Sur la crise au Proche-Orient, sur le terrorisme et l’après 13 novembre 2015 en France. Mars 2016
1ère partie
Introduction
Poser les bonnes questions
Le temps de l’analyse est maintenant venu. Il nous faut porter la réflexion sur les causes des attaques terroristes de janvier et de novembre 2015. Prendre vraiment le temps du pourquoi est une responsabilité politique nécessaire. D’autant plus nécessaire que tout a été fait pour en contourner l’exigence. Au prix de dérives parfois ahurissantes. Beaucoup prirent le parti d’un consternant détournement du sens des événements en utilisant trop souvent les discours et les formulations les plus problématiques quant aux valeurs de notre République. On ne peut croire à l’effet d’un désarroi devant la brutalité des événements. Ces réactions furent en effet, d’une grande cohérence.
« Montrons leur à qui appartient vraiment la force », s’exclame par exemple, Etienne Gernelle, Directeur de l’hebdomadaire « Le Point » (1). Franz-Olivier Gisbert, dans ce même hebdomadaire, ne cherche pas la nuance : « ce n’est plus d’un choc dont il faut parler, mais bien d’une guerre de civilisations » (2). Il affirme dans cet esprit que les conflits à venir seront culturels et religieux… Le gouvernement, selon lui, doit donc passer outre les droits de l’homme en rendant temporaires les nécessaires atteintes aux libertés. Enfin, au risque du n’importe quoi, il qualifie de « marxo-pétainistes » ceux qui nous culpabilisent – dit-il – « en victimisant les assassins ».
Ce fut, en vérité, un déferlement d’excès verbaux et d’incroyables dérapages. Laurent Wauquiez, Eric Ciotti et même Pascal Bruckner (3) en appelèrent à l’internement des individus fichés « S » dans des camps ou (ce qui est la même chose) dans des centres de rétention fermés. Soit quelque 10500 personnes à incarcérer (!) sans qu’il y ait eu crime et condamnation pour le justifier. Notons que cela représente environ 15 à 20 fois Guantanamo lorsque ce camp, ouvert par George W. Bush en 2002, rassembla, durant les premières années, le maximum de prisonniers.
Jean-Christophe Lagarde, chef de l’UDI, demanda à François Hollande de réunir l’OTAN. Pour bombarder Molenbeeck ?.. Bruno Lemaire proposa de « couper vif dans la dépense publique pour dégager des moyens financiers pour mieux nous protéger » (nous y reviendrons). Christian Estrosi suggéra « une loi d’habilitation pour voter par ordonnance. Ca ne dérangerait personne, en temps de guerre, dit-il » (4). Philippe De Villiers fit semblant de s’insurger sur la « mosquéisation » de la France. Le Front National demanda évidemment qu’on renvoie tous les migrants hors de nos frontières. On a même vu un économiste (5) soutenir, sans crainte du ridicule, qu’une lutte pour les droits de propriété « devrait sonner le glas du terrorisme ». Si l’objet réel de ces atterrantes déclarations n’était pas dramatique, tout cela pourrait être classé sans autres formalités dans les archives du bêtisier politicien. Mais ces formulations ont accompagné, avec une virulence certaine, un discours de guerre et une logique de peurs. Il faut donc s’interroger car la peur n’est pas qu’une émotion lorsque l’insécurité s’aggrave. Elle est un moyen indirect de déstabilisation. Elle est aussi méthode de gouvernement. Rien de tel, en effet, que le besoin irrépressible et urgent de sécurité pour affaiblir ou pour faire disparaître d’autres exigences sociales et démocratiques.
Tout cela, enfin, est le miroir de l’incapacité, et surtout du refus d’identifier les responsabilités et la nature du défi qui s’impose, dont les causes véritables du terrorisme. Cette extrême violence politique, en effet, a des causes. Elle est le produit d’un monde en crise. Et ce monde, c’est le nôtre. Cette violence est issue d’une certaine forme de rapports sociaux et internationaux fondés sur le primat de la guerre, sur des stratégies de domination et des logiques de prédation porteuses d’inégalités et d’humiliations. Les interventions militaires, les bombardements et les occupations en Afghanistan, en Irak ou en Libye ont engendré de profonds ressentiments de haine. Ce monde là est en train d’exploser. Il explose là où les sentiments d’injustice et d’hostilité sont les plus intenses, là où l’espérance et la dignité humaine ont subi le plus d’outrages au cours de l’histoire… et dans le présent.
En France, le débat politico-médiatique a tout simplement écarté cette gênante réalité. Il est resté confiné dans un théâtre de faux-semblants. La dérive réactionnaire atteint maintenant de tels sommets que la réflexion pourtant indispensable sur les origines du terrorisme, sur les contextes qui le nourrissent, sur le tragique d’une histoire meurtrière en train de se faire sous nos yeux est donc parfois – jusqu’au plus haut niveau gouvernemental – assimilée à la « recherche de l’excuse ». Cette volonté d’intimidation, cette instrumentalisation de l’inacceptable – car c’est bien de cela qu’il s’agit – est dangereuse à un double titre. D’abord, elle empêche une juste compréhension des choses, indispensable à la définition de réponses politiques qui aient du sens et de l’efficacité. Ensuite, qu’on le veuille ou non, elle alimente l’escalade de la guerre, de l’identitaire, de la xénophobie et du racisme.
Et puis, jamais les bonnes questions ne sont posées : pourquoi nos sociétés européennes produisent-elles tant de jeunes djihadistes ? Pourquoi notre monde se déchire-t-il si cruellement au Proche-Orient, en Afrique… Pourquoi des États s’effondrent-ils ? Pourquoi des idéologies violentes, sectaires et mortifères gangrènent-elles des sociétés ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Que faut-il changer ici et là-bas ? Même le Premier Ministre, Manuel Valls, s’est permis d’affirmer devant l’Assemblée Nationale (6) : « mais moi, je vous le dis, j’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé ». Le Premier Ministre devrait donc lire ou relire Marc Trévidic, ancien juge d’instruction au pôle anti-terroriste du Tribunal de Grande instance de Paris. En exergue d’un de ses derniers livres, il écrit ceci : « Pourquoi ? De toutes les questions que nous nous posons sur le terrorisme, elle est la première qui vient à l’esprit quand un attentat se produit » (7). Oui… Pourquoi ?
LA CRISE DANS LE MONDE ARABE.
Qui est l’ennemi…ou quel est le problème ?
