
« Lettre du Ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, sur l’indivisibilité de la sécurité, envoyé le 28 janvier dernier aux ministres des Affaires étrangères des États-Unis, du Canada et de plusieurs pays européens. »
Cette lettre de Sergey Lavrov (reproduite ci-dessous en français puis en russe) est en réalité une réponse à la réponse que les États-Unis ont adressée à la Russie (voir sur ce blog) après que Moscou eut formalisé ses demandes initiales en matière de sécurité sous la forme de 2 projets de traités adressés aux États-Unis et à l’OTAN, et rendus publics le 17 décembre 2021. Vous pouvez consulter ces 2 projets (à l’origine confidentiels) qui figurent aussi en intégralité sur ce blog.
Dans le contexte actuel d’une très forte tension, cette lettre de Sergey Lavrov vise manifestement à sortir de l’affrontement et à recentrer le débat sur la recherche d’un accord USA-OTAN / Russie concernant l’architecture et les normes de la sécurité en Europe, et l’indivisibilité de la sécurité, c’est à dire la nécessité d’une sécurité collective dans les mêmes conditions pour tous. Mais il n’y a pas de vision commune en la matière tellement la confrontation actuelle est surdéterminée par les logiques de puissance, et certainement par des enjeux de politique interne.
Pour l’instant, à l’évidence, c’est une impasse diplomatique sévère qui domine, due aux fins de non recevoir (les « non-starters ») imposées par Washington aux propositions et aux demandes de garanties sécuritaires de Moscou, il est vrai d’un niveau d’exigence très élevé. Demandes qui, de facto, n’ont pas encore fait l’objet d’une négociation digne de ce nom.
Je continuerai à publier sur ce blog tous les documents officiels dans leur intégralité (lorsque c’est possible) afin de clarifier les enjeux de ce qui est en train de se passer aujourd’hui dans une confrontation à la fois européenne et internationale, et dont les risques sont importants… même si la dramatisation fait partie des choix de confrontation. 05 02 2022
Le Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie. 01 02 2022
Lettre de Sergey Lavrov :
Vous savez très bien que la Russie est sérieusement préoccupée par la montée des tensions politico-militaires à proximité immédiate de ses frontières occidentales. Afin d’éviter une nouvelle escalade, la Russie a présenté, le 15 décembre 2021, les projets de deux documents juridiques internationaux interdépendants – le traité américano-russe sur les assurances de sécurité et l’accord sur les mesures de sécurité entre la Russie et les États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord.
Les réponses des États-Unis et de l’OTAN à nos propositions, qui ont été reçues le 26 janvier 2022, indiquent qu’il existe des différences substantielles dans la compréhension du principe de sécurité égale et indivisible, fondamental pour l’ensemble de l’architecture de sécurité européenne. Nous estimons qu’il est urgent de clarifier cette question, qui est décisive pour l’avenir du dialogue.
La Charte de sécurité européenne, signée lors du sommet de l’OSCE à Istanbul en novembre 1999, énonce les droits et engagements fondamentaux des États participants de l’Organisation en ce qui concerne l’indivisibilité de la sécurité. Le droit de chaque État participant de choisir ou de modifier librement ses arrangements de sécurité, y compris les traités d’alliance, au fur et à mesure de leur évolution, est souligné, tout comme la neutralité. Dans le même paragraphe de la Charte, cela est explicitement soumis à l’obligation de chaque État de ne pas renforcer sa sécurité au détriment de celle des autres. Elle stipule également qu’aucun État, groupe d’États ou organisation ne peut se voir confier la responsabilité principale du maintien de la paix et de la stabilité dans la région de l’OSCE, ni considérer une partie de celle-ci comme sa sphère d’influence.
Lors du sommet de l’OSCE à Astana en décembre 2010, nos dirigeants ont approuvé une déclaration réaffirmant cet ensemble intégral d’engagements interconnectés.
Cependant, les pays occidentaux ne cessent d’en retirer que les positions dont ils ont besoin, à savoir le droit des États à choisir librement des alliances pour assurer exclusivement leur sécurité. L’expression « à mesure qu’elles évoluent » est honteusement omise, car cette disposition faisait également partie de la conception de l' »indivisibilité de la sécurité », à savoir le retrait obligatoire des alliances militaires de leur fonction initiale de dissuasion et leur intégration dans l’architecture paneuropéenne sur une base collective plutôt que de groupe restreint. Le principe de l’indivisibilité de la sécurité a été interprété de manière sélective pour justifier l’expansion irresponsable de l’OTAN.
