Un article de Bernard Norlain Général d’armée aérienne (2S ), Président d’Initiative pour le Désarmement Nucléaire (IDN). Cette tribune a été initialement publiée dans le magazine hebdomadaire AIR et COSMOS, N° 2728 du 19 novembre 2021.

L’IDN a récemment publié un rapport intitulé « Les nouvelles technologies et la stratégie nucléaire » que le lecteur peut aisément retrouver sur ce blog, en français et en anglais. L’article de Bernard Norlain ci-dessous en donne l’importance et tout le sens.

DEPUIS QUELQUES ANNÉES, LE DÉVELOPPEMENT DE NOUVELLES TECHNOLOGIES INNOVANTES SUSCITE DE NOMBREUSES RÉFLEXIONS ET INTERROGATIONS. CONCERNANT LES CHANGEMENTS PROFONDS QU’ELLES IMPLIQUENT POUR NOS MODES DE VIE, DANS TOUS LEURS ASPECTS. PARMI CES COMMENTAIRES, L’IDÉE DE LEUR IMPACT DISRUPTIF SUR LA GÉOPOLITIQUE ET DONC SUR LES POLITIQUES DE SÉCURITÉ A FAIT RAPIDEMENT CONSENSUS.
Dans un monde interconnecté où la maîtrise de l’information devient un enjeu existentiel, un monde complexe mis sous tension par une compétition internationale exacerbée, les atouts que peut procurer la suprématie technologique font de celle-ci un enjeu stratégique essentiel. Dans quelle mesure ces technologies sont-elles susceptibles d’impacter la stabilité stratégique et en particulier peuvent-elles remettre en cause l’ordre nucléaire dans lequel nous vivons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
Si l’on peut discerner aujourd’hui les contours de ce que pourrait être une « guerre du futur », on ne mesure pas encore à quel point les nouvelles technologies pourraient changer l’ordre, ou le désordre, stratégique actuel.
CHAMPS D’APPLICATION.
Les champs d’application de ces technologies sont extrêmement vastes, ils peuvent être spécialisés comme dans le cas des véhicules hypersoniques ou des armes à énergie dirigée, ou bien transverses, comme dans le cas de l’intelligence artificielle, de la cybernétique, des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’espace ou de la mécanique quantique. Mais ils présentent des caractéristiques communes qui révolutionnent l’espace stratégique.
Tout d’abord leur nature duale, multiforme : public-privé, civil-militaire et nucléaire-conventionnel. Avec pour conséquences une diversité des acteurs, étatiques et non étatiques et une diversité des usages, car les applications civiles sont transposables dans le domaine militaire. Cette dualité contribue ainsi à la création d’un espace conflictuel flou où les frontières, qu’elles soient technologiques, sociétales ou étatiques se dissolvent et augmentent le brouillard de la guerre. Ainsi les notions de guerre et paix, ami et ennemi n’ont plus de sens clairement établi. Un espace gris, où en particulier la dissuasion nucléaire qui repose sur une identification des menaces et la stabilité du paysage stratégique, perd ainsi sa pertinence.
UN ESPACE CONFLICTUEL ÉLARGI ET DIVERSIFIÉ.
Cette extension du domaine de la lutte investit de nouveaux domaines : cyberespace, espace extra-atmosphérique, espace cognitif. La lutte informationnelle ou la guerre des perceptions, par exemple, devient un enjeu stratégique majeur. La paralysie des systèmes de communication, la manipulation de l’information sous toutes ses formes constituent, à moindre coût, des menaces existentielles.
