Le court rapport de la CIA affirme que « nous sommes parvenus à la conclusion que le Prince héritier d’Arabie Saoudite Mohammed ben Salman (MBS) a validé une opération à Istanbul, en Turquie, afin de capturer ou tuer le journaliste saoudien Jamal Khashoggi ».
« Le prince héritier considérait Khashoggi comme une menace pour le royaume et, plus largement, soutenait le recours à des mesures violentes si nécessaire pour le faire taire ».
Le rapport souligne aussi que le Prince héritier MBS possédait depuis 2017 d’un « contrôle absolu » sur les services de renseignement et de sécurité du royaume, « ce qui rend très improbable l’hypothèse que des responsables saoudiens aient pu conduire une telle opération sans le feu vert du Prince ».
Les États-Unis ont annoncé des sanctions financières visant une unité d’intervention spéciale ainsi que l’ancien numéro deux du renseignement saoudien, Ahmed el-Assiri. Mais le Prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane ne sera pas sanctionné. Selon Anthony Blinken, Secrétaire d’État, «La relation avec l’Arabie saoudite est importante, et nous avons des intérêts mutuels importants. Nous restons déterminés à défendre le royaume». « Les mesures que nous venons de prendre, c’est vraiment pour éviter d’avoir une rupture dans les relations, et pour les recalibrer », a-t-il ajouté. «La relation avec l’Arabie saoudite dépasse les questions de personnes. Ce recalibrage concerne les politiques et les actes de l’Arabie Saoudite», a-t-il encore souligné.
Ainsi donc, MBS sera épargné par l’Administration Biden qui se réclame pourtant d’une éthique et de la protection des droits humains dans la conduite d’une politique censée se distancier de celle de Donald Trump. Il est vrai que dans la confrontation avec l’Iran, l’Arabie saoudite est un allié dont Washington et ses partenaires occidentaux ont besoin. La France et l’Union européenne oseront-elles aller plus loin ? Rien est moins sûr…
Pourtant, les charges qui pèsent sur Ben Salman et donc sur l’Arabie saoudite sont particulièrement lourdes. Avec avec la prise en otage de Saad Hariri, Premier ministre libanais, en novembre 2017, avec l’assassinat de Jamal Khashoggi en octobre 2018, avec la guerre au Yémen ayant conduit à la pire crise humanitaire sur le plan international, on a atteint un niveau inédit dans le cynisme, l’arrogance, le mépris et la violence d’État.… On peut dire que la qualification de voyou peut être imputée à la fois à MBS et au Royaume saoudien lui-même.
Sur ce blog, vous pouvez relire deux articles d’analyse et de commentaires :
– « Arabie saoudite : princes ou voyous ?.. » (26 novembre 2017).
– « Affaire Khashoggi : scie à os, crime d’État et géopolitique » (20 octobre 2018)
Aujourd’hui, je publie ci-dessous, dans sa forme originelle, le texte du rapport de la CIA, tel qu’il a été « déclassifié » et rendu public par les autorités américaines. J’avais déjà publié l’intégralité du rapport de l’ONU (beaucoup plus précis) sur la question de l’exécution de Jamal Khashoggi :
– « Rapport de l’ONU sur l’exécution de Jamal Khashoggi. Version intégrale. » (19 juin 2019)
Ci-dessous le rapport de la CIA avec les espaces blancs et les formulations noircies après déclassification…relative:
La Commission de Bruxelles a récemment transmis une Communication au Parlement européen et au Conseil relative au multilatéralisme (1). Elle nécessite d’être sérieusement analysée.
Cette Communication est signée par la Commission, présidée par Ursula von der Leyen, et par le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell qui est aussi vice-président de la Commission, et souvent désigné, pour faire court, par l’acronyme HR-VP.
Ce texte, très officiel, est censé traduire l’objectif annoncé dès le début : « un renforcement de la gouvernance multilatérale et de la coopération internationale ». Que l’ensemble des instances européennes puissent aujourd’hui accorder une telle attention au multilatéralisme dans un contexte international outrageusement dominé par les logiques de puissance… voilà qui serait normalement de bonne augure. Oui, mais voilà, rien n’est simple. Il faut décrypter sérieusement le texte de la Commission et ses intentions politiques pour en comprendre le sens réel qui n’est pas anodin. Il s’inscrit dans le réalignement stratégique actuel avec la fin du mandat Trump, l’installation de l’Administration Biden, le rapport OTAN 2030.
