Encore sur l’Afghanistan… et sur l’attitude de la France

Quand le Conseil de sécurité veut « faciliter » l’aide humanitaire pour le peuple afghan… La vérité sur la résolution No 2615(2021) et sur l’attitude de la France. 23 décembre 2021

La presse nous informe que le Conseil de sécurité de l’ONU, le 22 décembre, a adopté à l’unanimité une résolution – No 2615(2021) – facilitant l’aide humanitaire à l’Afghanistan. Il faudrait croire, alors, que maintenant tout va bien pour ce pays. Pourtant, toutes les grandes ONG internationales nous disent qu’il est au bord de l’effondrement économique et social, que le peuple afghan traverse une crise alimentaire et sanitaire majeure. Cette crise a pris une dimension structurelle. Elle met la vie de centaines de milliers d’enfants en péril dans un contexte terrible où la famine se développe, où le système de santé est en train de craquer…

Non, rien n’est réglé en Afghanistan. Et les informations qui nous sont données quant à cette résolution, sont partielles voire partiales.

Ce qu’il faut savoir :

1- Cette résolution 2615(2021) qui facilite l’arrivée de l’aide humanitaire (c’est une très bonne chose) ne lève pas la globalité des sanctions et ne supprime pas la précédente résolution du 17 décembre qui les impose.

2- Les Talibans ont accueilli favorablement cette résolution 2615(2021) du 22 décembre parce qu’elle accorde des exemptions aux sanctions. La situation est tellement grave qu’ils ne peuvent guère faire autrement, même si l’avancée reste limitée. Ils sont demandeurs. Ils ont d’ailleurs autorisé (sinon suscité), le 21 décembre à Kaboul, une manifestation demandant le dégel des avoirs afghans à l’étranger. Cette réaction des Talibans donne raison au Secrétaire général de l’ONU qui a plaidé pour que l’aide puisse servir de moyen de pression sur les Talibans, afin d’obliger ceux-ci à s’engager dans le respect des droits humains. Le Secrétaire général de l’ONU a cherché a enclencher des processus pour ouvrir des issues, alors que le Conseil de sécurité a d’abord opté pour un blocage total.

3- La résolution qui accorde ces exemptions a été âprement négociée, sous coordination américaine, entre les principales puissances membres permanents du Conseil. La Chine et la Russie ont poussé afin de ne pas limiter l’accès du peuple afghan à l’aide humanitaire. Avec l’Inde, la France a fait exactement l’inverse. Elle a adopté une attitude de fermeture très dure dans le droit fil de ce qu’elle a fait précédemment. Les États-Unis ont imposé un compromis pour pouvoir aboutir à un résultat.

4- L’attitude de la France est en question. Lors de l’adoption de cette résolution 2615(2021) la représentante de la France (Mme Sheraz Gasri) a donné plusieurs « précisions » dans son explication de vote. Il vaut la peine de s’y attarder. La France estime ainsi que c’est une « erreur » d’avoir élargi de 6 mois (proposition française) à 1 an la limite de temps (ou de durée) affectée aux exemptions à vocation humanitaire. Comme si les acteurs de l’humanitaire pouvaient gérer les processus complexes de l’aide dans des périodes si courtes… Mais surtout, la représentante de la France a souligné ceci : « Enfin, je tiens à préciser que cette exemption humanitaire exclut les activités de développement. Elle couvre exclusivement l’assistance humanitaire et les autres activités soutenant les besoins humains de base. Les Talibans, qui portent la responsabilité de la détérioration de cette situation humanitaire et du risque économique du pays, ne sauraient bénéficier de soutiens budgétaires directs ».

Cette « explication » est fallacieuse. Ce sont essentiellement les sanctions qui ont conduit le pays au bord du précipice. Les difficultés existantes issues de 40 années de guerre, qui ont produit les Talibans et les djihadistes, se sont transformées en effondrement économique et social et en crise globale majeure. Ce que dit la représentante française est aussi incompréhensible parce qu’il y a, à la clé, la volonté explicite de limiter l’aide à l’urgence et aux besoins de base dont la satisfaction (absolument nécessaire) ne permettra pas d’enclencher des processus de développement plus durables et plus structurels… tout aussi indispensables pour sortir le peuple afghan du désastre actuel. Enfin, cette limite aux formes d’aides est inacceptable car elle pourra servir à légitimer une poursuite des sanctions du FMI et de la Banque mondiale. Au final, le peuple afghan sera très partiellement soulagé, mais toujours financièrement étranglé.

Dans cette grave affaire qui concerne un pays de 40 millions d’habitants et un peuple dans une situation de catastrophe sociale, l’attitude française s’est révélée particulièrement scandaleuse. Je publie ci-dessous un rapport du Conseil de sécurité (traduction adaptée de Google) qui montre comment se sont déroulées les négociations préalables à l’adoption de la résolution 2615(2021). Ce texte est très éloquent et accusateur quant aux choix politiques des uns et des autres.

La France se dit favorable au multilatéralisme, et ne cesse de se référer à l’ONU, mais elle montre ici le peu de cas qu’elle fait de l’action juste du Secrétaire général des Nations-Unies et des valeurs de solidarité qui devraient s’imposer. Remarquons que l’on peut constater cette même attitude française de fermeture quant à d’autres problématiques, la question de Palestine par exemple. La politique étrangère de la France, de plus en plus ultralibérale et fondée sur les paradigmes de la force et de la puissance, est sérieusement en question.

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Voici un rapport du Conseil de Sécurité explicitant les négociations ayant porté sur la résolution No 2615(2021) facilitant l’aide humanitaire à l’Afghanistan.

« What’s In Blue » – Security Council Report

Ce que veut dire « what’s in blue » : lorsque le Conseil de sécurité approche de la dernière étape de la négociation d’un projet de résolution, le texte est imprimé en bleu. What’s In Blue est une série d’informations sur l’évolution des actions du Conseil de sécurité conçues pour aider les lecteurs intéressés de l’ONU à se tenir au courant de ce qui pourrait bientôt être « en bleu »…

« Afghanistan : Vote sur la résolution de 1988 sur les sanctions »

Publié mardi 21 décembre 2021

« Demain matin (22 décembre), le Conseil de sécurité devrait voter sur un projet de résolution sur le régime 1988 de sanctions en Afghanistan, qui traite de la fourniture d’une aide humanitaire à l’Afghanistan.

