L’affaire Khashoggi suscite une vague internationale d’indignation et de condamnation à la mesure du crime d’État commis, et de ses conséquences. Mais comment accepter ce deux poids deux mesures qui fait quasiment « oublier » cette autre horreur, d’une autre dimension : celle de la guerre au Yémen, avec la responsabilité particulière du voisin saoudien en surplomb historique ? Cet article décrypte l’affaire Khashoggi qui tient sa résonance à la problématique du rôle de la puissance saoudienne au Proche-Orient, au côté des États-Unis et d’Israël. Il est utile de comprendre en quoi et de quoi cette crise est significative. Mais n’oublions pas que le Yémen, ce pays qu’on appelait naguère « l’Arabie heureuse », et son peuple si attachant – aujourd’hui sous blocus et sous les bombes – n’ont pas droit à la même attention politique et médiatique.
Ci-dessous, 4 photos de Sanaa, en septembre 1971. Sanaa était alors la capitale de la République arabe du Yémen (Yémen du Nord). (photos JF)
Jamal Khashoggi est, ou plutôt était devenu un opposant au régime de Riyad. Il était favorable à la liberté d’expression, très critique quant à la politique de Riyad vis à vis du Qatar et de la guerre saoudienne au Yémen. Ce journaliste au Washington Post était un ancien sympathisant des Frères musulmans, mais aussi un ex-serviteur de la monarchie saoudienne. On ne lui pardonnera pas d’être passé de l’autre côté… On lui pardonnera d’autant moins que cette monarchie considère les Frères musulmans, et le Qatar qui les défend, comme une menace politique. C’est aussi cette problématique à la fois géopolitique et idéologique que Jamal Khashoggi aura payé si cher.
Khashoggi est rentré au consulat d’Arabie Saoudite d’Istanbul le 2 octobre dernier. Il n’est pas ressorti. Au plus haut niveau, les autorités saoudiennes n’ont cessé de démentir l’assassinat en déclarant ignorer ce qui s’est passé. Aujourd’hui, 18 jours près la disparition de Khashoggi, ils admettent la mort du journaliste en la présentant comme le résultat « d’une rixe à coup de poing » ayant conduit à la mort. Une thèse totalement dépourvue de vraisemblance. Mais pour faire bon poids, 18 personnes de nationalité saoudienne ont été arrêtées ainsi que deux personnalités du régime qui serviront de boucs émissaires: un haut responsable du renseignement (Ahmed Al-Assiri) et un conseiller à la Cour royale (Saoud Al-Qahtani). Tous deux sont vraiment très proches du Prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS)… Si la thèse et les réactions choisies s’avéraient quand même insuffisantes au regard de la réalité des faits… alors, est-ce MBS lui-même qui pourrait être mis en cause ? En vérité, on assiste à la mise en place d’un « récit » fictif de substitution tendant, depuis le début, à crédibiliser l’idée d’un interrogatoire « qui aurait mal tourné » et l’action de « tueurs incontrôlés ». Exercice difficile parce que contesté de toute part, jusqu’au Président de la Commission des Affaires étrangères du Congrès américain déclarant lui-même publiquement « douter de la crédibilité des saoudiens ».
Donald Trump a durci de ton mais il a enfourché cette interprétation qui, à ses yeux, a certainement l’indispensable mérite d’absoudre la famille régnante, et singulièrement ce Prince MBS qui dispose de tous les pouvoirs, et qui montre savoir en user et en abuser, notamment dans la mise en œuvre, depuis qu’il est aux commandes, d’une gestion autoritaire et d’une répression policière intérieure très dure.
Un crime préparé.
Washington et Riyad cherchent donc depuis des jours un improbable « récit » de sortie de crise qui soit à peu près crédible, tandis que le Président Erdogan n’a cessé de faire fuiter les détails les plus macabres d’une exécution la plus barbare. Dans la rivalité turco-saoudienne sur fond d’ambitions de puissance et d’influence dans le monde sunnite, Ankara ne se permet aucune indulgence.
Khashoggi aurait été torturé (on lui aurait coupé les doigts), puis décapité, découpé à l’aide d’une scie à os par une sorte de commando de 15… (de 15 quoi, au fait ?), disons de 15 exécuteurs de basses œuvres princières dont un expert de la médecine légale (il faut certainement cette compétence pour manier la scie à os). Ces 15 personnages étaient probablement des agents des services saoudiens dont un individu proche du pouvoir, identifié à plusieurs reprises au côté du Prince héritier MBS à l’occasion de visites à l’étranger. Ces 15 individus seraient arrivés à Istanbul, en jet privé, le matin du 2 octobre pour repartir le soir même.