La Communication de la Commission appelle trois types de remarques critiques liées entre elles, concernant la définition du multilatéralisme, le statut de l’ONU et la nature des ambitions européennes.
Sur le multilatéralisme.
Le texte de la Commission adopte une « définition » et une approche qui relativisent et affaiblissent le concept même de multilatéralisme. Les formulations choisies contournent systématiquement ce qui en fait l’essence même, c’est à dire la volonté, à l’antithèse des logiques de puissance, d’une réponse collective aux problèmes communs. La Communication de l’UE souligne que « par sa nature même, le multilatéralisme fait l’objet d’une constante adaptation. Ce système est certes complexe, mais il apporte des bienfaits concrets à tous ». Il s’agit, dit encore la Commission, du « principe cardinal de l’UE en tant que moyen le plus efficace pour régir les relations mondiales d’une manière mutuellement bénéfique ». Les tournures utilisées se veulent pragmatiques, mais on a l’irrépressible sentiment d’une imprécision et d’une ambiguïté recherchées. Le multilatéralisme, en effet, ce n’est pas qu’un système qui « s’adapte », ou un « moyen » efficace. C’est avant tout la réalisation d’une exigence politique de grande portée et d’un principe fondamental, celui de la « responsabilité collective». En particulier de la « sécurité collective » lorsqu’il s’agit des conflits, des armements, et plus généralement, des enjeux de la paix et de la sécurité internationale (d’ailleurs peu traités dans le texte de la Commission). Vous pouvez chercher, ces formulations pourtant essentielles de la responsabilité collective et de la sécurité collective ne figurent nulle part dans le texte de la Commission.
Ce n’est évidemment pas un hasard si ce qui définit fondamentalement ce que devrait être la responsabilité, disparaît ainsi. Aujourd’hui, plus qu’hier encore, nous avons besoin d’une exigence et d’une démarche collectives. C’est un grand acquis conceptuel, institutionnel et politique issu des leçons administrées par le 20ème siècle et ses deux guerres mondiales. Il est consternant et totalement inacceptable que cette notion historique de responsabilité collective puisse être ainsi effacée sans vergogne alors qu’elle fait partie de notre histoire, c’est à dire de l’histoire collective et tragique la plus récente des peuples du monde. La Commission et le HR-VP se rendent-ils vraiment compte du recul éthique et politique qu’ils signent et qu’ils font assumer à l’Union européenne ? Se rendent-ils vraiment compte de leur… responsabilité ?
Sur l’ONU.
Évidemment, parler de multilatéralisme ne se peut faire sans référence aux Nations-Unies qui, rappelons-le, ont effectivement installé le concept de responsabilité collective et sa légitimité historique dans l’ordre juridique international. Regardons d’un peu plus près le traitement infligé à l’ONU dans la Communication de la Commission. De façon systématique, l’UE définit son rôle international comme si son propre statut était équivalent à celui des Nations-Unies. Comme si son propre rôle pouvait ressortir des mêmes prérogatives que celles appartenant à l’ONU. Le langage utilisé ne cesse d’illustrer ce consternant parti-pris. L’UE contribue, aide, coopère, joue un rôle moteur, appuie des actions… Elle se définit comme une « partenaire » ou une « alliée » naturelle des Nations-Unies. C’est à dire qu’ici encore la Commission de l’UE se refuse clairement à prendre en considération et à respecter ce qu’il y a d’essentiel. En l’occurrence l’ONU comme seule organisation universelle légitime en capacité de dire le droit et de définir l’action collective nécessaire sur le plan international.
L’UE cherche à s’identifier comme un acteur du même niveau, ayant les mêmes responsabilités et fonctions que l’ONU dans l’ordre international. Cette prétention à vouloir monter en selle sur un cheval qui n’est pas le sien a une double conséquence. L’UE s’attribue une compétence qu’elle ne possède pas. Elle contribue ainsi – c’est probablement l’objectif principal – à fragiliser et à dévaloriser (au sens propre d’enlever de la valeur) le rôle et la légitimité des Nations-Unies. C’est naturellement irrecevable. L’UE ne peut ni s’octroyer des pouvoirs qu’elle n’a pas, ni tenter de réduire les Nations-Unies au statut d’acteur ordinaire. Les Nations-Unies constituent en effet, depuis 1945, un système international de valeurs et de droit unique et universel qu’il n’est pas possible de réduire à un statut commun ou subalterne.
