Poutine devant la Cour Pénale Internationale ?..

La Cour Pénale Internationale vient de lancer un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, Commissaire russe aux droits de l’enfant. C’est un événement dont il faut comprendre le sens et les conséquences.

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Vladimir Poutine est donc poursuivi par la Cour pénale internationale. La CPI, le 17 mars dernier, a délivré un mandat d’arrêt à son encontre. La Russie n’est pas un État membre de cette Cour à laquelle Moscou dit ne rien devoir, n’ayant pas ratifié son statut, le Statut de Rome, comme on dit, puisque cette Cour a été créée à Rome, en 1998.

La CPI accuse le Président russe d’avoir déporté et transféré des enfants du territoire occupé d’Ukraine. Cette décision contraint donc en principe les 123 États membres de la Cour d’arrêter Vladimir Poutine afin qu’il soit transféré à La Haye… s’il met le pied sur leur territoire. Évidemment, il y a peu de possibilités que les choses se produisent ainsi, mais la signification de cette menace judiciaire n’est pas banale. Il est nécessaire d’y regarder de plus près et d’élargir le propos pour comprendre.

L’Ukraine et les États-Unis se sont félicités de la décision émanant de la Cour. Comme la Russie, cependant, ni Washington, ni Kiev ne sont parties au statut de Rome. On se souvient d’ailleurs que certaines Administrations américaines, celles de Georges W. Bush et de Donald Trump en particulier, ont même cherché à saborder la Cour. Enfin, on remarque que d’autres États, comme la Chine ou Israël, n’ont pas non plus adhéré au statut de Rome.

Sur les 5 États membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, seuls 2 ont adhéré à la CPI : la France et la Grande-Bretagne. Paris et Londres sont effectivement beaucoup plus sensibles aux charmes des Droits de l’Homme dans la présentation (officielle) de leur politique étrangère. Mais pourquoi certains États refusent de ratifier le statut de Rome ? Ce choix est la plupart du temps motivé par la volonté de protéger leur personnel militaire en exprimant une vision stratégique propre. Plus un État projette ses forces militaires à l’extérieur, dans des conditions toujours complexes, plus il prend le risque d’exposer ses soldats aux poursuites judiciaires de la CPI. De façon plus générale, le refus d’être un État partie à la CPI correspond à une volonté d’écarter tout ce qui pourrait limiter les paramètres de la puissance et la capacité à décider l’utilisation de la force. Le rapport du judiciaire et du militaire est très direct.

Les mandats d’arrêts lancés contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, Commissaire russe aux droits de l’enfant, constituent évidemment un événement politique puisque c’est la première fois qu’un État membre (et membre permanent) du Conseil de sécurité, est ainsi poursuivi.

La déportation et le transfert de personnes sont effectivement considérés comme des crimes de guerre (Article 8, §2 / vii du Statut de Rome). C’est probablement parce que la Cour et son procureur, Karim Khan, on aujourd’hui le plus de preuves en la matière que ces mandats d’arrêt sont centrés sur cette question, au demeurant très sensible, de la déportation d’enfants. L’ONU a cependant rendu publiques les informations dont elle dispose, et ses appréciations, concernant les nombreux crimes de guerre commis par l’armée russe dans le cours de son invasion, ainsi que quelques crimes commis par des soldats ukrainiens. Ces mandats d’arrêt visant la Russie ne seraient donc, vraisemblablement, qu’un premier acte.

Que faut-il en penser ?

On ne saurait prendre la défense des pratiques brutales et criminelles de la Russie en Ukraine. Elles confinent trop souvent à l’évidence dans un processus d’invasion, d’occupation et d’agression militaire caractérisé. Un processus dramatique dans lequel les civils et la société ukrainienne ont payé un très lourd tribut. S’aventurer à nier ou édulcorer les faits serait se déjuger peu honorablement contre l’exigence d’une certaine éthique en politique. D’autant que ces faits ne découlent pas seulement des circonstances malheureuses des combats et des périls inévitables de la guerre, mais constituent trop souvent le résultat de choix stratégiques et militaires des autorités russes. De fortes questions sont cependant posées, qui méritent d’être examinées… y compris dans l’esprit de cette exigence d’une certaine éthique en politique.

Les crimes de guerre (voire contre l’humanité) sont intrinsèquement liés à la guerre. A toutes les guerres. Le 20ème siècle nous le rappelle. Pourtant, on ne pourrait accorder la moindre « normalité », ou suggérer la moindre fatalité à cette réalité qui constitue hélas une bonne partie de l’histoire humaine. L’ignominie politique et morale fait partie des contradictions de notre… humanité. L’idée d’une justice internationale est donc fondamentalement juste. Il est bon de le rappeler.

