Qui est l’ennemi ou quel est le problème ? (5)

Sur la crise au Proche-Orient, sur le terrorisme et l’après 13 novembre 2015 en France. Mars 2016

4ème partie

UNE MUTATION INSTITUTIONNELLE REACTIONNAIRE

Le « degré zéro de la politique »

Le débat politico-médiatique sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence et sur la déchéance de la nationalité aura permis une vive confrontation d’options et surtout un ensemble de postures très politiciennes. Ce débat aurait dû être, avant tout, une réflexion collective de haut niveau sur les institutions et sur les valeurs devant guider les choix fondamentaux pour l’avenir de notre pays.

Le dérisoire et le ridicule l’ont cependant trop souvent emporté au point où un grand quotidien belge (1) titra son éditorial du 29 décembre 2015 : « France, le degré zéro de la politique ». Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef de ce journal explique : « …car si aujourd’hui la gauche se déchire et si le paysage politique français est en passe d’être explosé, c’est suite à l’aveuglement égocentrique d’un président, François Hollande, qui a visiblement davantage dans sa ligne de mire sa réélection, que la gestion du désarroi et du destin des citoyens dont il a la charge ». Une telle attaque, une telle dérision de la part d’un grand quotidien d’un pays voisin n’est pas vraiment dans les coutumes européennes. Cela témoigne de la stupéfaction suscitée, y compris à l’étranger, par le piètre niveau et l’inquiétant exemple du « débat » français.

Le Président de la République et son Premier Ministre ne furent pas les seuls, loin de là, à s’emparer d’idées et de propositions de la droite la plus dure et de l’extême droite pour échafauder les réponses les plus ultra-sécuritaires et les plus contraires à l’esprit de notre République. Ils portent, cependant, la principale responsabilité de cette dégénérescence. D’autant que l’objectif essentiel fut d’abord un piège, une petite manœuvre : couvrir le champ politique et idéologique occupé par les forces les plus réactionnaires afin d’affaiblir et de piéger l’opposition de droite. Et rester ainsi – en tous les cas l’espéraient-ils – ceux qui définissent et dominent l’essentiel des réponses au sentiment d’insécurité des Français… Au prix d’une dérive choquante et redoutable pour nos libertés et pour notre état de droit. Et, finalement, au prix d’une faillite politique magistrale. Tel est pris qui croyait prendre.

Dans le quotidien Le Monde (2), David Revault D’Allonnes fait l’intéressant « récit d’une transgression » en décrivant par le menu comment le pouvoir exécutif a pris ses décisions. Il n’y est question que de « tractations », de « bénéfices tactiques », « d’hésitations », de « coups de théâtre » et de « coups politiques », de « revirements » de « courbes sondagières »… Mais on y lit aussi la « stupeur » des ministres non informés qui « tombent des nues », l’illusion de personnalités, d’universitaires de renom et de conseillers hauts placés, qui se croient écoutés sinon entendus… Le journaliste rappelle que Christiane Taubira est alors manifestement persuadée que la mesure de la déchéance de nationalité sera finalement enterrée. Elle expliquera donc à Alger que cette disposition – qui pose, rappelle-t-elle, « un problème de fond sur le principe fondamental qu’est le droit du sol » – ne sera pas retenue. On sait la suite.

Le récit journalistique détaillé du quotidien Le Monde montre surtout comment une décision politique, pourtant de première importance, peut se prendre aujourd’hui. Elle est le fruit d’une concertation en privé de quelques dirigeants autour des seuls Président et Premier Ministre. Ni le Gouvernement dans son entier, ni le Parlement dans ses Commissions ou ses sessions, n’ont été amenés officiellement à réfléchir et contribuer à la préparation de la décision. Partis politiques, syndicats, organisations sociales du monde juridique, de l’immigration… auront été tenus à l’écart d’un processus décisionnel qui, en fin de compte, dans sa préparation, échappe au fonctionnement des institutions françaises, à l’exigence de la transparence et d’un vrai débat citoyen.

Qu’un processus décisionnel aussi anti-démocratique puisse conduire à l’adoption de mesures elles-mêmes anti-démocratiques…voilà qui n’est guère surprenant. Mais cela en dit beaucoup sur le processus de décomposion de l’état de droit et des pratiques politiques en France. Soulignons, enfin, comment les institutions peuvent être instrumentalisées dans la prise des décisions. Voici deux exemples récents.