Le projet de texte en bleu détermine que « l’assistance humanitaire et d’autres activités qui répondent aux besoins humains fondamentaux en Afghanistan » ne constitueront pas une violation du paragraphe 1 (a) de la résolution 2255 du 22 décembre 2015, qui interdit la fourniture de fonds, d’actifs financiers, ou des ressources économiques à des personnes inscrites sous le régime 1988 de sanctions visant l’Afghanistan. Il indique l’intention du Conseil de « réexaminer la mise en œuvre de cette disposition après une période d’un an ». Le projet de résolution en bleu demande également au Coordonnateur des secours d’urgence d’OCHA (Bureau de coordination des affaires humanitaires) d’informer le Conseil de sécurité tous les six mois sur l’acheminement de l’aide humanitaire à l’Afghanistan, y compris sur les versements de fonds à des personnes ou entités désignées, sur les détournements de fonds par ces personnes et entités, et sur les obstacles à l’octroi de l’aide.

Contexte

À la suite de la prise du pouvoir par les talibans, plusieurs personnes désignées sur la liste des sanctions 1988 sont désormais responsables de ministères de facto ou bien d’autres entités gouvernementales de facto avec lesquelles les organisations humanitaires ont régulièrement des transactions. Une importante incertitude, quant à la conformité de ces transactions avec le régime de sanctions 1988, a entraîné des difficultés opérationnelles pour les organisations humanitaires qui fournissent une aide à la population afghane, notamment en empêchant leur accès aux financements des donateurs.

Plusieurs interlocuteurs ont régulièrement fait savoir au Conseil qu’il était urgent de remédier à la situation humanitaire désastreuse en Afghanistan. Le dernier rapport sur la classification intégrée de la phase de sécurité alimentaire (IPC) sur l’Afghanistan, qui a été publié le 25 octobre, a averti que 22,8 millions d’Afghans seront confrontés à des niveaux de crise ou d’urgence d’une insécurité alimentaire aiguë entre novembre 2021 et mars 2022, soit une augmentation de 35 pour cent par rapport à la même période de l’année précédente. Le 13 septembre, le Secrétaire général a lancé un appel rapide (flash appeal ») demandant 606 millions de dollars pour la fourniture d’une aide humanitaire à 11 millions d’Afghans dans plusieurs secteurs différents, notamment la sécurité alimentaire et l’agriculture, l’éducation en situations d’urgence, l’eau, l’assainissement et l’hygiène, la santé, la nutrition, et la protection.

Le 22 novembre l’Afghanistan Inter-Cluster Coordination Team Real-Time Response Overview d’OCHA (rapport de situation produit par l’OCHA en relation avec les acteurs humanitaires) , qui vise à fournir un résumé des activités humanitaires menées dans chacun des secteurs identifiés dans l’appel rapide du Secrétaire général, appelle à l’exclusion « des transactions et autres activités requis pour les opérations humanitaires… du champ d’application des régimes de sanctions pour permettre aux activités humanitaires de se poursuivre sans entrave ». Dans un exposé présenté au Comité des sanctions 1988 le 30 novembre, des représentants d’OCHA, du Programme alimentaire mondial (PAM) et du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ont apparemment donné un aperçu détaillé des difficultés rencontrées par les organisations humanitaires en Afghanistan en raison des obligations imposées par le régime 1988 de sanctions.

Négociations

Les négociations sur le projet de résolution qui a été proposé par les États-Unis – le « porte-plume » sur le dossier des sanctions contre l’Afghanistan – ont été apparemment difficiles. Il semble que la Chine se soit interrogée sur la nécessité même d’une résolution, et a suggéré qu’une note d’orientation technique du Comité des sanctions 1988 contre l’Afghanistan, ou une déclaration présidentielle du Conseil de sécurité confirmant que les sanctions 1988 ne s’appliquent pas aux activités humanitaires, pourraient être plus appropriées. La Russie a apparemment soutenu la position de la Chine. En outre, de fortes divisions sont apparues au cours des négociations entre les membres favorables à ce que les dispositions de la résolution s’inscrivent dans une courte limite de temps et à des exigences de contrôle plus strictes – comme la France et l’Inde -, et ceux qui ne voulaient pas d’un délai fixe concernant les dispositions de la résolution, comme la Chine et la Russie.

Les États-Unis ont fait circuler l’avant-projet de résolution le 3 décembre et ont convoqué un premier cycle de négociations le 6 décembre. Un projet amendé a été distribué avant le deuxième cycle de négociations, qui a eu lieu le 8 décembre. Les États-Unis ont ensuite placé un projet révisé sous silence le 10 décembre, jusqu’au 13 décembre. Le silence a été brisé par la Chine, la France, l’Inde et la Russie. Les États-Unis ont mené des négociations bilatérales avec la Chine et la Russie et ont convoqué un nouveau cycle de négociations avec tous les membres du Conseil vendredi 17 décembre. Un projet amendé, qui répondait apparemment à certaines des préoccupations de la Chine et de la Russie, a été mis sous silence samedi (18 décembre) jusqu’à hier (20 décembre). Le silence a été brisé par la Chine, la France, le Royaume-Uni et la Russie. Les États-Unis ont ensuite placé un projet révisé, qui répondait apparemment à certaines des préoccupations exprimées par la France et le Royaume-Uni, en bleu aujourd’hui (21 décembre) vers 17 h 00 HNE (heure normale de l’Est). Ce projet était apparemment inacceptable pour la Chine, et après de nouvelles négociations bilatérales, les États-Unis ont mis un projet révisé en bleu, qui incorporait la proposition de la Chine, vers 18 heures HNE.