Quelle est donc l’origine de ces événements dramatiques ? Comment le djihadisme est-il né ? Evidemment, on obtient ni la même analyse, ni la même aptitude à faire face aux défis du monde tant que cette interrogation simple et pourtant essentielle : quel est le problème ?.. sera soigneusement écartée au profit de cette autre question : qui est l’ennemi ? (8) Aujourd’hui, la guerre et la figure de l’ennemi, en effet, envahissent unilatéralement l’espace politique et médiatique, au point où l’exigence d’une analyse, d’une pensée de la complexité, d’une compréhension des grands phénomènes sociaux de notre temps se voit qualifiée de « sociologisme de l’excuse » quand ce n’est pas d’irresponsabilité.
Bien sûr, ce qui est en cause, ce n’est pas la sociologie en tant que domaine des sciences humaines, même s’il y a de vieux débats sur le statut et le rôle de cette discipline reconnue pour sa capacité de contribution à l’esprit critique. Ce qui est présenté comme un interdit c’est la nécessité, pourtant si logique et si ordinaire, d’un effort d’identification des causalités dans les processus sociaux et politiques. Un tel refus de l’intelligence des faits est inacceptable. On en saisi cependant la raison. Ceux qui portent la responsabilité essentielle de cette crise ne veulent pas reconnaître qu’ils sont à l’origine d’une situation de crise générale de l’ensemble des politiques conduites, d’une crise de système, une crise de la pensée politique. C’est à ce défi énorme qu’il faut apporter des réponses.
Pourquoi le monde arabe, le Moyen-Orient qui nous sont si proches par l’histoire et par la géographie, sont-ils dans une crise de décomposition sociale si profonde que les sociétés, à des degrés divers et dans des configurations différentes, sécrètent en particulier depuis trois à quatre décennies – et même depuis bien plus longtemps -, des courants mutants d’islamisme politique allant, aujourd’hui, de l’opposition institutionnelle reconnue, acceptée ou tolérée, jusqu’au djihadisme ultra-sectaire et criminel de l’Organisation de l’État Islamique (OEI) ?
Paradoxalement, voici déjà quelques années, ce formidable élan populaire qu’on désigne comme « le Printemps arabe » (nous utiliserons l’expression par facilité de formulation), a fourni des explications utiles. Beaucoup de commentateurs et d’experts semblent estimer qu’il n’y a pas ou plus d’enseignements à tirer de ce mouvement. Ce dernier fut pourtant issu des problématiques sociales et politiques essentielles du monde arabe. Mais ce Printemps, précisément, a révélé ce qui fait problème. Il a fait éclater les contradictions. Il a montré ce qui ne pouvait plus être supporté par des peuples en souffrance et en révolte. L’exemple tunisien est très démonstratif. Il témoigne des aspirations démocratiques et sociales existantes, d’une capacité à les faire valoir dans de grands moments de luttes populaires. Il atteste de la réalité difficile et périlleuse des contradictions sociales et politiques existantes, et des rapports de forces réels.
Contrairement à ce que beaucoup ont cru pouvoir expliquer, il n’y a pas eu, dans le monde arabe, deux séquences successives opposées, montrant dans une lecture trop simple, d’abord un « Printemps », puis un « hiver islamiste », résultat de l’échec du Printemps. L’OEI (ou Daech), n’est pas la fille maudite ou aldutérine du Printemps… Il n’y a qu’un seul processus historique complexe, contradictoire et durable, résultant de dizaines d’années de crise structurelle d’un mode de développement dépendant. L’épuisement des régimes du nationalisme arabe, mis en place depuis la décolonisation, le despotisme et l’écrasement des libertés, l’arbitraire et la violence répressive, la corruption des élites et du système, la pauvreté massive et les inégalités criantes, les humiliations sociales et nationales avec, en particulier, la question de Palestine, non réglée, et vécue aussi comme une cause arabe, une cause historique de la décolonisation… Tout cela a créé les conditions de mobilisations populaires et d’explosions sociales. C’est dans le contexte de ce long pourrissement débouchant sur la désespérance sociale que l’islamisme politique a pris racine. En fonction des situations, il a pu se radicaliser, s’exporter et s’étendre progressivement à la faveur du mûrissement de la crise… et de quelques événements de considérable importance.
L’année 1979 est spécifiquement marquée par plusieurs « déclencheurs » ou révélateurs qui furent de grande portée pour les relations internationales. Il y eu l’attaque et la prise d’otage de la Grande Mosquée de La Mecque par un groupe armé salafiste saoudien de plusieurs centaines d’hommes, non liés à la révolution iranienne, contrairement à ce qu’il fut parfois indiqué. Le groupe armé fut neutralisé avec l’aide du GIGN français. La Révolution iranienne fait évidemment partie des événements les plus importants de cette année-là. Elle est issue du rejet populaire de la dictature pro-occidentale du Shah Reza Pahlavi, étroitement liée aux États-Unis et très largement étrangère à la culture iranienne. L’islamisme politique iranien apparaît alors comme l’exemple d’une force capable de peser au sein du monde musulman et de porter des aspirations, une culture, une identité. L’intervention soviétique en Afghanistan, cette même année, permet à une nébuleuse de groupes et de courants islamistes aux allégeances claniques diversifiées, de s’imposer dans le contexte afghan, contre une invasion extérieure… et contre le communisme. Avec l’appui de la puissance voisine pakistanaise. Avec une aide directe substantielle, y compris militaire, de Washington. De nombreux combattants de différents pays, notamment du Maghreb et du Proche-Orient, iront rejoindre les « Moudjahidins » afghans pour retourner ensuite dans leur pays d’origine… l’Algérie, par exemple. En Algérie, justement, Chadli Benjedid accède au pouvoir en février 1979. Dans un contexte de crise sociale et politique durable, il va mettre en œuvre une orientation néo-libérale qui, parmi d’autres facteurs, va favoriser l’affirmation, y compris électorale, de l’influence du Front islamique du Salut (FIS), en compagnie d’un ensemble d’organisations, plus ou moins violentes, de l’islamisme politique radical. Il faut citer – afin de mieux saisir les enchaînements – le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) créé en 1998, en phase finale de la décennie noire du terrorisme et de la violence d’une guerre interne qui aura marqué l’Algérie pour longtemps. Le GSPC fera allégeance à Al Qaïda en 2006 pour s’appeler désormais Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Cette organisation va élargir, au delà de l’Algérie, ses ambitions de déstabilisation. Des contacts se noueront avec d’autres organisations terroristes comme Boko Haram ou les Chabab de Somalie. Après 2003, la guerre en Irak et l’invasion de ce pays sera un puissant moyen pour l’intégration de djihadistes étrangers au sein d’Al Qaïda, et pour l’émergence de l’organisation de État islamique (OEI).
