Sur une crise qu’on a tort d’appeler grecque…

Quelques remarques sur les enjeux politiques, économiques, stratégiques et de politique internationale à propos d’une crise fondamentalement européenne.

Dans le Figaro du 29 juin dernier, on peut lire : « cette tragédie qui tire en longueur tient au fait que la Grèce n’a jamais eu sa place dans la zone euro. Quelle y est entrée par erreur, par manque de discernement des institutions européennes et des grands pays, la France, l’Allemagne en tête ». Cette idée a été reprise par de nombreux commentateurs. Elle a évidemment nourri ce qu’on appelle le « grexit » ou la sortie de la Grèce de l’euro, option qui fait aujourd’hui tant débat. Cette idée signifie cependant d’abord que le problème posé serait entièrement et seulement grec, nonobstant l’erreur des Européens d’avoir concédé à la Grèce, au cœur de l’Union, une place qu’elle ne méritait pas… On a dans cette formulation arrogante un condensé de l’esprit qui va guider la Troïka et la plupart des médias : il s’agit d’une crise grecque et celle-ci doit être réglée d’autorité par la décision des principales puissances européennes. Cette présentation est évidemment une manipulation de la vérité.

Il y a, bien sûr, une (grave) crise en Grèce, mais celle-ci traduit surtout la crise de la construction européenne et les impasses auxquelles ont conduit l’Union économique et monétaire (UEM), ses contraintes et ses critères imposant l’austérité… Cette crise doit pousser à une réflexion critique de fond sur l’actuel processus d’intégration européenne. Il y aura un avant et un après… D’autant que la façon dont le gouvernement d’Alexis Tsipras a traité cette phase politique très violente, en cherchant les moyens de résister, si elle ne permet pas une issue hors politiques d’austérité, aura fait éclater publiquement, en Grèce et en Europe, l’ampleur des conséquences sociales, économiques et financières de l’ultralibéralisme, ainsi que la nature, l’intensité et l’urgence des problématiques européennes qui sont autant de défis pour l’avenir,.. Pour une fois, en s’appuyant sur un peuple qui dit majoritairement non, un gouvernement, en Europe, tente de faire front et se cabre. Cela ne s’est jamais produit depuis que la Communauté européenne existe.

Il faut revenir en arrière pour comprendre.

Depuis les années 80 au moins, la recherche volontariste d’une « convergence » fait partie des grandes orientations du processus d’intégration capitaliste européenne : convergence des politiques économiques et monétaires et des choix néolibéraux, convergence pour la « compétitivité », convergence, si possible, des résultats ou des « performances » économiques. Il a fallu, notamment, le Traité de Maastricht (1992), le Pacte de stabilité et de croissance (1997), le Traité de Lisbonne (2007), le Pacte budgétaire ou Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG, 2012), pour que, dans cet esprit, se mette en place un système autoritaire de convergence anti-sociale, appuyé sur des critères obligatoires, des disciplines budgétaires, une surveillance dite multilatérale mais centralisée, et des sanctions… L’Allemagne a imposé ce processus. Elle n’avait, en effet, accepté d’abandonner le Deutschemark qu’à la condition que l’euro puisse être, avec l’ensemble de l’UEM et ses politiques de convergence, l’instrument de sa domination économique et financière et de ses intérêts propres.

Cette recherche de la convergence est à la fois un échec et une illusion. L’Union européenne rassemble aujourd’hui 28 États aux réalités et aux performances particulièrement inégales et déséquilibrées. La politique de convergence n’a fait qu’accentuer durablement les contradictions tandis que l’enjeu social et celui de l’emploi n’ont été inscrits dans les préoccupations européennes officielles – de façon additionnelle et subsidiaire – qu’à la faveur de quelques sommets européens, au cours des années 90. Parce qu’il fallait bien un semblant de réponses politiques à la montée du chômage, aux luttes et aux résistances sociales.