Premier exemple. La Cour des Comptes a remis à l’UNEDIC, le 12 janvier 2016, un rapport préconisant la baisse de l’indemnisation des chômeurs (alors que plus de la moitié des sans-emploi – notons-le au passage – perçoivent déjà moins de 1000 euros mensuels). Même formellement au nom d’un sauvetage du système d’indemnisation, la Cour des Compte outrepasse ses responsabilités. Il n’est pas de son rôle de formuler des propositions de nature politique, contestées d’ailleurs par les syndicats de salariés. Ces propositions ne sont pas autre chose que des pressions délibérées, conformes aux voeux du patronat et du pouvoir. Cette juridiction administrative, en effet, est chargée du contrôle de la régularité des comptes publics. Elle est censée remplir des missions dans le respect des principes fondamentaux des institutions financières : indépendance, collégialité, contradiction. On en est loin.

Deuxième exemple. Le Conseil d’État a émis un avis favorable, délibéré le 11 décembre 2015, à la déchéance de nationalité pour les binationaux nés en France. Dans son avis, il estime pourtant qu’une loi ordinaire instituant une telle mesure comporterait « le risque d’inconstitutionnalité »… Ce qui est, précisément, une façon de reconnaître, comme une réalité flagrante, l’inconstitutionnalité de cette mesure, au regard des valeurs et principes inscrits dans notre Constitution. Le Conseil d’État règle alors le problème en indiquant tout simplement que « le principe de cette mesure devrait être inscrit dans la Constitution ». Il réinvente le fait accompli… Ce n’est pas constitutionnel ?..Alors inscrivons-le dans la Constitution afin que cela le devienne… et peu importe les valeurs et les principes figurant dans notre « loi fondamentale » de 1958. Le Conseil d’État est la plus haute juridiction administrative du système français. Elle est notamment chargée de statuer sur « les excès de pouvoir »… pas sur les embarras du pouvoir.

Quant au Parti socialiste, il est bien au delà des embarras. Déstabilisé, il s’est divisé dans une confusion totale sur la déchéance de nationalité. Ceux de ses dirigeants qui sont restés, contre vents et marées, favorables aux mesures gouvernementales, ont additionné des arguties et des explications faibles et douteuses, quant elles n’étaient pas risibles. On retiendra cette formule du Président du Groupe socialiste à l’Assemblée, Bruno Leroux, qui évacue toute approche de fond en affirmant: « un terroriste est d’abord un terroriste, indépendamment de sa nationalité »… De quoi donner raison à Béatrice Delvaux.

La palme revient cependant à Jack Lang. « Personnellement, dit-il lors du Grand Rendez-vous Europe 1 – Le Monde (3), j’ai toujours été contre cette idée de déchéance de nationalité, je vous donne mon sentiment intime et personnel, surtout si une discrimination est établie entre les binationaux et les autres ». Il se déclare pourtant clairement favorable à la mesure décidée par François Hollande en affirmant que celui-ci a « fait disparaître » cette discrimination. Disparaître ? Comment ? Par quelle magie présidentielle ? Nul ne le sait. L’ancien Ministre de la Culture – aujourd’hui Président de l’Institut du Monde arabe – aligne les arguments incompréhensibles et alambiqués sans venir jamais à bout de la réalité éthique et juridique. Une clause de déchéance de nationalité de ce type ne peut pas être étendue à tous les Français, y compris ceux n’ayant qu’une seule nationalité, sauf à accepter de faire des apatrides. Prévoir alors qu’une telle clause puisse s’appliquer spécifiquement aux binationaux nés français revient à bafouer le principe d’égalité inscrit dans notre Constitution, inscrit dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 et dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Faut-il en rajouter ?

La déchéance de nationalité…

bien au delà du symbolique

La déchéance de la nationalité est présentée comme une mesure symbolique, à défaut de pouvoir démontrer une quelconque efficacité contre le terrorisme. Certains en dénoncent donc logiquement l’inanité. Soyons plus exigeants que cela. En se référant à des individus convaincus de terrorisme, Manuel Valls souligne que « par leurs actes, ils rompent leur lien avec la nation » (4). Qu’est-ce que cela signifie ?