Une analyse approfondie à partir de ces quelques rappels montrerait comment des processus complexes de déstructuration sociale, de carence démocratique, de faiblesse des systèmes d’éducation et de formation, d’ingérences extérieures et d’interventions néo-impériales, dans le monde arabe et dans une partie importante de l’Afrique, ont pu contribuer – au fil des années – aux mutations, aux relations multiples et au développement d’une mouvance politique envahissante et dangereuse de l’islamisme politique radical et djihadiste. Ce contexte et son mûrissement dans la durée aident à comprendre les évolutions dramatiques actuelles et les espoirs de changement. Ces espoirs sont encore vivants aujourd’hui, mais pour l’essentiel étouffés par des régimes autoritaires ou dans les chaos de la guerre. La remarquable exception tunisienne, qui doit beaucoup à une dynamique populaire et démocratique, montre elle-même ses fragilités.
Les courants de l’islamisme politique ont su, dans des confrontations souvent très brutales, incarner une opposition radicale aux pouvoirs en place et, le plus souvent, bien loin des règles de l’Etat de droit, du pluralisme et de la démocratie. Cette histoire politique ne peut pas être congédiée au nom de l’injustifiable interdit gouvernemental d’aller chercher les causes. C’est une histoire objectivement et nécessairement explicative. Elle identifie des systèmes à bout de souffle, des forces et des stratégies inquiétantes de conquêtes du pouvoir, des ingérences et des interventions, y compris militaires étrangères… Il n’y a là ni « excuses sociologiques », ni arguments d’irresponsabilité possibles. C’est la réalité d’un monde en crise. Un monde qui n’en peut plus.
Sur les responsabilité néo-impériales
Il faut aller plus loin encore dans l’identification des causes. Nul ne peut évacuer, en effet, sans dommage pour la vérité, la responsabilité des puissances occidentales et néo-impérialistes. C’est à dire, pour une part, les puissances coloniales d’hier. Ainsi que leurs alliés régionaux, principalement la Turquie et quelques pétro-dictatures de la péninsule arabique. Ces dernières, dans des formes et à des degrés variables de complaisance politique, ont inspiré, soutenu, financé, armé l’OEI ainsi que d’autres groupes et courants de l’islamisme politique radical et du djihadisme.
Le soutien permanent des puissances occidentales aux régimes en place, l’amitié et l’impunité systématiquement accordée à Israël, à sa politique de colonisation et d’occupation militaire du territoire palestinien, ont créé les conditions d’une hostilité populaire et d’un rejet des stratégies mises en œuvre par ces puissances. L’échec majeur du partenariat euro-méditerranéen (nous y reviendrons) n’a fait qu’en rajouter. Les guerres d’Irak, d’Afghanistan et de Libye ont évidemment accentué les ressentiments et des haines tenaces à l’égard de politiques d’hégémonie et de prédation perçues comme arrogantes.
La crise du monde arabe, ses effondrements et ses guerres, l’extension, qui apparaît sans limites, d’idéologies ultra-sectaires et d’une violence sauvage… puisent leur origine dans cette histoire brutale où les droits des peuples furent trop longtemps écrasés par des régimes profondément anti-démocratiques et violents, et par des puissances extérieures dominantes ne connaissant que des prétentions stratégiques et des convoitises marchandes et financières. Dans des contextes de crise structurelle, de décomposition sociale, d’humiliation latente où les courants progressistes se sont fait laminer, ce sont les forces de l’islamisme politique dans leur diversité qui ont pu cristalliser une partie substantielle de la colère populaire.
C’est donc en réalité toute l’histoire politique du Monde arabe et du Proche-Orient qu’il convient de convoquer pour comprendre – ce qui ne veut pas dire excuser – les cheminements préoccupants de l’expansion du djihadisme. Jusqu’au chaos et aux déliquescences étatiques qui ont permis à l’OEI de s’implanter dans une vingtaine de pays environ, pour accéder en peu de temps à la catégorie de menace essentielle à la sécurité internationale, et plus précisément occidentale. On comprend que les pouvoirs en place, en particulier en Europe, tous les acteurs ayant sciemment ou non alimenté cette consternante et dramatique impasse, puissent chercher aujourd’hui à s’en distancier. On comprend ainsi le refus insistant de s’interroger sur les enjeux réels. Et la peur que s’ouvre en grand la question décisive du pourquoi. D’où, une fois encore, cette obsession à vouloir définir « l’ennemi » comme la source unique des problèmes, ou plutôt, comme contournement ou substitut à l’analyse des problèmes et de leurs causes réelles.
Non pas que cet « ennemi » n’existe pas… Des jeunes fanatisés, de nationalité française notamment, se sont définis eux-mêmes de cette manière en janvier et en novembre 2015 en massacrant, de sang froid, 150 personnes en Ile de France. Mais la question posée ne se résume pas à l’identité et à la psychologie des acteurs. Elle n’est pas non plus celle de la pertinence des mots employés. Celui d’ennemi, comme celui de guerre peuvent et doivent d’ailleurs être discutés dans leur opportunité et leur sens. L’essentiel est dans le politique, dans l’analyse des enchaînements et des causes des phénomènes sociaux et des stratégies qui contribuent à faire l’histoire, avec ses événements et ses tragédies… Parce qu’il faut comprendre les réalités pour agir. C’est l’évidence même.
On dit volontiers que l’histoire s’accélère. Remarquons comment elle se complique aussi. L’OEI, organisation terroriste, a certainement dépassé ce qui caractérise d’ordinaire ce type de groupes armés et de réseaux politico-criminels. L’OEI a conquis de vastes territoires. Elle a accédé à des moyens d’État. Elle dispose de financements propres considérables, d’une véritable armée de milliers de combattants, d’une forme d’administration, d’un contrôle sur des voies et des lignes de communication, sur des infrastructures… Elle peut susciter des attentats et des attaques terroristes mais elle peut aussi engager des opérations militaires plus proches du type conventionnel. Elle est manifestement capable de définir des éléments d’une vision stratégique d’ensemble… Autant de réalités inconnues jusqu’alors dans ce qu’on désigne comme étant du terrorisme. Mais il ne s’agit pas d’un État. D’ailleurs l’OEI prétend-elle construire un État au sens occidental du terme ? Le Califat d’Abou Bakr al-Baghdadi, de toutes façons, n’en a ni tous les moyens (loin de là), ni le statut international de légitimité sans lequel il n’y a ni souveraineté, ni légalité. Il s’affirme comme une force d’occupation, une entité « sui generis » ultra-violente, hors de toute référence de droit, qu’il s’agisse du Droit international, de la Charte des Nations-Unies ou des conventions internationales qui définissent les valeurs et les règles ordonnant les relations internationales, et singulièrement les relations entre les États, acteurs souverains de droit par excellence.