Il semble que l’un des principaux désaccords au cours des négociations ait porté sur le délai d’exemption. L’avant-projet du texte imposait apparemment un délai de neuf mois. Certains membres, tels que la Chine et la Russie, ont fait valoir que l’exemption ne devrait pas être soumise à une limite de temps, affirmant qu’une restriction temporelle n’offrirait pas la prévisibilité et la flexibilité dont les organisations humanitaires ont besoin pour fonctionner efficacement. Ces membres ont également exprimé l’avis que si le Conseil décidait d’imposer un délai, une période de 12 mois serait plus appropriée. D’autres membres, dont la France, l’Estonie, l’Inde et le Royaume-Uni, ont plaidé pour un délai plus court de six mois. Ces membres ont soutenu que le Conseil devrait revoir l’exemption dans un délai plus court en raison de la nature dynamique de la situation sur le terrain. Un projet de résolution qui a été mis en bleu par les États-Unis aujourd’hui (21 décembre) à 17 h 00 HNE a établi une limite de 12 mois pour l’exemption. Cependant, cela était apparemment inacceptable pour la Chine et après de nouvelles négociations bilatérales, un nouveau projet a été mis en bleu par les États-Unis environ une heure plus tard. Ce projet, qui sera voté demain, ne fixe pas de limite de temps à l’exemption. Il contient un libellé supplémentaire indiquant que le Conseil « examinera la mise en œuvre de cette disposition après une période d’un an ».

Il semble que la fréquence de l’exigence de rapport sur la fourniture d’aide humanitaire par les agences humanitaires a été un autre sujet de discussion au cours des négociations. L’avant-projet demandait au Coordonnateur des secours d’urgence d’informer le Conseil dans les 60 jours et de fournir un rapport écrit tous les 60 jours jusqu’à l’expiration de la résolution. Une autre itération du projet de texte a demandé à OCHA de fournir un compte rendu distinct et plus détaillé au Comité des sanctions 1988, en plus de son rapport au Conseil.

Il semble que certains membres du Conseil ont fait valoir qu’une surveillance stricte est nécessaire car les fonds humanitaires pourraient être détournés vers des groupes terroristes. Il semble que ces membres du Conseil voulaient également s’assurer que des exigences de déclaration obligatoires soient imposées aux organisations humanitaires non onusiennes invoquant l’exemption. D’autres membres se sont opposés à ces exigences de déclaration au motif qu’elles créent une charge excessive pour les organisations humanitaires. Dans un compromis apparent, il a été décidé que l’OCHA assumerait la responsabilité principale de faire rapport sur l’aide humanitaire en Afghanistan durant le temps de l’exemption. De plus, il semble que le délai de présentation de ces rapports ait été prolongé pour répondre aux préoccupations des membres du Conseil qui soutenaient que les exigences en matière de rapport étaient trop onéreuses.

Le langage relatif aux droits de l’homme fut apparemment un autre sujet de discussion au cours des négociations. Le projet de texte en bleu comprend un paragraphe opérationnel qui appelle toutes les parties à respecter les droits humains de « tous les individus, y compris les femmes, les enfants et les personnes appartenant à des minorités, et à se conformer à leurs obligations applicables en vertu du droit international humanitaire ». Il exige en outre que toutes les parties autorisent un accès humanitaire sans entrave pour « le personnel des agences humanitaires des Nations Unies et d’autres acteurs humanitaires, sans distinction de sexe ». Cette disposition a été fortement soutenue par plusieurs membres du Conseil, dont des membres européens du Conseil et le Mexique. Cependant, d’autres membres ont apparemment soutenu que ce langage pourrait politiser la fourniture d’aide humanitaire. Malgré les objections de ces membres, la formule a été retenue dans le projet de texte en bleu.

Il semble qu’au cours des négociations, la Chine et la Russie aient soutenu que l’exemption devrait inclure l’aide humanitaire bilatérale. Par conséquent, une itération du projet de résolution spécifiait apparemment que les « États membres » étaient inclus dans le champ d’application de l’exemption pour tenir compte de cette proposition. Cependant, cette formulation n’a finalement pas été retenue dans le projet de texte en bleu. Il semble que d’autres membres aient estimé que la référence du texte à « l’assistance humanitaire et d’autres activités qui soutiennent les besoins humains fondamentaux » englobe toutes les dispositions d’aide pertinentes, y compris celle fournie par les États membres.

Une proposition des États-Unis d’inclure une disposition permettant au Comité des sanctions 1988 d’exempter au cas par cas l’aide au développement à l’Afghanistan était apparemment inacceptable pour les autres membres et n’a pas été retenue. Il semble que les États-Unis aient soutenu que certaines aides au développement qui peuvent faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire en Afghanistan, comme l’aide à la réparation des plaques tournantes des transports, devraient également être exemptées des obligations imposées par le régime de sanctions de 1988. Cependant, certains membres ont estimé que cette disposition pourrait élargir la portée de la résolution trop loin au-delà de la fourniture d’aide humanitaire et elle n’a pas été incluse dans le projet de texte en bleu. »

Afghanistan : c’est un peuple qu’on assassine.

Depuis des semaines, des informations et des alertes insistantes se multiplient quant à l’exacerbation inquiétante, en Afghanistan, d’une crise humanitaire, sociale, économique et financière… en réalité une crise brutale et globale. Un véritable désastre humain et social d’une ampleur inédite est en train de détruire ce pays. Le peuple afghan en paie le prix. Certes, les difficultés afghanes ne datent pas d’aujourd’hui. Mais ce qui se passe actuellement n’est pas seulement la continuité d’un lourd passé de guerres. Le retour des Talibans au pouvoir fait évidemment naître de nouveaux problèmes touchant à l’essentiel, en particulier aux droits sociaux, aux droits humains, notamment pour les femmes et pour les filles, touchant au carcan idéologique et à la violence répressive, arbitraire et souvent cruelle des Talibans… (1). Le présent et l’avenir du pays sont sérieusement mis en question par ce très problématique pouvoir de facto, lui-même produit direct de la guerre.

Dans un rapport à l’Assemblée générale et au Conseil de sécurité, Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, souligne que « des défis qui se chevauchent, y compris la sécheresse, l’intensification des conflits entraînant de nouveaux déplacements et une troisième vague de pandémie de Covid-19, ont laissé près de la moitié de la population afghane en détresse humanitaire en 2021 » (2). Il est vrai que plus de 4 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays, et beaucoup peinent à résister dans des conditions de détresse. Dans ce même rapport, le Secrétaire général souligne que les populations afghanes « sont peut-être confrontées à leur heure la plus périlleuse ». L’Afghanistan est au bord du précipice.

