
Quand le Conseil de sécurité veut « faciliter » l’aide humanitaire pour le peuple afghan… La vérité sur la résolution No 2615(2021) et sur l’attitude de la France. 23 décembre 2021
La presse nous informe que le Conseil de sécurité de l’ONU, le 22 décembre, a adopté à l’unanimité une résolution – No 2615(2021) – facilitant l’aide humanitaire à l’Afghanistan. Il faudrait croire, alors, que maintenant tout va bien pour ce pays. Pourtant, toutes les grandes ONG internationales nous disent qu’il est au bord de l’effondrement économique et social, que le peuple afghan traverse une crise alimentaire et sanitaire majeure. Cette crise a pris une dimension structurelle. Elle met la vie de centaines de milliers d’enfants en péril dans un contexte terrible où la famine se développe, où le système de santé est en train de craquer…
Non, rien n’est réglé en Afghanistan. Et les informations qui nous sont données quant à cette résolution, sont partielles voire partiales.
Ce qu’il faut savoir :
1- Cette résolution 2615(2021) qui facilite l’arrivée de l’aide humanitaire (c’est une très bonne chose) ne lève pas la globalité des sanctions et ne supprime pas la précédente résolution du 17 décembre qui les impose.
2- Les Talibans ont accueilli favorablement cette résolution 2615(2021) du 22 décembre parce qu’elle accorde des exemptions aux sanctions. La situation est tellement grave qu’ils ne peuvent guère faire autrement, même si l’avancée reste limitée. Ils sont demandeurs. Ils ont d’ailleurs autorisé (sinon suscité), le 21 décembre à Kaboul, une manifestation demandant le dégel des avoirs afghans à l’étranger. Cette réaction des Talibans donne raison au Secrétaire général de l’ONU qui a plaidé pour que l’aide puisse servir de moyen de pression sur les Talibans, afin d’obliger ceux-ci à s’engager dans le respect des droits humains. Le Secrétaire général de l’ONU a cherché a enclencher des processus pour ouvrir des issues, alors que le Conseil de sécurité a d’abord opté pour un blocage total.
3- La résolution qui accorde ces exemptions a été âprement négociée, sous coordination américaine, entre les principales puissances membres permanents du Conseil. La Chine et la Russie ont poussé afin de ne pas limiter l’accès du peuple afghan à l’aide humanitaire. Avec l’Inde, la France a fait exactement l’inverse. Elle a adopté une attitude de fermeture très dure dans le droit fil de ce qu’elle a fait précédemment. Les États-Unis ont imposé un compromis pour pouvoir aboutir à un résultat.
4- L’attitude de la France est en question. Lors de l’adoption de cette résolution 2615(2021) la représentante de la France (Mme Sheraz Gasri) a donné plusieurs « précisions » dans son explication de vote. Il vaut la peine de s’y attarder. La France estime ainsi que c’est une « erreur » d’avoir élargi de 6 mois (proposition française) à 1 an la limite de temps (ou de durée) affectée aux exemptions à vocation humanitaire. Comme si les acteurs de l’humanitaire pouvaient gérer les processus complexes de l’aide dans des périodes si courtes… Mais surtout, la représentante de la France a souligné ceci : « Enfin, je tiens à préciser que cette exemption humanitaire exclut les activités de développement. Elle couvre exclusivement l’assistance humanitaire et les autres activités soutenant les besoins humains de base. Les Talibans, qui portent la responsabilité de la détérioration de cette situation humanitaire et du risque économique du pays, ne sauraient bénéficier de soutiens budgétaires directs ».
Cette « explication » est fallacieuse. Ce sont essentiellement les sanctions qui ont conduit le pays au bord du précipice. Les difficultés existantes issues de 40 années de guerre, qui ont produit les Talibans et les djihadistes, se sont transformées en effondrement économique et social et en crise globale majeure. Ce que dit la représentante française est aussi incompréhensible parce qu’il y a, à la clé, la volonté explicite de limiter l’aide à l’urgence et aux besoins de base dont la satisfaction (absolument nécessaire) ne permettra pas d’enclencher des processus de développement plus durables et plus structurels… tout aussi indispensables pour sortir le peuple afghan du désastre actuel. Enfin, cette limite aux formes d’aides est inacceptable car elle pourra servir à légitimer une poursuite des sanctions du FMI et de la Banque mondiale. Au final, le peuple afghan sera très partiellement soulagé, mais toujours financièrement étranglé.
