Guerres, paix et industrie de l’armement – Université d’Ensemble 24 08 2015

Université d’été d’Ensemble

Atelier guerres, paix et industrie de l’armement

Contribution de Jacques Fath

24.08.2015

La Défense est une problématique en soi. Elle est aussi, et peut être surtout, un moyen de la politique étrangère d’une puissance comme la France. Plus généralement, la Défense et l’industrie de Défense sont au cœur des politiques de puissance. Au sens où la puissance est à la fois un moyen et une finalité dans l’ordre international, dans le capitalisme.

Comment penser les politiques Défense depuis le basculement historique de la chute du mur et des transformations géopolitiques majeures qui ont suivi ?

Beaucoup de choses ont été dites sur la fin de la longue période dite « westphalienne » de l’histoire des relations internationales. C’est à dire la fin d’une période essentiellement définie par l’État comme seul acteur international, par la souveraineté comme principe directeur exclusif des relations internationales, par l’équilibre et les rapports de force entre puissances dominantes …

Aujourd’hui, la France n’est plus confrontée d’abord à des adversaires étatiques. On sait que la guerre n’est plus ce qu’elle fut dans cet ordre westphalien. On parle de nouvelles conflictualités, conflits internes aux États ou encore conflits asymétriques… Mais la réalité est plus complexe que cela.

Les défis de la sécurité internationale tiennent en réalité à la crise du capitalisme mondialisé, aux impasses du mode de développement dominant, aux contraintes et aux diktats des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale), aux conséquences des inégalités, du sous-développement, de la pauvreté massive, des humiliations et des dominations. Ils tiennent aussi à l’histoire et à la mémoire. L’enjeu principal n’est plus de faire face à des ennemis extérieurs. La France, comme les autres puissances, n’est plus vraiment menacée à ses frontières et dans son intégrité.

Tout cela constitue un changement décisif dans l’ordre du monde. On constate cependant à quel point les politiques de puissance font réapparaître des confrontations étatiques en Europe et en Asie. Ce qui fait dire au Ministre français de la Défense que l’on assiste à « un retour de la force » dans les relations internationales. Pourquoi un « retour » ?.. L’exercice de la force (dans ses différents aspects), comme réalité dans les relations internationales et comme expression des politiques de puissance n’avait certainement pas disparu même si les formes changent et s’adaptent aux différents contextes.

La crise ukrainienne, par exemple, n’échappe pas à cette réalité. Elle est significative de l’évolution actuelle des relations internationales. Elle exprime une confrontation stratégique de grande dimension entre les pays de l’OTAN et de l’UE contre une Russie aujourd’hui beaucoup plus réactive, y compris militairement, face à la politique occidentale de refoulement qui vise, depuis la chute du mur, à l’écarter hors de ses zones d’influence. Le partage des zones d’influence issues de la 2ᵉ guerre mondiale fait ainsi partie de l’enjeu. L’histoire de longue durée s’invite aux affrontements d’aujourd’hui.

Il ne faut pas sous-estimer les risques inhérents à cette crise dite « ukrainienne » et aux tensions, y compris militaires, qu’elle développe. On ne peut pas dire, cependant, que cette crise internationale fait naître un danger manifeste de nouvelle guerre en Europe ou de troisième guerre mondiale. Et la rhétorique de la guerre froide n’est pas la guerre froide. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte de rivalités et de contradictions interétatiques et de puissances, significatives d’intérêts nationaux et capitalistes contradictoires. L’antagonisme stratégique et idéologique bipolaire de la guerre froide a vécu.