Les politiques d’austérité n’ont fait que fragiliser structurellement les plus faibles (et pas seulement eux puisque même la France en paie les conséquences). Les crises successives, notamment dans les pays d’Europe du Sud, ont été gérées avec un surcroît très lourd d’austérité conduisant à des niveaux de dévastation économique et sociale particulièrement élevés. La crise dite grecque illustre l’impasse à laquelle cette convergence austéritaire devait conduire : appauvrissement sévère des couches populaires voire des couches moyennes, exacerbation des inégalités, démantèlement des politiques sociales, privatisations des biens publics et désintégration des services publics, chômage massif… C’est une décomposition sociale en marche, dans un contexte d’explosion des divergences de situations économiques en Europe. Il fallait donc faire rentrer la Grèce dans le rang, lui imposer de force une nouvelle thérapie de choc très dure pour la réinsérer dans la convergence néolibérale et empêcher toute politique de gauche, conforme aux attentes populaires. Au risque de promouvoir une extrême droite, y compris néo-nazie, déjà renforcée. On a atteint un summum dans le cynisme et l’irresponsabilité.

Le choix contraint d’une austérité drastique a donc une dimension à la fois économique et politique : il fallait, coûte que coûte, faire rentrer la Grèce dans la convergence conçue en priorité pour les intérêts de l’économie prépondérante, celle de l’Allemagne, et des capitaux dominants en Europe, et ne pas reculer sur le marché unique. Il fallait en même temps prévenir toute tentative de politique alternative progressiste.

Quelques questions.

Pourquoi a-t-on fait adhérer la Grèce à la Communauté européenne (1981), et à la zone euro (2001) ? Il y a un ensemble de raisons à cela. En voici 3, succinctement résumées :

1) Il est difficile, sans la Grèce, de prétendre construire l’Europe sur des valeurs revendiquées comme une quasi-exclusivité dans le monde : démocratie, état de droit, droits humains, droits sociaux, solidarité avec les pays du Sud… L’Europe se veut l’héritière de ce berceau de la pensée démocratique et de la civilisation dans l’espace occidental. Pour des raisons impératives de crédibilité, il fallait faire adhérer la Grèce à la Communauté européenne. Les « performances » économiques grecques n’ont guère pesé dans une décision éminemment politique et idéologique.

2) L’adhésion de la Grèce ne fut pas une erreur mais est un choix parce que ce pays européen « par excellence », si l’on peut dire, devait être partie prenante du grand marché unique et des politiques communautaires. Et comme membre de l’OTAN, il ne pouvait rester à l’écart d’une d ‘intégration qui s’est caractérisée dès le départ comme un processus euro-atlantique, et devait inclure (à terme) la dimension stratégique, au-delà des divergences européennes sur la méthode pour y parvenir et sur la nature du rapport de l’Europe à l’OTAN. Intégrer la Grèce était aussi un choix stratégique.

3) Il faut se rappeler la volonté ancienne de rapprocher la Turquie de l’Europe. Là aussi avec de fortes raisons stratégiques. Ankara étant, depuis 1952, un membre important de l’OTAN, surtout pour la zone Sud-Est de la Méditerranée et le Proche-Orient. La CEE a donc signé son premier accord d’association avec la Turquie en 1963. Faire adhérer la Turquie à l’Europe (perspective devenue incertaine dans le chaos euro-méditerranéen actuel), est un projet qui a cependant fait son chemin depuis 1963. Ce pays est devenu candidat officiel à l’adhésion par un sommet européen en 1999. Mais comment intégrer la Turquie sans avoir rassuré la Grèce et fait adhérer Chypre (en 2004) afin de tenir compte d’un contexte très délicat ? La Turquie, en effet, occupe la partie Nord de Chypre depuis 1974. Elle s’oppose durement à la Grèce sur cette question, et dans une relation compliquée d’hostilité depuis très longtemps. L’adhésion à l’euro va alors permettre d’arrimer plus fortement la Grèce en l’insérant dans le cœur du processus d’intégration. Et l’appartenance à l’euro va donc surtout obliger Athènes à s’aligner sur les dures contraintes d’austérité lorsque la crise va s’aggraver sérieusement dans les années 2000 (2008/2009). C’est une seule et même politique.

Ce schéma, qui mêle raisons économiques et stratégiques, aujourd’hui explose. Les valeurs démocratiques européennes ont évidemment du mal à se voir et à se lire – c’est le moins qu’on puisse dire – dans le coup de force de la Troïka contre la Grèce. L’euro et l’UE apparaissent moins que jamais comme un projet politique et une véritable ambition d’union, et davantage comme le cartel illégitime des plus puissants sous l’autorité de l’Allemagne. Où est l’idée de communauté ? Où est la solidarité, quand Berlin et quelques autres refusent de « payer » pour sortir un membre de l’Union d’une crise dont les responsabilités sont pourtant collectives ? Ce qui a conduit la Grèce a une situation quasi ingérable ce sont bien les critères de Maastricht et le Pacte de stabilité que l’ancien Président de la Commission, Romano Prodi avait qualifié de « stupide ». Aujourd’hui, Romano Prodi confirme, dénonce lui-même le déséquilibre avec l’Allemagne et affirme : « nous avons évité le pire mais nous avons créé le mal » (Le Monde – 21 07 15). L’origine du mal n’est donc pas grecque…