Dans cette grave affaire qui concerne un pays de 40 millions d’habitants et un peuple dans une situation de catastrophe sociale, l’attitude française s’est révélée particulièrement scandaleuse. Je publie ci-dessous un rapport du Conseil de sécurité (traduction adaptée de Google) qui montre comment se sont déroulées les négociations préalables à l’adoption de la résolution 2615(2021). Ce texte est très éloquent et accusateur quant aux choix politiques des uns et des autres.
La France se dit favorable au multilatéralisme, et ne cesse de se référer à l’ONU, mais elle montre ici le peu de cas qu’elle fait de l’action juste du Secrétaire général des Nations-Unies et des valeurs de solidarité qui devraient s’imposer. Remarquons que l’on peut constater cette même attitude française de fermeture quant à d’autres problématiques, la question de Palestine par exemple. La politique étrangère de la France, de plus en plus ultralibérale et fondée sur les paradigmes de la force et de la puissance, est sérieusement en question.
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Voici un rapport du Conseil de Sécurité explicitant les négociations ayant porté sur la résolution No 2615(2021) facilitant l’aide humanitaire à l’Afghanistan.
« What’s In Blue » – Security Council Report
Ce que veut dire « what’s in blue » : lorsque le Conseil de sécurité approche de la dernière étape de la négociation d’un projet de résolution, le texte est imprimé en bleu. What’s In Blue est une série d’informations sur l’évolution des actions du Conseil de sécurité conçues pour aider les lecteurs intéressés de l’ONU à se tenir au courant de ce qui pourrait bientôt être « en bleu »…
« Afghanistan : Vote sur la résolution de 1988 sur les sanctions »
Publié mardi 21 décembre 2021
« Demain matin (22 décembre), le Conseil de sécurité devrait voter sur un projet de résolution sur le régime 1988 de sanctions en Afghanistan, qui traite de la fourniture d’une aide humanitaire à l’Afghanistan.
Le projet de texte en bleu détermine que « l’assistance humanitaire et d’autres activités qui répondent aux besoins humains fondamentaux en Afghanistan » ne constitueront pas une violation du paragraphe 1 (a) de la résolution 2255 du 22 décembre 2015, qui interdit la fourniture de fonds, d’actifs financiers, ou des ressources économiques à des personnes inscrites sous le régime 1988 de sanctions visant l’Afghanistan. Il indique l’intention du Conseil de « réexaminer la mise en œuvre de cette disposition après une période d’un an ». Le projet de résolution en bleu demande également au Coordonnateur des secours d’urgence d’OCHA (Bureau de coordination des affaires humanitaires) d’informer le Conseil de sécurité tous les six mois sur l’acheminement de l’aide humanitaire à l’Afghanistan, y compris sur les versements de fonds à des personnes ou entités désignées, sur les détournements de fonds par ces personnes et entités, et sur les obstacles à l’octroi de l’aide.
Contexte
À la suite de la prise du pouvoir par les talibans, plusieurs personnes désignées sur la liste des sanctions 1988 sont désormais responsables de ministères de facto ou bien d’autres entités gouvernementales de facto avec lesquelles les organisations humanitaires ont régulièrement des transactions. Une importante incertitude, quant à la conformité de ces transactions avec le régime de sanctions 1988, a entraîné des difficultés opérationnelles pour les organisations humanitaires qui fournissent une aide à la population afghane, notamment en empêchant leur accès aux financements des donateurs.
Plusieurs interlocuteurs ont régulièrement fait savoir au Conseil qu’il était urgent de remédier à la situation humanitaire désastreuse en Afghanistan. Le dernier rapport sur la classification intégrée de la phase de sécurité alimentaire (IPC) sur l’Afghanistan, qui a été publié le 25 octobre, a averti que 22,8 millions d’Afghans seront confrontés à des niveaux de crise ou d’urgence d’une insécurité alimentaire aiguë entre novembre 2021 et mars 2022, soit une augmentation de 35 pour cent par rapport à la même période de l’année précédente. Le 13 septembre, le Secrétaire général a lancé un appel rapide (flash appeal ») demandant 606 millions de dollars pour la fourniture d’une aide humanitaire à 11 millions d’Afghans dans plusieurs secteurs différents, notamment la sécurité alimentaire et l’agriculture, l’éducation en situations d’urgence, l’eau, l’assainissement et l’hygiène, la santé, la nutrition, et la protection.