Dans ce contexte, la logique du pouvoir exécutif français reste d’une grande constance : elle peut se résumer à une formule générale : devant les menaces « il ne faut pas baisser la garde ». Le PS, la droite, l’extrême droite… se retrouvent dans cette approche en vertu de laquelle la France se doit d’être dotée de la politique de Défense et de l’outil de Défense adaptés à ces menaces – ou ce que l’on appelle menaces – qu’il s’agisse de la Russie, du terrorisme, de la criminalité organisée, de l’immigration clandestine… Les problèmes budgétaires issus de la nécessité invoquée de la diminution des dépenses publiques ne doivent pas entamer les dépenses militaires. On parle d’un budget Défense « sanctuarisé ». Au niveau européen, et l’OTAN et l’administration américaine demandent un accroissement significatif des dépenses de Défense. Le Sommet de l’OTAN à Newport en septembre 2014 a fixé à 2 % du PIB le niveau minimal de ces dépenses pour chaque pays, et 20 % au moins des budgets devraient être consacrés aux investissements en « nouveaux équipement majeurs ». La volonté est bien d’obtenir ainsi un véritable réarmement. Mais la réalisation de celui-ci n’est pas garantie tellement les contradictions budgétaires, sous les contraintes de l’austérité restent fortes. Notons aussi qu’il s’agit d’un réarmement qualitatif avec l’obsession d’atteindre une grande « réactivité » opérationnelle, avec notamment la mise en place de forces militaires d’action très rapides et aux rôles multiples (comme la force dite « fer de lance » de l’OTAN constituée de plusieurs milliers d’hommes et devant être opérationnelle en quelques jours). La crise ukrainienne sert à fortement légitimer cette orientation.

Celle-ci provoque cependant des débats et polémiques en France sur la cohérence d ‘ensemble et sur la nature même de la politique de Défense française : sur les priorités, sur le poids du nucléaire et de la dissuasion notamment, mais aussi sur le coût – en croissance annuelle constante – des opérations extérieures que l’exécutif français multiplie en Afrique subsaharienne, au Proche-Orient.

Pour certains (des militaires notamment) il serait nécessaire d’augmenter les dépenses pour les forces conventionnelles et les moyens des interventions à l’extérieur. Y compris au détriment relatif des dépenses pour la dissuasion nucléaire. Même une partie de la droite (Hervé Morin par exemple) en vient à souligner que la France ne peut pas tout faire et doit diminuer les dépenses consacrées à la dissuasion en supprimant la composante aérienne de celle-ci. Pour d’autres il faudrait à l’inverse augmenter les dépenses pour les armes nucléaires dans un contexte de tensions internationales et de « surprises stratégiques » possibles…Le projet d’une augmentation substantielle du budget de la dissuasion commence à faire son chemin. Le Chef d’État-major des Armées (CEMA), Pierre de Villiers annonce qu’en fin de parcours de la Loi de Programmation militaire (en 2019) la dissuasion aura un coût annuel de 4,5 milliards d’euros alors qu’il n’est que d’environ 3,5 aujourd’hui. Pour le sénateur des Républicains Jacques Gautier (VP de la Commission des AE et de la Défense), le budget de la dissuasion pourrait doubler et monter à 6,5 milliards d’euros par an en 2025 du fait d’une phase « nécessaire » de modernisation … Mais la France n’est pas une exception. Tous les États dotés d’armes nucléaires renforcent leurs arsenaux. Pourtant, ces armes sont en train de perdre leur pertinence stratégique. Elles sont, en effet, inadaptées aux crises et aux conflits actuels. Le spécialiste de géopolitique François Géré parle d’une « validité décroissante » des armes nucléaires. Sauf qu’elles constituent l’expression d’une capacité de domination…d’où la volonté de ne pas perdre la maîtrise stratégique et technologique d’une arme qui donne le statut de puissance.

Le Président Hollande, comme hier N.Sarkozy, maintiennent ainsi une sorte de crispation sur la dissuasion nucléaire comme un moyen de conserver une place de puissance à la table des grands. C’est un choix politique autant ou davantage qu’ une logique militaire et de sécurité.

Le raisonnement officiel français inscrit aussi la sécurité de la France comme résultante de ses interventions extérieures. Notre pays prétend être ainsi en capacité de projection de force et « d’entrer en premier » – comme disent les militaires – c’est à dire de jouer un rôle militaire initiateur et dirigeant dans des opérations militaires où doivent s’engager d’autres pays de l’OTAN ou de l’UE. Dans ce raisonnement ce qui prévaut c’est la pensée stratégique dominante fondée sur la logique de puissance et l’exercice de la force. C’est le choix du militaire comme préalable.

Voyons bien ce que cela traduit.

Les objectifs politiques réels des interventions militaires (en particulier au Sud) et des guerres sont déterminés par la nature de cette pensée stratégique : défense d’intérêts spécifiques, préservations de zones d’influence, nécessité de faire face aux rivalités de puissance, exercice d’un rôle néo-colonial ou néo-impérial (sans oublier la prise en compte de contraintes politiques – voire politiciennes – intérieures…).

