
La Stratégie de Sécurité Nationale des États-Unis très récemment publiée suscite un débat de fond sur des enjeux politiques majeurs, et non pas simplement des controverses d’experts. Mon précédent article sur la question (« Trump et la National Security Strategy 2025 ») n’a fait qu’en effleurer certaines problématiques. Il faut nécessairement y revenir. D’autant que le magazine américain Defense One a pu accéder à une version classifiée (à diffusion limitée), et plus longue de cette stratégie. Il n’est pas inintéressant d’en retenir quelques éléments témoignant d’une approche plus complexe qu’on ne le dit, dans un contexte international il est vrai lui même compliqué. Mais dans l’article qui suit, nous n’allons pas non plus tout traiter.

Il ne s’agit pas seulement des États-Unis. Il faut sérieusement analyser ce qui se passe pour pouvoir comprendre et prendre position. Tout est plus compliqué qu’on ne l’imagine. Il est essentiel de mesurer les transformations importantes que ce texte officiel confirme et implique. Cette stratégie de sécurité nationale (NSS 2025) traduit en effet une véritable mutation dans l’ordre international et peut-être davantage que cela… De quel monde cette stratégie nous parle-t-elle ?
Premièrement, c’est la fin de l’Alliance Atlantique. Avec un affaiblissement critique de l’OTAN comme organisation politico-militaire sur des valeurs communes, et une mise en doute de la crédibilité de son article 5 (1). C’est aussi, plus généralement, la fin des alliances stratégiques et idéologiques permanentes, au profit de coalitions ou d’accords « en tant que de besoin », si l’on peut user de tels termes afin de signifier que ce qui compte désormais, c’est l’utilité immédiate et les fins dans les rapports de forces. L’intérêt et le profit avant les principes. Cette fin de l’Alliance Atlantique constitue une déchirure au sein d’un monde occidental qui se définit volontairement par ses valeurs, son histoire, ses intérêts stratégiques et économiques communs. S’agit-il d’une rupture historique de longue portée ? On peut le penser. S’agit-il d’un affaiblissement durable dans la cohésion construite d’un monde occidental qui s’est voulu exemplaire et dominant depuis quelque cinq siècles ? C’est possible. Quoi qu’il en soit, on peut dire que l’inaction assumée et le soutien occidental honteux (à quelques exceptions près) quant au génocide des Palestiniens commis par Israël, donne le sentiment et même la certitude d’un véritable effondrement moral qui ne peut pas, devant la gravité des faits, être considéré comme un cynisme transitoire ou relatif.
Et puis, beaucoup s’interrogent à juste titre sur l’effet de la montée des Sud, sur la « montée des autres » comme dit Fareed Zakaria (2), et sur l’avenir de l’ordre international construit après 1945, c’est à dire l’avenir d’un monde qui se dessine post-occidental. Ce monde d’après, en partie déjà là, nous avons du mal à l’imaginer vraiment, mais il faut le construire autrement que par la guerre. Et pourtant, c’est bien la guerre qui est aujourd’hui au centre des politiques annoncées. Alors, sommes-nous capables de penser autrement en tirant intelligemment les enseignements de la démesure guerrière du 20è siècle ? Tous les enseignements… Pouvons-nous ne pas recommencer ces tragiques montées aux extrêmes du siècle passé en nous situant à la hauteur des valeurs auxquelles nous nous référons ? La France et les Européens sont-ils en mesure de répondre à ces exigences ?.. L’actualité nous fait douter.
