Affaire Skripal: poison, questions et dissuasion…

National Security and Russia (3)

Tout est possible, mais cette affaire tombe à point nommé pour justifier des choix stratégiques majeurs.

L’affaire Skripal suscite beaucoup d’ interrogations même si le « mainstream » politico-médiatique nous indique la ligne à suivre… et à ne pas questionner : « la Russie de Poutine est coupable ». Disons que tout est possible. Nous ne connaissons pas la vérité. Personne, manifestement, ne la connaît.

Cette affaire, cependant, a pris une telle dimension qu’il vaut la peine de s’interroger. En l’occurrence, il y a deux types d’interrogations nécessaires : celles portant sur les faits eux-mêmes et celles concernant les dimensions politiques et stratégiques qui apparaissent avec évidence.

PREMIEREMENT, CONCERNANT LES FAITS EUX-MEMES

Les Russes ont proposé/demandé aux Britanniques un échange d’avis et d’informations, une consultation, comme le prévoit la convention d’interdiction des armes chimiques… et comme cela paraît logique dans une situation dramatique de ce genre alors qu’il n’y a aucune certitude sur la réalité des événements et sur les auteurs du crime commis. Le « hautement probable » de Theresa May ou bien la formule: « il n’y a pas d’autres explication possible… » ne peuvent suffire à incriminer les Russes avec l’assurance mise par les britanniques. A noter que Jeremy Corbin, Secrétaire général du Parti travailliste, a été nettement plus prudent, en affirmant qu’une mise en accusation nécessite des preuves, et qu’il vaudrait mieux coopérer avec les Russes.

Les autorités britanniques ont cependant répondu de façon hautaine et refusé toute coopération.

D’autres questions s’imposent. Malgré la pression au consensus anti-russe, elles ont été formulées à diverses reprises dans certains médias.

1) pourquoi maintenant? Pendant près de dix ans, Sergueï Skripal, agent double, a transmis aux services britanniques des informations précises sur l’armée russe, jusqu’à son arrestation en 2004… En 2010, avec 3 autres agents ayant travaillé pour les États-Unis, il est échangé contre 10 agents russes et ainsi libéré. Suite à cet échange « historique » (le plus important depuis la fin de la Guerre froide), il se réfugie en Grande-Bretagne. La question   » pourquoi exécuter Skripal maintenant » est donc importante. Pourquoi, en effet, attendre aussi longtemps pour commettre un tel acte ?

Une décision d’exécution d’un agent du renseignement ne relève pas d’une volonté de vengeance, d’une agressivité ou d’un cynisme lié à une identité russe supposée. Ce qui est en jeu, c’est l’utilité politique d’un tel acte. Quelle est l’utilité de cette tentative d’assassinat ? On se perd en conjectures. Poutine avait-il intérêt à cette liquidation ? Avait-il vraiment quelque chose à gagner dans le cadre des élections, soit 14 jours après la découverte de Krispal et de sa fille inanimés sur un banc de Salisbury ? Pour mobiliser davantage son électorat ?.. Ce n’est vraiment pas sûr. Poutine n’avait-il pas intérêt à entretenir un rapport de dialogue au moins correct avec les occidentaux concernant les tractations sur la Syrie ? On peut aussi constater que les effets induits par cette attaque favorisent les visées occidentales… En fait, toutes les hypothèses ont quelque chose de plausible… et de douteux.

 

2) pourquoi donner une visibilité mondiale à un tel acte par l’utilisation de l’arme chimique avec un agent innervant « de qualité militaire » ? On peut appeler ça « une signature » d’État. C’est même l’affirmation d’une double culpabilité: à la fois assassinat et usage d’une arme interdite par convention internationale. Les Russes voulaient-ils vraiment se désigner eux-mêmes ? Ou s’agit-il d’une opération visant à suggérer que la Russie se conduit vraiment comme un État voyou, un régime criminel… allusion transparente au régime syrien.

La presse a signalé l’existence d’un centre officiel britannique de recherche sur les armes chimiques, à Porton Down, qui se trouve à quelque 10 km de Salisbury… Mais ce n’est peut-être qu’une coïncidence sans signification.

 

3) pourquoi la mission n’a- t’elle pas complètement « abouti » ? Est-il crédible que les services russes chargés d’une action secrète de cette nature puissent manquer de professionnalisme au point où Skripal est encore vivant… Sa fille serait d’ailleurs en train de se remettre ?..

Lors de l’émission « C. dans l’air » du 13 mars dernier, Alain Bauer  dit lui-même à propos de ces  interrogations précises : « quelque chose nous a échappé ». Ce professeur de « criminologie » au CNAM, Président du Conseil Supérieur de la Formation et de la recherche Stratégiques, grand spécialiste du terrorisme, du renseignement et de la sécurité, Conseiller de la police de New York et autres,  ne dit pas souvent que quelque chose lui échappe… Dans la même émission, le 16 mars, Olivier Ravanello, journaliste, ancien correspondant à Moscou de TF1 et LCI de 2005 à 2009,  dit dans son intervention liminaire: « je n’achète pas la version de Theresa May qui consiste à dire la vertueuse Grande-Bretagne a été attaquée par une bande  de voyous russes. Nous sommes dans une affaire de barbouzes. Nous sommes dans une affaire de services secrets… »

Au-delà du consensus recherché avec insistance sur l’option d’une Russie forcément coupable, il n’ y a donc pas une si solide unanimité.