On voit mal comment un régime saoudien despotique et hyper-centralisé, auquel rien ne peut échapper, pourrait éviter une mise en accusation directe dès l’instant où le crime se déroule au sein d’un bâtiment saoudien diplomatique officiel.
On ne sait toujours pas ce que les perquisitions turques ont permis de découvrir vraiment. Cependant, le magazine américain très connu, The New Yorker, révèle le 16 octobre (il n’est pas le seul) que – selon Erdogan lui-même – des revêtements du consulat ont été repeints juste après la disparition de Khashoggi… Il sera difficile d’invoquer l’obsession de quelques maniaques de la déco.
La bande des 15…
Au fait, cette bande des 15… cela ne vous rappelle rien ? Rappelez-vous, il y a 17 ans, 15 des 19 pirates de l’air, auteurs de l’attaque terroriste du 11 septembre aux États-Unis étaient saoudiens. Mais, aujourd’hui, dans les circonstances présentes, ce sont des officiels… Et puis, en 2001, l’attaque terroriste sur les Twin Towers avait permis aux États-Unis de se présenter comme une nation victime… tandis qu’aujourd’hui, l’exécution du journaliste du Washington Post… fait de la puissance américaine le principal partenaire d’un État voyou, déclaré comme tel à la face du monde. Si l’on en croit, évidemment, les révélations soigneusement distillées par Ankara, et répercutées par la presse et les médias dans le monde entier.
Heureusement pour Donald Trump, Washington n’est pas la seule capitale sur la sellette. Paris aussi, où l’on doit se demander sur quel pied danser tant qu’un « récit » de sortie de crise soit-disant crédible ne sera pas arrangé pour que tout puisse rentrer dans l’ordre afin de pouvoir retourner tranquillement aux affaires. L’Arabie Saoudite est le premier exportateur de pétrole et le premier importateur d’armements. Alors, il faut bien être réaliste et revenir au plus vite à la normalité du « business as usual »…
Normalité ? Tout de même, les réalisations du « moderniste » MBS se cumulent de façon problématique : la guerre du plus riche contre le plus pauvre des pays arabes, c’est à dire le Yémen, le blocus du Qatar, le Premier ministre libanais Saad Hariri pris en otage à Riyad, la rupture diplomatique brutale avec le Canada pour un tweet de son ambassade concernant une vague d’arrestation, sans oublier ces exécutions par décapitation au sabre en place publique… Ça fait beaucoup. Beaucoup trop au nom de la « global war on terrorism » (i), guerre à laquelle l’Arabie saoudite a, si l’on peut dire, et à sa façon, amplement contribué en devenant la matrice royale du salafisme et l’inspiratrice du djihadisme.
Ça fait vraiment beaucoup.
Ça fait vraiment beaucoup, mais en Europe, où la modération et l’hésitation servent de jugement moral et politique, cela ne semble pas suffire (pour l’instant en tous les cas). On peut, en effet, apprécier à sa juste mesure la déclaration commune de la France, de l’Allemagne et du Royaume Uni, soulignant attendre « des réponses complètes et détaillées du gouvernement saoudien » et encourageant « les efforts conjoints turco-saoudiens »… comme si Ankara et Riyad étaient en train de travailler sérieusement, la main dans la main, pour découvrir la vérité… de qui se moque-t-on ?
Devant la gravité des faits subtilement livrés par la Turquie, nul n’échappe à la nécessité de prendre l’affaire au sérieux, si gênante qu’elle soit pour les (trop) fidèles alliés de l’Arabie Saoudite. On ne saurait, en effet, sous-estimer la portée de cette crise. L’affaire Khashoggi est une affaire intérieure à l’Arabie saoudite, mais aussi aux États-Unis. C’est aussi une affaire internationale avec d’évidentes dimensions géopolitiques.
Pour Washington, c’est un vrai problème. Trump a besoin de l’Arabie Saoudite, à côté d’Israël, pour mener à bien sa « croisade » agressive contre l’Iran. Il y a ainsi des raisons pétrolières à l’attitude américaine. L’administration Trump veut sanctionner très durement l’Iran à l’échéance du 5 novembre prochain, notamment en l’empêchant de vendre son pétrole sur le marché international. Pour réussir la mise en place d’un tel dispositif, il faut constituer un front commun, au côté de l’Arabie saoudite, producteur pétrolier de « remplacement » ou de « compensation » afin que les prix ne s’envolent pas avec la pression à l’élimination du pétrole iranien du marché. Dans le cadre de la politique américaine, le régime de Téhéran doit être isolé et mis en accusation pour « sa responsabilité dans la déstabilisation du Proche-Orient ». Mais comment faire dans un tel contexte ? Comment, décemment, diaboliser les comportements iraniens et légitimer des sanctions en s’appuyant sur une monarchie saoudienne ayant porté le cynisme et la brutalité criminelle au plus haut niveau ?
