
Le 15 novembre 2021, le Conseil des Ministres de l’Union européenne a discuté la première version d’un projet européen de Boussole stratégique sur la base d’un document de 28 pages, resté confidentiel… mais transmis à la presse. Celle-ci en a donné une idée générale et un peu de sa substance. Ce qui permet (avec prudence et sous réserves) l’approche qui suit.
Cette Boussole stratégique a fait l’objet de premiers travaux sous présidence allemande de l’Union (juillet-décembre 2020). Il devrait être finalisé et adopté en mars 2022, sous présidence française. De quoi s’agit-il ? On peut définir ce projet comme une stratégie globale de l’UE en matière de sécurité et de défense, à l’horizon 2030. Cette stratégie recouvre officiellement 4 volets : gestion de crise, résilience, développement capacitaire et partenariats. L’enjeu est d’importance pour la crédibilité de l’UE. Toujours officiellement, il faudrait en effet parvenir à un consensus à 27 à la fois sur l’analyse des menaces qui pèsent sur l’Europe, et sur les moyens d’y faire face dans un contexte où les États membres ont des cultures stratégiques, des approches politiques et des priorités très différentes, voire difficilement compatibles.
L’idée persistante et problématique d’une Europe puissance
L’idée « d’Europe puissance » ressurgit (elle n’a jamais disparu), et cette Boussole en serait un instrument. L’UE se veut maintenant « géopolitique ». Elle cherche une voie d’accession à ce qu’on appelle une « culture stratégique ». Certes, elle dispose déjà, depuis 2016, d’un texte définissant une politique de sécurité et de défense générale de l’UE (1). Mais elle veut aller plus beaucoup plus loin et sortir de ce que l’on peut nommer son inexistence de facto en tant qu’acteur stratégique sur le plan international. Comme l’explique Josep Borrell, Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et Vice-Président de la Commission (HRVP), la force militaire d’intervention prévue dans cette Boussole stratégique doit être opérationnelle, c’est à dire, effectivement prête à l’emploi. « Nous devons être prêts à réagir », dit-il, afin de marquer la différence avec les projets et dispositifs militaires précédents n’ayant pas été mis en œuvre …
La carence d’initiatives européennes lors du retrait des forces occidentales d’Afghanistan, et la création par Washington de la nouvelle alliance AUKUS liée à la liquidation, au profit des États-Unis, du contrat franco-australien portant sur 12 sous-marins… constituent les derniers événements ayant contribué à justifier une urgence pour ce projet européen auquel la France contribue activement.
Cette première version de la Boussole présente des ambitions particulièrement élevées. Voici ce que l’on peut savoir des principales options telles qu’elles apparaissent dans les nombreux articles consultés.
– Création d’une force de réaction rapide européenne pouvant compter jusqu’à 5000 soldats, et composée de divisions terrestres, maritimes et aériennes. Il s’agit d’une force de projection à l’extérieur. Si les informations recueillies sont exactes, ce serait une force dite « d’entrée initiale » donc une force militaire robuste faite pour une entrée en action déterminée ou « en premier » sur un théâtre conflictuel. Les capacités ou initiatives de cette force seraient définies à partir de « scénarios opérationnels », sans plus de précision. Le commandement et le contrôle seraient attribués à des quartiers généraux nationaux identifiés, ou bien à un état-major de l’UE.
– Les gouvernements de l’UE sont invités à élever le niveau de préparation et d’exercices militaires conjoints, à combler les lacunes en matière de capacités, et à se concentrer notamment sur 6 systèmes de défense « de nouvelle génération » (complexes et très connectés…) : le Système de combat aérien du futur (SCAF), le nouveau char de combat ou Main ground combat system (MGCS), des navires de patrouille, la défense dans l’espace, des systèmes aériens et une mobilité militaire accrue (2).
– Les budgets nationaux de défense devraient être augmentés dans les années à venir, et les engagements financiers des États membres en faveur des initiatives communes (Fonds européen de défense en particulier) devraient être aussi revus à la hausse.
– Création d’un pôle d’innovation défense au sein de l’Agence européenne de défense (AED).