Déchoir de la nationalité ne relève pas seulement d’une volonté de punir symboliquement. Cela va beaucoup plus loin. C’est refuser à une personne la « qualité » objective de sujet de droit, et briser, effacer tout lien entre le condamné et la nation à laquelle il appartient. Cette façon de refuser l’appartenance d’un criminel à une communauté sociale et nationale permet de rejeter l’idée que les crimes perpétrés, si odieux qu’ils puissent être, concernent (aussi) la société. Cela fait pourtant partie des problèmes que toute société, avec ses institutions, son ordre juridique et les pouvoirs qu’elle s’est donnée, se doit d’identifier pour pouvoir les résoudre. Exclure de la communauté sociale et nationale permet d’évacuer toute forme de responsabilité politique, de responsabilité collective, toute question nécessaire sur le degré d’intégration et de socialisation des individus commettant des crimes et des actes terroristes. Il s’agit fondamentalement d’une pensée ultra-conservatrice. Notre société doit, en effet, savoir réfléchir sur elle-même, se regarder en face, y compris pour pouvoir juger et condamner (sévèrement lorsque nécessaire), c’est à dire prendre pénalement et judiciairement « à sa charge » – si l’on peut dire – les criminels quels qu’ils soient. C’est la responsabilité ou le devoir de justice comme fondement d’un ordre civil. Le devoir de justice est une des forces d’une vraie démocratie.

Le refus de ce devoir de justice par l’expédient d’un bannissement permet en outre – soulignons-le une fois encore – d’écarter les questions politiques qui pourtant s’imposent : pourquoi des êtres humains, des jeunes, peuvent-ils commettre de tels actes ? Pourquoi notre société, notre monde produisent-ils des individus capables de telles monstruosités ? Quels sont les défis sociaux que nous devons relever ? Quel est le problème ?

Insistons encore sur le constat suivant : les plus grands textes juridiques de l’histoire de l’Humanité, de l’histoire de France et des Lumières installent l’égalité comme valeur fondatrice de la démocratie et de l’état de droit. S’attaquer à cela c’est choisir de faire reculer l’exigence de la dignité humaine et la place des droits civils et politiques qui constituent les bases de la citoyenneté. Et l’on ne s’attaque pas au fondamental sans conséquences durables, à la mesure de cette périlleuse et incroyable résolution à faire reculer tout le droit français. Car c’est bien de tout cela qu’il s’agit. La constitutionnalisation de l’état d’urgence, le renforcement des prérogatives policières et l’affaiblissement du contrôle judiciaire, l’atteinte au principe d’égalité des citoyens…Tout cela, dans le détail, participe d’une transformation de notre système judiciaire et institutionnel.

La dérive ultra-sécuritaire pousse, en effet, à des changements structurels : des processus d’exception conduits à devenir permanents et constitutifs du droit commun ; une justice qui, au fil des années, avec le renforcement de la législation anti-terroriste, privilégie une logique de suspicion fondée sur les comportements et sur les intentions plutôt que sur les faits eux-mêmes. Avec la déchéance de la nationalité, tout ceci comporte le risque d’un système judiciaire qui condamne en fonction de l’origine, de l’identité et non en fonction d’un code pénal qui doit – par principe – définir les charges et la hiérarchie des peines en considération de la nature des crimes commis.

Quand la rupture du principe d’égalité, le régime de l’exception, la logique de la suspicion et du comportement l’emportent sur les règles objectives d’une justice garante de l’état de droit… alors, c’est l’arbitraire et la répression discrétionnaire qui peuvent dominer. Les excès et les dérapages constatés en France durant l’application de l’état d’urgence montrent les risques d’une transformation régressive de notre système judiciaire, pour une efficacité anti-terroriste si peu convaincante. On se pose donc la question : l’objectif réel est-il de transformer notre système judiciaire et institutionnel afin de lutter contre le terrorisme, ou bien est-il plutôt d’utiliser le terrorisme pour imposer une mutation institutionnelle réactionnaire et répressive dans un contexte durable de crise profonde et de colère sociale montante ?

Cette mesure déchéance de la nationalité, enfin, conduit parfois la réflexion jusqu’au concept de Nation. C’est le cas d’ Alain Finkelkraut, nouveau membre de l’Académie française. Il le fait en s’appuyant sur la célèbre définition qu’Ernest Renan formula à la Sorbonne le 11 mars 1882 (5). Voici un extrait de l’approche de Renan : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours. […] Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale ».