Les causes particulières du développement de ce parasite criminel se situent dans un processus de crises internes aiguës, de longue durée, et de guerres dévastatrices en Irak et en Syrie. Dans les confrontations politico-religieuses internes à l’Irak, Daech est pourtant apparue comme une force politico-religieuse sunnite de « résistance » et de revanche face à un pouvoir d’obédience chiite politiquement et très brutalement sectaire. Quant au régime de Damas, face à la menace, il a cherché à instrumentaliser les contradictions entre les différents courants d’opposition tout en pratiquant une répression criminelle. Il a provoqué la militarisation de la crise. Et dans le contexte exacerbé d’une guerre interne, l’OEI s’est rapidement renforcée, usant aussi d’une extrême violence pour s’imposer et pour contribuer à mobiliser dans le monde arabe, en Europe et jusqu’en Afrique et dans quelques pays d’Asie.
Les principaux acteurs régionaux, Turquie, Arabie Saoudite, Qatar ont laissé faire, et même aidé au développement de cette monstruosité politique qu’on appelle « l’État islamique ». Quant aux acteurs extérieurs, les grandes puissances, elles peinent à définir une stratégie collective et une politique d’ensemble contre un tel phénomène, alors qu’elles n’ont cessé de contribuer à le produire et à le nourrir par leurs stratégies et par leurs interventions militaires meurtrières. Baghdadi, Calife autoproclamé, est d’ailleurs politiquement « né » en 2003 (si l’on peut exprimer les choses ainsi…), avec l’invasion américaine de l’Irak, et avec son incarcération, de février à décembre 2004, dans les camps Bucca et Adder de l’armée des État-Unis, sous une étiquette civile d’agent administratif. Un drôle de fonctionnaire…
L’énorme arsenal de guerre de l’OEI est issu, comme le souligne Amnesty International, de décennies d’un « commerce irresponsable des armes ». Les flux d’armements à destination de l’Irak, couplés à une réglementation déficiente, furent une bénédiction pour les groupes armés et en particulier pour l’OEI. Les armements de cette organisation proviennent de 25 pays différents dont les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU. L’invasion militaire des États-Unis en 2003 eut sur ce plan des conséquences négatives considérables en termes de prolifération sauvage. Le démantèlement de l’armée irakienne par celui qui fut appelé le « proconsul » américain Paul Bremer – au delà de l’inculture dont ce choix témoigna – contribua au chaos et à la dislocation d’une institution centrale pour la viabilité de l’État. Il permit aussi à des dizaines de milliers de soldats irakiens de rentrer chez eux, ou en clandestinité, avec leurs armes, tandis que les stocks existants de l’armée et de la police furent pillés.
Ce désastre met aujourd’hui au défi jusqu’à l’ordre international et les conditions de la sécurité. Sur le plan de la tactique militaire, dans une telle situation, les puissances engagées ne savent pas vraiment comment faire : bombardements aériens, interventions de forces spéciales (9), contre-insurrection, intervention massive au sol…Dans tous les cas, rien de tout cela ne peut être efficace sans l’action, sur le terrain, de forces nationales et locales… ce qui a été amplement démontré par les capacités militaires des forces kurdes. L’administration Obama, tirant les leçons des échecs de Bush, n’a d’ailleurs pas cessé de refuser une intervention massive au sol en répétant cette formule imagée : « no boots on the ground » : pas de bottes (militaires) sur le terrain. L’imminence ou le projet d’intervention militaire au sol, de la Turquie et de l’Arabie Saoudite revient pourtant régulièrement dans l’actualité.
Faire reculer les logiques de puissance
C’est bien parce qu’on en est là, dans un contexte où se mêlent les instrumentalisations, les impuissances et les menaces grandissantes, que l’idée d’une réponse collective, celle d’une grande coalition internationale, a pu faire un certain chemin pour évaluer les options sécuritaires nécessaires, et surtout politiques, susceptibles de constituer les bases d’une initiative multilatérale. Cette idée, cependant, n’a pas bénéficié jusqu’ici des impulsions et des initiatives indispensables et suffisantes – c’est le moins qu’on puisse dire – pour qu’elle puisse prendre corps. Le retrait militaire russe de Syrie pourrait cependant permettre quelques avancées… Il y a urgence devant les risques croissants de déstabilisation élargie, en particulier à partir du Yémen et surtout de la Libye. On comprend bien, notamment, qu’une emprise accrue de l’OEI sur la Libye serait un danger direct pour une Tunisie fragilisée, et pour le Maghreb. Et même pour certains pays du continent africain où le djihadisme est une réalité préoccupante : dans la région sahélo-saharienne ou un peu plus au Sud avec Boko Haram, mouvement djihadiste lié à l’OEI, responsable de multiples massacres, actif au Nigéria, au Cameroun et à la frontière du Niger…. Ce danger alimente les spéculations et les appels pour une deuxième intervention militaire occidentale en Libye… comme si la première, en 2011, n’était pas déjà une cause majeure du chaos et d’un véritable désastre sécuritaire régional.
Au Proche-Orient, l’extension de Daech a ralenti en Irak. L’OEI perd du terrain en Syrie mais elle en reprend et elle frappe ailleurs. Les djihadistes ont refait surface au Mali. Les risques sont évidents. On voit cependant avec une certaine stupéfaction comment les politiques et les intérêts de puissance continuent de dominer malgré la menace et la multiplication des attaques terroristes sur le plan international. La confrontation n’oppose pas seulement un axe russo-iranien lié à une cohérence politico-religieuse chiite, à une coalition américano-saoudienne rassemblant un camp arabe sunnite. Chacune des puissances régionales alliées de Washington a sa propre stratégie et concentre l’essentiel de ses moyens non pas principalement contre Daech, mais contre un ou plusieurs autres adversaires « prioritaires » à combattre. Les Kurdes et le régime de Damas pour la Turquie. L’Iran et les Houthistes du Yémen (chiites d’obédience zaïdites) pour l’Arabie Saoudite. Le Hezbollah et le régime de Téhéran pour Israël (qui se permet de soigner des combattants djihadistes dans ses hôpitaux)… Quant à la République Islamique d’Iran, elle s’est engagée dans la bataille militaire contre l’OEI et au côté du régime de Damas, tout en gérant avec prudence et une certaine subtilité son accord avec les Occidentaux concernant le nucléaire et la levée des sanctions qui la frappe. On constate, enfin, que la Russie est accusée en permanence d’agir d’abord en fonction de sa propre stratégie et de ses propres intérêts. Ce qui est vrai. Mais les États-Unis et leurs alliés font-ils autre chose ?