Aujourd’hui, en Europe, il n’y a pas d’abord un problème de la Grèce. Il y a d’abord un problème de l’Allemagne. Celle-ci n’a cessé de formater l’UE et la zone euro en fonction de ses intérêts de puissance dominante. Naturellement, il y a aussi, indissociablement, un problème de l’ensemble de la construction européenne.

Sur quelques aspects stratégiques et de politique internationale.

Un accord militaire a été conclu le 19 juillet à Tel Aviv, entre la Grèce et Israël. Les informations disponibles font état, dans ce cadre, d’une coopération portant sur des exercices d’entraînement conjoints, sur une immunité légale aux militaires israéliens et israéliens participants à ces entraînements, sur des libres survols d’avions militaires, sur l’échange de renseignement et de données confidentielles en matière de défense… Dès cet été, des avions de chasse et des navires de guerre ont participé à des exercices en mer Égée et dans le ciel grec. Déjà, en avril dernier, des exercices multinationaux importants ont réuni autour de la Grèce plusieurs pays dont Israël et les États-Unis. À cette occasion, le Ministre grec de la défense du Gouvernement Tsipras, Panayotis Kammenos, membre du parti de la droite radicale des Grecs indépendants (ANEL), a souligné devant l’ambassadrice des États-Unis : « la Grèce est pour Israël une route géopolitique sûre et permanente, et ceci n’est pas fondé sur des paramètres occasionnels mais sur de rigoureuses décisions politiques ». Compte tenu de la brutale politique israélienne de colonisation, et après les agressions israéliennes à Gaza en décembre/janvier2009 et en juillet/août 2014, une telle coopération militaire suscite évidemment de lourdes interrogations.

Dans les médias et dans la presse, certaines appréciations ont pu accréditer l’idée d’un choix délibéré du gouvernement d’Alexis Tsipras, pour s’étonner qu’une « gauche radicale » plutôt qualifiée ordinairement de pro-palestinienne, ait pu prendre l’initiative d’un tel accord et d’une telle coopération. Certains ont même parlé « d’alliance stratégique », « d’axe militaire », de « Pacte »… Comme si le gouvernement avait décidé d’inaugurer une nouvelle phase, pro-israélienne et atlantiste, de la politique étrangère de la Grèce… L’absence de réactions politiques (connues) et de clarifications a eu l’avantage (très relatif) de laisser cette question plutôt hors polémiques politiciennes. Il reste que l’information est maintenant donnée et diffusée. Elle nécessite une approche critique même si celle-ci est difficile par manque d’informations. On peut, cependant, apporter quelques précisions utiles.

Premièrement, la coopération de la Grèce avec Israël n’est pas une innovation du gouvernement grec actuel. Elle date de 2010. Dès cette année-là, et même depuis 2008, des manœuvres militaires communes gréco-israéliennes sont organisées. C’est le Premier Ministre socialiste d’alors, Georges Papandréou, qui décida de resserrer les liens avec Tel Aviv, et d’abandonner les orientations de son père, Andréas papandréou, nettement plus à gauche et plus attentives au monde arabe et aux Palestiniens. L’agression israélienne à Gaza en 2009 avait affecté les relations avec la Turquie. L’attaque meurtrière (9 victimes turques) contre le Mavi Marmara en 2010 a sérieusement dégradé la relation israélo-turque. La montée de la tension entre la Turquie et Israël a ainsi poussé au rapprochement de la Grèce avec Israël. Dans le même temps, la nécessité d’une coopération énergétique, en particulier pour la délimitation des nouvelles et très vastes zones d’exploitation d’hydrocarbures en Méditerranée de l’Est, et pour l’acheminement de cette ressource en Europe, a poussé Israël et la Grèce à renforcer leur coopération. Celle-ci découle donc de cette évolution régionale et des décisions des gouvernements grecs précédents.

