Les Mexicains votent le 2 juin prochain. Ce qui est en jeu : la poursuite du processus de transformation du pays entamé en 2018 avec l’élection du gouvernement progressiste de Andrés Manuel Lopez Obrador. Une certitude : pour la première fois dans son histoire le Mexique sera gouverné par une femme.

Une interview d’Obey Ament, spécialiste de l’Amérique latine. Cet entretien est une version actualisée de l’interview réalisée par Luis Reygada pour le journal L’Humanité, pages numériques, en date du 4/12/2023.

Luis Reygada : Claudia Sheinbaum a été investie pour porter les couleurs du Mouvement de régénération nationale (MORENA), fondé par Andrés Manuel López Obrador (AMLO) en 2011. Comment s’est-il imposé en si peu de temps comme le principal parti de la gauche mexicaine ?
Obey Ament : Le Mexique avait besoin d’une grande force de transformation, et il y avait une grande aspiration à un changement capable de mettre fin à un régime corrompu qui avait transformé le pays en objet de prédation. Le virage à droite du Parti de la révolution démocratique (PRD) a encouragé la naissance du mouvement qui s’est structuré autour de la candidature d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) à la présidence. AMLO a été l’un des fondateurs et président du PRD – qui réunissait initialement des communistes, des socialistes, des nationalistes révolutionnaires de l’aile gauche du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et des militants de la gauche sociale – ; il l’a quitté pour créer le mouvement Morena en 2011, revendiquant l’héritage historique des luttes de la gauche et des progressistes mexicains.
La plupart des meilleurs cadres et militants du PRD l’ont suivi. AMLO a su s’imposer très rapidement dans tout le pays. Il a créé une dynamique politique dans un grand soutien populaire autour de sa personne et avec de l’objectif de sortir d’une longue période de néolibéralisme. Pour AMLO, qui avait été chef du gouvernement de la ville de Mexico, et avait parcouru tout le pays à plusieurs reprises, l’élection de 2018 représentait une troisième tentative de victoire. Tout le Mexique le connaissait, et c’est cette combinaison de facteurs qui lui a permis de gagner cette année-là.
Bien que Morena soit devenu un parti politique en 2014, il continue en réalité de fonctionner comme un mouvement d’une grande pluralité, avec ses avantages et ses inconvénients. C’est un outil qui a permis la mobilisation de millions de personnes ayant pour objectif la perspective d’un changement profond dans le pays. Dans un style qui a brisé le moule du politicien mexicain classique éduqué dans les grandes universités à l’étranger, AMLO, parle un langage simple dans lequel, indéniablement, le peuple se reconnaît. Il s’est toujours positionné fermement du côté des plus pauvres et s’est opposé avec énergie et sans compromis à ce qu’il appelle « la mafia du pouvoir », c’est-à-dire les politiciens de l’ancien régime liés au grand capital national.
LR : Après cinq ans de mandat, ce dernier jouit toujours d’une grande popularité. Son projet de « 4e transformation du pays » (4T) semble avoir convaincu de nombreux Mexicains, notamment dans les secteurs populaires… Comment l’expliquer ?
OA : En 2018, AMLO a eu la capacité de fédérer le rejet d’un système vieux de 90 ans, symbolisé par l’hégémonie du Parti de la révolution institutionnelle, et de créer une perspective de réel progrès social. Il y avait une grande lassitude face aux niveaux très élevés de corruption ayant imprégné les institutions et la vie économique et politique du pays. L’option présentée par le Parti d’action nationale (PAN, conservateur, démocrate-chrétien), qui a gouverné entre 2000 et 2012 en permettant une continuité aux politiques néolibérales du PRI, a également été rejetée. AMLO a ouvert la possibilité de démanteler ce régime, ce qui n’a pas laissé indifférents de nombreux Mexicains qui ont salué une lutte concrète et, dans une certaine mesure, efficace contre le cancer de la corruption. Le gouvernement actuel est également déterminé à s’attaquer à l’évasion fiscale organisée avec la complicité de certaines autorités.