– Développement de la logistique et du transport aérien à long rayon d’action.
– Mise en place « d’équipes européennes » de réponses rapides aux menaces hybrides, de capacités pour la dissuasion cybernétique et pour les risques et incidents dans l’espace.
– Le projet de Boussole prévoit que l’UE assure sa présence maritime dans « les zones d’intérêt » en commençant par l’indopacifique. Ceci impliquerait des escales et des patrouilles plus fréquentes de l’UE, et des exercices maritimes avec les partenaires régionaux : Japon, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Vietnam.
On voit ainsi à quel point la barque des ambitions européennes est chargée. Josep Borrell le confirme. Dans le web-magazine américain « Project Syndicate », il signe un article dans lequel il écrit : «… l’UE ne doit bien sûr pas limiter ses actions au déploiement de forces militaires. La Boussole stratégique met également l’accent sur la cybersécurité, la sécurité maritime et la sécurité spatiale. Pour anticiper les menaces, elle propose de renforcer les capacités de renseignement et d’élargir la gamme d’outils permettant de contrer les attaques hybrides et les cyberattaques, ainsi que la désinformation et l’ingérence étrangères. Elle fixe également des objectifs d’investissement pour doter nos forces armées des capacités et des technologies innovantes nécessaires, combler nos lacunes stratégiques et réduire nos dépendances technologiques et industrielles » (3).
Le choix de la conformité stratégique avec Washington
Peu d’informations ont été données concernant les orientations politico-stratégiques de la future Boussole. Les quelques éléments utilisables confirment à l’évidence le tropisme atlantique global traditionnel de l’Union européenne.
Il s’agit de s’adapter au basculement stratégique des États-Unis vers l’indopacifique, et pour l’UE de contribuer aux initiatives américaines prises dans ce cadre afin de contrer la Chine. L’administration Biden, comme les deux précédentes, est nettement plus préoccupée par l’indopacifique et la compétition face à la Chine, que du sort de l’Europe. Mais elle ne semble pas opposée à l’idée de la force européenne de réaction rapide, ni même à un rôle stratégique plus affirmé des Européens, dès l’instant où cela s’inscrit comme un projet « complémentaire » de l’OTAN. Ce qui ne fait aucun doute… Il n’y aura pas de « découplage » entre les deux rives de l’Atlantique. Les inquiets peuvent compter sur le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui continue à manifester très régulièrement sa scrupuleuse vigilance de gardien du temple otanien. Les choix politiques et géopolitiques de la Boussole européenne ne seront de toutes façons en rien contradictoire avec le prochain concept stratégique de l’OTAN qui sera défini lors du sommet des 29 et 30 juin 2022 à Madrid. Le rapport OTAN 2030 (4) en prescrit déjà l’esprit et les choix essentiels (5). Il n’y aura pas de surprise. La Boussole de l’Union européenne ne risque pas de perdre le Nord de la géopolitique américaine.
Pour l’UE, il faut aussi ne pas laisser le terrain à d’autres puissances. Sont citées la Russie, la Chine, l’Iran, le Pakistan, le Qatar. Quid de la Turquie ? La Russie et la Chine occupent une place importante dans le projet de Boussole. Il est spécifié que « les actions de la Russie dans notre voisinage commun et sur d’autres théâtres sont en contradiction avec la vision du monde et les intérêts de l’Union européenne ». Concernant la Chine, malgré son « affirmation croissante »… « nous continuerons à coopérer dans des domaines d’intérêt commun tels que la lutte contre la piraterie, le climat et la sécurité ». L’attitude annoncée apparaît donc nuancée.
L’Union européenne prévoit de poursuivre un dialogue spécifique sur la sécurité et la défense avec les États-Unis, comme convenu lors du sommet conjoint de juin 2021. Celui-ci avait défini « un partenariat transatlantique renouvelé », et la déclaration commune soulignait « notre soutien indéfectible à une solide coopération OTAN-UE » avec la volonté d’élever le niveau d’ambition commune afin de renforcer ce partenariat stratégique.
