Organisé à l’occasion du 80 ème anniversaire de la création des Nations Unies.
Une initiative de l’Université Européenne de la paix, Brest, du 3 au 5 avril 2025.

Mon intervention lors de la table ronde du 4 avril 2025, en compagnie de Monique Chemillier-Gendreau.
Au lieu de vous présenter un inventaire de ce qu’il faudrait changer dans le système des Nations Unies (c’est le thème qui nous est proposé), je voudrais soulever seulement quelques questions qui me paraissent essentielles. Pour moi, je le dis comme préalable, l’ONU et l’ensemble du système des Nations Unies, constituent, au-delà de vraies faiblesses, le projet politique touchant à l’ordre mondial, le plus pertinent et le plus positif de l’histoire. L’histoire pas seulement récente, disons l’histoire des derniers siècles qui furent marqués par de grandes guerres.
L’ONU, ce n’est pas seulement la réponse légitime à deux guerres mondiales au 20è siècle, ce qui est déjà un fait considérable. C’est aussi la mise en place d’une alternative à la conception des relations internationales qui s’est structurée depuis les traités de Westphalie en 1648, mais dont les fondements sont encore plus anciens. Les politiques de force et les logiques de puissance ont, en effet, une très longue histoire.
Aujourd’hui, l’ONU est critiquée, stigmatisée pour sa paralysie, son impuissance face aux conflits , voire à d’autres défis du temps présent. Il y a une mise à l’écart quasi systématique de l’ONU, un rejet de sa pertinence politique, éthique et juridique. Mais c’est aussi une mise à l’écart dans les médias et dans le débat public sur le monde, sur les guerres, sur les relations internationales et leur avenir. L’ONU est traitée comme un sujet politique subalterne, alors qu’elle constitue la base de principe et de droit de l’ordre international actuel.
Évidemment, dans un tel contexte, l’idée qu’il faudrait réformer l’ONU est très prégnante. Mais quelques questions doivent être préalablement posées.
1- Une réforme de l’ONU est-elle vraiment nécessaire ?
2- Est-elle possible ?
3 – Que faut-il réformer ?
Je ne vais pas répondre en détail… Quelques mots seulement sur ces questions.
1- Oui, une réforme est nécessaire. C’est l’évidence. Oui, mais… Attention à ne pas considérer que des transformations institutionnelles pourraient par elles-mêmes constituer LA réponse, ou l’essentiel de la réponse nécessaire à la crise actuelle du multilatéralisme, crise qui est au cœur des problématiques fondamentales des relations internationales.
2- Oui, une telle réforme est possible. D’ailleurs, tout le monde, si je puis dire, disons tous les États y font référence et disent la souhaiter. Oui, mais… Attention au contexte international, aux rapports de forces, aux risques politiques et stratégiques. L’ONU, c’est la prééminence du droit, de la diplomatie, de la responsabilité collective et de la sécurité collective. Dans un contexte où ces paramètres essentiels sont très affaiblis, mis à l’écart ou rejetés, avec au surplus une administration Trump opposée au multilatéralisme… il y a le risque qu’une telle réforme s’avère difficile, voire qu’elle puisse conduire à des résultats contraires aux motivations initiales. La crise financière de l’organisation (Antonio Guterres a rappelé sa pesanteur le 12 mars dernier) ne peut qu’en rajouter. Raison de plus pour faire du renforcement et de la démocratisation de l’ONU une exigence, un débat politique très ouvert.
3- Que faudrait-il transformer ? Les controverses portent aujourd’hui essentiellement sur la composition et les prérogatives du Conseil de sécurité. Comment représenter correctement tous les continents ? Combien d’États membres ? Combien de membres permanents et quels États pour bénéficier de ce statut si particulier ? Faut-il élargir à quelques États, conserver, supprimer ou aménager le droit de veto ?.. Si logiques soient-elles, ces questions n’épuisent pas le débat… Pourquoi ? Le Conseil de sécurité est une instance hybride. C’est le seul organe de l’ONU doté d’une capacité à formuler des décisions politiques et mêmes militaires de caractère obligatoire. Le Conseil a été conçu dans l’esprit de la Charte qu’il doit respecter et faire appliquer, mais aussi en fonction du rôle hégémonique des puissances alliées, les vainqueurs occidentaux de la Seconde guerre mondiale qui, dans l’ensemble continuent de dominer, mais dans un contexte international beaucoup plus contesté… L’ONU n’échappe donc pas aux logiques de puissance qui tendent à prendre le pas sur les principes de la responsabilité collective et de l’égalité. Certains soutiennent que cette double identité contradictoire a permis à l’ONU de survivre à bien des crises (contrairement à la SDN) et à conserver un certain rôle dans l’ordre international. C’est probablement vrai, mais certainement plus compliqué que cela. Il reste que les évolutions du monde obligent à poser la question d’une transformation du Conseil. Mais à cette question, il faut une réponse. Et la réponse, précisément, butte sur le poids des logiques et des hiérarchies de puissance.