On aurait du mal à se représenter les réalités quotidiennes vécues par le peuple afghan si les chiffres annoncés par l’ONU et par certaines ONG n’étaient pas suffisamment éloquents pour donner une idée des conditions de vie, ou plutôt de survie endurées par ce peuple. L’ONU a déclaré, en octobre 2021, que 18 millions d’habitants (sur une population d’environ 40 millions) sont menacés par la crise humanitaire. Sans nourriture, sans emploi, sans protection de leurs droits essentiels… Seuls 5 % des ménages ont assez à manger chaque jour, et plus de la moitié des enfants et des moins de 5 ans souffrent de malnutrition aiguë. Un rapport du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), publié le 9 septembre, a révélé que 97 % des Afghans pourraient tomber sous le seuil de pauvreté d’ici à la mi-2022.

Pour l’Agence FIDES (organe d’information lié au Vatican), c’est 23 millions de personnes qui ont un besoin urgent de nourriture, « ce qui pourraient entraîner la mort d’un million d’enfants à la fin de cet hiver » (3). Le Haut commissariat aux réfugiés de l’ONU précise que « de nombreuses mères ont du mal à allaiter leur enfant parce qu’elle sont elles-mêmes sous-alimentées » (4). Avec la pauvreté extrême, la mendicité, le recul drastique de la scolarité, le travail des enfants se développe. Ainsi que les mariages d’enfants, et même des ventes d’enfants… Deborah Lyons, Représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU pour l’Afghanistan et Chef de la Mission d’assistance des Nations-Unies en Afghanistan (MANUA), parle d’une « catastrophe humanitaire ». Ce que montre toute l’évolution dramatique actuelle, avec notamment l’effondrement critique des services de santé, de l’alimentation, des services sociaux existants… Dans un tel contexte, les maladies potentiellement mortelles s’accroissent, l’environnement se dégrade fortement, en particulier à Kaboul avec la pollution de la rivière qui traverse la ville. Selon l’UNICEF, huit Afghans sur dix boivent de l’eau contaminée par des bactéries (5).

Devant le Conseil de sécurité, Deborah Lyons décrit la situation avec réalisme (6). Elle ne cache pas l’extrême gravité de ce qui est en train de se passer. Et puis, avec beaucoup de pertinence, elle pose une juste question : « la nouvelle réalité est que la vie de millions d’afghans dépendra de la façon dont les Talibans choisiront de gouverner. Mais nous devons aussi nous demander : que pouvons-nous faire et que devons-nous faire ? Les réponses que j’ai pour vous ne sont pas agréables… ». Dans ce rapport introductif Mme Lyons soulève très opportunément la question décisive des sanctions. Nous sommes alors le 9 septembre 2021.

On sait qu’il y a les sanctions internationales votées à l’ONU et dites « ciblées » ou ad hominem. Ce régime de sanctions est en application depuis des années contre les personnes et les entités désignées comme Talibans. Certaines visent aujourd’hui le Premier ministre du gouvernement taliban, deux vice-Premiers ministres et le Ministre des affaires étrangères. A l’évidence, ces sanctions pèsent sur la gestion économique du pays.« Vous devez décider – dit alors la représentante spéciale devant le Conseil – des mesures à prendre concernant la liste des sanctions et leur impact sur notre engagement futur ». Elle ajoute immédiatement : « la résolution de cette crise ne peut pas attendre les décisions politiques concernant la levée des sanctions. Des millions d’Afghans ordinaires ont désespéramment besoin d’aide »… Deborah Lyons dit ici clairement que les sanctions internationales votées à l’ONU doivent être levées dans l’urgence.

Les questions pertinentes de Madame Deborah Lyons

Deborah Lyons soulève le problème d’autres sanctions « ciblées » qui sont décidées par certains États. Elle pointe aussi « les milliards d’avoirs et de fonds ayant été gelés afin de peser sur l’administration talibane ». Les États-Unis ont effectivement verrouillé environ 9,5 milliards de dollars d’actifs appartenant à la Banque centrale afghane. Quant à l’Union européenne, elle s’est alignée en retirant 1,2 milliard d’euros correspondant à une aide d’urgence et au développement prévue pour la période 2021-2025. Une aide destinée aux secteurs de la santé, de l’agriculture et du maintien de l’ordre. Selon Amnesty International, le retrait de l’Union européenne a précipité la fermeture immédiate d’au moins 2000 centres de soins (7).

Enfin, la Banque mondiale et le FMI ont eux aussi immédiatement gelé des fonds initialement prévus pour l’Afghanistan. Le FMI a annoncé le 18 août 2021 avoir suspendu l’accès de Kaboul à ses ressources financières, et avoir bloqué environ 450 millions de dollars de réserves monétaires prévues pour ce pays. La Banque mondiale a fait de même, mais elle a récemment notifié une aide humanitaire de 250 millions de dollars. Il reste que les aides internationales représentent 43 % du PIB afghan, et environ 75 % de ses dépenses publiques. Il faudra donc un engagement des États et des institutions financières d’une tout autre dimension. Enfin, grâce à une grande conférence ministérielle internationale organisée à Genève par le Secrétaire général des Nations-Unies, 1 milliard de promesses de dons humanitaires ont été réunies le 13 septembre dernier. On verra ce qu’il en adviendra…

Deborah Lyons souligne l’effet inévitable de ce qui, dans la réalité, constitue une politique de blocage financier complet et de refus d’assistance : « un grave ralentissement économique qui pourrait plonger des millions de personnes dans la pauvreté et la faim, générer une vague massive de réfugiés afghans et, dans les faits, contribuer à faire reculer l’Afghanistan pour des générations ». Dans ce contexte, les banques privées n’ont plus de liquidités à distribuer. En conséquence, « même les Afghans possédant des actifs ne peuvent y accéder ». Deborah Lyons explique enfin que l’Afghanistan étant fortement tributaire des importations, ce pays sera dans l’incapacité de financer ses besoins en nourriture, médicaments, carburant, électricité… « Un modus vivendi doit être trouvé, et rapidement, qui permette à l’argent d’affluer vers l’Afghanistan pour éviter un effondrement total de l’économie et de l’ordre social », dit encore la Représentante spéciale du Secrétaire général.