Deuxièmement, c’est bien le Ministre de la Défense de droite nationaliste, pro-OTAN, fondateur de l’ANEL, « partenaire » de circonstances de Syriza au gouvernement, qui a négocié cet accord. On ne peut pas dire qu’il s’agit d’un choix de Syriza qui, on le sait, n’a cessé de dénoncer la politique israélienne dans une véritable optique de gauche et de solidarité avec le peuple palestinien. On peut imaginer – faute d’informations précises – que dans la volonté de préserver sa majorité, le gouvernement, dans son ensemble, a pu laisser faire. Cette supposition permet assez mal de répondre à la question : pourquoi le gouvernement Tsipras a-t-il accepté un tel accord de coopération militaire avec Israël ? A-t-il été, d’une façon ou d’une autre mis devant un fait accompli ? A-t-il voulu éviter un motif supplémentaire de confrontation avec l’Allemagne et les autres gouvernements de l’Eurozone ? Ces derniers, en effet, auraient certainement guère apprécié que le gouvernement Tsipras cherche à « fermer la porte » à Israël, partenaire stratégique privilégié de Berlin et des Européens plus généralement ?

Troisièmement, le Ministre des affaires étrangère grec Nicos Kotzias s’est rendu à Jérusalem début juillet, en pleine tension sur la crise financière. La rencontre avec Netanyahou a évidemment permis à ce dernier d’appuyer les « convergences » existant, selon lui, entre Israël et la Grèce (lutte contre le terrorisme, danger iranien…). Je ne connais pas le discours tenu par Nicos Kotzias. On sait que celui-ci s’est rendu aussi à Ramallah pour une rencontre avec l’Autorité palestinienne. On sait aussi que la Grèce a décidé de dénommer « Palestine » les territoires sous administration de l’Autorité palestinienne (AP), ce qui semble montrer la volonté d’acter une avancée diplomatique en attribuant un substantif de portée nationale aux territoires occupés. Une information que l’on trouve dans la presse… israélienne. Le voyage de Kotzias a pu être interprété comme une volonté de confirmer un renforcement des liens entre Athènes et Tel Aviv. Il semble plutôt traduire une marge de manœuvre grecque plutôt étroite.

On peut supposer que la coopération gréco-israélienne – aujourd’hui comme hier – permet à la Grèce de contre-balancer la politique turque, notamment sur la question chypriote, face à la dérive nationaliste et très agressive, voire mégalomaniaque, du Président turc Erdogan. On apprend d’ailleurs que Recep Erdogan, en accord avec Khaled Mechaal (Chef du Hamas palestinien, organisation aux commandes à Gaza) auraient envisagé d’établir, pour les Palestiniens, un corridor maritime entre Gaza et la partie Nord de Chypre… occupée militairement par la Turquie. Ce serait une forme de légitimation de cette occupation turque. Un tel accord est certainement inacceptable pour les Grecs, mais aussi pour l’AP parce qu’il s’inscrit dans une entreprise qui l’exclut et qui divise les Palestiniens. Serait-il malgré tout entériné par Israël qui négocie actuellement avec le Hamas (et sans l’AP) les conditions d’une trêve de longue durée ? En tous les cas, on mesure, ici encore, l’impudence des autorités de Turquie – en particulier vis-à-vis de leurs voisins Grec et chypriote – et leur mépris vis-à-vis de la légalité internationale.

On ne peut donc oublier la situation particulière de la Grèce, membre de l’OTAN mais en confrontation permanente avec la Turquie, puissance militaire importante au sein de cette organisation. Enfin, on ne peut pas oublier non plus des enjeux stratégiques plus globaux touchant à la présence russe en Méditerranée, présence à laquelle les pays de l’OTAN accordent une attention particulière. Ces derniers ne veulent pas, sans réagir, laisser la Russie s’intéresser à la Grèce, et investir en Grèce… ce que Moscou cherche à faire notamment afin d’exporter son gaz en Europe. Il n’est pas question pour Washington de laisser l’acteur stratégique et économique russe agir à sa guise dans une région aussi décisive : le flanc Sud Est de l’OTAN où les États-Unis disposent d’une grande base navale (en Crête) pour sa VI ème flotte en Méditerranée. Le gouvernement Tsipras, en difficulté face aux Européens, peut-il se mettre aussi en contradiction directe avec Israël et les États-Unis dans la région ?