Dans son texte l’UE sait parfaitement user de l’ambiguïté des formulations pour faire illusion. « L’UE et ses États membres – souligne la Communication de la Commission – sont et resteront d’ardents défenseurs d’un ordre international fondé sur des règles, qui s’articule autour des Nations-Unies ». Mais pourquoi écrire « autour des… » ? Pourquoi une telle distanciation vis à vis des Nations-Unies ? Non, l’ordre international ne doit pas « s’articuler autour » des Nations-Unies… comme s’il s’agissait là de deux entités ou de deux projets qu’il faudrait conjuguer malgré leurs différences. L’ordre international devrait, en effet, être l’expression même, l’émanation directe de la Charte des Nations-Unies, des buts et des principes définis dans cette Charte. C’est pour cela que l’ONU a été créée après la 2ème Guerre mondiale. Et s’il n’en est pas ainsi aujourd’hui c’est parce que l’affirmation des logiques de puissance et l’exercice de la force dominent les relations internationales et structurent celles-ci d’abord sur les rapports de force et les rivalités. Avec moins d’hypocrisie, l’UE aurait dû rappeler cette réalité géopolitique durable et, hélas, en plein essor actuellement.
On pourrait penser que dans un tel contexte, l’UE cherche à donner aux Nations-Unies un rôle, une dimension, une responsabilité politique plus fortes. Malgré quelques formulations qui visent à le faire croire, il n’en est rien. Dans sa Communication la Commission confirme qu’elle veut agir, lorsqu’elle le décide, sans mandat des Nations-Unies, par exemple pour infliger des sanctions dites « autonomes », ou bien dans le cadre d’opérations politico-militaires de gestion de crises. Dans ce type de configuration, l’UE fait comme si elle disposait des prérogatives nécessaires, les mêmes que celles de l’ONU, pour s’engager dans des missions qu’elle aurait décidé et défini elle-même. A ceux qui pourraient s’étonner de voir l’UE s’octroyer un tel droit unilatéral d’intervention, dont les dimensions relèvent du politique, du sécuritaire et de l’exercice de la force… il faut rappeler que c’est exactement ce que prévoit le Traité sur Union Européenne (TUE) depuis sa finalisation en 2012. Selon le TUE (article 42, §4) les décisions relatives à la politique de sécurité et de défense commune, y compris celles portant sur le lancement d’une mission, sont adoptées par le Conseil statuant à l’unanimité, sur proposition du HR-VP ou sur l’initiative d’un État membre. Il n’est donc nullement question d’un mandat explicite de l’ONU, d’une résolution pour légitimer et légaliser une mission européenne. Il est simplement indiqué (article 4, §1) que l’Union peut user de sa « capacité opérationnelle » en conformité avec les « principes de la Charte des Nations-Unies ». L’ONU ?.. l’UE en parle mais elle ne la respecte pas. Dans les faits elle ne la (re)connaît pas.
Il est donc inadmissible que la Communication de la Commission puisse de facto définir l’UE comme un acteur stratégique qu’elle qualifie « d’autonome » au point de s’exonérer du droit international, des buts, des principes et des compétences propres de l’ONU. Ici encore, l’UE ne veut pas s’inscrire dans le système des Nations-Unies, mais à côté et même contre les règles de ce système. Des règles auxquelles elle ne cesse pourtant de se référer pour tenter de se légitimer elle-même. On peut appeler ça une instrumentalisation du droit et du multilatéralisme au profit une logique unilatérale et d’une ambition de puissance.
Et c’est là le problème… L’idée d’une Europe-puissance n’a cessé de hanter les partisans de l’intégration néolibérale et euro-atlantique depuis des décennies. Et la profonde mutation géopolitique en cours depuis la chute du mur de Berlin pousse effectivement les Européens (mais avec tant de divisions et de difficultés) vers une « autonomie stratégique » qu’ils ne conçoivent qu’en termes de puissance, de rivalités et de capacités militaires. Même ce qu’ils osent appeler le multilatéralisme s’inscrit donc dans cette quête du Graal de la puissance et des moyens pour la guerre.
Sur la nature des ambitions européennes
La « vertu » essentielle du multilatéralisme et du système de l’ONU c’est d’offrir un cadre institutionnel universel dans lequel tous les acteurs, quelles que soient leurs différences, leurs contradictions voire leurs hostilités mutuelles peuvent s’expliquer, se parler et s’écouter, peuvent faire prévaloir la diplomatie, dire le droit, négocier des solutions faisant consensus, coopérer pour créer des missions, des programmes, des budgets… tout cela dans un cadre unique, dans l’esprit et l’exigence de la responsabilité collective. C’est irremplaçable….même si cela mérite aujourd’hui des réformes et des renforcements.