On comprend aisément l’enjeu. Pour éviter l’effondrement total, les principales puissances impliquées (États-Unis et Union européenne en particulier. La Chine et la Russie ayant un positionnement sensiblement différent) doivent résolument changer de trajectoire politique : ouvrir un dialogue concret et déterminé avec le gouvernement des Talibans, lever immédiatement l’ensemble des sanctions, augmenter les aides humanitaires rapidement, de façon inconditionnelle, et bien au-delà de se qui se fait actuellement, faciliter l’instauration d’un climat politique minimum pour que l’ONU et les ONG puissent faire leur travail. Antonio Guterres a d’ailleurs rappelé que l’aide humanitaire peut être un moyen de faire pression sur les décisions des Talibans afin d’aider au respect des droits humains, « en tirant avantage de cette aide humanitaire pour pousser à la mise en œuvre de ces droits ». Les Talibans ont d’ailleurs besoin d’une respectabilité afin d’obtenir l’aide internationale nécessaire. Bref, l’appel des Nations-Unies et de son Secrétaire général est très clair : il y a urgence à prendre des décisions sérieuses pour enrayer immédiatement les conséquences dévastatrices de la politique actuelle de sanctions. Celles-ci doivent être levées.

Pourtant, le 17 décembre dernier, tout en se prévalent de « la paix, la stabilité et la sécurité en Afghanistan », le Conseil de sécurité, dédaignant totalement l’urgence sociale, a décidé à l’unanimité, donc avec l’appui de la France (8), de reconduire le régime de sanctions. Nul ne peut prétendre qu’à cette date du 17 décembre les membres du Conseil n’étaient pas suffisamment informés sur les réalités de la catastrophe en cours en Afghanistan. C’est un choix. Un choix inacceptable et irresponsable.

Au retour d’une visite de six jours en Afghanistan, le Directeur des opérations du Comité international de la Croix Rouge (CICR), Dominik Stillhart s’indigne. Avec véhémence, il dit : « je suis hors de moi. En regardant ces photos d’enfants afghans squelettiques depuis l’étranger, on ne peut qu’éprouver un sentiment d’horreur bien compréhensible. Mais quand vous vous trouvez dans le service pédiatrique du plus grand hôpital de Kandahar, et que vous plongez votre regard dans les yeux vides d’enfants affamés, entourés de leurs parents désespérés,c’est la colère qui prédomine » (9). Avec force, ce directeur du CICR lui aussi dénonce les sanctions qui « ruinent l’économie et entravent également l’aide bilatérale ».

On se demande combien de temps faudra-t-il encore attendre pour que la dignité humaine et le respect du peuple afghan finissent par l’emporter. Et comment ne pas comprendre que ce choix injustifiable de proroger les sanctions va conforter l’argument des djihadistes et favoriser le terrorisme. Il est donc indispensable, dès maintenant, de lever ces sanctions. Et de contribuer ainsi à susciter un espoir dans cet État déliquescent, dans ce pays profondément déstabilisé, cette société brutalisée par 40 années de guerres, d’occupations et d’ingérences étrangères.

Le choix de la prorogation des sanctions constitue, à l’évidence, une sorte de scandaleux blanc-seing pour l’ensemble des gouvernements et des institutions financières : peu importe le désastre humain et social en cours pourvu que l’on puisse étouffer l’économie afghane et le régime taliban, et ainsi, malgré la débâcle américaine et occidentale, continuer à dicter les choix à faire et la voie à suivre dans l’ordre international. Et rendre plus difficile les engagements russes et chinois dans ce pays (10)… Le cynisme atteint des sommets. Les logiques de puissance ne connaissent ni les droits humains, ni le multilatéralisme porté par les Nations-Unies. Et encore moins l’exigence d’éthique en politique. L’indécence culmine. C’est un peuple qu’on assassine.

Des enfants vont donc mourir. Le peuple afghan, seul, va continuer à payer cette irresponsabilité fondamentale. Certains l’auront décidé. D’autres auront laisser faire… Les plus hypocrites se font discrets ou se taisent alors que la catastrophe humaine est déjà là. C’est l’attitude officielle de la France. Honte sur vous. (20 12 2021)

1) Voir par exemple « Afghanistan. Reportage à la prison de Kandahar, où s’applique la charia version taliban », Pierre Barbancey, L’Humanité, 15 décembre 2021. https://www.humanite.fr/monde/afghanistan/afghanistan-reportage-la-prison-de-kandahar-ou-sapplique-la-charia-version

2) « The situation in Afghanistan and its implications for international peace and security », Report of the Secretary General, General Assembly / Security Council, 2 September 2021. https://unama.unmissions.org/sites/default/files/sg_report_on_afghanistan_september_2021.pdf

3) « Sans aide étrangère, la situation sociale risque de dégénérer en conflit civil et en catastrophe humanitaire », FIDES, 17 novembre 2021. http://www.fides.org/fr/news/71326-ASIE_AFGHANISTAN_Une_crise_alimentaire_grave_23_millions_de_personnes_dans_le_besoin

4) « L’Afghanistan au bord du gouffre », UNHCR, 2 décembre 2021. https://www.unhcr.org/spotlight/fr/2021/12/lafghanistan-au-bord-du-gouffre/

5) « En Afghanistan, la malnutrition menace les enfants en silence », UNICEF, 8 décembre 2021. https://www.unicef.fr/article/en-afghanistan-la-malnutrition-menace-les-enfants-en-silence

6) « Exposé de la représentante spéciale Deborah Lyons au Conseil de sécurité », New York, 9 septembre 2021. https://unama.unmissions.org/briefing-special-representative-deborah-lyons-security-council-5

7) « Afghanistan. Il faut permettre l’accès à des fonds afin d’éviter une catastrophe humanitaire », Amnesty International, 23 novembre 2021. https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2021/11/afghanistan-country-must-have-access-to-funds-to-avoid-humanitarian-disaster/

