistes à la suite du harcèlement dont ils ont fait l’objet en raison de leur couverture médiatiques des événements récents, et exigent du ministère de l’Intérieur qu’il assume sa responsabilité dans la protection des journalistes pendant l’exercice de leur travail, et exigent qu’il prenne toutes les mesures de protection au profit des journalistes victimes de harcèlement et de menaces;
🔴Expriment leur étonnement face au contenu vide de tout sens du discours du Chef du Gouvernement, qui démontre son incompréhension des revendications que portent les jeunes manifestants;
🔴Annoncent qu’elles ont mis en place un mécanisme de soutien juridique et de monitoring visant à veiller au respect du droit inaliénable et universel au procès équitable tel que stipulé par la Constitution tunisienne.
Les associations signataires tiendront, ainsi, une conférence de presse le jeudi 21 janvier 2021, à 10h du matin au siège du Syndicat National des Journalistes Tunisiens, afin d’exposer leur position à propos des récentes manifestations et la gestion politique et sécuritaire de cette crise.
1) Texte transmis par Cherbib Mouhieddine le 20 janvier 2021.
Loi sur la sûreté globale, loi sur les « séparatismes », loi de programmation de la recherche, dissolutions d’associations comme le CCIF ou BarakaCity, promulgation de trois décrets élargissant les motifs légaux de fichage [i], déni obstiné des violences policières, accusations d’islamo-gauchisme comme outil d’intimidation et de silenciation, relance du débat et du thème de « l’identité nationale », etc. La fin de l’année 2020 donne tous les signes d’une surchauffe idéologique du gouvernement comme de nombreux grands médias. Comme toujours la poussée de fièvre n’est que le symptôme d’une infection qu’il convient de tenter de diagnostiquer. Le président Macron a, dans ses vœux pour l’année 2021, donné son diagnostic de l’infection duquel découle logiquement le remède souhaité. L’infection serait due uniquement à un facteur extérieur, le Coronavirus, qui serait venu enrayer une France en redressement économique, en réconciliation sociale et nationale dépassant le clivage désuet « droite-gauche », en réarmement moral et philosophique autour des « valeurs de la République » et de la « laïcité », etc. La pandémie aurait également, selon lui, révélé les anticorps puissants de la société française, toutes classes confondues, annonciateurs d’une renaissance prochaine pourvu que chacun y mette du sien et qu’une chasse impitoyable soit menée contre les saboteurs de l’effort collectif nécessaire. Une véritable tragédie qui se termine bien en quelque sorte par un final d’unanimité nationale contre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur. La prise en compte de quelques données statistiques et de quelques faits nationaux et internationaux révèle que la tragédie est en fait une comédie.
Nostalgie d’empire pour système de domination fragilisé
Bien avant la pandémie la classe sociale dominante en France était confrontée à une montée des luttes sociales durables dans l’hexagone et à une remise en cause de ses politiques néocoloniales à l’externe et en particulier en Afrique et au Moyen-Orient. Utiliser le contexte de la pandémie pour justifier une remise au pas autoritaire à l’interne comme à l’externe était une aubaine qui ne pouvait pas ne pas être mise à profit par cette classe.
Une société en lambeaux lourde d’une colère sociale massive
En dépit de la parenthèse qu’a constitué le premier confinement force est de constater la succession de mouvements de contestation aux objets divers depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes à la fin de l’année 2018. Des Gilets Jaunes au mouvement contre la réforme des retraites en passant par celui contre les violences policières, par l’actuelle opposition à la loi dite de « sécurité globale » ou la récente mobilisation des sans-papiers, le temps des grandes manifestations populaires semble s’installer dans la durée. Une des caractéristiques de la période est la mise en mouvement des différentes composantes des « classes populaires » et même d’une fraction des dites « couches moyennes ». Nous entendons par classe populaire les catégories que l’INSEE regroupe sous les vocables d’ouvriers et d’employés complétées d’une « fraction des « agriculteurs, artisans et commerçants » [qui] peut être considérée comme faisant partie des classes populaires, de même que certains travailleurs […] exerçant sous le statut juridique « « d’auto-entrepreneurs [ii] ».