Comment cette définition, marquée du sceau de l’attachement collectif à une histoire, des souvenirs communs, une « spiritualité », un nationalisme héroique et passionné… pourrait-elle justifier la déchéance de la nationalité, sinon en décidant que certains individus, précisément, ne peuvent pas être partie prenante de ce « plébiscite de tous les jours », de cette « âme » spécifique ?.. On ne pourra suivre personne sur ce chemin d’exclusion. Le chemin d’un ultra-conservatisme, hier « romantique », aujourd’hui passablement archaïque. Ce chemin ne peut être qu’abandonné. Ce qui importe, en effet, ce sont d’abord des droits. Des droits fondamentaux liés aux principes républicains et aux règles qui fondent notre citoyenneté. C’est bien parce que cette mesure – pieusement conservée dans les réserves idéologiques de l’extrême droite – nous conduit hors des principes et de l’esprit du droit français, qu’elle doit être récusée. Prendre une définition anachronique de la Nation comme référence est en soi un problème. Evacuer de la réflexion et de l’exigence politique l’importance fondatrice de la citoyenneté, de l’égalité et des droits qui établissent ces principes, est un vrai signe réactionnaire et dangereux pour l’avenir.

Quand remontent les mémoires coloniales

Allons plus loin encore. Le bannissement national, ou déchéance de la nationalité, de ceux qui commettent des actes terroristes au nom d’un islamisme politique radical ultra-violent, et qui sont issus pour beaucoup de l’immigration de pays, anciennes colonies françaises, rappelle, qu’on le veuille ou non, ce que fut le rapport colonial dans sa brutalité : l’instauration d’une inégalité « de principe » et d’une hiérarchie dans l’accès aux droits. Le fait de lier l’immigration et les binationaux français au terrorisme conduit à faire croître la défiance jusqu’à la xénophobie vis à vis d’une catégorie ainsi créée de citoyens issus, comme on dit, de l’immigration. Comme le souligne aujourd’hui, Benjamin Stora « la décolonisation des imaginaires n’est pas achevée » (6). C’est aussi ce que montre la Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR) lorsqu’elle déclare : « on savait l’immigration révélatrice de l’état de la société, voilà à leur tour, les binationaux, y compris ceux nés français – non seulement rappelés à l’ordre, mais du même coup à leur origine en tant qu’enfants d’immigrés (si tant est qu’ils l’aient oublié). Mais des voix s’élèvent, y compris au sein de la majorité pour émettre des réserves ou pour dire non à un tel projet et surtout dénoncer la vision qu’il présuppose  » (7).

Le lien immigration / terrorisme, aujourd’hui explicitement exprimé, attise les peurs et le racisme. C’est un levier « idéal » pour légitimer un nouveau durcissement des politiques migratoires des pays de l’Union Européenne. Ces pays ont surtout démontré jusqu’ici leur incapacité à définir une politique d’accueil et de gestion à la hauteur des enjeux humains et sociaux… et des valeurs maintes fois rappelées. Plus d’un million de réfugiés, en effet, ont, en 2015, au péril de leur vie, cherché protection et sécurité en Europe en traversant la Méditerranée et les Balkans. La situation qui en résulte est une faillite politique retentissante. Il a même fallu que l’Union Européenne, dépassée par les événements, décide de militariser la question et de faire appel aux forces de l’OTAN pour pouvoir essayer de maîtriser quelque chose en matière de sécurité, entre la Grèce (économiquement étouffée par les politiques d’austérité) et la Turquie. Une fois encore, c’est la réponse militaire (et ses illusions) qui tend à l’emporter.