DEUXIEMEMENT, CONCERNANT LES ENJEUX POLITIQUES ET STRATEGIQUES

En l’absence de certitude ou de preuves, si Londres avait tout de même voulu « marquer le coup », accuser la Russie d’avoir commis l’attaque… Theresa May aurait très bien pu adopter le processus d’un « clash » diplomatique centré sur la mise en accusation de certaines personnes, agents des services ou diplomates russes, par exemple. La confrontation aurait pu en rester au niveau d’un grave différend portant sur un acte criminel nécessitant des sanctions ciblées sur des individus, voire quelques expulsions de représentants officiels, de diplomates en poste… May aurait très bien pu faire ce choix et même le dramatiser à souhait. Mais ce n’est pas ce type de confrontation qui a été politiquement adopté. Cela aurait été pourtant pertinent en considération du problème posé.

Ce qui s’est imposé rapidement c’est une véritable escalade sur le terrain politique et surtout stratégique : déclaration commune Trump, Macron, Merkel, May. Déclaration de l’OTAN… Les décisions britanniques, appuyées par les alliés occidentaux, ont  conduit à une crise qui dépasse de loin la seule crise diplomatique. La mise en accusation de la Russie a été montée au niveau politico-militaire global.

La Chambre des Communes a d’ailleurs publié un rapport qui le confirme amplement (1). Ce rapport lie explicitement, y compris dans son titre même, l’affaire Skripal et les questions de Sécurité nationale. La tentative d’assassinat de Skripal est clairement utilisée comme moyen de réévaluation de la « menace russe ». Ce rapport souligne, en effet, que la Russie, au-delà d’une sérieuse menace militaire déjà connue, présente aussi une menace plus diversifiée dans une stratégie « hybride »: utilisation de pratiques relevant du « soft power », ingérences politiques, « fake news », piratage d’infrastructures essentielles » … cela « afin d’affaiblir les économies et la démocratie occidentale ».

L’affaire Skripal permet de justifier le renforcement militaire d’ensemble du Royaume Uni. Un peu comme, hier, la crise ukrainienne a permis, dans une pression internationale considérable, une justification pour l’augmentation des dépenses de défense des pays européens de l’OTAN… l’affaire Skripal apparaît aujourd’hui comme un outil de consensus. Une justification politique pour la croissance des dépenses militaires, en particulier celles qui sont liées au remplacement des forces britanniques de dissuasion nucléaire (les missiles Tridents), avec la construction de quatre nouveaux sous-marins lanceurs de missiles balistiques, pour les 15-20 ans à venir. Le rapport des Communes est très clair sur cette question. Il inscrit son approche de l’affaire Skripal dans une réflexion sur la stratégie britannique dans le cadre de l’Alliance atlantique et face à la menace russe. Le rapport signale par exemple le risque que les forces de l’OTAN ne soient pas en mesure de contrer un assaut militaire des forces conventionnelle de la Russie dans les États baltes. Ce qui apparaît comme une justification du processus de renforcement/modernisation en cours de l’arsenal nucléaire britannique.

Ce rapport prend appui et vient confirmer des textes très officiels antérieurement produits par le Royaume Uni: la « Revue de stratégie de sécurité nationale et de défense » publiée en 2015 et la « Revue  de capacités de défense pour la sécurité nationale »(si je traduis correctement) publiée en 2017 pour la réalisation de la précédente. On reconnaît ici un processus d’analyse prévisionnelle un peu semblable à celui qui caractérise la démarche française de sécurité et défense, avec le même type d’ambitions stratégiques…et de budgets à faire passer. L’affaire Skripal vient ainsi à point nommé pour appuyer le processus de renforcement stratégique britannique et occidental… c’est donc un rapport officiel (« Sécurité nationale et Russie ») qui nous le dit. Cette affaire permet en outre à Theresa May de pousser à la solidarité atlantique et d’entraîner les « 27 » alors qu’elle est en difficulté sur le Brexit. Cela peut lui permettre de modifier un peu le climat des relations entre États occidentaux, notamment avec Européens. On voit comment Theresa May s’appuie sur Trump pour pouvoir entraîner tout le monde, en insistant aussi sur l’importance de la relation UE/OTAN.

Tout cela semble bien s’inscrire dans une stratégie otanienne visant à contenir, voire à faire reculer une Russie en réémergence politique et militaire. Il s’agit de faire face au changement des rapports de force en particulier au Proche-Orient. La comparaison avec la Guerre froide n’est pas opportune pour des raisons historiques de fond, mais la volonté de « roll back » (si je puis dire) semble évidente. Au Royaume Uni comme en France et au delà, la dramatisation des menaces, notamment celle de la Russie, est utilisée pour appuyer une nouvelle course aux armements et des postures de guerre qui exacerbent les tensions et font monter les risques.

Encore une fois, tout est possible. On ne sais pas qui a essayé de tuer Skripal et sa fille. Mais beaucoup de raisons militent pour une approche moins unilatérale que celle qui domine aujourd’hui.

Tout montre comment cette affaire s’inscrit dans des enjeux stratégique et politique majeurs. Nous ne pouvons donc pas nous satisfaire d’une approche qui consiste à pointer la Russie du doigt alors que les logiques de puissance et l’usage de la force appartiennent à l’ensemble des puissances du monde actuel. De grandes questions sont posées concernant justement la sécurité internationale, les conditions d’une sécurité collective, la dissolution de l’OTAN, le projet européen lui-même, et jusqu’à la nature des politiques étrangères. Un effort de lucidité est nécessaire en abandonnant toute forme de simplisme. Il est indispensable de décrypter le sens des événements et de poser les questions au niveau où elles se posent.

Cela pose enfin la question de l’exigence de vérité et de transparence en politique. Donc de l’impératif de faire des enjeux de l’international, malgré leur complexité, une thématique de débats publics… En tous les cas au-delà de l’unilatéralisme des consensus recherchés aujourd’hui.

(1) Rapport de la Chambre de Communes « National Security and Russia », Briefing paper No CBP 8271, 26 mars 2018.

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