Il y a une contradiction permanente entre ce que l’ONU définit comme le multilatéralisme : l’interdiction du recours à la force et la résolution politique des conflits par la négociation… et les pratiques prédatrices et hégémoniques liées à cette pensée stratégique dominante. Celle-ci définit l’unilatéralisme des puissances et les formes actuelles de l’impérialisme. Cette contradiction s’exprime aussi dans l’instrumentalisation du Conseil de sécurité par le vote de résolutions censées légitimer l’exercice de la force.

La France participe pleinement de cette contradiction. Elle justifie ses interventions par les nécessités de la sécurité internationale. Certains affirment que face aux crises et aux conflits elle est la seule à pouvoir assumer un tel rôle en Afrique. Ce qui n’est pas faux…parce que la France (même si le cadre de la Françafrique n’est plus aussi adapté qu’avant…) est militairement présente sur le terrain pour y défendre ses propres intérêts économiques et stratégiques néo-coloniaux, y compris dans la concurrence et un certain partage des rôles avec les États-Unis et plusieurs puissances émergentes.

Tout cela est en crise profonde comme le montre l’ échec des puissances occidentales en Afghanistan, en Irak, en Libye. États-Unis compris, ces puissances ne maîtrisent plus à leur guise les relations internationales.

La pensée stratégique dominante est en crise. Celle-ci traduit les échecs et les impasses réelles des politiques de force, des logiques de guerre, dans un monde où la puissance militaire est devenue elle-même facteur de crise.

Cette politique, en effet, n’apporte aucune réponse aux défis du développement humain, à l’exigence de sécurité, de paix, de coopération. Elle accentue tous les problèmes. Elle provoque des déstabilisations majeures, des effondrements institutionnels et des déliquescences d’État dans des processus de décomposition sociale et politique.

C’est ce qui explose aujourd’hui, en particulier dans le monde arabe et en Afrique, avec l’extension de l’activité de groupes armés ultra-sectaires qui utilisent leur confession comme légitimation idéologique dans une violence extrême.

Quelles réponses faut-il donc construire ?

On sait que les armes sont faites pour servir… Elles nourrissent et permettent les conflits. Elles sont aussi l’expression d’une militarisation de l’économie. Il n’y a pas de pensée stratégique fondée sur la puissance et sur l’exercice de la force, sans accumulation de capacités militaires, sans industrie de défense, sans commerce des armes. Notre période est d’ailleurs celle d’une nouvelle course aux armements qui touche principalement aux armes conventionnelles, à la sophistication technologique, à la modernisation (y compris celle des arsenaux nucléaires) …

Tant que les réponses politiques resteront structurées sur la puissance et la force… nous resterons dans l’escalade des tensions, des confrontations armées et de la guerre.

Il ne suffit pas de résoudre les conflits au sens où un règlement politique, comme un Traité de paix hier, pourrait aboutir à un état de paix stabilisé. De tels règlement restent évidemment nécessaires. Mais il faut répondre à cette autre question : comment construire de la sécurité pour les peuples, comment faire reculer toutes les vulnérabilités sociales comme condition d’une paix véritable ? Il devient plus incontournable que jamais auparavant de définir les conditions et les moyens d’une démilitarisation des relations internationales et sociales, d’un développement humain, d’un progrès démocratique.

Le combat pour la paix a donc changé de nature. Il n’implique pas seulement une grande bataille pour le désarmement en général, pour l’interdiction et l’élimination des armes nucléaires dans le monde… Il faut comprendre comment ce combat couvre maintenant des champs sociaux et politiques nouveaux, de façon complémentaire avec les exigences propres du désarmement, de la sécurité internationale, du règlement des conflits. On voit par exemple que l’enjeu du nucléaire militaire et de la non-prolifération est étroitement connecté à la résolution des conflits au Proche-Orient alors qu’Israël est une puissance nucléaire de fait, tandis que l’Iran et les principales puissances occidentales viennent de finaliser un accord très important sur la question.

Construire de la sécurité humaine est donc un enjeu complexe. Il faut reformuler la réponse au défi de la paix. Ce qui est en cause, ce n’est pas seulement la problématique des relations internationales, c’est le mode de développement et le système lui-même.

Le combat pour la paix est donc plus que jamais un défi global dans lequel tout est lié. L’anti-guerre et l’alternative au capitalisme relèvent plus que jamais de la même ambition.

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