Deuxièmement, c’est la fin du multilatéralisme comme fondement essentiel des relations internationales telles qu’elles furent imaginées en 1945. Avec un rejet explicite des Nations Unies. Avec un mépris permanent des résolutions adoptées dans cette seule organisation internationale disposant de prérogatives universelles légitimes. Ainsi, la loi du plus fort, et celle de l’exercice de la force, tendent invariablement à l’emporter contre l’ensemble du droit international. Avec des attaques très directes contre l’ONU et contre le système des organisations internationales qui lui est lié. Ces attaques ne sont pas seulement politiques. On peut rappeler les tirs de l’armée israélienne sur des positions de la FINUL au Sud-Liban, la pression militaire contre l’UNRWA en Palestine, ou encore l’offensive financière et budgétaire – en particulier américaine – visant le fonctionnement et les responsabilités mêmes des Nations Unies. Mais cette fin du multilatéralisme signifie aussi la négation de la responsabilité collective comme principe de base devant guider les comportements dans les relations internationales, alors que les défis planétaires exigent des communautés de vision et d’action pour faire face au réchauffement climatique, à la perte de biodiversité, à la nécessité d’une maîtrise sociale des hautes technologies, aux exigences d’égalité et de justice, aux défis éducationnels et sanitaires… et à l’impératif de sécurité internationale. C’est à dire, au fond, les éléments essentiels d’un mode de développement dans la sécurité humaine. Pour l’immédiat et pour le long terme, cette négation de la responsabilité collective est potentiellement porteuse de catastrophes. Notons qu’elle est aussi porteuse d’exigences politiques. Lorsque les enjeux majeurs sont globaux, les politiques de défense et de sécurité ne peuvent pas être strictement nationales. Nous ne sommes plus au 19è siècle. Le politique doit changer de dimension.
Troisièmement, c’est l’exacerbation d’une confrontation idéologique de grande ampleur. Une confrontation que l’on dit culturelle et civilisationnelle… ce qui tend à masquer la réalité d’un continuum politique entre aujourd’hui et tout ce qui a précédé. Il y eu, en effet, d’autres adaptations stratégiques avant celle dont nous parlons maintenant (nous allons y revenir), mais chaque adaptation s’est nourrie de ce qu’elle prétendait dépasser. Tout n’a pas commencé avec Trump. Ainsi, les accusations européennes de « trahison » visant l’Administration Trump ne traduisent pas l’essentiel : les Européens refusent de voir que l’Ordre International Libéral installé après la Seconde Guerre mondiale est mort. Ils sont déstabilisés par la violence politique de cette rupture, qui se dessinait pourtant depuis longtemps, et par leur propre incapacité à la dépasser en se donnant un rôle à la hauteur du défi. Trump assume fièrement d’avoir vendu son âme au diable, tandis que les Européens ne savent même plus à quel saint se vouer…
Il est vrai qu’avec la montée des extrêmes droites, avec l’exacerbation générale des affrontements politiques, il y a cristallisation sur les valeurs, sur les identités et les croyances, bien plus que sur le besoin de rationalité… C’est une autre adaptation qui porte, celle-ci, sur les idées dominantes, sur les idéologies et les valeurs hégémoniques dans la société. Elle porte donc aussi sur les intentions politiques et sur les « mécaniques » médiatiques qui convergent pour produire le recul réactionnaire actuel d’un néofascisme en progression, une pensée de la violence sociale et de la militarisation, un nationalisme de fermeture agressive. Trump porte une responsabilité déterminante dans cette désagrégation idéologique et morale.
Le démantèlement de l’ordre international libéral
Nous sommes ainsi rentrés dans un processus de démantèlement structurel de l’Ordre International Libéral mis en place en 1945, après la Seconde Guerre mondiale, sous l’égide… des États-Unis. Le résultat est un ordre en décomposition progressive et rapide. Ce processus a déjà atteint des acquis constitutifs de la sécurité collective : les traités de contrôles et de limites des armements, et les traités de désarmement, ainsi que l’esprit et toutes les pratiques d’application et de concertation touchant à une sécurité ainsi partagée. Même dans des périmètres circonscrits, ces acquis de sécurité collective restent importants. Cependant, ce n’est pas seulement Donald Trump, avec ses deux mandats, qui concrétise ce continuum de décomposition. C’est un processus de longue durée commencé à la fin de la Guerre froide, notamment avec Georges Bush et son hubris guerrière. Mais il faut comprendre qu’avec Trump ce processus de démantèlement volontaire s’accélère très brutalement. Il touche plus profondément encore à des éléments structurels du système international installé en 1945… Ce système que l’on dit aujourd’hui « fondé sur des règles », alors que ces règles, justement, sont en voie d’extinction. Il y a bien rupture.