On peut donc dire que la Boussole de l’UE est en réalité un choix explicite de conformité stratégique avec Washington, autrement dit (et non dit) d’alignement. Reste à savoir où finira par s’arrêter le curseur de cet alignement quand on voit comment l’UE débat et se divise sur le degré d’hostilité stratégique estimé nécessaire vis à vis de la Russie et de la Chine (voir plus bas, le point 4). L’Union européenne a officiellement « installé », dans le cadre politique euro-atlantique, le principe d’une très relative autonomie stratégique… mais celle-ci n’existe pas dans la réalité.
Il est précisé, enfin, que les agences nationales du renseignement seraient invitées à revoir l’analyse des menaces auxquelles l’UE doit faire face, « au moins tous les 5 ans à partir de 2025, ou plus tôt si l’évolution du contexte stratégique l’exige ». On ne pourra pas dire que l’UE choisit de faire dans la transparence en prévoyant des consultations/révisions sur un mode aussi restreint. Il y aurait pourtant des solutions pour associer au minimum les parlements et des acteurs publics moins… furtifs.
Des questions majeures…
Ce projet de Boussole stratégique de l’UE est-il trop ambitieux ? Dans son article de Project Syndicate, Josep Borrell écrit aussi : « C’est aux États membres de l’UE qu’il appartient de déterminer si les changements géopolitiques d’aujourd’hui ne seront qu’un nouvel appel à un réveil non entendu et si le débat renouvelé sur la défense européenne ne sera qu’un nouveau faux départ ». Cette prudence de langage n’est pas de trop. Ce projet de Boussole se heurte à des questions et des obstacles considérables.
1- Sur la question des modalités de décision.
Mettre en place une force de réaction rapide, c’est à dire déployable en urgence, nécessite des décisions elles-mêmes rapides, ce qui est d’autant plus compliqué dans un contexte traditionnel de divisions européennes. Il est donc prévu de faire évoluer le cadre institutionnel et décisionnel communautaire, celui de l’unanimité pour la politique étrangère et de sécurité commune, considéré comme trop rigide. Il s’agira d’introduire de la flexibilité. « Nous ne pouvons pas décider à l’unanimité à chaque étape des processus », et « tout le monde ne doit pas être mobilisé pour participer ». Dans l’esprit de la flexibilité l’idée est avancée d’une option « d’abstention positive » lors des votes afin d’ouvrir la possibilité à certains États membres de ne pas s’associer à une décision, sans pour autant l’empêcher. L’article 44 du Traité sur l’Union européenne est aussi invoqué puisqu’il permet à un groupe d’États membres de l’UE de mettre en œuvre une mission de l’UE, sur décision du Conseil et en collaboration avec le HRVP. Tout cela constitue évidement des questions à suivre. La mise en cause de l’unanimité ne se fera probablement pas aisément et elle comporte des risques évidents dans le cadre politico-stratégique qui se dessine.
2- Sur la question de la légitimité et de la légalité
Dans les articles de presse consacrés à cette première version de la Boussole il n’est jamais question de la légitimité et de la légalité internationale des initiatives politiques et militaires que l’UE déciderait de prendre. Quid de l’ONU ?
On sait que le Traité sur l’Union européenne (article 42, § 4 et 5) dispose que « les décisions relatives à la politique de sécurité et de défense commune, y compris celles portant sur le lancement d’une mission visée au présent article, sont adoptées par le Conseil statuant à l’unanimité, sur proposition du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ou sur initiative d’un État membre ». On voit qu’il n’est pas question ici, dans le Traité, et à aucun moment dans l’ensemble des dispositions touchant à la politique de sécurité et de défense, que les missions de l’UE devraient s’appuyer sur un mandat explicite des Nations-Unies. Certes, il est fait une évanescente référence aux « principes » de la Charte de l’ONU, mais sans la moindre obligation ou volonté de légitimer les initiatives et l’action européenne par le droit international, et à travers l’universalité des Nations-Unies. Alors, la Boussole stratégique de l’UE va-t-elle prolonger cette inacceptable mise à l’écart de l’ONU ?