Si ces classes populaires et leurs différentes composantes sont communément en contradiction absolue d’intérêt avec la classe dominante, elles ne constituent pas pour autant une catégorie homogène. Elle ne l’a jamais été, une des lois du capitalisme étant la mise en concurrence de l’ensemble des forces de travail débouchant sur une stratification des travailleurs en une multitude de statuts selon des critères d’origine ethnique, de sexe, d’âges, de qualifications, etc. Elle l’est encore moins aujourd’hui après quatre décennies de néolibéralisme [entendu ici comme la phase du capitalisme de l’époque de la mondialisation capitaliste] ayant pour effet une déstabilisation de l’ensemble de la condition salariale toute composante confondue, une diminution des protections sociales collectives, une paupérisation et une précarisation pour le bas des classes populaires et un déclassement social pour les autres, y compris pour une partie des « couches moyennes ». L’idéologie dominante à cru pouvoir conclure de ces processus la fin de la « lutte des classes », la disparition de la classe ouvrière, l’obsolescence de la grille de lecture de l’opposition entre classes dominées et classes dominantes, etc. C’est là prendre le rêve pour la réalité rappelle le sociologue Gérard Mauger : « l’approfondissement de la division du travail et de la spécialisation a complexifié l’antagonisme bipolaire entre patrons propriétaires et prolétaires encadrés par quelques contremaîtres [mais] n’ont pas fait disparaître le rapport de domination principal entre classes dominantes et classes dominées [iii]. » L’entrée en mouvement successif et durable de différentes composantes des classes populaires souligne une crise de légitimité en expansion rapide tendant à s’étendre à l’ensemble des classes populaires et même à une partie des « couches moyennes ». La durabilité de ces mouvements forge progressivement les conditions de subjectivité de la fameuse « convergence des luttes ». C’est pourquoi elle constitue la hantise du gouvernement. Cette hantise est, selon nous, la raison de la modification de la doctrine du maintien de l’ordre dans la gestion des manifestations publiques dont le résultat premier fut le déploiement d’une violence policière systématique contre les défilés. Comme pour les quartiers populaires et leurs habitants depuis plusieurs décennies, la modification de la doctrine de maintien de l’ordre se traduit concrètement par une explosion des violences d’État banalisées.
Les choix budgétaires effectués pour prendre en compte les effets économiques de la pandémie ne peuvent qu’accroître la polarisation sociale entre une minorité toujours plus riche et une extrême majorité en déclassement. Dans son allocution du 12 mars 2020 le président de la République promettait de tirer les leçons de la pandémie « quoi qu’il en coûte ». Brusquement ce qui avait été asséné pendant près d’un demi-siècle de néolibéralisme dominant [ déficit public annuel ne pouvant pas dépasser 3 % du Produit Intérieur Brut -PIB, dette publique ne pouvant pas excéder 60 % du PIB] était considéré comme obsolète du fait de la gravité de la situation : « La santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies. Quoi qu’il en coûte » […] Tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises, quoi qu’il en coûte, là aussi [iv] ». Dans son allocution du nouvel an, il revenait une nouvelle fois sur ce fameux « Quoi qu’il en coûte » pour justifier les 100 milliards d’euros du plan « France Relance » et les 20 milliards d’euros d’aides d’urgences supplémentaires annoncés dans le budget 2021. A aucun moment cependant n’est précisé les questions les plus importantes : « quoi qu’il en coûte à qui ? » et « quoi qu’il en coûte au bénéfice de qui ? » Voici comment l’économiste Maxime Combes répond à ces deux questions non posées :
Constater que les robinets ont été ouverts est néanmoins insuffisant : encore faut-il savoir qui est arrosé, qui ne l’est pas, et dans quel but. Des milliards pleuvent en effet, mais pas partout, et pas pour tout le monde. Les quartiers populaires, oubliés des plans d’urgence et de relance, réclament le leur. Les plus pauvres doivent se contenter de 0,8 % du financement du plan de relance. Quant aux services publics et leurs agents, ils sont servis avec parcimonie. En revanche, le secteur privé, et tout particulièrement les grandes entreprises, est servi sur un plateau d’argent […] A suivre à la trace ces milliards d’euros d’argent public mobilisés depuis le début de la pandémie de Covid-19 pour venir en aide aux entreprises privées, grâce aux travaux de l’Observatoire des multinationales, nous pouvons l’affirmer : plus sûrement qu’un retour de l’État en vue de satisfaire l’intérêt général, ces milliards transcrivent surtout la volonté de mettre l’État, et ses ressources, au service des intérêts du secteur privé et de l’accumulation du capital. Sans rien exiger en retour autre que des « engagements volontaires ». Sans changer les règles du jeu. Sans agir pour que le monde d’après soit fondamentalement différent du monde d’avant [v].