Pour comprendre cette impasse, il faut prendre la mesure des enjeux. La crise du multilatéralisme, l’effondrement de la diplomatie, l’affaiblissement de l’ONU ne sont pas des causes mais les conséquences d’une crise globale touchant à l’ordre international, à ce que l’on appelle l’ordre international libéral institué en 1945, avec la création des Nations Unies. Et dans cet ordre international, bouleversé en 1989-91 par l’effondrement de l’URSS et ses effets géopolitiques, on assiste à une montée de la compétition pour dominer.
Cette crise globale est déterminante. Elle se traduit de différentes manières.
C’est d’abord un effondrement de ce que l’on appelle l’architecture de sécurité internationale des traités et des pratiques collectives sur les conflits ou sur les questions relatives à la sécurité et au désarmement, notamment. C’est une véritable fragilisation des conditions de la sécurité internationale. Celle-ci dépend surtout des choix effectués par les autorités étatiques, gouvernementales… alors même que ces choix, dans l’ensemble et dans la durée, ont justement contribué à produire la crise du multilatéralisme. Je vous donne un petit aperçu du problème posé. Si le traité New Start sur la limitation des armes nucléaires stratégiques (signé en 2010) n’est pas prorogé d’ici février 2026, il n’y aura alors plus aucun traité en validité ou en application sur les armes nucléaires dans le monde. (On peut revenir sur cette question complexe dans la discussion)
Cette crise du multilatéralisme, c’est aussi un échec déjà consommé sur les objectifs de développement durable à l’horizon 2030. L’ONU elle-même s’alarme de cet échec annoncé. Ces objectifs, en effet, visent à transformer des aspects importants voire structurants du mode de développement dominant, et à porter des réponses aux problèmes mondiaux structurels les plus urgents : pauvreté, faim, santé, énergie, changement climatique, sécurité, justice…
Enfin, cette crise, c’est une perte de crédibilité affectant l’ONU en raison de comportements politiques nationaux contraires aux résolutions adoptées par le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale. C’est ce que l’on appelle le « double standard » (ou deux poids, deux mesures) appliqué par de nombreux États membres. On voit par exemple comment les décisions de l’ONU quant à la question de Palestine ne sont quasiment jamais appliquées. Alors que certaines sont d’une grande importance. C’est le cas d’une résolution du Conseil de sécurité (2334) adoptée à l’unanimité (avec l’abstention des États-Unis) le 23 décembre 2016. Obama, en fin de mandat la laisse passer… Cette résolution fut qualifiée d’historique parce qu’elle traite sur le fond la question de la colonisation qualifiée notamment d’obstacle majeur à la paix au Proche-Orient. La résolution « exige » d’Israël l’arrêt immédiat de ses activités de peuplement dans le territoire palestinien occupé, y compris à Jérusalem-Est.
Ce qui est en question, c’est l’ordre international lui-même, pas seulement sa configuration institutionnelle et politique, mais aussi et surtout son inadaptation à la période actuelle, et aux transformations majeures intervenues après la guerre froide. Avec la multiplication des acteurs de puissance, avec l’exacerbation de la compétition politique, stratégique, économique, avec une affirmation des contradictions de puissance dans une conflictualité de plus en plus intense et désinhibée.
Il n’y a donc aujourd’hui ni nouvel équilibre, ni stabilité, et encore moins de certitude sur l’avenir. Il y a des affrontements sur une nouvelle hiérarchie des puissances, sur les dominations, sur les alliances et les coalitions politico-militaires… La plus grande confrontation porte sur la compétition États-Unis/Chine. La guerre en Ukraine exprime aussi un enjeu de l’hégémonie en Europe et dans le monde dans un affrontement qui est en réalité un conflit OTAN/Russie. Ces grands enjeux géopolitiques pèsent de façon de plus en plus déterminante sur les relations internationales.