Cette complexité traduit la réalité de l’ordre (ou du désordre) mondial actuel. Elle témoigne de vives contradictions et encourage toutes sortes de discours et d’hypothèses, parfois farfelues et souvent dangereuses, sur un soi-disant nouvel ordre en gestation à la faveur de cette crise. En septembre 2014, l’effacement au bulldozer, par l’OEI, de la frontière syro-irakienne était censé annoncer cette perspective d’un nouvel ordre. Certains « experts », aux États-Unis, en Israël ou en France notamment, sont allés, eux aussi, jusqu’à prôner une telle option. Par exemple une configuration totalement nouvelle, avec un démantèlement de la Syrie et de l’Irak, et la constitution d’un État sunnite pour « sauver » l’ordre actuel, en agitant le mythe d’un nouveau découpage régional comme solution aux problèmes posés. Il est difficile de repérer ce qu’il y aurait de « salvateur » dans la constitution d’Etats confessionnels. De telles options vont plutôt dans le sens de la déstabilisation recherchée par l’OEI. Ces propositions visent dans les faits à conforter les puissances dominantes et les puissances régionales, Turquie et Arabie Saoudite, au nom de l’épuisement des accords Sykes-Picot qui, en 1916, avaient défini des frontières étatiques et établi un certain partage colonial au Proche-Orient. En vérité, la question n’est pas de savoir si les Accords Sykes-Picot sont encore pertinents. Ce n’est pas par les « miracles » de géopolitique qu’on résoud les conflits. Nonobstant le règlement de la question kurde, devenue enjeu majeur dans la crise syrienne, sans qu’on puisse savoir aujourd’hui quelle en sera l’issue politique… Plus généralement, on ne mesure pas non plus quels seront, au final, les résultats des processus actuels d’éclatements et de décompositions. Comment les déstructurations étatiques et institutionnelles en cours pourraient-elles ne pas avoir de conséquences ?
Souvenons-nous, cependant, comment, il y a vingt ans, l’éclatement ou le dépeçage de la Yougoslavie, avec une redéfinition des frontières sous la pression de l’Allemagne, au bénéfice des pays de l’OTAN et de leurs ambitions à l’Est, a nourri un conflit des plus meurtriers. Avec, là aussi, des flux de réfugiés par centaines de milliers. On voit aujourd’hui que la stratégie occidentale – au delà de divergences réelles à l’époque – n’a pu apporter ni solution durable, ni stabilité, et aucune réponse de fond aux attentes sociales et démocratiques. Tout en permettant à la menace djihadiste, y compris à l’OEI, de s’implanter dans les Balkans, notamment en Bosnie. Cette extension du djihadisme a profité de l’influence politique, des financements et des investissements des pays du Golfe, notamment de l’Arabie Saoudite. Ces pays ont, ici aussi, contribué à une instrumentalisation intégriste de l’Islam proche de la lecture wahhabite saoudienne… N’a -t-on ainsi rien appris du jeu mortel des puissances sur l’échiquier fragile des frontières, de la sécurité internationale et de la paix ?
L’exigence fondamentale de la reconstruction
Le problème posé au Proche-Orient ne réside donc pas dans la recherche et la programmation d’un nouveau partage. Ce retour d’une pensée d’essence coloniale ne peut certainement pas contribuer à la réflexion sur les solutions nécessaires. La transformation volontariste du tracé des frontières est un exercice périlleux qui ne pourrait qu’exacerber encore les tensions, les conflits et la décomposition en cours. La question posée est celle d’une reconstruction. Une reconstruction politique, sociale, économique, culturelle… Il est, en effet, indispensable de reconstruire ce que les politiques de puissance, les guerres et les crises ont contribué à détruire : des sociétés, des institutions, des consensus nationaux et culturels, des États souverains…
Il est donc nécessaire de rappeler ce que les Européens avaient présenté en 1995 pour la Méditerranée (10) et, vingt ans auparavant, en 1975 pour l’Afrique (11), comme une grande ambition, un engagement pour un futur commun, un partenariat en faveur du développement. L’échec patent de ces deux projets doit être inscrit au tableau compliqué des causes de la crise du monde arabe et des pays d’Afrique. Leurs orientations néo-libérales, dans l’esprit de zones de libre-échange, ont été délibérément conçues et adaptées pour favoriser en priorité les intérêts commerciaux et financiers du capital européen et la constitution de zones d’influence. Sans que jamais une dynamique économique et sociale puisse réellement profiter aux peuples concernés. Le partenariat euro-méditerranéen est aussi l’illustration spécifique de l’indigence politique et de l’incapacité de l’Union européenne (au delà de ses financements, il est vrai importants) à contribuer au déclenchement d’un processus de règlement politique concernant la question de Palestine.
Les crises du monde arabe et d’Afrique font partie des enjeux à relever et des combats à mener. Parce que les dirigeants de l’Union et des États européens ne veulent pas reconnaître les causes véritables de l’explosion sociale du monde arabe et de l’effondrement d’une partie de l’Afrique. Parce que ces crises structurelles sont aussi le fruit du néocolonialisme, des engagements non tenus et d’une conception de la « coopération » fondée sur l’intérêt des patronats et de la finance, sur l’intérêt des puissances européennes dominantes. A quand une grande politique de relance et de refondation mobilisatrice efficace du partenariat euro-méditerranéen et des accords UE/ACP (Afrique, caraïbe et Pacifique) ?
Assurer la sécurité dans l’ensemble de la région méditerranéenne et jusqu’en Afrique, refonder un ordre international de stabilité, de sécurité collective et de paix…voilà qui n’est certainement pas de la seule responsabilité des pays de l’Union Européenne, à supposer que ceux-ci aient les moyens d’une telle vision et la volonté de la réaliser… Mais cela passe nécessairement par une reconstruction qui touche aux conditions de la coopération pour de véritables partenariats en faveur des échanges et du développement dans toutes ses dimensions.
Il est aussi indispensable de dépasser les intérêts et les politiques de puissance par les progrès du multilatéralisme. Cette perspective semble rester aléatoire, tellement les stratégies nationales et les ambitions sont contradictoires. Mais le niveau de crise est si élevé, et les acteurs directs de la déstabilisation si problématiques que les menaces sont maintenant immédiates et réelles pour tout le monde. L’Arabie Saoudite, par exemple, est logiquement accusée d’avoir concrètement contribué à la montée en puissance de l’OEI. Et pas seulement pour avoir favorisé, depuis des lustres, la diffusion de l’idéologie wahhabite et son ultra-radicalisme porteur de violence. Mais le Royaume saoudien est aujourd’hui lui-même menacé dans sa stabilité par cette extension du djihadisme : 2500 saoudiens auraient rejoint les rangs de l’OEI. Quand on joue avec le feu on prend toujours le risque de se brûler.