Le 22 novembre l’Afghanistan Inter-Cluster Coordination Team Real-Time Response Overview d’OCHA (rapport de situation produit par l’OCHA en relation avec les acteurs humanitaires) , qui vise à fournir un résumé des activités humanitaires menées dans chacun des secteurs identifiés dans l’appel rapide du Secrétaire général, appelle à l’exclusion « des transactions et autres activités requis pour les opérations humanitaires… du champ d’application des régimes de sanctions pour permettre aux activités humanitaires de se poursuivre sans entrave ». Dans un exposé présenté au Comité des sanctions 1988 le 30 novembre, des représentants d’OCHA, du Programme alimentaire mondial (PAM) et du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ont apparemment donné un aperçu détaillé des difficultés rencontrées par les organisations humanitaires en Afghanistan en raison des obligations imposées par le régime 1988 de sanctions.
Négociations
Les négociations sur le projet de résolution qui a été proposé par les États-Unis – le « porte-plume » sur le dossier des sanctions contre l’Afghanistan – ont été apparemment difficiles. Il semble que la Chine se soit interrogée sur la nécessité même d’une résolution, et a suggéré qu’une note d’orientation technique du Comité des sanctions 1988 contre l’Afghanistan, ou une déclaration présidentielle du Conseil de sécurité confirmant que les sanctions 1988 ne s’appliquent pas aux activités humanitaires, pourraient être plus appropriées. La Russie a apparemment soutenu la position de la Chine. En outre, de fortes divisions sont apparues au cours des négociations entre les membres favorables à ce que les dispositions de la résolution s’inscrivent dans une courte limite de temps et à des exigences de contrôle plus strictes – comme la France et l’Inde -, et ceux qui ne voulaient pas d’un délai fixe concernant les dispositions de la résolution, comme la Chine et la Russie.
Les États-Unis ont fait circuler l’avant-projet de résolution le 3 décembre et ont convoqué un premier cycle de négociations le 6 décembre. Un projet amendé a été distribué avant le deuxième cycle de négociations, qui a eu lieu le 8 décembre. Les États-Unis ont ensuite placé un projet révisé sous silence le 10 décembre, jusqu’au 13 décembre. Le silence a été brisé par la Chine, la France, l’Inde et la Russie. Les États-Unis ont mené des négociations bilatérales avec la Chine et la Russie et ont convoqué un nouveau cycle de négociations avec tous les membres du Conseil vendredi 17 décembre. Un projet amendé, qui répondait apparemment à certaines des préoccupations de la Chine et de la Russie, a été mis sous silence samedi (18 décembre) jusqu’à hier (20 décembre). Le silence a été brisé par la Chine, la France, le Royaume-Uni et la Russie. Les États-Unis ont ensuite placé un projet révisé, qui répondait apparemment à certaines des préoccupations exprimées par la France et le Royaume-Uni, en bleu aujourd’hui (21 décembre) vers 17 h 00 HNE (heure normale de l’Est). Ce projet était apparemment inacceptable pour la Chine, et après de nouvelles négociations bilatérales, les États-Unis ont mis un projet révisé en bleu, qui incorporait la proposition de la Chine, vers 18 heures HNE.
Il semble que l’un des principaux désaccords au cours des négociations ait porté sur le délai d’exemption. L’avant-projet du texte imposait apparemment un délai de neuf mois. Certains membres, tels que la Chine et la Russie, ont fait valoir que l’exemption ne devrait pas être soumise à une limite de temps, affirmant qu’une restriction temporelle n’offrirait pas la prévisibilité et la flexibilité dont les organisations humanitaires ont besoin pour fonctionner efficacement. Ces membres ont également exprimé l’avis que si le Conseil décidait d’imposer un délai, une période de 12 mois serait plus appropriée. D’autres membres, dont la France, l’Estonie, l’Inde et le Royaume-Uni, ont plaidé pour un délai plus court de six mois. Ces membres ont soutenu que le Conseil devrait revoir l’exemption dans un délai plus court en raison de la nature dynamique de la situation sur le terrain. Un projet de résolution qui a été mis en bleu par les États-Unis aujourd’hui (21 décembre) à 17 h 00 HNE a établi une limite de 12 mois pour l’exemption. Cependant, cela était apparemment inacceptable pour la Chine et après de nouvelles négociations bilatérales, un nouveau projet a été mis en bleu par les États-Unis environ une heure plus tard. Ce projet, qui sera voté demain, ne fixe pas de limite de temps à l’exemption. Il contient un libellé supplémentaire indiquant que le Conseil « examinera la mise en œuvre de cette disposition après une période d’un an ».