Toutes les entreprises du CAC 40, y compris les 26 qui ont versés des dividendes cette année ont ainsi perçus une aide importante liée à la pandémie sans aucune conditionnalité. Les débats sur le projet de loi de finances 2021 s’est en effet illustré par le rejet de tous les amendements proposant de conditionner les aides publiques liées à la pandémie [ à l’interdiction de licencier, au non versement ou à la limitation des dividendes versées, à la relocalisation de la production, etc.]. Alors que la pauvreté des classes populaires connaîtra un bond important, alors que de nombreux petits commerces ne résisteront pas à l’arrêt de leurs activités du fait des confinements successifs, le choix posé par le gouvernement est limpide : le soutien au capital monopoliste et aux grands groupes industriels, commerciaux et financiers. Le « monde d’après » s’annonce ainsi pire que le « monde d’avant » en terme de pauvreté et de polarisation sociale. La base matérielle des révoltes sociales, déjà largement existante avant la pandémie, s’élargit considérablement suite à celle-ci et aux choix économiques en faveur du capital monopoliste. Or gouverner c’est anticiper et le gouvernement actuel ne manque pas d’anticiper ces colères sociales prévisibles. Telle est la première cause de la surchauffe idéologique et de l’inflation législative sécuritaire de la fin de l’année 2020.
Les fièvres guerrières d’un impérialisme affaibli
Sur le plan international la situation n’est pas plus stable pour la classe dominante française. Les difficultés rencontrées par l’impérialisme français au Moyen-Orient et en Afrique se sont particulièrement accrues au cours de ces dernières années. Sous l’effet de plusieurs processus [exacerbation de la concurrence liée à la mondialisation capitaliste, développement des puissances émergentes, mouvements populaires remettant en cause les alliés locaux de Paris, etc.] les positions économiques et géostratégiques de l’impérialisme français se dégradent. « depuis la fin des années 2000, explique l’économiste Claude Serfati, l’espace mondial connaît de profondes transformations économiques et géopolitiques: une crise économique (2008) qui n’était pas encore surmontée au moment de la pandémie, le déclin du leadership des États-Unis favorisant le retour de la Russie et les ambitions de puissances régionales, l’émergence géoéconomique de la Chine, enfin l’éruption des peuples en Afrique et au Moyen-Orient (les «printemps arabes») qui ont ébranlé alors les régimes autoritaires soumis aux grandes puissances [vi] ».