Mais la Communication de la Commission cherche-t-elle vraiment à renforcer ce cadre et les pratiques qui vont avec ? Certainement pas. Malgré ses ambiguïtés et son hypocrisie, ce texte ne peut masquer un choix de fond. Ce choix est celui d’une démarche d’alliances et de coalitions politiques, voire stratégiques, dans un esprit de confrontations. On est loin du multilatéralisme. La Communication de l’UE énonce clairement qu’il est nécessaire de « faciliter la création d’alliances », qu’il faut « constituer et renforcer des coalitions de partenaires partageant les mêmes valeurs ». Elle précise par exemple qu’il est nécessaire de « former une coalition de pays partageant les mêmes intérêts pour une gouvernance des technologies de l’intelligence artificielle ».
L’idée est très explicitement exprimée : « un système multilatéral performant constitue un intérêt stratégique à part entière de l’UE ». L’UE impose et intègre ses propres intérêts stratégiques dans sa conception d’un multilatéralisme conçu comme… instrument de combat. Elle valide ce comportement avec une telle insistance que l’on peut se demander ce qui peut rester du multilatéralisme et de la responsabilité collective dans une telle conception des relations internationales.
Ce choix conduit d’ailleurs l’UE à prôner une approche coordonnée et stratégique pour l’échange d’informations et pour les nominations aux postes de direction au sein des organisations multilatérales.
Certes, on ne peut reprocher à des États membres de l’ONU ou d’une quelconque organisation internationale de se concerter avec d’autres États dans de telles enceintes, mais la démarche de l’UE vise clairement à systématiser et privilégier les alliances et les coalitions stratégiques dans un cadre institutionnel précisément conçu pour les dépasser. Ici non plus il ne s’agit pas d’un hasard mais d’un choix politique. C’est en effet l’orientation définie par Joe Biden, au nom du « retour de l’Amérique », celle de la constitution d’une nouvelle alliance globale dite des démocraties contre les régimes autoritaires. Cette conception de confrontation est très significative des logiques de puissance. Elle s’intègre dans les institutions et les fonctionnements du multilatéralisme onusien. Elle constitue ainsi un problème réel et même une menace pour l’avenir des relations internationales. Le fait que l’UE puisse appuyer, alimenter cette stratégie de la nouvelle Administration américaine confirme, sans surprise, le tropisme otanien de l’Union européenne, mais aussi l’attachement pour le moins très relatif du Président Biden au multilatéralisme. On a pas fini de décrypter les caractéristiques de la phase post-Trump de l’ordre international.
On assiste en réalité, dans le contexte actuel, à un durcissement stratégique et autoritaire global. Partout s’impose, même si c’est à des degrés très divers et dans des formes différentes, le triptyque infernal de la puissance, de la force et de l’autoritarisme dans la décomposition de l’ordre international libéral installé après 1945 sous tutelle américaine. Alors que le défi essentiel serait justement de reconstruire une nouvelle espérance commune dans un ordre de responsabilité collective. On est surpris par la contradiction béante entre la dimension des défis globaux, stratégiques, écologiques, sociaux, sanitaires, démocratiques… et la dangereuse vision, ou l’absence de vision de l’histoire qui domine aujourd’hui malgré les dramatiques avertissements qui assaillent notre quotidien et annoncent un avenir problématique. 22 02 21
Le rapport Stora serait donc, enfin, LA bonne réponse, LE bon choix tant attendu ? Emmanuel Macron en aura établi la commande, défini l’esprit et la ligne, et Benjamin Stora les contenus et les propositions. Cependant, si l’on veut bien y regarder d’un peu plus près, il y a un problème qui, naturellement, n’est pas seulement celui du rapport. Ce problème c’est la politique des autorités françaises. Que Benjamin Stora ait pu choisir de s’inscrire dans la démarche présidentielle n’est qu’un aspect de la question. Je crois nécessaire d’en discuter l’opportunité, malgré le respect que l’on peut avoir pour cet historien très engagé, car, à l’évidence, la politique que ce rapport contribue à définir et à nourrir constitue une grave insuffisance ou un recul.