Dans ces nouveaux espaces, la difficulté d’attribution certaine d’un acte hostile en termes d’identification ou de matérialisation de l’adversaire prive la dissuasion nucléaire de son cadre conceptuel et de sa capacité de frappe. De plus, la vulnérabilité de ses systèmes de communication et de commandement et de localisation, notamment spatiaux, comme la possibilité offerte par les nanotechnologies et la mécanique quantique de détection des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins lui font perdre sa crédibilité et donc la confiance en son efficacité. Par ailleurs, les développements technologiques en améliorant les performances des systèmes d’armes, mais surtout en diversifiant et multipliant les domaines d’applications comme les nanotechnologies ou les biotechnologies, donnent à d’autres formes de dissuasion une efficacité à la fois plus grande, plus souple et mieux adaptée aux nouvelles menaces, que la stratégie nucléaire. Apparaissent ainsi, entre autres, de nouveaux concepts comme la dissuasion cyber ou la dissuasion nanotechnologique
ROBOTISATION ET AUTONOMISATION.
La robotisation et l’autonomisation des systèmes d’armes et de commandement que leur apporte l’intelligence artificielle, si elle favorise la mise à distance du combattant et une augmentation de l’efficacité des armements conventionnels qui permet de disposer d’une dissuasion conventionnelle crédible, présentent en revanche le risque d’un abaissement du seuil d’un conflit et aussi un risque d’automatisation de la décision d’engagement de frappes nucléaires. Enfin, l’accélération du rythme des développements technologiques et leur impact sur l’espace stratégique s’accordent mal avec la rigidité des programmes d’armement nucléaires. Ceux-ci engagent les forces aux plans financier et opérationnel sur plus de cinquante ans. Qui peut prédire ce que sera le paysage stratégique à la fin du siècle ?
STRATÉGIE NUCLÉAIRE.
En définitive, l’irruption des nouvelles technologies met en évidence le nouveau paradoxe de la stratégie nucléaire. D’une part, dans le cadre d’un espace stratégique complexe, mouvant, confus, elle devient contournable, vulnérable et perd ainsi sa légitimité et sa crédibilité, car ces nouvelles technologies intégrées dans une stratégie globale peuvent constituer une alternative, voire un substitut, à la dissuasion nucléaire. D’autre part, elle devient plus dangereuse car la perte de confiance dans son efficacité et sa vulnérabilité peuvent constituer une invitation à une première frappe nucléaire, à des frappes préemptives, et le surcroît d’efficacité que peuvent lui apporter ces technologies comme la miniaturisation de charges nucléaires grâce aux nanotechnologies pourrait abaisser le seuil d’emploi de ces armes. La dissuasion nucléaire, qui est stricto-sensu une stratégie de terreur nucléaire, mais reposant sur l’impossibilité de la guerre nucléaire, donc sur le non-emploi, deviendrait alors une stratégie de persuasion pour laquelle l’emploi de l’arme nucléaire est possible, avec tous les risques d’escalade que cela comporte. Elle s’avère d’autant plus dangereuse que l’apparition de nouveaux acteurs favorisée par le développement des technologies émergentes a pour conséquence une course accélérée à des systèmes d’armes dont les performances concurrencent en termes d’efficacité et de crédibilité les armes nucléaires, augmentant de ce fait le risque de frappes nucléaires préventives.
Dans ces conditions, la raison et la lucidité voudraient que l’arme nucléaire perdant sa pertinence, soit abandonnée comme d’autres technologies devenues obsolètes, comme l’atteste l’histoire scientifique et guerrière de l’humanité. Mais le prestige que confère, à tort ou à raison, dans l’imaginaire sécuritaire cette arme symbole de puissance et de souveraineté, ne peut être effacé d’un trait de plume et conduit à l’intégrer sous la forme d’une dissuasion minimale, dans une stratégie globale où les nouvelles technologies disruptives qui vont façonner l’espace stratégique et la guerre du futur devraient devenir prépondérantes, dans leurs aspects conceptuels, scientifiques, industriels et militaires.
ÉQUILIBRE STRATÉGIQUE.
L’équilibre stratégique du monde à venir dépend du développement très rapide de ces nouvelles technologies dont les applications ouvrent des perspectives vertigineuses dans tous les domaines. Mais ce développement doit être maîtrisé, car ses possibilités soulèvent des questions éthiques, sociétales et sécuritaires et il doit s’inscrire dans le cadre d’un concept de sécurité humaine globale.