Il est nécessaire, aussi, d’en tirer les conséquences. Pour être légitime il faut qu’une justice soit universelle, au sens de l’égalité et de l’impartialité devant les faits et devant les problématiques essentielles de la responsabilité et des droits. On en est très loin aujourd’hui. En décidant de poursuivre Poutine ainsi qu’une responsable de son régime, la CPI frappe très fort. Mais elle met ainsi en exergue, en contrepoint direct, son incapacité à traiter d’autres situations où le droit international, les droits humains, la Charte des Nations-Unies, les grands textes comme la Déclaration universelle des droits de l’homme sont gravement bafoués, sans conséquence aucune, dans une impunité caractérisée. D’autres Présidents, comme Georges W. Bush, ont commis des outrages criminels au droit sans qu’ils aient été conduits devant la CPI. On doit surtout rappeler l’exemple fourni par le traitement, ou plutôt l’incroyable et consternant non traitement judiciaire, de la question de l’occupation militaire et des crimes d’Israël en Palestine, depuis des dizaines d’années. Ce n’est pas seulement une pratique du deux poids deux mesures. La CPI expose ainsi sa faiblesse initiale et son inaction face aux logiques des plus puissants, et à cette autre « loi », celle des rapports de forces.

Certains espèrent que cette décision de poursuivre Poutine pourrait annoncer le début d’un nouvel élan, un « ressaisissement » de la CPI. Dans le contexte actuel, qui pourrait le croire ? La façon dont la CPI exerce sa mission ne peut pas être séparée du très préoccupant et durable processus en cours de recul et d’instrumentalisation du droit, de décomposition du multilatéralisme, d’affaiblissement du rôle des institutions internationales et notamment de l’ONU. Il faut bien constater qu’un processus négatif est enclenché dans une période de dégradation ouverte, au moins depuis les années 90, et marquée par une accélération de la militarisation, des tensions internationales et des logiques désinhibées de la puissance et de la force. L’exigence du respect du droit international recule dans un ordre mondial où les acquis du 20ème siècle en termes de responsabilité collective et de sécurité partagée ne cessent de régresser. Cet ordre international libéral « fondé sur des règles » ne cesse de se décomposer.

Dans ce contexte, l’option judiciaire, celle de la justice incarnée par la CPI ou bien par d’autres cours mises en place aussi pour traiter des crimes les plus graves (1), signifie et implique le choix d’une logique spécifique : juger des criminels de guerre amenés à résipiscence par une défaite militaire qui clôt un conflit. Tandis que la négociation d’une solution politique suppose la nécessité d’une crédibilité du processus engagé et des personnes chargées de le conduire à bonne fin. C’est l’idée que la justice et la paix sont inséparables. Nous allons y revenir. Cette idée n’est pas sans validité de principe, mais elle comporte évidemment le risque d’être en contradiction avec la nécessité d’une issue politique négociée. En effet, comment négocier un règlement de façon appropriée avec des personnes dotées d’un pouvoir politique, mais décrédibilisées car agissant sous la menace d’une lourde condamnation judiciaire ? Le fait d’émettre des mandats d’arrêt à l’encontre d’un belligérant ne peut pas ne pas affaiblir voire dévaluer la pertinence et la légitimité d’un règlement politique.

Dans un tel contexte, le risque est aussi de faire apparaître le choix du judiciaire comme une forme d’instrumentalisation du droit et de la justice internationale à des fins politiques. Ou tout au moins ce qui existe en tant que justice internationale. C’est probablement pour cette raison que la contradiction entre le politique et le judiciaire n’est que rarement soulignée comme une expression des réalités problématiques de l’ordre international actuel, de ses paramètres dominants… et du caractère encore balbutiant de la justice internationale. Celle-ci n’a pas encore atteint, loin de là, la capacité et la maturité nécessaires pour pouvoir échapper un tant soi peu aux rapports de forces et aux affirmations de la puissance comme paramètres hégémoniques des relations internationales.