Ce processus correspond aux réalités d’un ordre international de plus en plus marqué par les rivalités interétatiques, par la compétition de puissances, par les logiques de force dans un contexte international nettement plus complexe, plus concurrentiel, plus incertain… L’incertitude gagne, en effet. Elle nourrit la défiance et l’insécurité. Elle sert de justification aux confrontations stratégiques et à la course aux armements… Les tensions et les risques de grandes guerres ne cessent de monter, au-delà même de ce qui se passe en Ukraine (la question coloniale posée en Palestine étant d’un ordre différent). Cette dangereuse évolution s’est manifestée en particulier depuis la volonté annoncée d’un réarmement et d’une réémergence de puissance russe au début des années 2000, et avec l’affirmation de la Chine comme puissance majeure, au début des années 2010. Tout n’a pas commencé le 24 février 2022 avec l’invasion de l’Ukraine et la (difficile) entreprise de sécurité nationale et de revanche stratégique de la Russie sur l’OTAN et sur les puissances occidentales. C’est donc toujours dans la durée qu’il faut inscrire la réflexion sur le cours des événements et sur leurs causes.
L’ère de la sauvagerie
Nous rentrons – nous y sommes déjà – dans un ordre international de sauvagerie montante, de contradictions inter-impérialistes, de purs calculs d’intérêts stratégiques… et les dispositions de la NSS 2025 de l’Administration Trump sont là pour pouvoir s’y adapter et surenchérir. La presse américaine témoigne d’ailleurs de cette nouvelle situation, y compris en termes de conséquences pour les États-Unis. Dans le New York Times du 5 décembre 2025, à propos ce cette stratégie de sécurité nationale, Anton Troianovski cite Dan Caldwell, ancien Conseiller principal de Pete Hegseth, actuel Secrétaire à la défense. Caldwell le souligne : « pendant trop longtemps, notre politique étrangère a été fondée sur des illusions : illusions sur le rôle de l’Amérique dans le monde, illusions sur nos intérêts et illusions sur ce que nous pouvons accomplir par la force militaire » (3). L’auteur de l’article affirme dans le même esprit que la Stratégie de sécurité nationale « décrit un monde dans lequel les intérêts américains sont beaucoup plus restreint que ne les avaient présentés les administrations précédentes, y compris celle de M. Trump lors de son premier mandat ».
Certes, la tonalité du document officiel de sécurité nationale est particulièrement volontariste quant aux intérêts américains. Il s’agit notamment de restaurer la prééminence US dans l’hémisphère occidental (en particulier en Amérique latine) et de faire pression sur les pays les moins puissants au profit des entreprises américaines. L’ambition s’affiche en formulations dominatrices. Pourtant, la Russie n’est pas qualifiée d’adversaire, et la Chine est seulement présentée comme un « concurrent ». L’approche géopolitique est donc moins assertive que les formulations utilisées par les administrations précédentes, y compris celles du premier mandat Trump… La gestion de la relation avec les autres puissances dépendrait donc des « deals » éventuellement passés, et des intérêts stratégiques lorsqu’ils peuvent être convergents ou, au moins, pas trop contradictoires…. C’est une forme de « pragmatisme » ou de « réalisme flexible » (formulations américaines) issue d’un contexte international et d’un rapport des forces aujourd’hui plus compliqués et plus risqués. Le texte de la NSS 2025 affirme dans cet esprit la nécessité de « travailler » avec des États dont les systèmes diffèrent largement des traditions et des histoires appartenant aux États-Unis… Il faut lire : la Chine.
Il est en effet beaucoup plus facile de menacer militairement le Venezuela, considéré comme adversaire et cible stratégique privilégiée (malgré quelques risques ici aussi) que de s’en prendre à la Chine sur le même ton… Dans le New York Times du 8 décembre, un article de l’Editorial board (le Comité de rédaction) avance l’idée que l’armée américaine doit « se réinventer » à partir du constat d’une domination américaine qui s’affaiblit (« our dominance is fading… ») (4). L’article traite de la « nouvelle réalité internationale ». Il fait référence à la puissance militaire des États-Unis, à ses porte-avions… Mais il souligne « qu’une telle puissance de feu est efficace si l’on veut entrer en guerre avec un pays relativement pauvre et faible, comme le Venezuela par exemple. Pourtant, le Ford, qui est actuellement déployé dans les Caraïbes, est fatalement vulnérable aux nouvelles formes d’attaque. Ces dernières années, la Chine a accumulé un arsenal d’environ 600 armes hypersoniques, qui peuvent voyager à cinq fois la vitesse du son, et sont difficiles à intercepter. D’autres pays possèdent des sous-marins diesel-électriques silencieux capables de couler les porte-avions américains » (…) Et de conclure : « tout en reconstruisant notre armée, nous devons poursuivre la diplomatie avec nos adversaires ».
