
Dans son entretien de deux heures, mercredi 15 décembre sur TF1, Emmanuel Macron aura bien profité de la complaisance qu’on lui a servie sur un plateau, et à domicile… si l’on peut dire. Bien des critiques ont ensuite souligné l’illégitimité de cette préemption politico-médiatique sur la campagne présidentielle. Au-delà de ce qui peut être considéré comme une sorte d’abus de position dominante, il y a aussi des questions de fond à soulever. Nombre d’entre elles ont déjà été posées. En voici une, parmi d’autres.
Au début de l’entretien, Emmanuel Macron traite longuement de la crise du coronavirus. Il insiste sur le fait que personne n’avait anticipé la pandémie. « On était complètement démunis (…) C’était une situation de guerre ». Je souligne à dessein son propos : personne n’a anticipé la pandémie… Ah bon ?.. Pourtant le risque pandémique n’avait absolument rien d’imprévisible. Il figure en toutes lettres aux chapitres des vulnérabilités et des menaces dans les Livres blancs Défense et Sécurité Nationale (LBDSN) de 2008 et 2013, et y compris dans la Revue stratégique de 2017 préfacée par … Emmanuel Macron. De plus, les pouvoirs publics disposent depuis octobre 2011 (soit maintenant 10 ans) d’un Plan national de prévention et de lutte contre les pandémies, qui figure sur le site du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) (1). Alors ?.. les grands textes stratégiques officiels… peut-on les dissimuler ainsi, de façon décomplexée, au préjudice de la vérité ? (2).
A la fin de l’entretien, E. Macron traite de la crise liée au mouvement des Gilets jaunes et des violences qui l’ont accompagnée. L’origine et les auteurs des violences font l’objet d’un débat sur lequel il ne s’exprime pas… Mais là encore, il dit : « personne n’a vu arriver une telle crise ». Ah bon ?.. Personne, vraiment ? Mais qui pourrait accepter une telle affirmation ? Depuis des années, nombreux sont les experts, les journalistes, les syndicalistes, les élus, et certains responsables politiques pour alerter sur l’aggravation des inégalités, sur les quartiers urbains en grave fracture sociale, sur l’urgence de réponses nécessaires, en particulier pour les couches populaires et notamment pour les plus pauvres. Il faut « faire revenir la République » dans les quartiers les plus en difficulté avait souligné Jean-Louis Borloo dans un rapport de 2018 sur les banlieues. Ce rapport contient un plan concernant 6 millions de Français, 1500 quartiers prioritaires, et il propose 5 milliards d’euros afin d’enrayer la dégradation de la situation. Ce rapport de JL Borloo (qui n’est pas un incurable gauchiste) fut quasi immédiatement enterré par … Emmanuel Macron. Alors, personne, vraiment… personne n’a pu voir arriver une telle crise ? (3)
Dans un ouvrage écrit en 2003 (4), le journaliste Alain Duhamel (qui lui non plus n’est pas un gauchiste) souligne « la banalisation de la violence, la contagion de la délinquance, la marée noire de l’insécurité. Il s’agit cette fois non plus d’une recrudescence de dérives individuelles, mais d’un fait social clairement identifiable ». Il ajoute : « cela ressemble de plus en plus à ce que les sociologues appellent l’anomie, la désagrégation lente d’une société dont les règles ne sont plus respectées ». Il précise encore que « l’histoire du progrès social menace de s’arrêter… ». Avec ce livre, Alain Duhamel, à sa façon, produit une sorte de réquisitoire quant à l’évolution, dans la durée, de notre société, de notre système social, mais aussi quant aux responsabilités, c’est à dire les politiques conduites à l’origine de cette anomie. Le mouvement des Gilets jaunes n’a rien d’une surprise.
Ces constats nous conduisent à quelques remarques. Le Président de la République dissimule ce qui l’arrange. Il s’est permis de faire comme si rien n’existaient : ni les informations, ni les analyses, ni les outils, y compris les plus officiels, permettant, à lui même comme aux plus grand nombre de personnes intéressées, de mesurer la réalité des crises et des risques de crises… Voilà qui est consternant et inacceptable. Nul ne peut dire, et surtout pas le Président de la République… on ne pouvait pas anticiper. Ce n’était pas prévisible. Sauf à vouloir désinformer les Français.
Tout cela en dit beaucoup sur la nature des politiques mises en œuvre, sur les conséquences du néolibéralisme, sur la crise et les impasses systémiques de capitalisme. Emmanuel Macron est bien le continuateur de l’ensemble des politiques ayant conduit aux crises d’aujourd’hui. Il a beau nous parler de révolution, les deux heures passées à nous raconter des histoires ne feront rien oublier. Certes, il dit « avoir appris des Français ». Ah bon ?.. Il est dommage, vraiment dommage, qu’il n’y ait pas, dans notre pays, une gauche forte et unie pour lui faire comprendre que les Français ont encore beaucoup de choses à lui apprendre.
1) « Plan national de prévention et de lutte pandémie grippale. Document d’aide à la préparation et à la décision », No 850, SGDSN, octobre 2011. https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Plan_Pandemie_Grippale_2011.pdf
2) Voir « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain », J. Fath, Éditions du Croquant, 2020, Introduction, pages 5 et suivantes.
3) « Vivre ensemble, vivre en grand. Pour une réconciliation nationale », Jean-Louis Borloo, présentation du rapport 26 avril 2018. https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/rapport-de-jean-louis-borloo-vivre-ensemble-vivre-en-grand-pour-une-reconciliation-nationale
4) « Le désarroi français », Alain Duhamel, Plon, 2003.
C’est bientôt Noël… j’ai reçu d’excellents biscuits à mon nom, avec le titre de mon dernier livre…

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