Dans cet esprit, les mandats d’arrêt lancés par la CPI contre Vladimir Poutine et contre Maria Lvova-Belova ont à l’évidence une conséquence voire une intention politique : essayer d’isoler le Président russe et gêner ceux qui refusent toujours de le condamner, et de sanctionner la Russie. On notera que cette action judiciaire a été déclenchée peu avant la visite officielle de Xi Jinping à Moscou du 20 au 22 mars. Ce n’est évidemment pas le meilleur contexte pour une visite du Président chinois, alors que Pékin, se posant en médiateur de neutralité, vient de présenter une initiative visant à ouvrir un processus de règlement politique pour la guerre en Ukraine. On voit bien ici cette contradiction ou tension objective entre le choix de valoriser le politique, et celui de placer l’enjeu de la guerre sur le plan judiciaire.

On peut regretter que la diplomatie française ait pu exprimer par la voix de la Ministre, Madame Catherine Colonna, l’idée que la décision de la CPI « peut changer le cours des événements ». Soulignons que la meilleure manière de changer le cours des choses (ce qui apparaît urgent) serait justement de pousser de façon volontariste sur le chemin d’une solution politique. Pour briser l’escalade et chercher ainsi à éviter toute montée aux extrême qui pourrait être fatale. Pendant combien de temps encore faudra-t-il supporter l’effarant déni de cette simple exigence de bon sens ?

1) Il s’agit surtout des tribunaux pénaux internationaux mis en place suite aux guerres de l’éclatement de la Yougoslavie (1993), au génocide au Rwanda (1994) et aux actes terroristes ayant frappé le Liban à partir de 2005. La Cour internationale de Justice liée au système des Nations-Unies est d’un autre type. Elle a pour mission de régler les conflits entre États.

Will Putin face the International Criminal Court?..

The International Criminal Court has just issued an arrest warrant against Vladimir Putin and Maria Lvova-Belova, Russian Commissioner for Children’s Rights. This is an event whose meaning and consequences must be understood.

Vladimir Putin is therefore being prosecuted by the International Criminal Court. The ICC issued an arrest warrant for him on March 17. Russia is not a member state of this Court, to which Moscow says it owes nothing, having not ratified its statute, the Rome Statute, as it is called, since this Court was created in Rome in 1998.

The ICC accuses the Russian President of having deported and transferred children from the occupied territory of Ukraine. This decision obliges in principle the 123 member states of the Court to arrest Vladimir Putin and transfer him to The Hague… if he sets foot on their territory. Of course, there is little chance of this happening, but the significance of this judicial threat is not trivial. It is necessary to take a closer look and broaden the scope to understand.

Ukraine and the United States welcomed the decision of the court. Like Russia, however, neither Washington nor Kiev is a party to the Rome Statute. It should be remembered that some American administrations, those of George W. Bush and Donald Trump in particular, even sought to scuttle the Court. Finally, we note that other States, such as China and Israel, have not joined the Rome Statute either.

Of the five permanent members of the United Nations Security Council, only two have joined the ICC: France and Great Britain. Paris and London are indeed much more sensitive to the charms of Human Rights in the (official) presentation of their foreign policy. But why do some states refuse to ratify the Rome Statute? Most of the time, this choice is motivated by the desire to protect their military personnel by expressing their own strategic vision. The more a state projects its military forces abroad, in conditions that are always complex, the more it takes the risk of exposing its soldiers to the legal proceedings of the ICC. More generally, the refusal to be a state party to the ICC corresponds to a desire to set aside anything that could limit the parameters of power and the ability to decide on the use of force. The relationship between the judiciary and the military is very direct.

The arrest warrants issued against Vladimir Putin and Maria Lvova-Belova, the Russian Commissioner for the Rights of the Child, are obviously a political event, since this is the first time that a member state (and permanent member) of the Security Council has been prosecuted in this way.

The deportation and transfer of persons are indeed considered war crimes (Article 8, §2 / vii of the Rome Statute). It is probably because the Court and its Prosecutor, Karim Khan, have the most evidence in this area that these arrest warrants are focused on the very sensitive issue of the deportation of children. The UN has, however, made public the information it has, and its assessments, concerning the numerous war crimes committed by the Russian army in the course of its invasion, as well as some crimes committed by Ukrainian soldiers. These arrest warrants against Russia would therefore probably only be a first act.

What should we think about it?

One cannot defend Russia’s brutal and criminal practices in Ukraine. All too often they border on a process of invasion, occupation and military aggression. A dramatic process in which Ukrainian civilians and society have paid a very heavy price. To venture to deny or water down the facts would be a dishonorable breach of the requirement of a certain ethics in politics. All the more so since these facts are not only the result of the unfortunate circumstances of the fighting and the inevitable perils of war, but are too often the result of strategic and military choices made by the Russian authorities. Strong questions are however raised, which deserve to be examined… including in the spirit of this requirement of a certain ethics in politics.