Un recul sur les faits de l’histoire (que Benjamin Stora connaît très bien). Un recul sur les attentes algériennes. Un recul sur les déclarations d’Emmanuel Macron lui-même. Il vaut la peine de rappeler ce qu’en février 2017, en tant que candidat à la Présidence de la République, Emmanuel Macron déclarait à la télévision algérienne : « La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes » (1). Et il n’y là qu’une des phrases fortes qu’il osa prononcer…
Évidemment, de tels propos avaient manifestement pour objet de montrer une volonté et une capacité d’être en rupture avec tout ce qui a précédé, avec la pusillanimité des présidences précédentes… Cela voulait dire : moi, Emmanuel Macron, voyez comme j’ose bousculer jusqu’à l’histoire elle-même… Qu’en reste-t-il ? Et puis, comment croire à la sincérité d’Emmanuel Macron, hier, quand celui-ci, depuis, n’a jamais fait que soutenir une autre politique de colonisation, la colonisation israélienne productrice de crimes de guerre voire crimes contre l’humanité ? Des crimes susceptibles maintenant de condamnation par la Cour Pénale Internationale qui vient de se dire compétente pour en juger. Certains plaideront qu’il est difficile de comparer. Mais en politique les valeurs ne sont pas des variables d’ajustement.
Posons-nous la question. Devant quoi, devant qui la France officielle recule-t-elle aujourd’hui ? Devant la peur. La peur politique et la peur électoraliste. La peur des effets d’un langage de vérité. Il est consternant qu’un Président ayant passé son temps à se prévaloir d’un discours de transgression, et à se présenter comme celui qui ose intervenir sur des terrains où personne n’eut l’audace de s’aventurer auparavant, puisse aujourd’hui être pris de vertige devant ce que la vérité historique, systémique et criminelle du colonialisme et de ses atrocités pourrait déclencher : des débats frénétiques et des critiques agressives (n’en doutons pas) dans les réalités de la France d’aujourd’hui. Ne pas avoir la témérité de prendre frontalement les thèses de l’extrême droite et des nostalgiques de l’Algérie française alors que se dessinent des élections décisives… Est-ce vraiment digne ? Ne pas avoir la détermination à regarder l’histoire en face à cause de confrontations politiques et idéologiques inévitables… Est-ce acceptable ? Voilà qui en dit beaucoup sur le manque de courage de la France officielle d’aujourd’hui. Et puis, à ne pas vouloir trancher on entretient justement les thèses de ceux qui ne veulent rien ni accepter, ni reconnaître d’une histoire forcément très accusatrice.
Alors, la solution fut aisément trouvée : abandonner l’idée d’une rupture. S’adapter et continuer autrement. Entreprendre pour cela une démarche de progressivité, de pragmatisme, de pas à pas pour « trouver du commun »… Franchement, ce n’est pas ce que l’on appelle oser « regarder l’histoire en face » alors que cette exigence se fait de plus en plus pressante… Que diront les autorités françaises en Juillet 2022 pour le 60ème anniversaire de l’Indépendance de l’Algérie ? Pourront-elles justifier encore le silence d’État sur la question de la responsabilité, sur la nature de la colonisation, sur la dimension des crimes, sur la fermeture des archives, et sur tant d’autres choses… Tôt ou tard, la France devra produire un acte à la hauteur de l’histoire, en lieu et place de cette tentative pour la contourner et pour tenter échapper à ses propres responsabilités.
La reconnaissance de la dimension historique des crimes commis par l’État français, par son armée et par sa police dans la conquête coloniale et dans le système de domination, prédation, dépossession et humiliation du système colonial… mérite bien autre chose qu’une nouvelle instrumentalisation des attentes et des exigences légitimes en Algérie, mais aussi en France, pour qu’enfin, avec dignité, les crimes et les atrocités, mais aussi le fait historique même de la colonisation comme système, soient reconnus pour ce qu’ils sont réellement. N’oublions pas non plus que la France devra tôt ou tard mesurer et assumer les conséquences des 17 essais nucléaires effectués entre 1960 et 1967, dans le Sahara algérien, notamment quant aux déchets et aux contaminations. La France se doit de coopérer avec l’Algérie sur cette question, et lui apporter une assistance face à ce défi de sécurité et d’exemplarité internationale nécessaire.
Le problème n’est pas de savoir s’il faut ou non approuver et encourager des initiatives, des gestes, des symboles qui pourraient avoir quelque sens et un rapport positif à cette histoire du colonialisme. Qui oserait refuser des actes signifiants s’ils soulignent correctement la responsabilité de l’État français ? Mais est-ce à la hauteur du problème posé… celui du sens politique de la bataille prioritaire à mener : obtenir de l’État français la reconnaissance officielle des crimes commis en son nom, et par lui-même, contre tout un peuple.