8) Voir « Les sanctions sont un outil essentiel du Conseil de sécurité », Intervention de Mme Sheraz Gasri, coordinatrice politique de la France auprès des Nations-Unies au Conseil de sécurité, New York, 2 décembre 2021. Dans cette consternante intervention, la représentante de la France prétend que « ces sanctions ont prouvé leur efficacité et il convient de les préserver ». https://onu.delegfrance.org/terrorisme-les-sanctions-sont-un-outil-essentiel-du-conseil-de-securite

9) « Déclaration de Dominik Stillhart, directeur des opérations du Comité international de la Croix-Rouge à l’issue d’une visite de six jours en Afghanistan », CICR, 22 novembre 2021. https://www.icrc.org/fr/document/afghanistan-une-catastrophe-humanitaire-pourtant-evitable

10) Voir sur ce blog « Afghanistan : de quelle défaite parle-t-on ? », J.Fath, 23 août 2021. https://jacquesfath.international/

Emmanuel Macron sur TF1 : la question de l’anticipation et de la dissimulation.

Dans son entretien de deux heures, mercredi 15 décembre sur TF1, Emmanuel Macron aura bien profité de la complaisance qu’on lui a servie sur un plateau, et à domicile… si l’on peut dire. Bien des critiques ont ensuite souligné l’illégitimité de cette préemption politico-médiatique sur la campagne présidentielle. Au-delà de ce qui peut être considéré comme une sorte d’abus de position dominante, il y a aussi des questions de fond à soulever. Nombre d’entre elles ont déjà été posées. En voici une, parmi d’autres.

Au début de l’entretien, Emmanuel Macron traite longuement de la crise du coronavirus. Il insiste sur le fait que personne n’avait anticipé la pandémie. « On était complètement démunis (…) C’était une situation de guerre ». Je souligne à dessein son propos : personne n’a anticipé la pandémie… Ah bon ?.. Pourtant le risque pandémique n’avait absolument rien d’imprévisible. Il figure en toutes lettres aux chapitres des vulnérabilités et des menaces dans les Livres blancs Défense et Sécurité Nationale (LBDSN) de 2008 et 2013, et y compris dans la Revue stratégique de 2017 préfacée par … Emmanuel Macron. De plus, les pouvoirs publics disposent depuis octobre 2011 (soit maintenant 10 ans) d’un Plan national de prévention et de lutte contre les pandémies, qui figure sur le site du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) (1). Alors ?.. les grands textes stratégiques officiels… peut-on les dissimuler ainsi, de façon décomplexée, au préjudice de la vérité ? (2).

A la fin de l’entretien, E. Macron traite de la crise liée au mouvement des Gilets jaunes et des violences qui l’ont accompagnée. L’origine et les auteurs des violences font l’objet d’un débat sur lequel il ne s’exprime pas… Mais là encore, il dit : « personne n’a vu arriver une telle crise ». Ah bon ?.. Personne, vraiment ? Mais qui pourrait accepter une telle affirmation ? Depuis des années, nombreux sont les experts, les journalistes, les syndicalistes, les élus, et certains responsables politiques pour alerter sur l’aggravation des inégalités, sur les quartiers urbains en grave fracture sociale, sur l’urgence de réponses nécessaires, en particulier pour les couches populaires et notamment pour les plus pauvres. Il faut « faire revenir la République » dans les quartiers les plus en difficulté avait souligné Jean-Louis Borloo dans un rapport de 2018 sur les banlieues. Ce rapport contient un plan concernant 6 millions de Français, 1500 quartiers prioritaires, et il propose 5 milliards d’euros afin d’enrayer la dégradation de la situation. Ce rapport de JL Borloo (qui n’est pas un incurable gauchiste) fut quasi immédiatement enterré par … Emmanuel Macron. Alors, personne, vraiment… personne n’a pu voir arriver une telle crise ? (3)

Dans un ouvrage écrit en 2003 (4), le journaliste Alain Duhamel (qui lui non plus n’est pas un gauchiste) souligne « la banalisation de la violence, la contagion de la délinquance, la marée noire de l’insécurité. Il s’agit cette fois non plus d’une recrudescence de dérives individuelles, mais d’un fait social clairement identifiable ». Il ajoute : « cela ressemble de plus en plus à ce que les sociologues appellent l’anomie, la désagrégation lente d’une société dont les règles ne sont plus respectées ». Il précise encore que « l’histoire du progrès social menace de s’arrêter… ». Avec ce livre, Alain Duhamel, à sa façon, produit une sorte de réquisitoire quant à l’évolution, dans la durée, de notre société, de notre système social, mais aussi quant aux responsabilités, c’est à dire les politiques conduites à l’origine de cette anomie. Le mouvement des Gilets jaunes n’a rien d’une surprise.

Ces constats nous conduisent à quelques remarques. Le Président de la République dissimule ce qui l’arrange. Il s’est permis de faire comme si rien n’existaient : ni les informations, ni les analyses, ni les outils, y compris les plus officiels, permettant, à lui même comme aux plus grand nombre de personnes intéressées, de mesurer la réalité des crises et des risques de crises… Voilà qui est consternant et inacceptable. Nul ne peut dire, et surtout pas le Président de la République… on ne pouvait pas anticiper. Ce n’était pas prévisible. Sauf à vouloir désinformer les Français.

Tout cela en dit beaucoup sur la nature des politiques mises en œuvre, sur les conséquences du néolibéralisme, sur la crise et les impasses systémiques de capitalisme. Emmanuel Macron est bien le continuateur de l’ensemble des politiques ayant conduit aux crises d’aujourd’hui. Il a beau nous parler de révolution, les deux heures passées à nous raconter des histoires ne feront rien oublier. Certes, il dit « avoir appris des Français ». Ah bon ?.. Il est dommage, vraiment dommage, qu’il n’y ait pas, dans notre pays, une gauche forte et unie pour lui faire comprendre que les Français ont encore beaucoup de choses à lui apprendre.

