
Sous l’égide de la Chine, l’Iran et l’Arabie Saoudite ont rétabli leurs relations diplomatiques. Cette annonce du 10 mars 2023 fut accompagnée de photos officielles montrant, à Pékin, Wang Yi, membre du Bureau Politique et Directeur du Bureau des affaires étrangères du Parti communiste chinois, avec l’Amiral Ali Shamkhani, Secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale iranien, et Mussad bin Mohammed Al-Aiban, Ministre d’État saoudien, Conseiller aux affaires politiques et à la sécurité nationale.

Rien de cet événement du mois de mars 2023 – jusqu’aux photos témoignant d’une volonté de médiatisation – ne peut être considéré comme une banalité dans les relations internationales, après quelque sept années de dangereuses tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, deux acteurs essentiels au Moyen-Orient. Dans une région où tout ce qui se produit, autant qu’ailleurs et probablement davantage qu’ailleurs, est surdéterminé par des logiques de puissance, un tel rapprochement aura d’importantes répercussions politiques et stratégiques. Soulignons la dimension de l’événement en lui-même, qui fut certainement ressenti comme une claque diplomatique pour Tel Aviv et même pour Washington, tellement sa signification va à l’encontre des visées israéliennes et américaines. Il vaut la peine d’en examiner les conséquences potentielles. Conséquences … potentielles parce qu’évidemment rien ne peut être considéré comme définitif. Nous sommes à la fois dans un Moyen-Orient « compliqué »… et dans les mutations rapides d’un ordre international où les surprises et les contradictions font que rien n’est réglé d’avance. On verra les suites.
Ce rapprochement irano-saoudien sous l’égide de la Chine (qui soigne ainsi deux de ses fournisseurs en hydrocarbures), bouscule les lignes politiques des relations internationales, et remet en cause quelques situations considérées comme établies. Le premier constat qui s’impose est que cet accord, au grand dam de Washington, est acté sous l’ascendance de Pékin. Ce qui apporte la confirmation d’une autorité chinoise grandissante, et d’une volonté d’assumer un vrai rôle international, y compris dans le cadre de contextes diplomatiques délicats. Le passé le plus récent en témoigne.
Les 30 et 31 mars 2022, en effet, la Chine avait accueilli à Tunxi, dans la province d’Anhui (Chine orientale) une troisième rencontre des Ministres des affaires étrangères des pays voisins de l’Afghanistan (1). Ensuite, en présence des Talibans et du Gouvernement temporaire afghan, elle a réuni une « Troïka + » avec le Pakistan, la Russie et les États-Unis (2), en dépit de la situation tendue du fait de la guerre en Ukraine (3).
Le 24 février 2023 la Chine a présenté un document porteur d’une « initiative de sécurité globale ». Elle a ensuite rendu publique une « position sur le règlement politique de la crise ukrainienne ». Le premier document est un texte général contenant une conception globale des enjeux de la sécurité internationale. Cette conception met l’ONU au centre d’une approche visant à favoriser le multilatéralisme. Elle traduit aussi et peut-être surtout une volonté affirmée de s’inscrire comme puissance jouant un rôle positif dans l’ordre international. Le deuxième document dessine en 12 points les principes devant guider un processus de solution politique à la guerre en Ukraine. En réalité, il y a là une seule et même initiative d’ensemble visant explicitement à enclencher un processus de règlement politique pour sortir de la guerre. Cette initiative converge avec l’idée avancée par le Président brésilien. Lula da Silva, effectivement, a proposé la constitution d’un groupe de pays qui prendraient en charge la question d’un règlement politique du conflit en Ukraine. Et, précisément, un tel groupe inclurait notamment la Chine, l’Indonésie et l’Inde qui préside le G20 pour l’année 2023. De quoi contribuer à s’extraire d’un système international trop dépendant d’une hégémonie et d’une centralité occidentales.