L’idée d’une réponse politique collective, si elle parvenait à faire son chemin, ne sera donc pas l’expression des bons sentiments mais avant tout le fruit des intérêts bien compris, et dans ce cadre réaliste, de la conscience pour chacun de sa propre responsabilité et d’une responsabilité commune. D’autant qu’aucun État, si puissant soit-il, n’a la capacité, à lui seul, de vaincre Daech et d’obtenir un règlement politique de la crise syrienne. On attend ainsi des initiatives déterminées de la France et de ses partenaires européens. Viendront-elles ?
Riyad, Téhéran, Ankara
ou le jeu brûlant des rivalités.
Au Proche-Orient, le jeu des puissances ne laisse pas d’inquiéter. Les provocations se succèdent et, avec elles, augmentent les risques d’affrontements politiques et militaires. L’escalade semble jusqu’ici contrôlée mais il faut bien analyser le fil des événements. Le risque d’enchaînements non maîtrisés reste important. Lorsque la Turquie choisit d’abattre un chasseur-bombardier russe – alors que d’autres options d’avertissement que le tir étaient possibles -, lorsque l’Arabie Saoudite choisit d’exécuter un chef religieux chiite reconnu au delà même des frontières du Royaume saoudien… il faut mesurer la portée de ces actes qui montrent une volonté d’affrontement. Les batailles autour d’Alep, deuxième ville et « capitale économique » de Syrie, ont été porteuses d’un danger réel de confrontations armées de puissances. Malgré une trêve des combats ce climat d’hostilité entretient, entre la Russie et les pays de l’OTAN, des tensions déjà stimulées par la crise ukrainienne. Le langage de la Guerre froide a refait surface dans un contexte stratégique préoccupant de menaces d’interventions militaires, de réarmement et de militarisation.
Un premier dialogue s’était pourtant installé entre Riyad et Téhéran. Un tout début de processus de règlement politique de la crise syrienne fut acté dans une résolution adoptée à l’unanimité du Conseil de Sécurité de l’ONU, le 18 décembre 2015 (12). Mais rien n’y fit. Les provocations turques et saoudiennes visaient en réalité à empêcher toute coopération internationale avec la Russie et l’Iran. C’est le choix des stratégies de puissance au mépris des conséquences et des risques. Au mépris de ce qui devrait pourtant dominer aujourd’hui dans notre monde « global » : la responsabilité collective.
Le soutien d’Ankara – aujourd’hui amplement documenté et démontré – aux djihadistes de l’OEI, et la guerre anti-kurde du Président Erdogan démontrent un positionnement turc belliqueux et passablement irresponsable… quand les exactions commises ne sont pas tout simplement criminelles (13). La Turquie, malgré de formelles dénégations, n’a cessé d’acheter du pétrole et du coton à des intermédiaires liés à l’OEI. Elle a longtemps fermé les yeux sur la présence et les passages de la frontière turco-syrienne, de combattants de cette organisation. Elle a fourni des armes à l’OEI, dans le cadre d’un trafic que le grand quotidien Cumhuriyet a eu le courage de révéler, ce qui lui vaut une sévère répression puisque des charges très lourdes pèsent sur deux journalistes de ce quotidien qui risquent une peine de prison à perpétuité. En Turquie, une trentaine de journalistes sont aujourd’hui emprisonnés. L’autoritarisme du régime turc, qui entretient un climat de peur et de guerre, atteint des niveaux qui font dire à beaucoup que cela rapproche ce pays d’un fascisme qui ne veut pas dire son nom. « Il n’y aura bientôt plus de raison de ne pas l’appeler dictature… » souligne Kadri Gürsel, éditorialiste dans cet autre grand quotidien qu’est Milliyet (14). Il est d’autant plus consternant que les autorités françaises et européennes font du Gouvernement turc un partenaire privilégié à qui l’on continue de promettre une adhésion prochaine à l’Union Européenne en fermant complaisamment les yeux sur la répression militaire qui s’abat sur les kurdes et en mettant systématiquement à l’écart le Conseil Démocratique Syrien (CDS), seule organisation laïque et démocratique… et qui comprend les kurdes. L’engagement d’une reprise des négociations sur l’adhésion turque à l’UE a d’ailleurs été pris… à contrario total de ce qui serait nécessaire : des sanctions, le gel du processus d’adhésion et une gestion des relations bilatérales dans la plus grande fermeté.
Quant à l’Arabie Saoudite – un des pays les plus répressifs du monde – dans un contexte régional de tensions et de guerre, elle considère devoir faire face à une double menace contre sa « légitimité » religieuse et sa crédibilité de puissance arabe dominante : la menace d’un djihadisme sunnite rival et déstabilisateur (qui a pourtant bénéficié de financements et d’aides saoudiennes conséquentes), et la menace de cette autre théocratie qu’est la République Islamique d’Iran, rival politique, idéologique et économique majeur.
La constitution par Riyad d’une coalition, dite anti-terroriste, de 34 pays essentiellement sunnites et excluant l’Iran, confirme, si besoin était, cette obsession saoudienne permanente vis à vis de l’Iran.
Une obsession qui conduit ce régime autocratique des rois et des princes à prendre le risque irresponsable d’une déstabilisation du Liban (15) afin d’atteindre le Hezbollah. Parce que cet allié de l’Iran joue un rôle officiel important dans le Pays du cèdre. Il est vrai que Téhéran, à la faveur de l’accord passé avec les « 5+1 » (16) sur le nucléaire militaire, s’affirme de plus en plus comme une puissance à part entière dont les intérêts sont opposés à ceux de l’Arabie Saoudite. L’Iran, en effet, a besoin de partenaires et de coopérations pour sortir de l’isolement et des sanctions internationales. Dans la confrontation avec Riyad, elle prend garde ainsi à ne pas alimenter l’escalade.
L’Iran et l’Arabie Saoudite s’affrontent cependant sur le plan énergétique dans un affrontement de grande dimension sur l’enjeu stratégique des acheminements d’hydrocarbures par oléoducs (ou pipelines), générateurs de royalties et surtout moyen d’accès aux marchés européens. Cela dans une région où, déjà, l’exploitation des ressources – par exemple les gisements de Méditerranée orientale -, fait l’objet de rivalités aiguës. On constate aussi une opération saoudienne visant à une chute brutale des cours du pétrole qui ont effectivement atteint leur plus bas niveau depuis la crise de 2009. Le prix du baril a perdu plus de 70 % de sa valeur depuis juin 2014.