Dans un entretien avec plusieurs médias, début novembre, Josep Borrell s’est permis de déclarer : « ce n’est pas la force qui détermine la mission, c’est la mission qui devrait déterminer la force » (6) Qu’est-ce que cela veut dire ? Cette formule est une réédition à peine modifiée d’une sentence prononcée par… Donald Rumsfeld après le 11 septembre 2001. Rumsfeld, en effet, avait alors affirmé : « ce n’est pas la coalition qui détermine la mission, mais la mission qui détermine la coalition ». L’ancien Secrétaire à la défense de G. W. Bush voulut affirmer de cette façon que les États-Unis choisissent désormais seuls comment agir et avec qui, en dehors de tout cadre institutionnel, qu’il s’agisse de l’ONU ou même de l’OTAN. C’est la relativisation et même le bannissement des alliances traditionnelles, des institutions et des organisations internationales. C’est l’unilatéralisme poussé au bout de sa logique. Ce consternant plagiat de Donald Rumsfeld par Josep Borrell confirme l’esprit d’une Boussole stratégique voulue comme l’expression d’une puissance européenne. Au mépris du droit international et du multilatéralisme. Si ce choix devait finalement se confirmer, cela ne manquerait pas de jeter un discrédit certain sur l’ambition et sur l’action même de l’Union européenne.
3- Sur le coût d’un tel projet
Réaliser cette Boussole stratégique et militaire nécessiterait des coûts considérables. Nous ne disposons pas d’informations sur un calendrier de réalisation, sur les financements et leurs partages. Mais il est explicitement précisé que les budgets nationaux de défense devront augmenter. Des questions devront ainsi être posées quant au bien fondé de certains programmes et de leurs coûts. Par exemple celui du SCAF qui mériterait d’être sur la sellette. Le coût exorbitant de cet avion, ou système aérien de nouvelle génération, a été évalué entre 60 et 80 milliards d’euros… Un vrai débat politique plus général, sur les choix à faire et y compris quant à la logique d’ensemble, devra donc s’imposer. Certains, d’ailleurs, s’étonnent déjà que tant de programmes sont prévus pour le court terme (2025/2030), alors que les investissements en matière de défense et d’industrie de défense s’inscrivent (lourdement) dans la longue durée.
Il est précisé que l’UE devra s’investir militairement dans des initiatives en indopacifique. De telles missions, en particulier maritimes, aussi éloignées et de longue durée, ont des coûts très élevés. La question financière sera cruciale. Que fera l’UE ? Puisqu’il s’agit de la mise en œuvre d’une stratégie européenne, intégrera-t-elle ces coûts dans ses budgets propres ? Et plus fondamentalement, l’UE doit-elle payer et s’engager au côté des États-Unis contre la Chine ? Est-ce sa responsabilité et son intérêt ? Cette compétition de puissances pour la domination doit-elle faire partie de ses propres choix ? On sent bien que cette Boussole de l’UE veut nous y conduire alors que les 27 devraient refuser clairement de s’engager dans cette voie dangereuse.
Enfin, on peut poser la question de la crédibilité même des projets contenus dans cette Boussole de l’UE. En 1999, l’Union européenne avait décidé de mettre sur pieds une force de 50 000 à 60 000 soldats, déployable en 60 jours. Cette force ne vit pas le jour. En 2007, elle décida beaucoup plus modestement la mise en œuvre de « groupements tactiques » de 1500 personnels chacun. Cette initiative n’a jamais été concrétisée. L’UE aura-t-elle la capacité de développer aujourd’hui une force de réaction rapide complexe et réellement opérationnelle de 5000 soldats ? Le doute est permis.