LR : Lors de sa campagne, le slogan d’AMLO était « d’abord les pauvres »…
OA : En effet, la lutte contre la pauvreté a été la priorité de la 4T. Dans une certaine mesure, elle a été couronnée de succès. Les dernières enquêtes indiquent qu’entre 2018 et 2023, cinq millions de personnes sont sorties de la pauvreté principalement grâce à l’augmentation du salaire minimum (+88%), un fait historique puisqu’il avait perdu 70% au cours des 36 dernières années, et grâce à une multitude de programmes sociaux destinés aux familles, aux jeunes, aux personnes âgées, aux agriculteurs, aux étudiants…. 34% des ménages bénéficient de ces programmes. De nouveaux droits ont également été créés pour les travailleurs, par exemple en limitant la sous-traitance (externalisation) ou en démocratisant la vie syndicale. Autre point important, les peuples indigènes font partie des bénéficiaires de la lutte contre la pauvreté.
LR : La droite avait prédit un effondrement économique et une « vénézuélisation » du pays. Nous sommes loin du chaos annoncé…
OA : Les résultats macro-économiques sont très encourageants grâce à une politique qui combine la lutte contre la grande corruption et la récupération des ressources naturelles, une dose d’austérité pour un État clientéliste, une réduction des salaires des hauts fonctionnaires et la priorité aux classes populaires. Le Mexique connaît une période de stabilité, malgré l’impact du Covid-19, et une amélioration du niveau de vie. Selon AMLO, l’État doit avoir un rôle moteur dans l’économie et le développement national. Il a lancé de grands projets d’infrastructure visant à stimuler la croissance dans les régions les plus pauvres du pays, comme le Train Interocéanique et le Train Maya, la construction du nouvel aéroport international de Mexico. Mais aussi la construction et la rénovation des raffineries de pétrole, qui ont réduit les importations en provenance des États-Unis de 900.000 à 250.000 barils par jour. Il a réussi un contrôle sur la hausse du prix du carburant, du gaz et de l’électricité pour les Mexicains. Autre point important, les privatisations de la compagnie pétrolière mexicaine Pemex et de la Compagnie fédérale d’électricité ont été stoppées, malgré les menaces des entreprises étrangères et du gouvernement américain. Il reste encore beaucoup à faire, mais les changements sont sensibles et structurels dans la mesure où ils reposent sur une idéologie qui modifie complètement le rôle de l’État dans le cadre de la société mexicaine.

LR : Claudia Sheinbaum représentait la meilleure option pour poursuivre le 4T initié par López Obrador ?
OA : Elle s’est toujours imposée comme l’option préférée au sein du bloc progressiste. Elle est perçue comme la meilleure garantie pour la continuité du projet de Morena. C’est une militante aux convictions bien ancrées à gauche depuis sa jeunesse, et son action à la tête de Mexico l’a rendue très populaire.
Claudia Sheinbaum aura de grands défis à relever : elle devra consolider les changements en cours et obtenir une majorité qualifiée qui lui permettra d’apporter à la Constitution les modifications nécessaires pour faire avancer la transformation. Elle devra également s’affirmer comme la nouvelle dirigeante du MORENA, maintenir la cohérence du projet et l’unité d’un mouvement aussi divers que le Morena.
Claudia Sheinbaum a dévoilé les « 17 points de vision stratégique » qui serviront de colonne vertébrale à son programme. Parmi eux figurent le renforcement des programmes sociaux et la consolidation du pouvoir d’achat ainsi que le renforcement des droits des travailleurs et la promotion de l’égalité réelle des femmes. Il poursuivra les efforts pour renforcer les services publics de santé et d’éducation ainsi que l’accès à un logement décent. Elle est également préoccupée par les questions que le gouvernement de Lopez Obrador, axé sur la lutte contre la pauvreté, la corruption et la récupération du pétrole, du lithium et de l’électricité pour la nation, n’avait pas incluses dans ses premières priorités : la transition énergétique vers les sources renouvelables, la garantie de la souveraineté énergétique, la protection de la biodiversité et l’atténuation du changement climatique, ainsi que la promotion du développement scientifique et technologique et de la création culturelle. Claudia Sheinbaum a démontré son style de leadership avec la création d’une équipe de personnalités diverses et compétentes. Des députés, anciens ministres, scientifiques, universitaires coordonneront une série de forums thématiques, appelés « Dialogue pour la transformation », où sera élaboré un plan de gouvernement et de développement avec la participation de différents secteurs de la société.