Le gouvernement Tsipras est contraint stratégiquement par la configuration des rapports de puissances et des relations internationales comme il l’est économiquement par le carcan de l’euro-groupe. Il lui est difficile de faire face à des politiques d’États dont aucun d’entre eux, dans cette région, ne peut apparaître comme un partenaire amical ou de convergence stratégique réelle, y compris Israël qui ne cherche qu’à instrumentaliser le maximum possible de relations d’État à État. Et dans cette région, figurent des puissances militaires véritables : Israël et la Turquie en particulier. La Grèce est aujourd’hui seule dans un environnement généralement plutôt hostile. Un environnement dans lequel l’exercice de la force et la guerre sont des réalités permanentes. Dans ce contexte politiquement très conflictuel, Israël a évidemment un intérêt particulier à utiliser au maximum la relation avec la Grèce. Les extrêmes droites gouvernementales en Israël et en Grèce facilitent les choses.

Une voie de rupture est-elle possible  ?

Il ne faut pas nier le problème politique de cette coopération gréco-israélienne, notamment sur le plan militaire, mais il faut l’analyser correctement. Dans cette région, la pression des États-Unis, des Européens, de la Turquie, d’Israël est énorme et permanente dans tous les domaines. La Grèce, comme Chypre, n’ont d’indépendance et de souveraineté que relative. Serons-nous obligés dans une période future, de constater une forme de « libanisation » au sens où toute décision essentielle à prendre ne pourrait qu’être « surdéterminée » par le poids et les intérêts de puissances extérieures ? Un pas préoccupant à été franchi dans cette voie avec la mise sous tutelle de la Grèce sous les injonctions de la Troïka.

S’engager dans une voie de rupture avec les politiques européennes, avec l’ensemble des puissances et des politiques occidentales, est-ce possible ? Est-ce « gérable » ? Quelle sont les conditions pour des ruptures qui réussissent ? Mais posons-nous aussi cette autre question : l’accord financier finalement conclu – auquel personne ne croit vraiment malgré une enveloppe financière substantielle – n’est pas viable et n’apparaît pas susceptible de régler les problèmes de la Grèce. Et l’on comprend que l’application de cet accord va encore aggraver la situation grecque, et notamment la dette grecque qui – même le FMI le reconnaît – n’est pas soutenable et le sera encore moins demain. Alors, que fallait-il choisir ? Un « grexit » aux conséquences immédiates désastreuses ? Ou bien un « accord » aux conséquences différentes mais qui seront, demain, elles aussi désastreuses ? Le gouvernement grec n’a pas eu à choisir entre une mauvaise et une bonne solution… Une bonne solution peut-elle d’ailleurs exister dans le cadre défini de la monnaie unique ? A l’évidence, non.

La pertinence des choix effectués par le gouvernement grec suscite donc des débats intérieurs très vifs et une division de Syriza. Ces choix peuvent se discuter à perte de vue. Une sortie ordonnée de l’euro est-elle possible ? Une distanciation stratégique décisive vis-à-vis d’Israël et de l’OTAN est-elle envisageable ? Dans ce monde de puissances capitalistes très hiérarchisées, et même dans un contexte où montent les aspirations contre l’austérité, on ne peut passer outre la réalité des rapports de force et le fait que les leviers de décision restent dans les mains de ceux qui détiennent la puissance. On sait bien qu’être au gouvernement ne signifie pas posséder les pouvoirs. Si le gouvernement Tsipras, malgré une bataille marquante, n’a pas réussi à « renverser la table » pour imposer un plan résolument alternatif à l’austérité et un chemin pour l’annulation de la dette… cela illustre d’abord cet état de fait. Cette conclusion funeste pour la Grèce est aussi un rappel pour tous les progressistes européens : où placer la barre des luttes et des exigences politiques pour pouvoir transformer le contexte et les rapports de forces, pour faire que la bataille pour la Grèce soit surtout une étape parmi celles à venir ? Comment construire des solidarités et un mouvement social et politique en Europe qui soit capable d’imposer les ruptures tant attendues ?