Il est révélateur que dans les commentaires sur la volonté de développer un dialogue sur l’architecture de sécurité en Europe, les représentants occidentaux évitent soigneusement de mentionner la Charte de sécurité européenne et la déclaration d’Astana. Ils ne font référence qu’à des documents antérieurs de l’OSCE, notamment la Charte de Paris pour une nouvelle Europe de 1990, qui ne contient pas l’engagement, aujourd’hui « gênant », de ne pas renforcer la sécurité de ses États au détriment des autres. Les capitales occidentales tentent également d’ignorer l’un des documents clés de l’OSCE, le Code de conduite de 1994 relatif aux aspects politico-militaires de la sécurité, qui stipule explicitement que les États « tiendront compte des intérêts légitimes des autres États en matière de sécurité » lorsqu’ils choisiront la manière d’assurer la sécurité, y compris l’adhésion à des alliances.
Ce n’est pas comme ça que les choses vont fonctionner. Le point sur l’indivisibilité des accords de sécurité est que la sécurité est soit unique pour tous, soit inexistante pour tous. Et, comme le stipule la Charte d’Istanbul, chaque État participant de l’OSCE a un droit égal à la sécurité, et pas seulement les membres de l’OTAN qui interprètent ce droit comme s’appliquant exclusivement aux membres du club « exclusif » de l’Atlantique Nord.
Je ne commenterai pas les autres attitudes et actions de l’OTAN, caractérisées par la recherche par ce bloc « défensif » de la supériorité militaire et du recours à la force, en contournant les prérogatives du Conseil de sécurité de l’ONU. Je dirai seulement que de telles actions sont contraires aux obligations européennes communes fondamentales, y compris les engagements contenus dans les documents en question de maintenir des capacités militaires « à la mesure des besoins légitimes de sécurité individuelle ou collective, compte tenu des obligations découlant du droit international ainsi que des préoccupations légitimes des autres États en matière de sécurité ».
En ce qui concerne la situation actuelle en Europe, nos collègues des États-Unis, de l’OTAN et de l’UE ne cessent d’appeler à la « désescalade » et d’exhorter la Russie à « choisir la voie de la diplomatie ». Nous tenons à vous rappeler que nous suivons cette voie depuis des décennies. Les jalons les plus importants – les documents des sommets d’Istanbul et d’Astana – sont le résultat direct de la diplomatie. Le fait que l’Occident tente maintenant, de manière flagrante, de réviser unilatéralement en sa faveur ces réalisations diplomatiques des dirigeants de tous les pays de l’OSCE est profondément inquiétant. La situation exige une clarification honnête de la position.
Nous voulons une réponse claire à la question de savoir comment nos partenaires comprennent leur engagement à ne pas renforcer leur propre sécurité au détriment de la sécurité d’autres États sur la base d’un engagement au principe de l’indivisibilité de la sécurité ? Comment votre gouvernement compte-t-il mettre cet engagement en pratique dans les circonstances actuelles ? Si vous vous retirez de cet engagement, veuillez le faire savoir clairement.
Sans une clarté totale sur cette question clé de l’interaction des droits et des responsabilités entérinée au plus haut niveau, l’équilibre des intérêts inscrit dans les documents des sommets d’Istanbul et d’Astana ne pourra être atteint. Votre réponse nous aidera à mieux comprendre le degré d’accommodation de nos partenaires, ainsi que la possibilité d’avancer ensemble dans la réduction des tensions et le renforcement de la sécurité paneuropéenne.
Nous attendons une réaction rapide. Cela ne devrait pas prendre longtemps – il s’agit de clarifier l’accord sur la base duquel votre président (premier ministre) a signé les engagements pertinents.
Nous supposons également que la réaction à ce message sera nationale, car les engagements mentionnés ont été pris par chacun de nos États individuellement et non au nom ou dans le cadre d’un quelconque bloc.
Текст послания Министра иностранных дел Российской Федерации С.В.Лаврова по тематике неделимости безопасности, направленного 28 января с.г. главам внешнеполитических ведомств США, Канады и ряда европейских стран
01 02 2022
Вам хорошо известно, что Россия всерьез обеспокоена ростом военно-политической напряженности в непосредственной близости от ее западных границ. В целях предотвращения дальнейшей эскалации российская сторона 15 декабря 2021 г. представила проекты двух взаимосвязанных международно-правовых документов – Договора между Россией и США о гарантиях безопасности и Соглашения о мерах обеспечения безопасности России и государств-членов Организации Североатлантического договора.
Поступившие 26 января 2022 г. ответы США и НАТО на наши предложения свидетельствуют о существенных расхождениях в понимании фундаментального для всей архитектуры европейской безопасности принципа равной и неделимой безопасности. Считаем необходимым незамедлительно прояснить этот определяющий с точки зрения перспектив диалога вопрос.