Il semble que la fréquence de l’exigence de rapport sur la fourniture d’aide humanitaire par les agences humanitaires a été un autre sujet de discussion au cours des négociations. L’avant-projet demandait au Coordonnateur des secours d’urgence d’informer le Conseil dans les 60 jours et de fournir un rapport écrit tous les 60 jours jusqu’à l’expiration de la résolution. Une autre itération du projet de texte a demandé à OCHA de fournir un compte rendu distinct et plus détaillé au Comité des sanctions 1988, en plus de son rapport au Conseil.
Il semble que certains membres du Conseil ont fait valoir qu’une surveillance stricte est nécessaire car les fonds humanitaires pourraient être détournés vers des groupes terroristes. Il semble que ces membres du Conseil voulaient également s’assurer que des exigences de déclaration obligatoires soient imposées aux organisations humanitaires non onusiennes invoquant l’exemption. D’autres membres se sont opposés à ces exigences de déclaration au motif qu’elles créent une charge excessive pour les organisations humanitaires. Dans un compromis apparent, il a été décidé que l’OCHA assumerait la responsabilité principale de faire rapport sur l’aide humanitaire en Afghanistan durant le temps de l’exemption. De plus, il semble que le délai de présentation de ces rapports ait été prolongé pour répondre aux préoccupations des membres du Conseil qui soutenaient que les exigences en matière de rapport étaient trop onéreuses.
Le langage relatif aux droits de l’homme fut apparemment un autre sujet de discussion au cours des négociations. Le projet de texte en bleu comprend un paragraphe opérationnel qui appelle toutes les parties à respecter les droits humains de « tous les individus, y compris les femmes, les enfants et les personnes appartenant à des minorités, et à se conformer à leurs obligations applicables en vertu du droit international humanitaire ». Il exige en outre que toutes les parties autorisent un accès humanitaire sans entrave pour « le personnel des agences humanitaires des Nations Unies et d’autres acteurs humanitaires, sans distinction de sexe ». Cette disposition a été fortement soutenue par plusieurs membres du Conseil, dont des membres européens du Conseil et le Mexique. Cependant, d’autres membres ont apparemment soutenu que ce langage pourrait politiser la fourniture d’aide humanitaire. Malgré les objections de ces membres, la formule a été retenue dans le projet de texte en bleu.
Il semble qu’au cours des négociations, la Chine et la Russie aient soutenu que l’exemption devrait inclure l’aide humanitaire bilatérale. Par conséquent, une itération du projet de résolution spécifiait apparemment que les « États membres » étaient inclus dans le champ d’application de l’exemption pour tenir compte de cette proposition. Cependant, cette formulation n’a finalement pas été retenue dans le projet de texte en bleu. Il semble que d’autres membres aient estimé que la référence du texte à « l’assistance humanitaire et d’autres activités qui soutiennent les besoins humains fondamentaux » englobe toutes les dispositions d’aide pertinentes, y compris celle fournie par les États membres.
Une proposition des États-Unis d’inclure une disposition permettant au Comité des sanctions 1988 d’exempter au cas par cas l’aide au développement à l’Afghanistan était apparemment inacceptable pour les autres membres et n’a pas été retenue. Il semble que les États-Unis aient soutenu que certaines aides au développement qui peuvent faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire en Afghanistan, comme l’aide à la réparation des plaques tournantes des transports, devraient également être exemptées des obligations imposées par le régime de sanctions de 1988. Cependant, certains membres ont estimé que cette disposition pourrait élargir la portée de la résolution trop loin au-delà de la fourniture d’aide humanitaire et elle n’a pas été incluse dans le projet de texte en bleu. »