L’ère de la complexité
En vérité, l’Administration Trump se heurte à des difficultés qui tiennent à la complexité des relations internationales, aux résistances réelles (y compris en Amérique latine), et aux rapports de forces. Il y a la Chine, les BRICS et un Sud global avec lesquels Washington doit désormais compter. Dans ce contexte, l’Administration Trump se positionne comme les Européens : il faut s’armer pour pouvoir dissuader rivaux et adversaires. Et c’est bien ainsi que l’on nourrit la course aux armements dans l’escalade des tensions politico-militaires.
Dans le magazine Defense One (5), Meghann Myers indique qu’une version plus complète de la NSS 2025 rendue publique « marque une rupture majeure » en termes de sécurité nationale, et montre les plans de l’administration Trump visant à rompre les anciennes relations pour en créer de nouvelles. Defense One annonce avoir pu examiner cette version classifiée qui propose aux États-Unis « de nouveaux moyens d’exercer son leadership sur la scène mondiale, et une manière différente de peser sur l’avenir de l’Europe à travers les valeurs culturelles » (6) Cette autre version, en effet, appelle « les membres européens de l’OTAN à se passer du soutien militaire américain ». Elle répertorie l’Autriche, la Hongrie, l’Italie et la Pologne comme « des pays avec lesquels les États-Unis devraient travailler davantage dans le but de les éloigner de l’Union européenne ».
Enfin, Defense One rappelle que Donald Trump a déploré l’expulsion de la Russie du G8. Ce qu’il qualifie de « très grave erreur ». Il a même suggéré qu’il aimerait voir la Chine rejoindre ce G8 pour former un G9. La stratégie de sécurité nationale (toujours dans la version classifiée) propose ainsi un C5, composé des États-Unis, de la Chine, de la Russie, de l’Inde et du Japon. Ce C5, comme le G7 aujourd’hui, se réunirait régulièrement pour des sommets à thèmes spécifiques. Le premier ordre du jour du C5 serait la sécurité au Moyen-Orient, et en particulier la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie Saoudite, donc dans le cadre des Accords d’Abraham. La composition de ce C5, cette nouvelle instance paraît curieuse de prime abord, mais n’est-elle pas l’ambition d’un nouveau cadre politique de domination et de contrôle des plus grandes puissances… et entre ces puissances elles-mêmes, avec une focalisation sur l’Indo-pacifique ? Est-ce l’idée d’une alternative au Conseil de sécurité des Nations Unies ? Dans la revue The National Interest (7) d’obédience néo-conservatrice, Greg Lawson évoque un cadre stratégique rassemblant les États-Unis, l’Inde, le Japon et la Russie… mais sans la Chine afin « d’empêcher l’émergence d’un ordre eurasiatique centré sur la Chine ». N’est-ce pas, au fond, une autre façon, plus classiquement confrontationnelle, de gérer le même genre d’enjeux stratégiques ?
Toujours selon Defense One, la Stratégie de Sécurité Nationale américaine soulève aussi, pour la discuter, la question de « l’échec de l’hégémonie américaine », formulation qui a disparu dans la version rendue publique. « L’hégémonie est une mauvaise chose à vouloir et elle n’était pas réalisable », énonce le texte dans cette version classifiée. On peut certainement dire que cela correspond à l’esprit des stratégies de Barack Obama et de Jo Biden après l’échec des « guerres sans fin » à l’époque de G. W. Bush. Mais ce document classifié précise cependant que la Chine et la Russie ne devraient pas « être autorisées à remplacer le leadership américain. La stratégie suggère de s’associer des champions régionaux pour aider à maintenir la stabilité ». Ces complexités traduisent, pour les États-Unis, la recherche d’une adaptation stratégique qui puisse à la fois tenir compte des réalités, et réaffirmer une hégémonie non discutée. Alors qu’elle est clairement relativisée, dans une difficulté à réaliser une telle ambition dominatrice. Alors que le contexte est plus compétitif, plus contesté, et plus incertain que jamais avec une diversité de puissances nouvelles dont la Chine.