Contrairement aux contextes énergétiques créés lors des précédents conflits au Proche-Orient, la situation de guerre dans cette région ne provoque aucune flambée des prix, tellement le surplus de production au niveau international garantit contre tout risque d’interruption ou de difficultés d’approvisionnement. Et la tendance à la baisse est donnée pour durer, sauf si un accord pouvait intervenir au sein de l’OPEP. Certains pays du cartel ont en effet besoin d’une reprise des cours à la hausse. En attendant, la perspective d’un retour de l’Iran sur les marchés d’exportation ne fait qu’en rajouter sur la pression à la baisse.
Le contexte est particulièrement conflictuel puisque c’est Riyad qui a bel et bien décidé de casser les prix en inondant le marché. L’objectif est, notamment, d’entraver les ambitions de l’Iran qui veut effectivement pousser sa production en revenant sur le marché mondial. Il est aussi de casser la concurrence du pétrole de schiste des États-Unis, tout en faisant payer à Barak Obama la conclusion – objectivement positive – de l’accord des « 5+1 » avec Téhéran sur le nucléaire iranien.
La baisse des cours pétroliers n’est donc pas le seul effet de la faiblesse de la croissance en Europe et en Chine. Même si cela pèse lourd. Cette chute – à des degrés divers – a des conséquences négatives sur tous les pays producteurs. L’Arabie Saoudite et les pays de Golfe restent cependant, parmi ces producteurs, les seuls à disposer d’une forte résistance financière face à la dégringolade brutale des prix à laquelle Riyad a contribué si activement. Cette descente assez vertigineuse des cours profite aux consommateurs occidentaux en particulier, mais elle constitue un sérieux handicap pour les pays producteurs – puissances émergentes ou non – de forte population ayant d’importants besoins en termes d’investissements et de budgets publics. Ainsi, la pression saoudienne ne peut avoir que de dures conséquences financières notamment pour l’Algérie, l’Irak, l’Iran, le Nigéria, la Russie, le Venezuela. Autant de pays qui comptent à eux seuls (mais bien d’autres sont concernés) quelque 500 millions d’habitants, ce qui n’est pas rien… Le cynisme des dirigeants de la pétro-dictature saoudienne paraît sans limites. La pression à la baisse des hydrocarbures contribue donc aux difficultés de l’économie sur le plan international alors que 2016 s’annonce comme une année d’exacerbation de la crise… et de difficultés accrues pour les peuples qui paieront le prix de la politique de l’Arabie Saoudite et de ses acolytes du Golfe. De quoi alimenter encore, dans bien des pays, les causes de l’amertume et de l’hostilité populaire.
L’ajustement structurel comme cause aggravante
Si l’exigence est à la reconstruction, nul ne doute que les perspectives économiques et sociales de l’ensemble des pays du monde arabe et du Moyen-Orient sont à prendre en considération avec la plus grande attention. Un intéressant document de travail (17) de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), analyse les projections 2010-2020 du FMI concernant les dépenses publiques de 187 pays dont ceux qui nous intéressent ici particulièrement. Ce document révèle deux phases distinctes dans les différentes configurations des dépenses publiques depuis les débuts de la crise économique globale. Durant la première phase (2008-2009), beaucoup de pays ont introduit des mesures fiscales de stimulation et d’expansion des dépenses. La seconde (2010 et après), se caractérise par des mesures d’ajustement structurel.
En 2010, les coupes budgétaires furent très importantes en dépit de besoins urgents d’aides publiques pour des populations vulnérables. Selon les projections du FMI, 2016 devrait être le début, jusqu’en 2020, d’un second choc, une seconde période de contraction globale des dépenses avec des réductions qui devraient impacter quelque 132 pays. Six milliards de personnes (!), soit 80 % de la population mondiale, d’ici 2020, devraient être affectées par des mesures d’austérité : élimination ou réduction de subventions, diminution des salaires, rationalisation des filets sociaux de sécurité, réforme des retraites, restructuration du marché du travail et de la santé… Et le document de travail de souligner que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord – parmi d’autres régions – subiraient les coupes les plus sévères durant ce second choc. « On s’attend à ce que les populations de plusieurs régions en développement soient frappées exceptionnellement durement, particulièrement plus de 80 % des habitants du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord » (18).
L’avertissement est donné… mais qui s’en inquiète ? Qui alerte sur les dangers des politiques conduites sous les directives du FMI ? Il est évidemment impossible de ne pas mettre ces constats inquiétants en relation directe avec la crise dans le monde arabe et en Afrique, avec les effondrements politiques, sociaux et institutionnels en cours. Le document de l’OIT souligne, en effet, de façon opportune, les risques de l’ajustement structurel dont la poursuite handicape la croissance et « contribue à l’instabilité politique et sociale ». « Cette note – indiquent ses auteurs – encourage les responsables politiques à reconnaître le coût élevé des stratégies d’ajustement sur le plan humain et pour le développement, et à prendre en considération la possibilité de politiques alternatives qui puissent apporter un redressement favorable à tout le monde ».
Les contextes économiques et sociaux sont décisifs, bien sûr. Mais ils n’expliquent pas tout. Les causes sociétales, politiques, géopolitiques, idéologiques, historiques de la crise majeure du monde arabe ne peuvent toutes apparaître dans les rapports des institutions financières internationales et des institutions spécialisées de l’ONU. Cependant, même la Banque mondiale, dans un « Baromètre arabe 2012-2014 », élargit l’analyse et montre quelles revendications prioritaires des classes moyennes et populaires, apparues lors du Printemps arabe, ont mis à nu les causes de cette crise (19).
Selon ce baromètre, les personnes interrogées citent la lutte contre la corruption (64,26%), l’amélioration de la situation économique (63,55%), les libertés publiques et politiques et l’émancipation face à l’oppression (42,40%), la dignité (28,77%).
Selon la Banque mondiale, « la région Moyen-Orient et Afrique du Nord pose une énigme » : pourquoi des « révolutions » éclatent-elles à partir de la fin 2010, demande-t-elle, alors que cette région a atteint les Objectifs du Millénaire pour le Développement en matière de réduction de la pauvreté, et fait d’importants progrès vers réduction de la famine, de la mortalité infantile et maternelle, de la scolarisation ? La Banque répond en soulignant « un mécontentement généralisé des populations…quant à la qualité de leur vie », avec une dégradation qui ne se traduit pas forcément dans des données macro-économiques objectives, mais qui deviennent manifestes dans « des données d’opinions issues des enquêtes sur les valeurs » concernant par exemple « la qualité des services de l’État, la corruption et le clientélisme ». Les mots sont choisis et les formulations pondérées, mais la réalité est celle de frustrations sociales et politiques massives : une souffrance et une colère collectives.