Pour sa part, le président Lopez Obrador a proposé le 5 février une série de propositions qui donneront un statut constitutionnel aux programmes sociaux pour les personnes âgées, aux bourses pour les étudiants les plus pauvres, à la gratuité des soins médicaux, à l’augmentation du salaire minimum toujours supérieure à l’inflation et, en même temps, à la réforme du système injuste de pensions mis en place par les gouvernements du PRI et du PAN, et au statut public de la Compagnie fédérale d’électricité. Ces propositions, qui seront soumises au vote des députés et des sénateurs, constitueront également un défi pour l’opposition, qui devra déterminer sa position, pour ou contre, à quatre mois de l’élection présidentielle. Par crainte de s’opposer à ces réformes, qui bénéficient du soutien de la majorité des Mexicains, la droite a déjà annoncé qu’elle voterait en faveur de deux d’entre elles : celle sur les retraites et celle sur le salaire minimum.
LR : C’est la force de Morena qui a poussé toute l’opposition – PAN, PRI et PRD – à s’unir pour les prochaines élections ?
OA : Les anciens partis dominants sont sortis très affaiblis des dernières élections présidentielles (2018). Le PRI a obtenu à peine 17% des voix, ce qui est très peu pour un parti hégémonique depuis 1929 (avec une pause de 2000 à 2012 où le PAN était au pouvoir). Le PAN a obtenu 22,7%. Aujourd’hui, les deux partis ne dirigent que 7 des 32 États du pays, et continuent de souffrir du discrédit et de la méfiance de la majorité des Mexicains. C’est ainsi qu’est née l’idée d’une alliance qui a proposé la candidature de la sénatrice du PAN, Xochitl Galvez au sein de ce que l’on appelle le Front large, qui comprend également le PRD, et bénéficie du soutien majeur du secteur patronal. Ils ont tenté de présenter Xochitl Galvez comme une candidate « citoyenne », fille d’une famille pauvre, qui serait étrangère aux partis d’opposition. La manœuvre n’a pas fonctionné, et la campagne de la droite avance difficilement, tout le monde se souvient de sa participation aux gouvernements du PAN et une série de révélations a mis en évidence des cas de conflits d’intérêts liés à Xochitl Galvez et à ses entreprises.
LR : Que peut-on attendre de la prochaine campagne ? L’ancien président Calderon a récemment demandé l’intervention des États-Unis pour surveiller les élections…
OA : … et la candidate de droite Xochitl Galvez, invitée récemment par le think tank Wilson Center à Washington, a appelé les États-Unis à « inscrire la démocratie dans l’agenda bilatéral », c’est-à-dire à interférer dans le processus électoral et à faire pression sur le gouvernement mexicain. Prenant le parti en faveur des critiques et de l’opposition de Washington, et des grandes capitales américaines dont les intérêts ont été malmenés par les politiques de récupération des ressources naturelles, Xochitl Galvez s’est prononcée en faveur d’une relation qui ne serait pas seulement de « partenaires » mais « d’alliés géostratégiques ».
La droite, discréditée et incapable de présenter un projet, a recours à une campagne sale, faite de fausses nouvelles, de calomnies, de manipulations médiatiques et de coups bas. La candidature de Xochitl Galvez ne décolle pas et les sondages lui donnent 20% des préférences contre 60% à Claudia Sheinbaum. Il ne reste plus à la droite que les sales campagnes, la calomnie et l’appel à l’aide de forces étrangères.
Dès le premier jour de sa présidence, la droite a attaqué le gouvernement d’AMLO en l’accusant d’être communiste, chaviste. Sheinbaum a déjà été attaquée pour ses origines juives… Il est possible que la droite essaie de construire un récit sur une soi-disant fraude possible de Morena. Il est également possible qu’il y ait des tentatives de judiciarisation du processus électoral. Il convient de rappeler que le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant et qu’il est encore largement entre les mains de l’opposition. Cependant, les victoires du Morena à ce jour ont été écrasantes et ont laissé peu de place à de telles accusations. L’une des dernières tentatives de campagne contre le gouvernement 4T a sans doute été lancée par la DEA pour tenter d’associer Lopez Obrador au trafic de drogue. La manœuvre à laquelle la droite s’est associée a échoué, mais elle montre jusqu’où peuvent aller les ennemis du processus de changement. 13 février 2024
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