Et que l’on cesse de nous opposer l’argument ridicule de la détestation de la repentance et du refus de se « battre la coulpe »… Il ne s’agit pas de morale mais de politique, et de dignité dans la politique. Il s’agit d’histoire et de vérité historique. A force de reculer sur la finalité le pouvoir politique risque d’y perdre beaucoup de sa crédibilité. Mais n’est-ce pas déjà trop tard pour lui ?
Pour beaucoup, l’affaire Navalny serait strictement russe. Un pur produit du régime autoritaire de Vladimir Poutine. Nous allons voir que si la Russie d’aujourd’hui n’a effectivement rien d’un État de droit, cette affaire-là va bien au-delà du seul enjeu démocratique.
Sur les événements
Il faut constater des faits étonnants ou peu crédibles. D’abord l’échec d’un empoisonnement à l’aide d’un agent neurotoxique puissant du type Novichok. Poutine a pu aisément se gausser de la thèse attribuant un tel empoisonnement au FSB (le service de sécurité intérieure), sous son autorité, en soulignant que dans un tel cas de figure l’opération aurait été poussée jusqu’au bout et n’aurait pas pu échouer. Ensuite, l’étrange et longue conversation téléphonique entre Navalny lui-même et un officier du FSB qui se « confesse » et délivre tout ce qu’il sait a son interlocuteur (qui ne maquille même pas sa voix). L’agent du FSB croit qu’au bout du fil celui qui l’interroge est un supérieur hiérarchique ou au moins un responsable suffisamment important pour qu’il puisse se permettre d’expliquer en détail les préparatifs et l’exécution de l’opération… finalement ratée.
Cette double bérézina tend à faire passer le FSB pour une équipe de pieds-nickelés. Ce qui est tout de même surprenant. L’équipe du site Bellingcat (1) a contribué à cet appel téléphonique et a publié l’intégralité de la conversation. Il est précisé sur ce site que toute l’opération a été dûment préparée avec pas moins de huit agents secrets possédant des capacités d’expertise médicales, chimiques et biologiques, et travaillant pour l’institut de Criminalité du FSB. Comment une équipe de ce niveau peut-elle échouer et se conduire si piteusement ? Évidemment tout est possible. Mais on peut tout de même s’interroger devant une telle inefficacité des services russes, et une telle incompétence. L’affaire Skripal (2) et l’affaire Navalny montrent par ailleurs que l’on peut « nettoyer » l’agent neurotoxique, c’est à dire surmonter ses effets mortels et sortir vivant d’un empoisonnement. Le problème ne relèverait donc pas d’abord de la nature du poison mais du niveau de professionnalisme de ceux qui l’utilisent ? Faudra-t-il que le FSB prenne des cours de perfectionnement ?..
Il faut aussi noter l’information donnée, et opportunément diffusée au moments des manifestations, selon laquelle Poutine se serait fait construire un somptueux palace privé au bord de la Mer Noire, d’une superficie d’environ 18 000 mètres carrés. Il s’agirait d’une construction à partir de fonds publics détournés pour l’usage personnel de Vladimir Poutine. Le milliardaire russe Arkadi Rotenberg s’en est déclaré propriétaire. Même le site Wikipédia présente ce palais comme appartenant « prétendument » à Vladimir Poutine. Cette affaire dans l’affaire est particulièrement grossière. Sa crédibilité est faible, mais elle a manifestement un but : mettre directement en cause Poutine pour fait de corruption… cheval de bataille politique (quasi unique) de Navalny.
Enfin, les autorités russes ont demandé durant plusieurs mois d’avoir accès aux informations concernant les diagnostics et les traitements apportés par l’Hôpital de la Charité de Berlin où Navalny fut transféré le 22 août 2020. Ce n’est que très récemment qu’un document a été rendu public par la célèbre revue britannique The Lancet. Le prestige de cette revue confère à ce document un a priori de sérieux. The Lancet a effectivement produit un rapport daté du 16 janvier 2021 (3). Ce rapport offre une description détaillée des manifestations cliniques et des traitements apportés concernant Navalny. Il s’agit d’un rapport écrit par des experts, que seuls des spécialistes pourraient analyser correctement. On se demande cependant quel est le statut de ce texte qui (sauf erreur de ma part) décrit des faits et des actions sans produire les dossiers référents et les analyses effectuées. Ce n’est pas un rapport officiel, ce n’est pas un acte médico-légal. Il est écrit par des médecins de l’Hôpital de la Charité avec une collaboration de l’Institut de pharmacologie et de toxicologie de la Bundeswehr (l’armée), à Munich. Il est difficile de dire si ce rapport peut constituer une réponse pertinente aux demandes russes. En tous le cas, pour Navalny et ses soutiens, ce rapport est LA réponse aux demandes exprimées par Moscou. La question serait donc close. Est-ce vraiment le cas ? Il y a un doute.