Une initiative qui change la donne
L’accord irano-saoudien, conclu grâce à une négociation / médiation chinoise (4), correspond donc à une implication récente et très directe de la Chine dans les enjeux de sécurité internationale et de règlement des conflits. Mais cette initiative-là change concrètement la donne en soulevant une autre question stratégique, celle du rôle des États-Unis au Moyen-Orient… avec les doutes qui pèsent désormais sur le poids et sur l’efficacité de ce rôle. On peut effectivement se demander quel est l’avenir du rôle de Washington dans cette région où trois administrations successives (celles d’Obama, de Trump et de Biden) ont déjà montré qu’un pivot stratégique américain sur l’Asie signifiait en soi une forme de retrait (relatif) du Moyen-Orient. Ce qui ne peut pas être assimilé à une contraction ou un affaiblissement du rôle néo-impérial des États-Unis dans le monde. C’est d’abord une adaptation stratégique dans un nouveau contexte, pour de nouvelles priorités que les États-Unis s’imposent face à la montée en puissance de la Chine. Pour certains experts, cependant, le rôle de « faiseur de paix » de Washington serait mis en cause avec ce nouveau recul découlant de l’accord irano-saoudien sous l’égide de Pékin. La Chine remplirait donc un vide stratégique laissé par Washington au Moyen-Orient.
En vérité, le « rôle de faiseur de paix » des États-Unis est un mythe. Un mythe de tradition occidentale. Ce que rappellent notamment les guerres en Irak et en Afghanistan, ou le soutien indéfectible, au fil des décennies, à la politique israélienne illégale d’occupation militaire, de répression féroce et de colonisation du territoire palestinien, mais aussi d’agression contre ses voisins. Dans ce contexte, le processus dit des Accords d’Abraham n’a fait que contribuer, au nom de la paix et d’une « normalisation » des relations d’Israël avec le monde arabe, à l’écrasement des droits nationaux légitimes du peuple palestinien, et d’une perspective de paix juste et durable.
L’accord irano-saoudien introduit cependant une autre problématique avec l’intrusion de la Chine dans un espace stratégique où les États-Unis n’ont cessé de dominer depuis près de 70 ans. La diplomatie régionale, dorénavant, ne passerait plus seulement par Washington… Pékin a su gagner la confiance politique de Riyad et de Téhéran alors que ces deux capitales entretiennent une relation conflictuelle, ou bien difficile avec les États-Unis. Pékin réussit là où Washington est en difficulté. Est-ce le reflet et la conséquence d’un affaiblissement – certains parlent d’un déclin – de la politique de puissance américaine ? Répondre à cette interrogation est plus difficile qu’il n’y paraît (et ce n’est pas le sujet de cet article). Il s’agit en tous les cas d’une illustration du recul de la crédibilité voire du rejet de la politique occidentale dans le monde. Ce que l’on peut constater ailleurs, par exemple en Afrique.
Alors que les États-Unis et Israël cherchent, non sans quelques divergences, à coordonner leurs réponses concernant l’Iran et l’enjeu du nucléaire iranien, y compris avec la perspective d’une imposition de sanctions additionnelles contre Téhéran, l’Arabie Saoudite, réputée allié traditionnel de Washington, conclut donc un accord de rapprochement avec l’Iran. L’Iran étant considéré par les États-Unis comme un acteur hostile se livrant à des provocations militaires et à des opérations malveillantes, et dont la politique compromet la stabilité au Moyen-Orient en alimentant des risques éminents de sécurité. C’est en quelques formules le tableau brossé par les textes officiels américains – en particulier la National Security Strategy (NSS) et la National Defense Strategy (NDS) – adoptés par l’Administration Biden en 2022. Les orientations de la NSS et de la NDS, qui reposent en particulier sur la coopération et les convergences stratégiques avec les partenaires régionaux de Washington (notamment les pays du Golfe), apparaissent cependant en décalage avec cet accord irano-saoudien.