Des raisons stratégiques…
Cette raison économique et politique est aussi – et tout autant – stratégique (ii). Les États-Unis et Israël veulent faire reculer l’Iran en Syrie, et son influence dans la région. L’esprit de cette stratégie est l’affirmation d’un antagonisme le plus hostile. Un affaiblissement du régime de Riyad est incompatible avec la mise en œuvre de cet objectif. Là encore, Washington et Tel-Aviv ont besoin de Riyad et de son ascendant au Proche-Orient.
Cette visée stratégique fait débat aux États-Unis. Non pas sur la « nécessité » de contrer Téhéran (cela fait consensus au sein de l’administration Trump), mais sur la manière de le faire. James Mattis, Secrétaire à la défense des États-Unis, se montre, par exemple, plus prudent que John Bolton (Conseiller à la Sécurité nationale de Donald Trump). Il craint une trop grande prise de risques pour les quelque 2000 soldats présents en Syrie. Une escalade, selon lui, exposerait ces troupes américaines aux forces adverses, notamment le Hezbollah et autres « proxies ». Les tensions sont déjà vives. Tandis que Bolton multiplie les menaces directes, y compris sur le plan militaire… « on va venir vous chercher… », dit-il à l’adresse des Iraniens. Or, précisément, le sort de James Mattis est en question à Washington. On lui prédit une « aimable sortie » pour le militaire qu’il est, de haut rang et de grande popularité. Mais son remplacement n’est plus une interrogation. En tous les cas jusqu’ici. Donald Trump souhaite, en effet, le relever de ses fonctions pour pouvoir nommer un Secrétaire d’État à la défense qui soit plus en ligne avec sa propre vision. Pour Mattis, les troupes américaines sont en Syrie afin de combattre L’État islamique (c’est l’option publique officielle), mais pour Trump elles sont là d’abord pour faire face à l’Iran… Cette divergence n’est pas le seul problème. Mattis, en effet, s’est montré plus réticent que d’autres à Washington, vis à vis du projet d’une « force spatiale » qui soit complètement autonome au sein de la défense américaine. C’est d’ailleurs le vice-président Mike Pence qui présenta l’initiative, le 9 août dernier au Pentagone, et non Mattis. On pourrait enfin rappeler, même si c’est un débat déjà plus ancien, que pour Donald Trump les problèmes climatiques ne constituent pas une menace de sécurité nationale, alors que Mattis, comme militaire de premier rang, a lui-même alimenté une thèse inverse sur cette question majeure de pleine actualité (iii). Selon Foreign Policy, Trump aurait même traité Mattis de « démocrate »(iv). Suprême affront.
La donne politique est modifiée.
Évidemment, l’affaire Khashoggi modifie la donne politique. Malgré la centralité de la stratégie iranienne dans les conceptions de Trump, il n’est peut-être pas politiquement rationnel de réaliser un tel changement gouvernemental tant que cette affaire soumet les autorités américaines à une forte pression interne et internationale. Même si la rationalité n’est toujours pas la tasse de thé de Donald Trump. De nombreux noms de possibles impétrants pour la fonction de Secrétaire à la défense circulent donc. Parmi ces noms, celui de Lindsay Graham, Sénateur républicain de Caroline du Sud, faucon très proche de John McCain, cet autre républicain « traditionnel » décédé en août dernier.
Lindsay Graham ne semble pas le plus crédible. Il est aujourd’hui le responsable qui s’affirme avec le plus de véhémence, parmi ceux qui sont les plus critiques, vis à vis de l’Arabie Saoudite et de MBS. MBS à propos duquel il s’est exclamé : « ce type est dévastateur ! » Peut-être que Graham se fait si accusateur parce qu’il est susceptible aussi de remplacer Jeff Session en tant qu’attorney general (v). Il s’agit là d’une ambition nécessitant de faire très clairement écho à la montée des critiques au sein du Congrès, y compris chez les Républicains. C’est ça l’important…
Tous, loin de là, et depuis le début, n’acceptent pas la prétendue explication par « l’interrogatoire qui aurait mal tourné » et les « tueurs incontrôlés ». Cette interprétation là est rejetée par beaucoup de parlementaires et au delà, notamment au nom de l’idée qu’on ne peut pardonner aux Saoudiens ce qu’on accepterait jamais des Iraniens. Sous la pression ambiante, certains appellent même à des sanctions contre Riyad. Ce qui relève pour l’instant de l’improbable. Selon Trump, toute réponse à la disparition de Khashoggi « doit prendre en compte les liens de sécurité et de défense des États-Unis avec le Royaume » (vi). Il reste que l’affaire Khashoggi suscite de vives controverses et un profond trouble intérieur jusqu’au sein du parti républicain.