Cette crise, qui n’est donc pas une crise grecque, mais une crise européenne, et de la construction européenne, se traduit tous les jours dans une accumulation d’impasses structurelles, au premier rang desquelles on trouve la crise agricole française qui montre les limites de la PAC, politique de compétence communautaire exclusive, fondée prioritairement sur la concurrence et la compétitivité. C’est aussi la crise issue de la carence européenne en matière migratoire et d’asile, face à un problème d’ampleur inédite. Il s’agit d’un double échec européen : échec dans la gestion d’une crise humanitaire et de dignité humaine, échec des politiques de coopération au développement (Accords UE/Afrique, Caraïbe et Pacifique – Partenariat euro-méditerranéen). Enfin, c’est aussi l’impasse politique découlant de l’inexistence stratégique de l’Union alors que son grand voisinage du Sud et de l’Est est au haut point conflictuel, militarisé, chaotique et même en guerre ouverte… En réalité, les 3 fonctions généralement attribuées ou espérées de la construction européenne actuelle – Europe protection, Europe puissance et Europe comme projet d’avenir – sont maintenant en voie d’épuisement. Ce délabrement impose une approche très déterminée de ce qu’on appelle une refondation de la construction européenne puisque les dispositifs de la monnaie unique et les règles instituant l’UEM apparaissent incompatibles avec les exigences de souveraineté, de démocratie, et avec la fin nécessaire de l’austérité.

Le débat sur les contraintes et les critères de l’euro doit être pleinement ouvert. Des ruptures devront s’imposer. Ce qui suppose la mise en cause du rôle de l’Allemagne et, bien sûr, la politique européenne de la France. Celle-ci a favorisé activement la mise en place des conditions de l’austérité draconienne qui s’imposent maintenant à la Grèce. François Hollande a ensuite proposé une fuite en avant fédéraliste avec un gouvernement de la zone euro, un budget spécifique et un Parlement pour le contrôle de ce nouvel appareil centralisateur. On remarque qu’un tel dispositif établirait un cadre institutionnel autonome dans le cadre de l’Union. Une union au sein de l’Union, en quelque sorte. Au-delà des doutes qu’elle suscite sur sa crédibilité, cette proposition ne peut que poser de multiples problèmes, y compris politiques. Mais cela traduit surtout la crise institutionnelle d’une Europe à 28, incapable d’assumer les conséquences de son ultralibéralisme sans contradictions majeures et sans éclatement. L’austérité produit aussi de la désintégration institutionnelle.

La grande bataille en Europe, à partir de l’enjeu grec, a permis de clarifier l’enjeu essentiel, celui de l’alternative et des contenus de celle-ci. On sait qu’il ne s’agit pas de dire oui ou non à l’Europe mais d’abord, oui ou non à l’austérité, à l’ultralibéralisme et aux carcans européens mis en place pour l’imposer. Cette grande bataille n’a pas été gagnée, mais elle a favorisé un recentrage politique public très large sur cette question devenue ainsi encore plus centrale et décisive. Il faut donc pousser dans ce sens. Il y a certainement un autre plan que celui de la Troïka, du soutien à Israël et de l’atlantisme. Un tel plan implique la mise en cause des contraintes et des cadres politiques, économiques et stratégiques existants. Il passe par le rassemblement des forces démocratiques et anti-austérité, et par des initiatives progressistes européennes pour y contribuer. C’est un combat, probablement de longue durée, à mener contre des stratégies et des forces dominantes du monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas rien…

Bien sûr, la solidarité avec le peuple grec doit plus que jamais se renforcer. Cela suppose de ne pas trancher le débat grec à la place des Grecs. La solidarité doit s’exprimer avec tous ceux qui veulent continuer à combattre l’austérité (aussi bien avec Syriza qu’avec l’Unité populaire voire d’autres formations nouvelles…), et quel que soit le choix précédemment effectué face à la politique de force de la Troïka. Il serait grave d’exacerber les divisions des forces de gauche. La crise politique grecque doit être interprétée d’abord comme le fruit de la pression allemande et française, et du chantage des Européens. C’est eux qu’il faut combattre tandis qu’il faut unir les forces de gauche anti-austérité en Europe.

Le nouveau contexte devrait permettre d’être très nets et identifiables dans le débat politique français, par une mise en cause déterminée du système de l’euro. Il est indispensable de construire les conditions politiques et les rapports de forces qui permettront de se défaire des carcans de l’austérité et de briser les cadres disciplinaires et austéritaires de l’euro. Il faut qu’une réponse au besoin de rupture s’exprime d’une façon ou d’une autre, tout en rendant très combative et très claire la refondation de la construction européenne et les contenus qui doivent aller avec. Dans cette bataille, loin d’être terminée, il y a bien un après… ce qu’on appelle à tort la crise grecque./. JF 31 08 15

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