4- Sur les pratiques et les divisions européennes
On a vu dans un passé très récent comment le Ministre des affaires étrangères en passe d’être nommé au sein d’un nouveau gouvernement de la République tchèque veut infléchir la politique étrangère de Prague, limiter les investissements chinois dans les infrastructures afin de restreindre les échanges avec Pékin. Dans ce cadre, certaines activités économiques chinoises pourraient être qualifiées d’hostiles… Mais surtout, la Lituanie s’est bruyamment manifestée en décidant l’ouverture d’un bureau de représentation lituanienne à Taïwan, parallèlement à l’ouverture d’un bureau de Taïwan à Vilnius. Ce choix vient en opposition à la politique officielle de l’UE. Celle-ci affirme vouloir respecter « la politique d’une seule Chine » impliquant, malgré les relations avec Taïpeh, la non reconnaissance d’un statut étatique de l’Île. Pékin a immédiatement décidé de rétrograder la représentation officielle lituanienne du rang d’ambassadeur à celui de chargé d’affaires, ce qui constitue un acte diplomatique (un avertissement) rare, et significatif de la colère chinoise. Certes, en la matière, la politique de l’UE ne manque pas d’ambiguïtés. Josep Borrell distingue ainsi le « principe » d’une seule Chine, de la « politique » d’une seule Chine, afin de justifier la coopération avec Taïwan (7).
En réalité, il s’agit d’un problème dépassant largement les questions diplomatiques. En octobre dernier le Ministre taïwanais des affaires étrangères, Joseph Wu, a conduit une délégation commerciale ayant effectué une tournée qualifiée d’historique (et très politique) en République tchèque, en Slovaquie, en Pologne, en Lituanie… et même à Bruxelles. Les décisions « diplomatiques » de Vilnius ne sont donc pas une surprise. Elles s’inscrivent dans un processus de pressions politiques multiples pour infléchir et durcir de manière décisive la politique européenne face à la Chine, mais aussi face à la Russie. Avant le « Sommet des démocraties » réuni par Joe Biden en décembre. Avant la finalisation de la Boussole stratégique de l’UE en mars 2022. Avant le sommet de l’OTAN à Madrid en juin…
Vilnius se félicite d’avoir imposé un débat sur Taïwan à Bruxelles. Son initiative d’échange de représentations diplomatiques avec Taïwan ne pouvait mieux tomber dans un calendrier qui est une bénédiction politique pour la Lituanie. Celle-ci cherche ainsi à faire pression sur l’UE et ses États membres pour qu’ils prennent des distances de portée politique et stratégique avec la Chine. Avec au surplus le soutien direct de Washington puisque l’Administration Biden s’est engagée à fournir une aide de 600 millions de dollars à Vilnius dans le cadre d’un accord de crédit à l’exportation, afin de compenser les pertes financières qui résulteraient des hostilités ainsi ouvertes avec Pékin.
L’hypocrisie de la Lituanie qui prétend n’avoir rien fait qui puisse excéder les positions européennes établies, ne peut masquer ce qui constitue dans les faits une politique de force pour peser, avec l’appui américain, sur la politique de l’Union européenne. De façon très offensive, Vilnius demande d’ailleurs la réunion d’un « sommet à 27 + 1 » pour que chaque État membre puisse avoir la chance de rencontrer (affronter) la Chine. Avec des pratiques de ce genre, on ne pourra pas dire que les négociations européennes sur la Boussole stratégique s’annoncent comme un débat amical et serein.
5- Sur la pertinence stratégique de la Boussole de l’Union européenne
Dans le contexte actuel, comment l’UE pourrait-elle acquérir les capacités nécessaires et la stature stratégique et militaire suffisante pour faire face, à la fois, à l’échelle des forces en présence, à la dimension des enjeux, à la nature des crises, à la prégnance de leurs causes sociales, aux difficultés budgétaires et politiques, aux contradictions et divisions … Il faut donc s’interroger quant à la pertinence, pour l’Europe, de vouloir se hisser au rang de puissance majeure, et au plus près possible du niveau des plus grandes puissances, les États-Unis, la Chine et même la Russie.
Il est vrai cependant que l’UE peut et devrait se donner un vrai rôle positif, alors qu’elle est « encerclée » par les crises, par les situations de conflits et de tensions. Cet enjeu de la sécurité sur le continent européen, en Afrique, au Proche-Orient notamment, est décisif pour l’avenir. Mais persister dans le choix des réponses militaires n’est pas réaliste… Et c’est aussi un risque évident et redoutable. L’échec des guerres américaines et occidentales en Afghanistan, en Irak, en Libye et ailleurs encore, est là pour le rappeler dramatiquement.