Une fin de la logique des Accords d’Abraham
Ces textes officiels de l’Administration Biden soulignent la nécessité d’étendre et d’approfondir les liens croissants d’Israël avec ses voisins et avec d’autres pays arabes, dans une poursuite de la logique de ce qu’il est convenu d’appeler les Accords d’Abraham. On peut cependant s’interroger sur la crédibilité de cette logique alors que l’Arabie saoudite vient de s’en distancier résolument en choisissant un processus tout à fait contraire à l’espoir israélien et américain de voir Riyad rejoindre ce processus de « normalisation », dans lequel figurent déjà le Bahreïn, les Émirats Arabes Unis et le Maroc. Rabat a d’ailleurs indiqué vouloir accueillir un sommet sur les Accords d’Abraham en mars 2023. Dans de telles conditions, c’est mal parti…
C’est en effet un coup dur, peut-être décisif, qui vient ainsi d’être porté à la crédibilité et à la poursuite de ce processus, poussé hier par Donald Trump au bénéfice politique direct d’Israël. Comme le souligne le quotidien israélien Haaretz (5), le rêve de former une alliance arabe contre l’Iran est brisé. Sans compter que la politique israélienne vis à vis des Palestiniens est tellement brutale qu’il est devenu difficile pour Riyad, voire pour d’autres capitales arabes, d’assumer une telle alliance de façon désinhibée.
On peut supposer que le rapprochement irano-saoudien pourrait aussi faciliter un retour à la négociation sur l’Accord de Vienne concernant le nucléaire iranien (6). Une telle négociation devrait proroger ou rétablir le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA), inclus dans cet Accord, signé en 2015 puis avalisé par une résolution du Conseil de sécurité (résolution 2231 du 20 juillet 2015). Ce Plan d’action définit strictement et en détails les conditions techniques, sécuritaires et politiques d’un règlement de la question et d’une levée des sanctions contre l’Iran. Évidemment, lorsqu’il s’agit du nucléaire, il est particulièrement difficile de prévoir la bonne fin des engagements pris. La preuve en fut donnée en 2018 par l’Administration Trump qui a délibérément choisi de torpiller l’Accord, alors que l’Iran l’avait respecté durant près de 3 années. L’enjeu est particulièrement élevé aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement du danger (réel) de la prolifération nucléaire. Il s’agit aussi du rapport de forces stratégiques dans l’ordre international, et dans un contexte de guerre…
On peut néanmoins considérer que le rapprochement irano-saoudien offre une sorte de protection à Téhéran puisqu’il devient politiquement difficile pour Tel Aviv d’envisager une action militaire contre un pays se définissant maintenant comme un partenaire de l’Arabie Saoudite, alliés difficile, mais allié précieux de Washington, et alors même qu’Israël continue à entretenir des relations… avec l’Arabie Saoudite. Ici encore, tout se complique pour Tel Aviv.
On imagine aisément la rage israélienne devant ce changement politique inattendu qui bouscule ses projets et ses ambitions. Mais peut-on prévoir ce que pourrait décider le nouveau gouvernement d’extrême droite dirigé par Benjamin Netanyahou ? Un gouvernement critiqué pour « ses valeurs fascistes », selon la formule de l’ancien Premier ministre Ehud Barak (7) ? Ce gouvernement comprend effectivement en son sein des ministres clairement racistes et suprémacistes. Tout est donc possible… Mais dans ce contexte, Netanyahou oserait-t-il décider l’utilisation de la force, alors qu’une ouverture diplomatique peut se dessiner ? La réponse à cette interrogation dépendra aussi du soutien que les acteurs signataires du JCPOA, eux en particulier, décideront d’accorder à une relance du processus de négociation. La France et l’UE sont donc directement concernées et interpellées.