Une quatrième adaptation, véritable rupture
Cette volonté/obligation d’adaptation n’est pas une surprise. Dans la période de l’après-Guerre froide, les États-Unis ont réalisé plusieurs adaptations majeures en raison de ruptures de contextes : avec le 11 septembre, Washington a choisi une affirmation stratégique particulièrement unilatérale conduisant à ce que l’on appelle les guerres sans fin. Ce fut une vision impériale très militarisée de la suprématie dans le nouveau contexte. Ce fut aussi un échec que Barack Obama voulu prendre en compte dans une deuxième adaptation stratégique. Il chercha à modifier le mode d’affirmation de la puissance américaine et à diminuer les occurrences du recours à la force (notamment en Syrie). Il fut d’ailleurs vivement critiqué pour cela, y compris en France, tellement l’exercice de la force reste l’élément central décisif des stratégies devant être mises en œuvre.
Cette deuxième adaptation de compromis, censée être plus appropriée à la montée des enjeux sociaux et globaux, et à la « fatigue de la guerre » aux États-Unis, ne permit pas de sortir d’une impuissance stratégique, notamment au Proche-Orient. Et cette impuissance ouvrit la voie à une troisième adaptation, celle du premier mandat de Donald Trump, caractérisé par un effondrement des choix de diplomatie et de politique étrangère américaine, par des méthodes transactionnelles (déjà), avec des initiatives aux résultats plus qu’affligeants, en particulier vis à vis de la Corée du Nord. L’Administration Trump 1 brilla par son incapacité à contribuer si peu que ce soit à relever le défi des crises et des conflits. Ce premier mandat de Trump fut celui du chaos et des impasses. Biden n’apporta guère de transformations à la situation, même s’il adopta un comportement apparemment plus classique vis à vis des Européens. En réalité, dans un réajustement et un apaisement policé, les problèmes transatlantiques ont continué notamment ceux concernant le partage des charges militaires ou celui des enjeux commerciaux et industriels. De plus, Biden évita soigneusement de revenir sur les choix chaotiques de Trump au Proche-Orient… Ce fut une faible et mauvaise transition vers Trump 2 et l’adaptation de rupture en cours de réalisation (8).
Alors quelle issue ?
Pour Sylvie Kauffmann, dans Le Monde du 11 décembre 2025 (9), face à Trump, il faudrait considérer que l’enjeu idéologique est plus important que l’enjeu sécuritaire. C’est une grave erreur. Certes, il ne faut jamais sous-estimer la bataille des idées et des valeurs, car celles-ci disent beaucoup de choses essentielles sur les interprétations du présent et sur les visions d’avenir. Mais le défi majeur posé eux Européens, en particulier aux peuples européens, aux forces de gauche et progressistes, c’est bien celui de la sécurité. On ne peut pas laisser les gouvernements et les acteurs dominants décider et mettre en œuvre la seule réponse qu’ils osent imaginer : la réponse militaire, la constitution rêvée d’une grande puissance européenne et d’une autonomie stratégique à la clé pour dissuader la Russie de toute nouvelle offensive militaire en Europe. Il faut être très clair, la dissuasion n’est pas une garantie de sécurité. Elle est une contribution directe à l’escalade des tensions, à la défiance et à la course aux armements. Cette stratégie là n’est rien d’autre que l’itinéraire classique et fléché de la guerre. On sait d’ailleurs aujourd’hui que l’arme nucléaire (que la France est si fière de posséder) n’a rien non plus d’une assurance de sécurité. Elle n’empêche pas les guerres. Elle ne les empêchera pas demain… Cette stratégie fondée sur la centralité du militaire et sur l’augmentation constante des dépenses de défense, c’est la continuation garantie de la dégradation profonde des relations internationales et de la montée des risques de grandes conflagrations armées. Ce n’est donc pas dans la poursuite des stratégies de confrontations mise en œuvre depuis la fin de la Guerre froide qu’une issue crédible pourra être conçue.