Sur les questions politiques
Naturellement, il est peu crédible que Vladimir Poutine ait pu ordonner lui-même une opération d’empoisonnement d’Alexei Navalny, avec les risques politiques qu’une telle opération comporte. Certes, dans le contexte russe d’aujourd’hui, il ne faut pas dramatiser ces risques. Le régime tient la barre avec autoritarisme. Mais déjà, rappelons-nous, l’affaire Skripal avait eu des effets internes et externes plutôt problématiques.
Bien sûr, on peut penser qu’il y aurait d’autres personnes, d’autres origines à cette affaire. Navalny ayant fait de la corruption son cheval de bataille, et il y a certainement en Russie, bien d’autres grands intérêts particuliers qui pourraient craindre pour leur propres activités dans un cadre de corruption caractérisé. Des éléments appartenant aux services russes ont pu aussi agir en dehors de toute instruction officielle. En l’absence de certitudes, toutes les options peuvent rester sur la table. Tout est possible.
Il faut surtout constater que cette affaire est une gêne, un problème pour Poutine. Cela ne peut que desservir sa présidence à quelques mois des élections législatives, en septembre 2021. En témoignent les importantes manifestation pour Navalny dans l’ensemble des grandes villes de Russie. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des manifestations de ce type, mais il n’est pas si habituel qu’elles puissent rassembler autant. Certes, Navalny n’obtient pas de puissants soutiens électoraux dans les scrutins nationaux. Son passé politiquement erratique et plutôt nationaliste (on l’accuse d’avoir été proche de l’extrême droite) ne plaide pas pour lui. Il n’est pas aujourd’hui le symbole d’une opposition très crédible à Poutine, mais il constitue une potentialité plus sérieuse. On le présente comme représentatif de couches jeunes, occidentalisées, connectées… un peu comme le cœur des manifestations anti Loukachenko de Biélorussie. Il y a donc un enjeu politique. Mais une liquidation physique de Navalny est-elle une option pertinente pour le régime ? C’est douteux. Est-ce une erreur politique manifeste ? Est-ce une opération visant la fragilisation du régime ?
On observe que Navalny est suspecté/accusé d’être lié à des services américains. Poutine y a fait allusion. Ce qui est vrai c’est qu’il a fait un stage à l’Université de Yale, aux États-Unis, en 2010. Il fut ainsi inscrit comme membre de la Yale World Fellow (les amis du monde de Yale). Yale est une des trois plus prestigieuses universités américaines avec Harvard et Princeton. Et la deuxième la plus riche. C’est une pépinière de célébrités notamment politiques dont Bush père et fils, Clinton, Kerry… Yale invite en permanence des cadres de tous les pays du monde et de toutes sortes de qualifications pour des stages et des « expériences » conduisant en particulier à la politique. Cette université bâtit ainsi un ou des réseaux de connaissances et convergences. La Yale World Fellow a d’ailleurs immédiatement pris fait et cause pour Navalny. Tout cela ne fait certainement pas une appartenance ou une collusion de ce dernier avec des services américains. Ici encore, tout est possible… Mais est-ce vraiment la question ? Est-ce pour Navalny nécessaire ? Son lien avec Yale constitue une référence politique occidentale et une solidarité dans une activité d’opposition qu’il doit nécessairement conduire en Russie, sur des thématiques crédibles auprès des Russes (comme la corruption). C’est d’ailleurs pour cela qu’il est rentré à Moscou en sachant qu’il irait en prison, alors qu’il aurait pu rester à l’étranger, en Europe ou ailleurs.