Ce déclin relatif connaît une exception, celle de la très lucrative industrie d’armement. « L’affaiblissement continu de l’industrie française sur les marchés mondiaux depuis le début des années 2000 a fait de l’industrie d’armement et aéronautique un des derniers pôles de compétitivité internationale de la France » résume Claude Serfati dans l’article ci-dessus cité. Classée au sixième rang mondial pour les dépenses militaires, la France est première dans ce classement pour l’Union Européenne. Le secteur militaire représentait ainsi 21, 5 % des dépenses publiques et l’industrie d’armement employait presque 10 % des salariés industriels en 2010 [vii]. Le déclin compétitif relatif de l’impérialisme français et la place particulière de l’industrie d’armement conduisent à une conséquence lourde : le sur-activisme militaire se traduisant par la multiplication des OPEX [opérations militaires extérieures]. Le très officiel site « vie publique » présente le bilan de celles-ci comme suit :
Irak, Syrie, Centrafrique, Sahel, les opérations militaires extérieures sont devenues une composante structurelle de l’activité opérationnelle des armées, en particulier de l’armée de terre. […] Les opérations récentes ont pour nom Harmattan (Libye, 2011), Serval (Mali, 2013), Sangaris (République centrafricaine, 2013), Barkhane (Sahel, 2014) ou Chammal (Irak, Syrie, 2014). […] Depuis 1995, les armées françaises ont été engagées dans quelque 106 opérations menées à l’extérieur des frontières nationales. A ces opérations, il convient d’ajouter 5 opérations lancées antérieurement à cette date mais toujours en cours. […] La Cour des comptes souligne que les dépenses supplémentaires dues aux OPEX ont représenté, au cours des trois derniers exercices, plus de 1,1 milliard d’euros chaque année. Le coût unitaire, par militaire projeté, d’une opération extérieure a plus que doublé depuis une décennie, pour atteindre plus de 100 000 d’euros par soldat déployé par an [viii].
C’est ce rôle de gendarme de l’Union Européenne et plus largement de l’OTAN qui caractérise le plus spécifiquement l’impérialisme français. Cette spécialisation dans l’intervention militaire est investie comme un point d’appuis dans les diverses négociations entres grandes puissances que ce soit au sein de l’Union Européenne ou au niveau de l’OTAN. Or l’année 2020 se caractérise justement par une série de revers dans ces prétentions internationales de l’impérialisme français. La déconfiture de Macron au Liban et la contestation de la présence militaire au Sahel en sont les deux exemples les plus parlant. Au Liban le président français s’était autorisé à l’occasion de la catastrophe du port de Beyrouth un discours d’injonction exigeant pêle-mêle un « nouveau pacte », des « réformes indispensables » et la formation d’un « gouvernement de mission ». Sur un ton de paternalisme digne d’un gouverneur colonial du dix-neuvième siècle, il prétendait ainsi régentait les décisions d’une nation souveraine. Deux mois plus tard la démission du premier ministre libanais, Moustapha Adib, point d’appuis du président français dans cette opération, clos cette séquence de nostalgie d’empire. « Le flop d’Emmanuel Macron [ix] » résume le journaliste du Monde Diplomatique Olivier Pironet.
Au Sahel les véritables buts de l’opération Barkhane, à savoir la sécurisation de l’uranium du Niger [mais aussi de l’or, du pétrole, du gaz, des diamants de la région] d’une part et l’installation d’une présence militaire durable dans cette zone géostratégique essentielle pour le contrôle à la fois de l’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne d’autre part, sont de plus en plus dénoncés par des opinions publiques exigeant de manière grandissante le retrait des troupes françaises. Au Mali, au Burkina Fasso, au Niger ou au Tchad, syndicats, associations et partis sont de plus en plus nombreux à porter une telle revendication. En témoigne les pancartes brandies lors de la manifestation de soutien au récent « coup d’État » au Mali :
La présence de la France est devenue de plus en plus impopulaire au Mali, car la violence qui mine la sécurité du pays depuis 2013 n’a pas diminué. Des milliers de personnes ont protesté contre la présence de la France, qualifiant souvent sa présence d’« occupation ». Lors du rassemblement de vendredi pour soutenir le coup d’État, les Maliens ont porté des pancartes décriant l’ancien colonisateur : « Ce n’est pas un coup d’État. C’est une révolution du peuple », « Arrêtez le génocide de la France au Mali », « Mort à la France et à ses alliés » et « A bas la France et son gouverneur » [x].