Il faut donc d’abord poser les bonnes questions stratégiques et y répondre : comment contribuer à construire de la sécurité partagée en Europe et sur le plan international ? Comment faire dominer la diplomatie et le politique ? Comment régler les conflits en allant chercher toutes les causes à surmonter ? Dans quels cadres ? Par quels types d’initiatives et d’orientations ? Qui peut s’attacher à réaliser de telles ambitions ? Dans cet esprit, il est nécessaire d’en revenir aux bases historiques, politiques et juridiques de l’ordre international actuel, fondé en 1945 sur les prérogatives des Nations Unies, sur le multilatéralisme, sur la responsabilité collective et sur le droit. Elles ne constituent pas des garanties par elles-mêmes. Cela n’existe pas ainsi. Mais elles donnent une légitimité internationale à l’action, une crédibilité de sécurité collective, une éthique au politique. On voit d’ailleurs à quel point, concernant l’Ukraine, le règlement politique d’un conflit devient si difficile et si fragile lorsque les logiques de puissance et la force restent seules dominantes.
Trump cherche à se glorifier d’avoir régler au moins huit conflits à travers le monde en seulement huit mois. Il aurait ainsi négocié la paix entre le Cambodge et la Thaïlande, le Kosovo et la Serbie, la République Démocratique du Congo et le Rwanda, le Pakistan et l’Inde, Israël et l’ Iran, l’Égypte et l’Éthiopie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il aurait même été capable (c’est lui qui le dit) d’imposer un terme à la crise majeure à Gaza… On sait bien que tout cela, c’est du vent. Rien n’est réglé. Ces conflits continuent, y compris à Gaza où le génocide et la catastrophe sociale se poursuivent. Lorsqu’il n’y a pas la détermination d’obtenir un retour à la sécurité collective et d’installer une paix durable par le droit dans la responsabilité collective, il est inévitable que les causes et les motifs de conflits persistent. On en est là.
Comment construire de la sécurité…
Il faut construire de la sécurité en Europe et y contribuer sur le plan international… c’est une bataille à mener pour les Européens, pour les gouvernements (qui aujourd’hui s’en moquent), pour les peuples et, bien sûr, pour l’ensemble des forces qui ne veulent pas la poursuite du somnambulisme politique prédominant. Bien sûr, on peut toujours affirmer qu’après un règlement concernant l’Ukraine, la Russie très affaiblie, dans une démographie problématique, n’aura pas la capacité à engager une autre guerre en Europe, ou bien que les Européens unis (?) et réarmés seront suffisamment forts avec l’OTAN pour y faire face… On peut se dire aussi qu’en réglant le conflit ukrainien on aura gagné des conditions et des garanties de sécurité pour l’ensemble de l’Europe… Tout cela est ni totalement vrai, ni totalement faux… Non seulement cela s’inscrit dans un niveau de coût budgétaire et social plus que déraisonnable, mais ces suppositions – on ne sait pas quelles seront demain les intentions de Vladimir Poutine – restent de l’ordre de l’aléatoire, voire de l’illusion, tant que les fondements des choix stratégiques n’auront pas radicalement changé.
Ce qu’il faut bien mesurer en priorité, avec le sens du temps et l’exigence de la responsabilité, c’est d’abord, dans un système international à bout de souffle, la pression d’un capitalisme qui se nourrit de la puissance, qui produit de la puissance comme jamais dans l’histoire, et qui persiste à systématiquement traduire le politique par l’exercice de la force sous toutes ses formes. C’est ce qui engendre la dangereuse trajectoire dans laquelle nous sommes aujourd’hui. En Europe ou en Asie. Une trajectoire vers de grandes guerres aujourd’hui possibles… possibles, il ne faut pas le nier, si rien est fait pour en infléchir ou en inverser le cours. Possibles mais en réalité peu probables en raison de leurs conséquences, et du risque nucléaire qui, évidemment, impose certaines limites à la montée aux extrêmes. Lorsque le Secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, le 11 décembre 2025 à Berlin, agite la menace d’une guerre mondiale semblable à celles du 20è siècle, il ne traite pas de la réalité des enjeux et des risques stratégiques actuels. Il instrumentalise les peurs. Il faut rejeter ces inacceptables pratiques. Pour la sécurité internationale et pour donner des chances à la paix, il reste impératif de sortir de la pesanteur des comportements politiques dominants, de penser autrement. Et d’agir autrement. Il y a un autre monde à construire.