La France et les Européens devant leur responsabilité
Enfin, on peut penser que cet accord irano-saoudien peut faciliter la baisse des tensions, le dialogue et des approches plus coopératives concernant par exemple la guerre au Yémen ou la situation de crise existentielle au Liban. De véritables urgences. Mais soulignons encore une fois qu’évidemment rien ne peut être considéré comme acquis ou facilement atteignable. Il y aurait quelque illusion à s’imaginer les suites comme un cumul de « happy end » possibles. Il reste que cet accord doit être pris au sérieux pour ce qu’il contribue à révéler et à stimuler. Pour l’Administration Biden, c’est une déconvenue et un sérieux avertissement. Pour Israël, c’est un échec patent. Pour les Européens, c’est une opportunité. L’UE et ses États membres, en effet, pourraient jouer un rôle positif dans ce déplacement significatif des rapports de forces dans l’ordre international. Alors, y aura-t-il quelqu’un, en France, en Allemagne ou ailleurs pour saisir ce moment politique nouveau ? Pour essayer de produire des solutions, ou au moins des efforts montrant ce que l’on peut obtenir à condition de privilégier la diplomatie et d’abandonner la priorité à la force. Ou bien va-t-on continuer à nourrir la confrontation et les escalades ?
Emmanuel Macron disait récemment : « je n’ai pas envie que ce soit les Chinois et les Turcs seuls qui négocient le jour d’après » (8). Raison de plus pour s’en mêler dès maintenant, pour prendre des initiatives et élargir ainsi le cercle des acteurs agissant de façon convergente pour un processus d’issue politique à la guerre.
L’initiative chinoise oblige à repenser les enjeux. Elle peut permettre d’avancer. Mais la question n’est pas seulement de savoir quelle (autre) puissance est capable de se définir comme un acteur majeur au Moyen-Orient et sur le plan international. Certains espèrent pourtant l’avènement d’une « ère post-américaine ». Si cela devait se réaliser, il faudrait en mesurer les limites pour les relations internationales. Il ne suffit pas, en effet, de changer de « leadership » ou de prépondérance. Il faut répondre à une exigence beaucoup plus élevée. Il est d’abord nécessaire d’obtenir des engagements multilatéraux solides et larges, susceptibles de s’inscrire dans l’esprit et dans les impératifs de la responsabilité collective et du règlement politique des conflits.
Une page politique différente peut s’ouvrir. Concrètement. Sans naïveté. Il serait tout de même consternant de voir le monde politique euro-atlantique rejeter l’offre chinoise, au prétexte que celle-ci n’est pas crédible, alors que cette offre reprend justement le discours même des puissances occidentales sur la nécessité d’un ordre international « fondé sur des règles ». Ceux qui pensent que le langage de la puissance est cynique par nature ont raison. Mais ceux qui refusent de saisir les opportunités permettant d’en sortir ont tort sur le fond.
1) Avec la participation de l’Iran, de l’Ouzbékistan, du Pakistan, de la Russie, du Tadjikistan, du Turkménistan.
2) L’Indonésie et le Qatar ont été invités.
3) Voir « Poutine, l’OTAN et la guerre », J.Fath, éditions du Croquant, pages 46 et 47.
4) Visite de Xi Jinping à Riyad en décembre 2022, et visite du Président iranien Ebrahim Raïssi à Pékin en février 2023.
5) «Saudi-Iran – Rapprochement: In China’s Middle East, Israel Has Little Influence », Haaretz, March 10, 2023. https://www.haaretz.com/middle-east-news/2023-03-10/ty-article/.premium/saudi-iran-rapprochement-in-chinas-middle-east-israel-has-little-influence/00000186-cc34-d739-a9cf-dc7ecd530000
6) Cet Accord a été négocié et finalisé par les 5 membres permanents du Conseil de sécurité, par l’Allemagne, l’Union européenne (qui a assuré la coordination des négociations), et par l’Iran.
7) «Ehud Barak : Le peuple doit réagir contre ce gouvernement aux « valeurs fascistes », Times of Israël, 1er janvier 2023. https://fr.timesofisrael.com/ehud-barak-le-peuple-doit-reagir-contre-ce-gouvernement-aux-valeurs-fascistes/
8) « Emmanuel Macron sur la guerre en Ukraine : je n’ai pas envie que ce soit les Chinois et les Turcs seuls qui négocient le jour d’après », Le Monde, Philippe Ricard, 21 décembre 2022. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/21/emmanuel-macron-sur-la-guerre-en-ukraine-je-n-ai-pas-envie-que-ce-soient-les-chinois-et-les-turcs-seuls-qui-negocient-le-jour-d-apres_6155337_3210.html