Ce mouvement de contestation de la présence militaire française et la succession des morts de militaires français au Sahel risquent à court terme de fragiliser la légitimation de l’intervention militaire. Or celle-ci ne pouvant pas se justifier sur la base de ses objectifs impérialistes réels, ne peut espérer obtenir une adhésion de l’opinion publique [ou du moins une indifférence] qu’en orchestrant une mise en scène du danger « terroriste » à l’extérieur comme à l’intérieur de l’hexagone. Gouverner c’est anticiper et Macron ne manque pas d’anticiper cette crise de légitimité des OPEX en diffusant une grille d’explication en terme de « guerre des civilisation » comprenant logiquement la construction d’un danger « terroriste » à l’extérieur et « séparatiste » à l’intérieur. Telle est la seconde cause de la surchauffe idéologique et de l’inflation législative sécuritaire et autoritaire de la fin de l’année 2020.
Forces, faiblesses et contradictions de la résistance au tournant autoritaire
L’anticipation gouvernementale consiste donc à préparer l’appareil d’État à la guerre [extérieure et intérieure] d’une part et à tenter de fabriquer le consentement de l’opinion publique à cette guerre d’autre part. Le vocabulaire et la sémantique de la guerre n’ont jamais été aussi présents : « conseil de défense sanitaire », « nous sommes en guerre », «ennemis de l’intérieur », « alliés objectifs de l’islamisme », « les nouveaux munichois », etc. Le martellement du discours de guerre est à la hauteur de la colère sociale. Son ampleur souligne la difficulté rencontrée par le gouvernement dans la réalisation de son objectif de légitimation d’une société de contrôle. Les manifestations publiques de rejets des nouvelles lois sont massives et ce en dépit du contexte sanitaire. Après les Gilets Jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites, celui contre les violences policières et celui des sans-papiers, etc., se sont des centaines de milliers de manifestants qui défilent régulièrement contre les nouveaux projets de loi liberticides. La diversité des participants met en exergue une « convergence des luttes » en marche. Celle-ci est d’autant plus menaçante pour le pouvoir qu’elle n’est pas le résultat d’un appel par en haut d’organisations, de partis ou d’associations mais qu’elle s’origine d’une accumulation d’expérience par le bas. Si la force du mouvement de résistance est réelle, celui-ci se caractérise également par des contradictions qui le fragilisent. Celles-ci révèlent les angles morts persistants à propos de l’islamophobie et de l’immigration.
Les contradictions d’une résistance
Alors que l’ensemble du projet de loi sur la sécurité globale est liberticide, la focale a rapidement été mise par certaines grandes organisations et associations, par la presse et par le discours gouvernemental sur le seul article 24 d’une part et en réduisant l’impact de celui-ci à la seule liberté de la presse d’autre part. Alors que ce projet de loi est un rouage s’articulant à d’autres projets de loi [ loi sur les « séparatisme », loi de programmation de la recherche, extension par décrets des fichiers, etc.], la dimension systémique de l’offensive gouvernementale a généralement été mise sous le boisseau. Cette focale est loin d’être spontanée. Elle résulte d’une orientation politique [consciente pour certains et inconsciente pour d’autres] révélatrice d’une sous-estimation de l’ampleur du tournant sécuritaire et autoritaire en cours. Elle résulte également des effets de l’offensive idéologique gouvernementale. La peur d’être taxé de « complotiste » conduit fréquemment à un renoncement à la dénonciation des stratégies des classes dominantes avec en conséquence le cantonnement de la critique et de la contestation aux dispositions les plus scandaleuses, les plus emblématiques, les plus médiatisées. La sur- inflation des discours sur le « complotisme » mène ainsi à une autocensure sous la forme du renoncement à la prise en compte des dimensions systémiques c’est-à-dire à une lecture parcellaire de la réalité. Surtout cette focale offre au gouvernement une porte de sortie permettant de sauvegarder l’essentiel en cas de rapport de forces incontournable : sacrifier l’élément pour préserver le système d’ensemble, abandonner l’article 24 pour préserver les autres articles, changer pour ne pas changer.