La question de la vérité se pose ainsi avec acuité parce que l’Arabie saoudite est un allié primordial des États-Unis, parce qu’à l’évidence, MBS comme personnage et comme initiateur d’un projet saoudien censé être moderne et moralement acceptable, est maintenant singulièrement fragilisé. Certains le présentent comme « fini », mais rien ne semble si évident dans un Royaume où ce prince là détient les pouvoirs et la force, jusqu’à un service de « sécurité d’État » créé par ses soins… Il serait surprenant, pourtant, que des changements ou des compromis importants n’interviennent pas (à échéance, comme on dit) dans la famille régnante saoudienne. Déjà, Khaled Ben Salman, frère cadet de MBS, a été rappelé. Ce Prince, jusqu’ici ambassadeur à Washington, est présenté par certains officiels comme un futur « vice-prince héritier » possible, histoire de ne pas laisser publiquement MBS seul maître à bord. On en sait pas davantage. Le « Comité des sages » de la famille régnante s’est réuni pour examiner la situation, mais en Arabie Saoudite la transparence n’est pas une option.
Et pendant ce temps là…
Il ne s’agit donc pas seulement d’un Trump sur la défensive, empêtré dans les contradictions politiques et stratégiques de cette affaire. Il ne s’agit pas non plus seulement des mécontentements au Congrès même si cela pèse. L’affaire a pris une dimension plus globale. Les Ministres des affaires étrangères du G7 ont demandé une « enquête minutieuse, crédible, transparente et rapide ». Les grandes ONG des Droits humains et de l’humanitaire, ainsi que le Secrétaire général de l’ONU s’en mêlent. Et la réussite du Davos du désert (Future Investment Initiative), qui doit se tenir du 23 au 25 octobre à Riyad, est maintenant plombée par le contexte et par l’impressionnante liste des participants ayant, par dizaines, annulé leur présence : banques, sociétés d’investissement et de haute technologie, PdG et directeurs d’entreprises se service, de communication et de médias, personnalités officielles (vii)… Cette conférence devait être la vitrine de la modernisation et des réformes voulues par un Prince héritier auquel rien de ce qui prépare l’avenir de l’Arabie Saoudite ne devait échapper. Mais comment séduire les investisseurs à travers une vitrine qui montre d’abord le sang du journaliste Khashoggi ? MBS, ce Prince qui se croyait intouchable, a provoqué une vague internationale d’indignation et de condamnation qui l’atteint dans son pouvoir et le décrédibilise. Une vague qui fait aussi peser sur la monarchie un risque de déstabilisation. Mais on imagine bien que l’administration américaine et ses alliés occidentaux feront tout ce qu’il faut (ils ont déjà bien commencé) pour s’épargner une telle épreuve.
Cependant, ni Riyad, ni Washington ne pourront sortir tout à fait indemnes de cette affaire. Il s’agit effectivement d’une terrible affaire. Mais est-ce la seule ? Est-ce la plus terrible ? N’oublions pas que, pendant ce temps, le peuple yéménite, sous les bombes et le blocus, continue de subir ce que les Nations-Unies ont appelé « la plus gave crise humanitaire de la planète »… Ne mettons pas de hiérarchie dans l’horreur, même quand l’acteur du crime est chaque fois le même, récidiviste royal patenté. Rappelons seulement l’urgence qui devrait s’imposer : faire cesser ce calvaire de tout un peuple. Oui, il y a urgence ! La France, ses partenaires européens, les pays membres permanents du Conseil de Sécurité et d’autres encore… se sentiront-ils enfin concernés ? Ou bien, malgré 10 000 morts (civils pour la plupart), malgré la famine, malgré le choléra, malgré 2 millions d’enfants non scolarisés… faire taire les armes, est-ce toujours trop demander ?
i) Guerre contre le terrorisme
ii) Voir « Saudi issue may disrupt efforts to squeeze Iran », The New York Times, David Sanger, 18 10 2018.
iii) Voir, par exemple, « US defence Secretary James Mattis says climate change is already destabilising the world », The Independant, 15 03 2017.
iv) « Who will replace Mattis ? », Lara Seligman, Foreign Policy, 15 10 2018.
v) Procureur général, équivalent dans le système judiciaire des États-Unis, de Ministre de la Justice.
vi) Voir le Washington Post, 18 10 2018.
vii) Par exemple Jim Yong Kim, Président de la Banque mondiale, Christine Lagarde, Directrice générale du FMI, Bruno Lemaire, Ministre de l’économie et des finances français, Steven Mnuchin, Secrétaire d’État au trésor américain.