В Хартии европейской безопасности, подписанной на саммите ОБСЕ в Стамбуле в ноябре 1999 г., сформулированы основные права и обязательства государств-участников Организации в отношении неделимости безопасности. Подчеркнуто право каждого государства-участника на свободный выбор или изменение способа обеспечения своей безопасности, включая союзные договоры, по мере их эволюции, равно как и на нейтралитет. В том же параграфе Хартии это прямо обусловлено обязательством каждого государства не укреплять свою безопасность за счет безопасности других. Там же сказано, что ни одно государство, группа государств или организация не могут быть наделены преимущественной ответственностью за поддержание мира и стабильности в регионе ОБСЕ или рассматривать какую-либо его часть как сферу своего влияния.
На саммите ОБСЕ в Астане в декабре 2010 г. лидерами наших стран была одобрена Декларация, подтвердившая этот целостный пакет взаимосвязанных обязательств.
Однако западные страны продолжают выдергивать из него только нужные им позиции, а именно – право государств на свободный выбор союзов для обеспечения исключительно своей безопасности. Стыдливо опускается «по мере их эволюции», поскольку это положение также являлось составной частью понимания «неделимости безопасности», а именно – обязательного ухода военных союзов от изначальной функции сдерживания и их интеграции в общеевропейскую архитектуру на коллективных, а не узкогрупповых началах. Принцип неделимости безопасности избирательно трактуется для обоснования взятого курса на безответственное расширение НАТО.
Показательно, что в комментариях о готовности развивать диалог об архитектуре безопасности в Европе представители Запада старательно избегают упоминания Хартии европейской безопасности и Астанинской декларации. Ссылаются лишь на более ранние документы ОБСЕ, особенно часто – на Парижскую хартию для новой Европы 1990 г., в которой не содержится ставшего «неудобным» обязательства не укреплять безопасность своих государств за счет других. В западных столицах также пытаются не замечать один из ключевых документов ОБСЕ – Кодекс поведения, касающийся военно-политических аспектов безопасности 1994 г., где прямо говорится о том, что при выборе способов обеспечения безопасности, включая членство в союзах, государства будут «учитывать законные интересы безопасности других государств».
Так дело не пойдет. Смысл договоренностей о неделимости безопасности заключается в том, что безопасность либо одна для всех, либо ее нет ни для кого. И, как предусмотрено в Стамбульской Хартии, каждое государство-участник ОБСЕ имеет равное право на безопасность, а не только члены НАТО, которые толкуют это право как относящееся исключительно к членам североатлантического «эксклюзивного» клуба.
Не буду комментировать другие установки и действия НАТО, характеризующиеся стремлением этого «оборонительного» блока к военному превосходству и применением силы в обход прерогатив Совета Безопасности ООН. Скажу лишь, что подобные действия идут вразрез с фундаментальными общеевропейскими обязательствами, включая содержащиеся в упомянутых документах обязательства поддерживать военные потенциалы, «соизмеримые с законными индивидуальными или коллективными потребностями в области безопасности, с учетом обязательств по международному праву, а также законных интересов безопасности других государств».
Рассуждая о нынешней ситуации в Европе, наши коллеги из США, НАТО и Евросоюза постоянно взывают к «деэскалации» и призывают Россию «выбрать путь дипломатии». Хотим напомнить: мы уже не одно десятилетие шли этим путем. Важнейшие вехи – документы саммитов в Стамбуле и Астане – есть прямой результат именно дипломатии. Тот факт, что сейчас Запад откровенно пытается в одностороннем порядке ревизовать в свою пользу эти дипломатические достижения лидеров всех стран ОБСЕ, вызывает глубокую тревогу. Ситуация требует честного прояснения позиции.
Мы хотим получить четкий ответ на вопрос о том, как наши партнеры понимают свое обязательство не укреплять собственную безопасность за счет безопасности других государств на основе приверженности принципу неделимости безопасности? Как конкретно Ваше правительство намерено выполнять это обязательство на практике в современных условиях? Если Вы отказываетесь от данного обязательства, просим четко сообщить об этом.
Без внесения полной ясности в этот ключевой вопрос, касающийся взаимосвязи прав и обязанностей, одобренных на высшем уровне, невозможно обеспечить баланс интересов, закрепленный в документах саммитов в Стамбуле и Астане. Ваш ответ поможет лучше понять степень договороспособности наших партнеров, а также возможность совместного продвижения в деле снижения напряженности и укрепления общеевропейской безопасности.
Ожидаем оперативной реакции. Она не должна занять много времени – ведь речь идет о прояснении понимания, на основе которого Ваш президент (премьер) подписал соответствующие обязательства.
Также исходим из того, что реакция на данное послание поступит в национальном качестве, поскольку упомянутые обязательства принимались каждым из наших государств индивидуально, а не от имени или в составе какого-либо блока.