Cette logique déjà en œuvre dans la contestation de la loi sur la sécurité globale, l’est encore plus à propos de la loi sur les « séparatismes ». La tendance à réduire le mouvement actuel de contestation du tournant sécuritaire à la seule loi sur la « sécurité globale » est patente. Elle se concrétise par l’occultation et l’invisibilisation de la tentative gouvernementale de fonder une « unité nationale » guerrière sur une base islamophobe. Alors que de nombreux musulmans ou supposés tels étaient sonnés pour certains, tétanisés pour d’autres et apeurés pour d’autres encore, par la violence de l’attaque et par l’accompagnement médiatique de cette loi « confortant les principes républicains », ils ont également subi un sentiment de solitude massif face à l’absence de réaction de certaines grandes organisations ou associations. Sur cette question également, il convient de se garder de toute tentation d’homogénéisation. La logique du « deux poids, deux mesures » dans la réaction aux deux lois [sécurité globale et séparatisme] ne révèle pas les mêmes motivations selon les différents acteurs. Pour certains la motivation est tactique dans une logique de mettre en avant la loi touchant l’ensemble des citoyens au détriment de celle s’attaquant qu’à un segment de notre société. Pour d’autres, elle résulte de nouveau d’une logique d’autocensure par crainte d’être accusé d’ « islamo-gauchisme ». Pour d’autres enfin, elle reflète le partage – partiel ou total – de la grille de lecture culturaliste diffusée depuis plusieurs décennies par les gouvernement successifs dont l’islamophobie revendiquée ou honteuse, consciente ou non, générale ou partielle, etc., n’est qu’une conséquence logique. Au-delà de cette diversité des causes, le résultat reste le même : l’invisibilisation de la loi sur les séparatismes est un encouragement objectif au développement d’une islamophobie d’État. Confronté à une échéance électorale présidentielle impossible à gagner sur la base du bilan de son quinquennat et de la colère sociale accumulée, Macron se voit ainsi conforter dans sa stratégie d’imposition d’un choix contraint Le Pen-Macron dont la seule base idéologique possible est la nostalgie d’empire à des fins de légitimation des ingérences militaires à l’extérieur et l’islamophobie et la guerre contre « l’ennemi de l’intérieur » à des fins de détournement des colères sociales dans l’hexagone.
Au-delà de la séquence actuelle, ce qui se révèle ici se sont les angles morts du logiciel politique d’une partie non négligeable des organisations et associations se revendiquant de l’anticapitalisme sur les questions de l’immigration, de l’articulation entre l’antiracisme et la lutte des classes, de l’impérialisme français et de ses guerres d’ingérences, de la fonction idéologique des discours étatiques sur l’islam, la lutte contre le terrorisme, le communautarisme ou le séparatisme. La publication par l’historien Gérard Noiriel et le sociologue Stéphane Beaud dans le Monde Diplomatique de janvier 2021 d’un article intitulé « Un militantisme qui divise les classes populaires. Impasses des politiques identitaires » est une excellente illustration de ces angles-morts. Ce qui divise se sont justement ces angles morts réducteurs qui tendent à susciter logiquement en retour des postures réactives pouvant être toutes aussi réductrices.