La responsabilité de l’UE n’est pas de s’épuiser et de prendre tous les risques en cherchant à jouer dans une catégorie qui n’est pas la sienne. Elle n’est pas non plus de faire monter les enchères et de participer à la confrontation sino-américaine pour la domination dans l’ordre international, au péril d’une grande guerre qui ne serait pas non plus la sienne.
En revanche, devant la globalité des enjeux, des menaces et des risques, elle devrait s’attacher à trouver une toute autre implication internationale, qui pourrait être de haut niveau, en posant prioritairement les défis de la sécurité collective et du multilatéralisme, du développement dans toutes ses dimensions sociales, économiques, écologiques, institutionnelles… L’UE devrait défricher ce terrain là, celui de la réponse aux vulnérabilités, aux impasses sociales et aux déliquescences atteintes, à des degrés divers, sur tous les continents du fait des politiques conduites et des contradictions d’un capitalisme qui produit sa propre crise dans une quête systémique de la puissance. L’exigence de sécurité doit être prise comme un enjeu global qui touche à tous les domaines du développement humain social et durable. Il n’y aura pas de sécurité pour les peuples sans la prise en compte de cette responsabilité collective.
Dans ce contexte, figure naturellement l’effort que les États européens devraient engager pour le désarmement et le contrôle des armements, pour le règlement des conflits, pour le dialogue politique (y compris avec la Russie), pour la recherche de mesures de confiance mutuelle dans les domaines de la défense et de la sécurité, pour une approche réaliste et prudentielle qui réduise tous les risques et qui oblige à prendre en compte les lignes rouges et les intérêts de sécurité de l’autre… En résumé pour éviter le piège de la guerre.
Les Européens devraient et pourraient contribuer à un contexte qui ne soit pas, qui ne soit plus étouffé par l’escalade de la compétition de puissances et des hostilités. Il faut rechercher ainsi les conditions d’une coexistence pleinement assumée comme un premier pas dans un processus de stabilité, de recul des conflits et de sécurité collective. On ne construit pas de la sécurité par le militaire, mais au contraire par le recul de celui-ci, en tous les cas par le refus de l’escalade et de la course aux armements, y compris nucléaires.
Florence Parly, Ministre des Armées, a cru bon d’utiliser la mélodieuse formule suivante : « soit l’Europe fait face, soit l’Europe s’efface ». Faire face… ou bien y contribuer, il le faut. Certainement. Mais pour faire quoi ? Avec quelle vision du monde et de l’avenir ? Voilà une Boussole qui ne rassure certainement pas quant à la direction qu’elle est censée nous indiquer.
1) « Une stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne », Conseil de l’Union européenne, 28 juin 2016. https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-10715-2016-INIT/fr/pdf
2) La « mobilité militaire » correspond à des programmes visant à faciliter une libre circulation des armées alliées sur le territoire européen par l’élimination des obstacles physiques (infrastructures inadaptées par exemple) mais aussi administratifs.
3) « Une boussole stratégique pour l’Europe », Josep Borrell, Project Syndicate, November 12, 2021.
https://www.project-syndicate.org/commentary/eu-strategic-compass-by-josep-borrell-2021-11/french
4) Voir sur ce blog « 2021 : un réalignement stratégique de portée mondiale », J.Fath, 26 janvier 2021.
5) « OTAN 2030 : unis pour une nouvelle ère », Analyse et recommandations du Groupe de réflexion constitué par le secrétaire général de l’OTAN, 25 novembre 2020. https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2020/12/pdf/201201-Reflection-Group-Final-Report-Fre.pdf
6) « L’Europe doit devenir un fournisseur de sécurité », Josep Borrell, Euractiv, 11 novembre 2021. https://www.euractiv.fr/section/politique/interview/leurope-doit-devenir-un-fournisseur-de-securite-selon-josep-borrell/
7) Voir par exemple « Comment la Lituanie est devenue l’opposant numéro 1 à la Chine en Europe », Sébastien Seibt, France 24, 20 novembre 2021. https://www.france24.com/fr/europe/20211120-comment-la-lituanie-est-devenue-l-opposant-num%C3%A9ro-1-%C3%A0-la-chine-en-europe