Dans ce contexte les confrontations technologiques, économiques et commerciales prennent une dimension stratégique. Les relations internationales se militarisent. Les risques de grande guerre augmentent. Dans cette situation, il n’y a donc guère de place pour le multilatéralisme et pour les Nations Unies qui, rappelons-le, ont choisi d’acter, en 1945, une interdiction du recours à la force (ce n’est pas rien !) et une priorité à la négociation et au politique. Aujourd’hui l’ONU traduit l’état des relations internationales davantage qu’elle ne contribue à les façonner…
Trump pousse au bout ce rejet de la responsabilité collective alors que, précisément, les enjeux globaux de notre période (paix, sécurité, climat, écologie, hautes technologies…) demandent une prise en charge multilatérale et des réponses collectives. Ce qui suppose une forme de dépassement du principe de souveraineté… Il y a un besoin de réponse collective aux problèmes communs. Mais c’est le contraire qui s’impose. Ce qui s’impose c’est le règne idéologique, politique, stratégique et mental de la puissance dans les relations internationales, et dans la façon de penser le politique. Ce qui pose problème, c’est donc d’abord le primat de la force, la recherche de la puissance et l’utilisation de celle-ci pour la domination, pour la prédation et pour la dissuasion… qui est en soi une menace. La dissuasion est une illusoire garantie de sécurité. Au fond, cette dérive qui touche à l’essentiel donne raison à ceux pour qui c’est la guerre qui « fait » l’histoire, qui constitue le moteur essentiel du politique. C’est dire à quel point le primat de la force et de la puissance dominent, contre l’esprit, contre les principes et les buts des Nations Unies.
Ce constat devrait évidemment encourager au renforcement et à une démocratisation de l’ONU, donc à une réforme du Conseil de sécurité qui puisse contribuer au moins à domestiquer la puissance, à la faire reculer dans les stratégies et les conceptions politiques.
Alors, que faut-il faire ?
Il y a un ordre mondial à complètement repenser et transformer. Une des exigences parmi les plus fortes est celle de l’égalité. Il faut en finir avec une hégémonie occidentale, d’ailleurs déjà sérieusement et diversement contestée. Je pense à ce que représentent les BRICS. Une grande réforme de l’ONU doit donc s’imposer. Mais il faut la construire sans risquer de l’affaiblir encore, ou de mettre en cause l’organisation elle-même, et cela dans un rapport de forces qui ne permet pas tout. Surtout avec la nouvelle administration américaine.
Je crois qu’il faut commencer par définir un esprit, des priorités, et proposer des idées et des transformations pertinentes pour renforcer la crédibilité des Nations Unies, leur redonner de la force malgré le contexte, ou précisément en raison même du contexte actuel. Je pense qu’il faut redéfinir l’ONU comme cadre décisif et comme acteur primordial pour l’ensemble des enjeux mondiaux, contre les pratiques aujourd’hui dominantes fondées sur l’exercice de la force, l’affirmation de la puissance, et la hiérarchie des puissances.
Il faut donc trouver des méthodes pour contraindre à traiter toutes les questions de sécurité internationale et de sécurité humaine dans le cadre ONU qui doit redevenir le lieu politique le plus important pour définir collectivement des orientations, des choix, des interdictions (au besoin), des conceptions générales sur l’ensemble des enjeux de sécurité.
Je propose 3 idées.
1) L’ONU est un cadre productif qui permet la formulation d’analyses et de visions d’avenir, de stratégies de réponses aux crises … Elle a une vraie capacité à produire une pensée politique, à rappeler des valeurs et des principes. Ceci doit être renforcé. L’ONU doit assumer ainsi pleinement un rôle de référence normative. Elle a la capacité à dire le droit, de prendre des décisions. Il faut la (ré)installer comme instance primordiale dans la gouvernance de l’ordre international.