Les angles morts et leurs conséquences
L’article de Beaud et Noiriel réitère une accusation classique déjà utilisée à de nombreuses reprises dans l’histoire de notre société contre d’autres segments militants. L’accusation de division fut ainsi brandie contre les militants de l’immigration se mobilisant pour l’indépendance de leurs pays au moment du Front Populaire par exemple. Elle fut aussi mise en avant contre le mouvement féministe dans les années soixante du siècle dernier par exemple. Elle était également présente dans certaines réactions au mouvement des Gilets Jaunes au début de celui-ci. Il est inutile donc d’invoquer comme le font nos auteurs une prétendue « américanisation de la vie publique » ou comme d’autres auteurs une « importation » en France de débats états-uniens. La question en France n’est ni nouvelle, ni vierge de théorisations et de bilans. Nous lui avons consacrée il y a déjà plus d’une décennie un chapitre de notre livre sur les discriminations racistes intitulé « la grille ouvriériste de lecture » :
Ce paradigme est fondé sur une approche « essentialiste » de la classe ouvrière et des milieux populaires rendant invisible la construction historique et systémique d’une hiérarchisation des oppressions et des exploitations. La crainte de la division des dominés conduit par ce processus à nier les discriminations racistes et/ou à les relativiser et/ou à les ramener à quelques déviations racistes isolées. Sous prétexte d’avoir une « cible principale » et de viser l’ « ennemi principal [xi] », ce mode d’approche conduit à désarmer la lutte contre les discriminations, voire à la combattre au prétexte qu’elle porterait des dangers pour l’unité [xii].
Rendons cependant justice à nos auteurs, ceux-ci ne nient pas l’existence de discriminations systémiques ou de la ségrégation . Ils critiquent en revanche les militantismes découlant de ces oppressions spécifique comme porteur de divisions au prétexte que les immigrés postcoloniaux et leurs descendants français appartiennent massivement aux classes populaires. Cette appartenance de classe incontestable aux regard des données statistiques existantes ne signifie cependant pas une communauté complète de condition sociale. Le propre du capitalisme est justement la mise en concurrence de toutes les forces de travail et la segmentation hiérarchisée des classes populaires. Pour ce faire tous les facteurs de différences [ le sexe, l’âge, l’origine, etc.] peuvent servir de point d’appuis pour assigner certains à des places de surexploitation. Pour ce faire tous les héritages idéologiques sont mobilisés [patriarcat, racisme colonial, préjugés culturalistes, etc.] et revivifiés pour légitimer cette construction pyramidale. La division des classes populaires n’est pas en premier lieu une production des mouvements militants mais une donne structurelle du mode de fonctionnement du système social. L’unité de ces classes populaires n’est pas plus une spontanéité. Elle est le résultat du mouvement militant commun à condition que celui-ci intègre dans ses combats et dans son agenda les intérêts des segments les plus exploités des classes populaires. Tant qu’une oppression spécifique n’est pas prise en compte et intégrée entièrement dans l’agenda, elle donne inévitablement naissance à des mouvements spécifiques. L’unité des classes populaires est un résultat et non une donne de départ. C’est ainsi l’insuffisante prise en compte des discriminations racistes, des violences policières systémiques, de l’islamophobie, des guerres impérialistes et de leurs conséquences en France, etc., qui divisent les classes populaires et non l’existence de mouvement militants luttant contre ces traitements d’exceptions.
Nos deux auteurs inversent le processus en imputant à ces mouvements militants spécifiques la responsabilité des difficultés d’unification des classes populaires. Ceux-ci seraient spécifiés par une approche en terme de « politique identitaire », une « racialisation » des analyses, une démarche centrée sur « l’émotion » et un isolationnisme négateur du besoin d’alliance. Outre l’homogénéisation de mouvements militants parcourus de différences et de divergences tant sur l’analyse de la situation que sur les stratégies souhaitables, cette critique impute à ces mouvements militants les réductions diffusées par les discours politiques et médiatiques dominants. Ces mouvements militants seraient en quelque sorte « communautaristes » et même « séparatistes ». Rien de nouveau sous le soleil si ce n’est la reprise des leitmotivs de l’idéologie dominante visant à invalider les contestations. Les discours politiques et médiatiques dominants ont ainsi, rappelons-le, réduit la révolte des quartiers populaires de novembre 2005 à un « mimétisme », les mouvement massif contre les violences policières à une importation abusive des débats états-uniens, les manifestations de soutien au peuple palestinien à une importation du « conflit israélo-palestinien » et à une nouvelle « judéophobie », la dénonciation des discriminations à un « racisme anti-blanc », etc.