1) « Plan national de prévention et de lutte pandémie grippale. Document d’aide à la préparation et à la décision », No 850, SGDSN, octobre 2011. https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Plan_Pandemie_Grippale_2011.pdf

2) Voir « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain », J. Fath, Éditions du Croquant, 2020, Introduction, pages 5 et suivantes.

3) « Vivre ensemble, vivre en grand. Pour une réconciliation nationale », Jean-Louis Borloo, présentation du rapport 26 avril 2018. https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/rapport-de-jean-louis-borloo-vivre-ensemble-vivre-en-grand-pour-une-reconciliation-nationale

4) « Le désarroi français », Alain Duhamel, Plon, 2003.

C’est bientôt Noël… j’ai reçu d’excellents biscuits à mon nom, avec le titre de mon dernier livre…

Une montée fasciste… réalité politique en France.

Jacques Fath. 8 décembre 2021

Je n’ai pas coutume de traiter des enjeux de politique intérieure. Mes attentions et mes compétences sont ailleurs. Mais j’ai eu la curiosité de regarder et surtout écouter avec attention, sur vidéo, le discours d’Eric Zemmour, dimanche 5 décembre 2021, à Villepinte. Son premier discours de candidat à l’élection présidentielle. Je veux ici formuler quelques réflexions après cet événement.

En quelque 50 années d’activités politiques diverses (surtout internationales) je crois avoir compris ce qu’est un discours d’extrême droite. Rien qu’en France la famille Le Pen nous a, en effet, diversement alimenté en la matière. Les forces de gauche ont pris l’habitude (si j’ose dire) de traiter la question politique et électorale du Front, puis du Rassemblement National afin que cette organisation, en dépit d’un contexte lui étant souvent favorable, puisse ne pas réaliser ses ambitions. Au prix d’impasses électorales, de compromis et de conséquences disons… problématiques.

Aujourd’hui la candidature de Zemmour à la présidentielle change la donne. Elle nous met devant une grave question. Non pas du fait du personnage en lui-même. En raison de ce qu’il cristallise autour de lui. En raison de ce qui le porte, et de ce qui le pousse dans une société française en crise profonde. Une société dans laquelle ne cessent de monter des thèses idéologiques ultra-réactionnaires. Avec des bienveillances et des complicités politiques très diverses.

Le discours de Zemmour à Villepinte est un discours de rhétorique, de contenus et dessein fasciste. En quelque 50 années d’activités politiques diverses je peux dire que n’ai jamais entendu une exhortation de cette nature, avec ce niveau de soutiens et de médiatisation complaisante et politicienne. Il ne s’agit pas seulement un discours d’extrême droite. On est loin, aussi, du populisme ou de l’expression dite anti-système… Nous sommes sortis de ces cadres-là. Je pense qu’il s’agit d’un projet encore plus menaçant. Un projet de liquidation des valeurs et des institutions telles qu’elles sont issues de la longue histoire de la France depuis la Révolution. Un dessein qui s’exprime avec une grande habileté et une sinistre démagogie. Il nourrit la haine et le racisme. Il vaut la peine d’y regarder d’un peu plus près.

Zemmour utilise trois paramètres : il joue sur les valeurs. Il instrumentalise l’histoire. Il prétend détenir un projet. Il affecte ne pas être fasciste, car nous utilisons, dit-il, «notre liberté à mettre des mots sur la réalité ». Une façon d’évacuer la question… Mais quels sont ses mots ?

Les valeurs de Zemmour sont celles d’un passé instrumentalisé qui nourrit et justifie les reculs de société les plus rétrogrades. Une France d’hier supposée « d’excellence », une sorte d’Éden perdu et indéfini, sert aujourd’hui de référence. Sans explications. C’est l’usage du nationalisme comme discours aux vertus magnétiques, qui fait quasiment rentrer des sympathisants en exaltation frénétique. Le mérite, l’effort, le respect, l’héritage… Zemmour associe le souvenir de sa mère avec l’amour de la France… Il est suffisamment malin pour ne pas scander « travail – famille – patrie »… mais tout ce qu’il dit nous y conduit.

L’histoire. C’est un aspect majeur de son discours. C’est d’abord l’histoire récente, celle de la deuxième partie du 20ème siècle. Il se réfère plusieurs fois à un passé de 30 à 40 ans. Il s’arrête à Pompidou, probablement pour éviter de citer De Gaulle qu’il a déjà essayé, si pauvrement, de mimer. Mais pourquoi s’attache-t-il aux 30 ou 40 dernières années ? L’enjeu, pour lui est de montrer qu’il est différent de toutes les autres personnalités présentes dans la mémoire des générations auxquelles il veut s’adresser. Il n’aurait donc rien à voir avec ceux qui ont précédemment dirigé la France. C’est « un temps révolu », dit-il. Il prétend alors être capable de ne pas « trahir » les électeurs, de refuser une « alternance de plus », de mettre à bas le système, afin de conduire une « reconquête », c’est à dire une « grande bataille pour la France ». Il accuse les précédents dirigeants d’avoir considéré le peuple « à jamais disparu »… mais, il le souligne : « à chaque fois nous sommes revenus »… Ce thème du « retour » est glaçant. Zemmour se permet, en quelque sorte, le langage d’une « révolution nationale ». Sans le spécifier, il reprend ainsi l’identification idéologique officielle du régime de Vichy sous l’occupation nazie. L’habileté des formules et du style ne parvient pas à cacher la vérité des références historiques et des intentions.

Ensuite, Zemmour s’empare de l’histoire de longue durée. Les formules sont multiples et variées. Chaque fois on comprend qu’il cherche à se donner de « l’épaisseur ». Comme s’il fallait nourrir la crédibilité du discours en s’inscrivant dans une histoire de longue durée qui serait en elle-même la garantie de la solidité et du sens des orientations politiques avancées. Avec une allusion à la Révolution et à Danton, il décline ce qu’il faut selon lui sauver : notre patrie, notre civilisation, notre culture, notre littérature, notre école, nos paysages… et notre peuple. C’est un « combat plus grand que nous » affirme-t-il. C’est une « reconquête » qu’il place au niveau historique. Il utilise à plaisir cette formule attribuée à Napoléon : « Impossible n’est pas français ». Il souligne que « notre existence en tant que peuple français n’est pas négociable. Notre survie en tant que nation française n’est pas soumise aux bons vouloirs des traités ou des juges européens ». Il se sert de l’histoire, il l’instrumentalise comme légitimation. Après avoir vilipendé les « idéologies hors sol » et le « néant » de Macron, celui qui « n’est personne »… Il ajoute alors : « nous remplacerons le vide par l’identité, le dérisoire par l’histoire ». La salle vibre à l’écoute de ses formules bien balancées. Des spectateurs nombreux et souvent endimanchés opinent fiévreusement du bonnet.

