… ou la peur du débat sur la guerre et sur la paix, sur la crise et les conflits sociaux du présent.
La « Nuit des Idées 2019 » se tiendra le 31 janvier prochain. Ce sera la 4ème édition de cette initiative du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Il s’agira d’une soirée dite « exceptionnelle » réunissant à Paris, et dans 120 villes françaises et du monde, « de grandes voix françaises et internationales ». Plus de 1000 intervenants sont attendus pour dialoguer sur les enjeux de notre temps. Ce n’est pas rien…
Voici le thème général de cette Nuit des Idées : « Face au Présent ». Selon les organisateurs, ce thème situe l’initiative au carrefour de trois interrogations :
« – Le désir de porter un regard lucide sur l’actualité, à l’heure où tant de mutations technologiques, sociales, environnementales, géopolitiques… que l’on pensait relever d’un lointain avenir font désormais partie de notre quotidien ;
– L’exigence de renouveler les formes de l’engagement, et de témoigner des initiatives capables de prendre à bras le corps les défis de notre temps ;
– L’envie d’interroger notre perception du temps : dans une époque marquée par la diffusion instantanée de l’information, comment ne pas s’en tenir au présent mais retrouver le chemin des solutions de long terme ? »
Dans l’esprit général de cette vaste ambition, une quinzaine de « thématiques phares » ont été déterminées. En voici la liste :
– égalité hommes/femmes
– environnement
– architecture/urbanisme
– Europe
– pouvoirs et territoires. Avec un focus sur « exils, migrations et populismes » depuis Istanbul. On aurait apprécié une « thématique phare » pour une telle question…
– citoyenneté
– société et politique
– histoire
– savoirs
– partages et solidarités
– arts et culture
– musique et spectacle vivant
– information et communication
– sciences et santé.
Cette diversité des thématiques fait plaisir à voir. C’est une façon de nous dire : vous pourrez parler de tout et vous pourrez, comme cela est généreusement annoncé, « prendre à bras le corps les défis de notre temps ». On observe cependant qu’une thématique manque à l’appel. Ne pensez pas que je cherche à en rajouter… Je constate simplement que l’enjeu de la sécurité internationale, de la guerre et de la paix est totalement absent. Pourquoi ? On ne peut pas dire que cela n’est pas dans l’actualité ou bien que cela n’est pas pertinent. On ne peut pas prétendre que ce défi serait sans grande importance. Ces questions nourrissent de lourdes interrogations et des inquiétudes dans le monde entier. Pour des millions de personnes qui voient leur existence bouleversée dans la tragédie et le risque mortel, la vie humaine se réduit à une vulnérabilité, une incertitude. Des sociétés et des États se déstructurent ou s’effondrent. Des pays et des terres sont meurtris par la guerre, par les conflits et leurs conséquences, et plus généralement par la violence politique. Alors pourquoi une telle carence ? Oubli ?.. Incompétence ?.. Certainement pas.
D’ailleurs, à bien y regarder, les trois personnalités chargées officiellement de cette initiative sont très bien placées et solidement « armées » – si j’ose dire – pour traiter, faire traiter une telle question et susciter la réflexion et le débat. Donc pour faire en sorte qu’on « oublie » pas la géopolitique dans ce qu’elle a de décisif pour les peuples, et pour qu’elle soit elle aussi, avec lucidité, au cœur d’une réflexion collective sur le temps présent.
Ces trois personnalités sont :
– Jean-Yves Le Drian, Ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Il est le principal maître d’œuvre de cette Nuit des idées. Il est aussi ancien Ministre de la défense.
– Pierre Buhler, Président de l’Institut français, institution chargée de la coordination de cette Nuit des idées. Pierre Buhler est l’auteur d’un ouvrage qui fait autorité dans le milieu des spécialistes : « La puissance au 21ème siècle. Les nouvelles définitions du monde », CNRS éditions, 2011. C’est un expert en géopolitique.
– Pierre Sellal, Président de la Fondation de France, partenaire de l’initiative. Il est ambassadeur de France, ancien représentant de la France auprès de l’UE. C’est un diplomate expérimenté qui maîtrise lui aussi les enjeux de la sécurité internationale. En 2012, il fut nommé membre de la Commission chargée de l’élaboration du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale.
Le Drian, Buhler, Sellal… Pourquoi ce triptyque de haut niveau a-t-il évacué de la réflexion collective cette immense question de la guerre, de la paix et de la sécurité pour les peuples alors qu’on a tant besoin (maintenant et pas dans dix ans…) d’une réflexion de fond touchant à cet enjeu majeur ? Il y a une forme d’urgence. Est-ce pour réserver cela aux spécialistes et aux politiques, c’est à dire à ceux qui détiennent le privilège régalien de pouvoir en traiter unilatéralement ? Est-ce pour ne pas devoir s’expliquer et rendre des comptes publics sur les choix et les engagements diplomatiques et de défense de la France ? Est-ce parce qu’on veut surtout ne rien changer donc ne rien mettre en discussion… Est-ce pour tout cela ?..
Une grande initiative sur les défis d’aujourd’hui, pourquoi pas… Mais il y a une hypocrisie manifeste à faire semblant d’ouvrir le débat en grand, alors que, dans le même temps, on le verrouille sur une question aussi essentielle. Le pouvoir, décidément, n’aime pas que puisse s’ouvrir un débat public sur certaines questions conflictuelles qui sont pourtant celles qui s’imposent aujourd’hui. Et, volontairement, je ne traite ici que de questions internationales… Mais la montée des résistances sociales, des colères et des contestations anti-libérales en Europe et au delà n’a pas été non plus mise à l’ordre du jour.
Ce n’est évidemment pas un hasard si les débats que l’on ouvre officiellement ne répondent pas aux attentes les plus fortes et aux défis les plus aigus du temps présent. Celui qui ne veut pas entendre ne sera jamais écouté.