Personne ne dit qu’un telle mutation politique est une voie royale et facile. Évidemment. Mais aujourd’hui, jour après jour, l’escalade des menaces et des tensions alimente les conflits, et prépare les affrontements armés qui pourraient suivre. Il faut briser cet enchaînement, quoi qu’en disent celles et ceux qui préfèrent la militarisation à tout autre chemin… A les écouter, il faudrait sortir de la « naïveté stratégique » et accepter un inexorable « retour » à la géopolitique et à la guerre qui s’imposerait comme un soit-disant « retour au réel ». Un réel historique que les peuples d’Europe auraient donc oublié… Mais le réel n’est-il pas d’abord un choix politique : le choix ce que l’on décide de construire, au-delà d’une histoire dont il ne faut certainement pas négliger les leçons. Toutes les leçons. L’histoire doit aider à (re)penser les stratégies. Repenser le politique.
Depuis la fin de la Guerre froide les Européens (les États) n’ont jamais fait qu’acquiescer à leur maître de Washington. Aujourd’hui encore, ils ne veulent pas autre chose qu’une poursuite de cet alignement, cet assujettissement politico-militaire. Ils voudraient pouvoir continuer… Mais le Président Trump, malgré des réticences nouvelles au Congrès, se complet dans une tout autre vision funeste du monde et des relations internationales. Emmanuel Macron, Friedrich Merz et Keir Starmer… ne veulent-ils pas voir que leur monde politique s’est dérobé sous leurs pieds ? Quel futur sont-ils donc en train de nous construire ? Où est le courage ? Où est la responsabilité ? (15 12 2025)
NOTES :
1) Selon cet article 5, fondateur de l’essence même de l’Alliance, une attaque armée contre un État membre doit être considéré comme une attaque contre tous, et chaque membre est tenu de venir en aide au pays attaqué.
2) Voir « L’empire américain. L’heure du partage », Fareed Zakaria, éditions Saint Simon, 2009. Voir aussi « La guerre, le droit et la paix. Déchiffrer les mutations de l’ordre mondial », Jacques Fath, éditions du Croquant, 2025, pages 84 à 87.
3) « Trump’s Security strategy focuses on profit, not spreading democracy », New York Times, december 5, 2025.
4) « America’s military has defended the free world for 80 years. Our dominance is fading. Rivals know this and are building to defeat us », New York Times, The editorial board, December 8, 2025. https://www.nytimes.com/interactive/2025/12/08/opinion/us-china-taiwan-military.html
5) « Make Europe great again and more from a longer version of the National Security Strategy », Meghann Myers, Defense One, December 9, 2025. https://www.defenseone.com/policy/2025/12/make-europe-great-again-and-more-longer-version-national-security-strategy/410038/?oref=d1-homepage-top-story&utm_campaign=dfn-ebb&utm_medium=email&utm_source=sailthru
6 ) Revue fondée en 1985 par Irving Kristol, considéré comme fondateur du courant néoconservateur.
7) The common-sense realism of the National Security Strategy », Greg R. Lawson, The National Interest, december 5, 2025. https://nationalinterest.org/feature/the-common-sense-realism-of-the-national-security-strategy
8) Sur ces adaptations stratégiques post-Guerre froide, voir « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain », Jacques Fath, éditions du Croquant, 2020, pages 61 à 73.
9) «« L’offensive trumpiste pose un double défi à l’Europe, sécuritaire et idéologique. Le plus dangereux est le second », Sylvie Kauffmann, Le Monde, 11 décembre 2025. https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/12/11/l-offensive-trumpiste-pose-un-double-defi-a-l-europe-securitaire-et-ideologique-le-plus-dangereux-est-le-second_6656842_3232.html
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