Enfin, Zemmour annonce un projet. Il en dira quelques mots. Ce qui frappe de prime abord c’est la misère des contenus. Sur le plan économique et social, ce qu’il prévoit s’inscrit dans une approche néolibérale. Avec quelques propositions comme la baisse des charges pour les (petits ) entrepreneurs, le rapprochement du salaire brut et du salaire net, la réindustrialisation, un « grand Ministère de l’industrie », la simplification administrative, la nécessité de privilégier les entreprises françaises dans les marchés publics… Rien que l’on ne connaisse déjà. En vérité, on se demande dans quelle cohérence politique et financière crédible il pourrait choisir un tel mode de gestion, tellement il fait bon marché (pas un mot) des contradictions béantes devant lesquelles il va se heurter. Il faudrait bien autre chose pour affronter et surmonter de façon créative les contraintes européennes, américaines et celles de la mondialisation. Il ne veut pas (re)connaître ce monde d’aujourd’hui et ses défis majeurs. Mais l’idéologie est rarement un obstacle aux affaires. Surtout dans un contexte de crise sociale et politique qui lui permettra de rencontrer les intérêts d’au moins une partie du patronat. Ces questions seront certainement un point déficient de ce qu’il appelle un « projet » qu’il dit vouloir décliner dans la suite de la campagne.

Il faut cependant remarquer une thématique transversale. Celle de la puissance.

Il dit vouloir que la France redevienne une grande puissance industrielle. Il dit aussi que la France doit sortir du déclassement et préserver son indépendance. Il aligne les engagements : sortir du commandement militaire de l’OTAN. Ne pas être les vassaux des USA, de l’OTAN, de l’UE. Parler à tout le monde, mais se méfier de toute géopolitique car celle-ci « n’est pas un long fleuve tranquille ». Il faut donc « renouer avec notre puissance pour les décennies suivantes », et que la France « retrouve son rang ». Tout cela, d’une façon ou d’une autre, a déjà été dit, proposé, explicité par la droite, le PS et par d’autres. On est ici dans le bocal doctrinal, le tronc commun partagé (même si c’est dans des formulations diverses) des discours stratégiques français et européen après le mandat Trump, après la crise des sous-marins avec Biden, avec les effets de la pandémie, avec les contradictions au sein de l’OTAN, avec les nouveaux et vrais risques de guerre, avec l’enjeu indopacifique et la confrontation sino-américaine… Lorsque la portée des questions soulevées devraient l’obliger de sortir, si peu que ce soit, de sa démagogie, Zemmour devient alors un candidat de médiocre expression. Mais les formulations qu’il a ainsi égrenées dans son discours ont rencontré l’assentiment de spectateurs chauffés à blanc par le nationalisme, et en mal de réponses crédibles face à la situation internationale. Zemmour essaye de présenter la puissance comme la réponse adaptée aux insécurités de notre temps. Mais l’affirmation de la puissance – comme le moment historique actuel nous le montre – n’a jamais été que le paramètre principal et le facteur d’aggravation des vulnérabilités et des insécurités internationales.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce discours et ce qu’il annonce. En particulier sur l’agressivité instantanée et la violence de type identitaire avec laquelle des militants anti-racistes ont été traités lors de ce meeting. Mais ce qui précède est suffisant pour pouvoir en tirer quelques conclusions politiques.

La candidature Zemmour est un fait. Il obtiendra sans doute ses 500 parrainages. Les sondages lui ont donné de hauts scores dont certains à 17 %, un court moment devant Marine Le Pen. Évidemment, rien est donné d’avance. Mais une leçon doit être tirée de cette situation très préoccupante. Le journaliste Jean-Michel Apathie dit sans ambage : à Villepinte, « j’ai vu un monstre ». J’ai vu, moi aussi, cette figure-là se dessiner dans le paysage politique français. Ma mère, maintenant centenaire, m’en a souvent parlé, alors qu’entre 18 et 22 ans elle a connu l’occupation nazie à Paris.

Gageons que Zemmour ne sera très probablement pas élu Président de la République. C’est en tous les cas ce que je crois, et ce que l’on peut espérer… Mais on voit donc qu’un courant fasciste se développe dans notre pays. Une montée fasciste est maintenant une réalité en France. Et ce courant va se structurer. Cela dans un contexte où, globalement, l’extrême droite, le courant fasciste, et une droite (y compris celle de Macron), largement radicalisée ou « ciottisée », représentent ensemble entre les deux tiers et les trois quarts de l’électorat…

Cette montée fasciste dans un tel champ politique doit sonner comme une alarme. C’est cela qui change la donne politique dans notre pays. Pour les formations se réclamant de la gauche – une gauche aujourd’hui sans dynamique – l’enjeu est donc désormais différent. Peut-on laisser sans réponse la réalité de cette montée fasciste ? L’exigence est donc à la construction d’un front large et ouvert qui rassemble et qui se donne du souffle. Un front large progressiste et anti-fasciste. Non pas avec le but unique et ultime de gagner la présidentielle. Mais d’abord pour provoquer un sursaut. D’abord, avec une forte ambition pour l’avenir. Il faut commencer maintenant en saisissant le moment électoral déterminant de la présidentielle pour rechercher l’unité et les logiciels communs indispensables. Construire un futur différent pour la France, cela peut et doit commencer maintenant. Avec l’ensemble des organisations politiques et sociales pouvant y trouver une nouvelle énergie collective. Et c’est cela, précisément, qui peut aussi redonner de l’ambition pour la présidentielle. Pourquoi les partis de la gauche continueraient-ils obstinément à refuser d’ouvrir une telle perspective ?