L’affaire Navalny est donc un problème pour Poutine. C’est aussi une opportunité pour les États-Unis et les puissances occidentales. Cela s’inscrit dans la montée des tensions et des confrontations politiques et même des « frictions » militaires régulières OTAN/Russie depuis 2014 avec la crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée. Cette confrontation a pour objet réel la réémergence de la Russie comme puissance capable de jouer un rôle stratégique dans le monde, au Proche-Orient, dans les Balkans, en Asie, en Europe… Mais aussi comme puissance militaire qui modernise ses arsenaux conventionnels et nucléaires, et qui présente certaines avances dans les hautes technologies comme l’hypersonique. La Russie est considérée comme une menace stratégique et militaire par les États-Unis et par l’OTAN. Les Européens sont divisés et plus hésitants sur la formulation stratégique et sur l’attitude à tenir.
Sur les questions stratégiques
Avec la fin de la présidence Trump et l’élection de Biden, l’ensemble des puissances occidentales ont entrepris une phase de reformulation stratégique comprenant une régénération du lien euro-atlantique et la mise en place d’une Nouvelle alliance globale contre la Chine et contre les régimes autoritaires (donc la Russie). L’affaire Navalny vient à point nommé comme illustration/justification de cette reformulation (4). En tous les cas, c’est un moyen supplémentaire pour maintenir la Russie sous pression maximum.
La France, dans cet esprit, s’est déjà exprimée clairement pour aller plus loin que les sanctions. Donc pour stopper la construction du gazoduc North Stream 2 (qui est en fin d’installation), alors que l’Allemagne souhaite achever sa mise en place. Washington a déjà appliqué des sanctions ciblées contre des industriels installant ce gazoduc. D’autres sanctions seraient envisagées. Ce qui est en cause ici, sur le fond, c’est l’attitude des Européens vis à vis du diktat américain puisque les États-Unis veulent bloquer la construction de ce gazoduc afin d’affaiblir la Russie et pouvoir vendre son gaz en Europe. Il est consternant que la France puisse, avec un tel empressement, obéir aux injonctions américaines. Il est vraiment préjudiciable (mais pas étonnant) que les pays de l’UE ne cherchent pas, ou se montrent incapables de chercher ensemble une politique de résistance aux sanctions américaines unilatérales, dites secondaires c’est à dire extra-territoriales ou de portée internationale. Josep Borrell, Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, est à Moscou du 4 au 6 février 2021. Sera-t-il à la hauteur ?
L’affaire Navalny, plus encore que l’affaire Skripal, s’inscrit dans ce bras de fer complexe entre la Russie et les puissances occidentales, mais aussi entre les occidentaux eux-mêmes. Il n’est pas dit que Biden se révèle plus souple que Donald Trump et l’ex-administration républicaine sur les enjeux commerciaux et économiques… malgré l’annonce d’un esprit stratégique plus classique. Dans son discours du 4 février sur la politique étrangère (5), Joe Biden, dès les premiers mots, en des termes durs, a visé la Chine, mais aussi la Russie « qui, dit-il, porte atteinte et parasite notre démocratie ». Il a même adressé une sévère mise en garde à Poutine contre les actions agressives de la Russie.
Emmanuel Macron est en tous les cas assez brutalement pris à revers, et son projet de dialogue avec la Russie est plutôt mal parti. Cela s’ajoute à la sévère déconvenue que représente pour la France le rapport OTAN 2030 (6). Il est évidemment hautement souhaitable que la France et les Européens, mais aussi les États-Unis puissent établir avec la Russie autre chose qu’une relation et une escalade de confrontation/sanctions. Les intérêts communs sont d’un haut niveau : règlement des crises et conflits (Ukraine, Haut Karabakh, Syrie, Corée du Nord, Iran), enjeux de sécurité internationale et du désarmement (prorogation du Traité New Start, ses éventuels et nécessaires prolongements). Il faut se poser la question : quel ordre international voulons-nous ? Quel monde voulons-nous ? Peut-on mettre la Russie à l’écart sans dommages pour tout le monde ? On ne fait pas une politique étrangère digne de ce nom avec le seul paramètre des Droits de l’Homme, ainsi instrumentalisés dans la gestion des rivalités et des rapports de forces.
Antony Blinken, nouveau Secrétaire d’État dans l’Administration Biden, veut que « la Russie rende des comptes pour n’avoir pas respecté les droits de ses citoyens ». Depuis la France, quand on regarde les images de la répression qui s’abat sur les manifestants à Moscou, on se rappelle avoir vu trop souvent, à Paris et ailleurs, les mêmes images, les mêmes scènes de brutalité contre les gilets jaunes. Les puissances occidentales et leurs alliés ont-ils vraiment tant de leçons à donner ? 04 02 2021