Toutes ces données explicatives montrent la complexité des causes multiples de la crise du monde arabe et de ses effets politiques, sociaux et sociétaux. Elles réduisent à néant l’argument spécieux de ceux qui font mine de s’indigner devant ce qu’ils appellent – dans une formule un peu stupide – des « excuses sociologiques ».
Tirer la sonnette d’alarme
Comment peut-on laisser cette région en proie à des processus de dégradation aussi inquiétants, à des menaces aussi graves en se satisfaisant de la désignation de l’ennemi ? Comment ne pas tirer la sonnette d’alarme devant l’accumulation des facteurs qui, justement, font grandir cet ennemi en donnant à des millions de personnes toutes les raisons du ressentiment, de l’exaspération et de la radicalité, et même de la violence contre des pouvoirs, des régimes et des puissances extérieures qui, pour leur seuls intérêts, ont fait ce qu’il fallait pour les conduire dans une telle impasse ? Comment ne pas voir à quel point cette impasse sociale totale nourrit les angoisses et les haines, alimente les conceptions idéologiques les plus agressives et les plus sectaires ? Comment refuser l’idée que la guerre alimente l’escalade de la violence et les extrémismes ? Comment prétendre qu’expliquer c’est vouloir excuser alors que la recherche des causes est, précisément, le meilleur moyen d’identifier toutes les responsabilités ?
Comment, enfin, ne pas voir que les guerres et les chaos de Syrie, d’Irak, de Libye, du Yémen, en provoquant une immense détresse et des réfugiés par centaines de milliers, sont en train de détruire les ressources économiques et sociales, les infrastructures, les institutions, la cohésion sociale de ces pays ? C’est tout le Proche-Orient qui va en souffrir pour longtemps en prolongeant encore les ressorts de la violence politique, les sources de l’extension du djihadisme. Mais d’autres, c’est sûr, vont pouvoir en profiter…
La perspective d’un second choc d’austérité pour la période 2010-2020, notamment pour l’ensemble de la région Moyen-Orient / Afrique du Nord risque d’aggraver encore les causes structurelles de l’effondrement. Pourquoi cet enjeu, pourquoi cette perspective dramatique est-elle passée sous silence ? N’est-ce pas une partie du problème ?
Il faut évidemment en finir avec les politiques d’austérité et d’ajustement structurel – dont on mesure le caractère nuisible – pour enrayer la possibilité de tragédies supplémentaires, empêcher que l’ensemble du monde arabe et une grande partie de l’Afrique ne plongent encore plus profondément dans la crise.
La Banque mondiale a annoncé le 10 octobre 2015 une « nouvelle initiative conjointe pour mobiliser un appui supplémentaire en faveur des réfugiés, de la reprise et de la reconstruction au Moyen-Orient et en Afrique du Nord » (20). Mais que peut valoir cette initiative et l’appel de Ban Ki-moon, Secrétaire Général de l’ONU, à « une nouvelle approche », si la mesure de l’urgence n’est pas prise en compte, si les rivalités de puissance exacerbent les confrontations armées, si l’ampleur et la nature des besoins sociaux des peuples concernés ne sont pas considérées comme les premières exigences ?
Ce sont toutes les causes, toutes les conditions du développement durable, de la sécurité collective et du règlement des conflits qui doivent être mises au centre des débats, au cœur de la nécessaire identification des responsabilités politiques. En France et en Europe, les forces de la gauche – celles du changement social – ne peuvent être elles-mêmes, et gagner en crédibilité – elles en ont bien besoin – si elles ne sont pas porteuses d’alternatives d’ensemble se situant à un niveau élevé de critiques, de ruptures et de propositions nécessaires. Il faut réapprendre à penser la société et le monde… dans la plus grande lucidité.
1) « Notre guerre », Le Point, No 2254, 19 11 2015, page 13.
2) idem page 7.
3) « Un Pearl Harbor à la française », Pascal Bruckner, Le Point, 19 11 2015, pages 106 et 107.
4) Voir L’Humanité du 25 11 2015, page 5.
5) Hernando De Soto (économiste péruvien), Le Monde du 30 12 2015.
6) Le jeudi 26 novembre en réponse au sénateur communiste Christian Favier qui l’interrogeait à propos des attentats, de la jeunesse et son avenir.
7) « Terroristes. Les 7 piliers de la déraison », Marc Trévidic, Le Livre de Poche, 2013, page 7.
8) Voir « Qui est l’ennemi ? », Alain Bauer, CNRS éditions, 2015.
9) Les États-Unis, la Russie et certaines puissances puissances de l’Ouest européen, dont la France, disposent de forces spéciales actives sur les champs de bataille.
10) Il s’agit du partenariat euro-méditerrannéen lancé à Barcelone en 1995, fondé aujourd’hui sur des accords d’association bilatéraux entre l’UE et les Pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée.
11) Il s’agit des accords économiques passés entre l’UE et les Pays d’Afrique, des Caraibes et du Pacifique suite à la Convention dite de Lomé conclue en 1975.
12) Il s’agit de la résolution 2254.
13) L’armée et les forces de l’ordre de Turquie ont commis des massacres, y compris de civils, par exemple à Cizre le 7 février 2016, où une soixantaine de personnes ont été exécutées dans une cave où elles cherchaient protection.
14) Voir son interview à l’Obs, No 2675, 11 02 2016.
15) L’Arabie saoudite a suspendu son assistance militaire au Liban alors que les équilibres politiques fragiles de cet État sont directement menacés dans la crise régionale. Elle a exacerbé les tensions en faisant classer le Hezbollah comme organisation « terroriste » par le Conseil de Coopération du Golfe (6 pays et émirats de la péninsule arabique).
16) Les 5 membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne.
17) « The decade of adjustment : a review of austerity trends 2010-2020 in 187 countries », Isabelle Ortiz, Matthews Cummins, Jeronim Capaldo, Kalaivani Karunanethy, ILO Social Protection Department, Working paper No 53, 2015.
18) Le document indique que plusieurs autres régions mondiales devraient subir le même sort : Amérique latine et Caraibes, Europe de l ‘Est, Asie centrale.
19) Rapport de suivi économique de la Région Moyen-Orient / Afrique du Nord, Banque mondiale, octobre 2015.
20) Voir le site : http://banquemondiale.org