Dans cet esprit, toute question ou conflit portant sur la sécurité internationale ou la sécurité humaine devrait être insérée dans les instances des Nations Unies à des fins de décision. Le Secrétaire général devrait donc avoir l’obligation de nommer des représentants, des diplomates ou des médiateurs de haut niveau (individuels ou collectifs) pour que ces protagonistes officiels proposent des plans ou des modes de règlement aux problèmes posés, c’est à dire des options de solutions ayant d’emblée un poids spécial reconnu comme tel, dans les processus de négociation et de décision. Il faut trouver ainsi les moyens de rehausser le rôle de l’ONU en lui donnant un rôle qui ne devrait pas pouvoir être contourné ou instrumentalisé à d’autres fins. Le Conseil de sécurité ne pourrait ni s’opposer aux décisions du Secrétaire général, ni entraver les missions de ses représentants ou médiateurs de haut niveau, ni contester la validité de leurs propositions comme éléments devant être obligatoirement pris en compte (à côté et au même niveau que d’autres contributions, celles des États en particulier) dans les négociations et les décisions. Il faut, en quelque sorte forcer le chemin du multilatéralisme et de la sécurité collective.
2) Une réforme du Conseil s’impose évidemment. D’abord pour qu’il puisse être représentatif de la configuration géopolitique de notre période. Une négociation doit s’imposer sur sa composition, à partir de critères objectifs en particulier politiques, géographiques : population, engagement multilatéral non contestable, respect des règles de financement… La règle de base étant la Charte.
La visée essentielle serait d’aboutir à une égalité de représentation, et pour cela à un recul de l’hégémonie occidentale, à une affirmation des Sud (ou ce qu’on désigne comme Sud global). C’est un peu l’esprit de ce que l’on appelle la « désoccidentalisation ». L’ordre international nécessaire aujourd’hui doit être celui d’un dépassement historique d’une domination occidentale établie depuis environ cinq siècles, et qui a encore son poids dans l’ensemble des relations internationales.
Enfin, le droit de veto doit être soit supprimé, soit aménagé pour qu’il ne puisse plus être instrumentalisé par les plus grandes puissances comme moyen de protéger leurs stricts intérêts et leurs amis. Il y a déjà des propositions (notamment de la France) d’une limitation à son usage en cas de décision à prendre concernant des atrocités de masse.
La suppression de ce droit, il est vrai totalement non démocratique puisqu’il acte une hiérarchie fondée sur la puissance, aurait des effets qu’il est difficile de mesurer aujourd’hui. L’aménagement de ce droit aurait probablement l’avantage de préserver, par compromis, la capacité du Conseil à prendre des décisions dans un contexte où l’esprit et les exigences du multilatéralisme sont très affaiblies ou même rejetées par certaine grandes puissances. C’est une question en débat.
3) Il faut permettre aux Nations Unies de s’affirmer comme cadre de réflexion et d’orientation sur les grands enjeux économiques, sociaux et écologiques. De ce point de vue il est nécessaire de mettre au centre des travaux de l’ONU, la réussite des objectifs de développent durable (ODD) à l’horizon 2030, alors que cette réalisation est déjà considérée comme hors d’atteinte par le Secrétaire général de l’ONU lui-même.
Il faut aussi transformer les organisations dites du système de Bretton Woods, sortir à la fois de la dérégulation sociale, de l’austérité néolibérale et de la course aux armements dans la militarisation. La question est d’inverser ce double processus d’insécurité sociale et d’insécurité internationale. Je lie volontairement les deux problématiques. Il s’agit de peser sur le mode de développement et les politiques conduites.
En septembre dernier, le Secrétaire général de l’ONU a piloté une grande conférence portant sur les enjeux mondiaux. Elle est passée quasiment inaperçue. On se demande pour quelles suites… C’était pourtant une bonne façon de remettre l’ONU sur le chemin de ses responsabilités essentielles, et de sa capacité à penser et agir pour l’avenir.
Dans cet ordre de préoccupations, le Conseil économique et social (ECOSOC) est souvent présenté comme l’instance au sein de laquelle les enjeux de ce type devraient être traités, et considérés comme prioritaires. Pourquoi pas… Cela ne peut sérieusement se faire que dans le cadre d’un changement dans les rapports de force, et d’une affirmation des Sud.
Ces trois idées nécessiteraient bien davantage de précisions, mais aussi d’expérimentation, car les problèmes ne sont pas qu’institutionnels. Je l’ai dit au départ. Ils sont politiques et stratégiques. Il ne suffit pas de produire des idées, même s’il faut commencer par là.
Et bientôt, en librairie ou directement aux éditions du Croquant :
contact@editions-croquant.org / 06 80 98 76 59

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