Loin d’être un débat uniquement théorique et général, ces questions traversent notre séquence historique et les échéances militantes actuelles. Elles sont présentes dans la tentation de hiérarchiser les luttes contre les deux projets de loi [sécurité globale et séparatisme], dans le silence plus ou moins important sur le développement d’une islamophobie d’État, dans la faiblesse des réactions à la dissolution d’associations comme Baraka City et le CCIF, etc. L’occultation et la silenciation d’une partie de la réalité ne peut qu’accroître la division des classes populaires. Cette règle de bon sens est pertinente quelque soit le contexte mais encore plus dans notre séquence actuelle où se déploie une tentative d’instaurer une police de la pensée [loi de programmation de la recherche, accusations inflationnistes d’islamo-gauchisme, imposition de la notion valise « valeurs de la république » comme condition de la liberté d’expression, etc.]. On ne construit jamais durablement et solidement sur la base d’une négation de tout ou partie de la réalité sociale.
Il ne suffit pas de brandir en permanence le slogan de la « convergence des luttes » pour que celle-ci progresse concrètement. Encore faut-il que celle-ci ne soit pas imposée comme étant la subordination de certaines luttes à d’autres et de certaines revendications à d’autres. Pour ce faire il est indispensable de se détourner de toutes les muletas brandies par le gouvernement pour justement diviser ceux qui devraient être unis et unir ceux qui devraient être divisés.
[i] Martin Untersinger, Le gouvernement élargit par décret les possibilités de fichage, Le Monde du 6 décembre 2020, consultable sur le site lemonde.fr.
[ii] Thomas Amossé, Lise Bernard, Marie Cartier, Marie-Hélène Lechien et Yasmine Siblot, Une exploration des classes populaires à partir de leurs fractions médianes, in Collectif, Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine, Raison d’Agir, Paris, 2020, pp. 51-52.
[iii] Cité in Olivier Masclet, Subalternes dans une « société de semblables »,in Collectif, Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine, op. cit., 21.
[iv] Emmanuel Macron, allocution du 12 mars 2020, consultable sur francetvinfo.fr du 12 mars 2020.
[v] Maxime Combes et Olivier Petitjean, Derrière ces milliards d’euros d’argent public se pérennise le détournement sans condition des ressources de l’Etat au profit d’intérêts privés, Le Monde du 30 novembre 2020, consultable sur le site lemonde.fr.
[vi] Claude Serfati, France. « Militaro-sécurité globale » : le jour d’après est déjà là, 15 décembre 2020, consultable sur le site alencontre.org.
[vii] Julien Malizard, Dépenses militaires et croissance économique dans un contexte non linéaire, Revue économique, n° 3, 2014, p. 602.
[viii] Article de la « rédaction », Les opérations militaires extérieures de la France (OPEX), Vie publique, consultable sur le site vie-publique.fr.
[ix] Olivier Pironet, Le flop d’Emmanuel Macron, Le Monde Diplomatique, Manière de voir, n° 174, décembre 2020-janvier 2021, consultable sur le site monde-diplomatique.fr.
[x] Malgré le coup d’Etat et la défiance des Maliens, la France maintient l’opération « Barkhane », Le Monde du 27 août 2020, consultable sur le site lemonde.fr.
[xi] Nous reprenons ici le titre du livre de Christine Delphy à propos des luttes pour l’égalité entre les sexes, L’ennemi principal, économie politique du patriarcat, Syllepse, Paris, 1998.
[xii] Saïd Bouamama, Les discriminations racistes : Une arme de division massive, L’Harmattan, Paris, 2010, pp. 65-66.