War crimes (and even crimes against humanity) are intrinsically linked to war. To all wars. The 20th century reminds us of this. However, one cannot grant the slightest « normality », or suggest the slightest fatality to this reality which, unfortunately, constitutes a good part of human history. Political and moral ignominy is part of the contradictions of our… humanity. The idea of international justice is therefore fundamentally right. It is good to remember this.

It is also necessary to draw the consequences. To be legitimate, justice must be universal, in the sense of equality and impartiality in the face of the facts and in the face of the essential problems of responsibility and rights. We are very far from this today. By deciding to prosecute Putin and a member of his regime, the ICC is hitting hard. But it also highlights, as a direct counterpoint, its inability to deal with other situations where international law, human rights, the United Nations Charter, and major texts such as the Universal Declaration of Human Rights are seriously flouted, without any consequences, in a characterized impunity. Other presidents, such as George W. Bush, have committed criminal contempt of law without being brought before the ICC. Above all, one must recall the example provided by the treatment, or rather the incredible and appalling non-treatment by the courts, of the issue of Israel’s military occupation and crimes in Palestine for decades. This is not just a double standard. The ICC is exposing its initial weakness and inaction in the face of the logic of the most powerful, and that other « law » of power relations.

Some people hope that this decision to prosecute Putin could herald the beginning of a new momentum, a « resumption » of the ICC. In the current context, who could believe it? The way in which the ICC carries out its mission cannot be separated from the very worrying and long-lasting process of retreat and instrumentalization of the law, of the decomposition of multilateralism, of the weakening of the role of international institutions and in particular of the UN. It must be noted that a negative process is underway in a period of open degradation, at least since the 1990s, marked by an acceleration of militarization, international tensions and the uninhibited logic of power and force. The demand for respect for international law is receding in a world order where the gains of the 20th century in terms of collective responsibility and shared security are constantly regressing. This liberal international order « based on rules » is constantly breaking down.

In this context, the judicial option, that of the justice embodied by the ICC or by other courts also set up to deal with the most serious crimes (1), means and implies the choice of a specific logic: judging war criminals brought to resignation by a military defeat that ends a conflict. Whereas the negotiation of a political solution presupposes the need for credibility of the process undertaken and of the people responsible for bringing it to a successful conclusion. This is the idea that justice and peace are inseparable. We will come back to this. This idea is not without validity in principle, but it obviously carries the risk of being in contradiction with the need for a negotiated political outcome. Indeed, how can a settlement be properly negotiated with people who have political power but are discredited by the threat of a heavy judicial sentence? Issuing arrest warrants against a belligerent cannot fail to weaken or even devalue the relevance and legitimacy of a political settlement.

In such a context, there is also a risk that the choice of the judiciary will be seen as a form of instrumentalization of international law and justice for political purposes. Or at least what exists as international justice. It is probably for this reason that the contradiction between the political and the judicial is only rarely highlighted as an expression of the problematic realities of the current international order, of its dominant parameters… and of the still incipient character of international justice. The latter has not yet reached, far from it, the capacity and maturity necessary to be able to escape in any way from the power relations and the assertions of power as hegemonic parameters of international relations.

In this spirit, the arrest warrants issued by the ICC against Vladimir Putin and Maria Lvova-Belova clearly have a political consequence or intention : to try to isolate the Russian President and to embarrass those who still refuse to condemn him and to sanction Russia. It should be noted that this legal action was launched shortly before Xi Jinping’s official visit to Moscow from March 20 to 22. This is obviously not the best context for a visit by the Chinese President, while Beijing, posing as a neutral mediator, has just presented an initiative to open a political settlement process for the war in Ukraine. This contradiction or objective tension between the choice to value politics and the choice to place the stakes of the war on the judicial level is clearly visible.

It is regrettable that French diplomacy was able to express, through the voice of the Minister, Madame Catherine Colonna, the idea that the decision of the ICC « can change the course of events ». Let us emphasize that the best way to change the course of events (which appears to be urgent) would be precisely to push voluntarily for a political solution. To break the escalation and thus seek to avoid any rise to extremes that could be fatal. For how much longer will we have to put up with the appalling denial of this simple requirement of common sense?

1) These are mainly the international criminal tribunals set up following the wars of the break-up of Yugoslavia (1993), the genocide in Rwanda (1994) and the terrorist acts that struck Lebanon from 2005 onwards. The International Court of Justice linked to the United Nations system is of a different type. Its mission is to settle conflicts between states. 19 03 2023