Les dispositions communautaires de renforcement de Frontex (8) et de ses moyens de contrôle sont sans effet véritable. L’appel à la Turquie pour qu’elle stabilise les réfugiés sur son territoire n’a pas eu l’effectivité demandée. La répartition des migrants dans différents pays de l’UE est un échec complet. Le durcissement des politiques migratoires se généralise. Même l’Allemagne qui avait ouvert largement ses frontières cherche maintenant à mettre un frein, à organiser une réponse européenne pour renforcer la maîtrise des entrées aux frontières extérieures de l’Union. Au total, une dizaine d’Etats (9), à des degrés divers, ont rétabli, à l’intérieur de l’Espace Schengen, des contrôles renforcés, des restrictions (zones d’accès limitées par exemple) et même des quotas. D’autres ont érigé des murs et des barbelés aux frontières externes de Schengen tandis que certains (Autriche, Slovaquie, Hongrie mais aussi Macédoine) ont pris des mesures pour, littéralement, couper la route des Balkans aux réfugiés. L’espace de libre circulation intérieure et de contrôle aux frontières extérieures de l’Union est dans un état de rupture avancée. Les Accords de Schengen sont dans un état de mort clinique. L’Union européenne s’est transformée en piège répressif et inhospitalier. Elle va jusqu’à instrumentaliser la distinction « migrants économiques » (baptisés illégaux) et « migrants politiques » (les réfugiés), au nom du droit international (10), pour mieux justifier sa volonté de fermeture aux premiers. C’est l’Europe des inhumanités et des incapacités… Tandis qu’en Allemagne les curieuses et inacceptables violences (et manipulations ?) du Nouvel an à Cologne, qui ont servi à stigmatiser injustement les réfugiés, ont contribué, extrême droite aidant, à fragiliser la politique d’Angela Merkel et à durcir le ton. Quant au dernier compromis laborieusement élaboré, sous pression de l’Allemagne, entre l’UE et la Turquie… il prend l’allure d’un ingérable système de contrôle et de maîtrise qui masque mal la volonté de fermer la porte aux réfugiés et aux migrants. Mais Ankara y gagne au moins 6 milliards d’euros et la relance de son processus d’adhésion à l’Union européenne… Celle-ci ne cesse de bafouer ainsi les valeurs auxquelles elle se réfère avec tant d’insistance.

Le désarroi politique général suscité par cette arrivée massive de réfugiés en Europe doit pousser, ici aussi, à la réflexion sur les causes réelles afin de mieux penser les réponses. Il s’agit, en effet, d’une crise majeure. Une crise globale et une crise du processus d’intégration capitaliste européenne. La pratique politique et médiatique permanente consistant à séparer les problèmes ne doit pas le masquer. Cette crise doit être considérée comme telle. Naturellement, des solutions immédiates et urgentes sont indispensables, et pas seulement pour des raisons évidentes d’urgence humanitaire. Nul ne peut y échapper. Ni l’Union européenne, ni chacun de ses États membres. Et les idées ne manquent pas dans les ONG et bien des forces politiques et sociales en France et en Europe. Mais il faut aussi faire percevoir les origines enchevêtrées de cette crise, dans lesquelles on trouve : la guerre et les bombardements, la montée et les exactions criminelles d’un djihadisme ultra-sectaire, la crise politique, sociale et institutionnelle en Europe, l’échec des politiques de coopération au développement, les conséquences négatives de l’ajustement structurel… Il s’agit d’une seule et même problématique. Et les explications que l’on peut en donner sont terriblement accusatrices pour les stratégies dominatrices et prédatrices des grandes puissances occidentales, en général.

Cet afflux massif de réfugiés est ingérable dans le cadre des politiques actuelles. Cette situation choquante, quasiment hors de contrôle, pousse à une forme d’implosion de l’Union européenne. Cela traduit et aggrave un cumul d’impasses et de situations critiques qui devraient conduire à une analyse lucide sur les causes de cet échec aux conséquences humaines dramatiques. Mais qui ose ? Quel gouvernement se permet de formuler une mise en cause de cette nature ? L’idée domine, au contraire, selon laquelle la solution réside dans la poursuite et le durcissement des stratégies ayant permis ce désastre. Les pays de l’Union européenne cherchent dans cet esprit une « solution » fondée sur le refoulement organisé à ses frontières extérieures… Ce qui est une autre façon de refuser les causes du problème. Cela témoigne dramatiquement des limites atteintes par l’actuelle construction européenne, par la nature de l’ordre international et par un mode de développement qui crée toujours davantage de problèmes qu’il n’est capable d’en surmonter. On remarque d’ailleurs, une fois de plus, comment la Grèce est pointée du doigt, menacée d’être radiée de Schengen comme elle fut auparavant menacée d’être exclue de l’euro… Ici encore, la logique révélatrice qui s’impose, loin de toute solidarité européenne, est celle de la hiérarchie des puissances. Une hiérarchie au sein de laquelle le plus faible subit les pressions négatives et les chantages les plus appuyés. Ce n’est pas un hasard si le vieux projet d’un noyau dur des puissances dominantes au sein de l’UE (Allemagne et France d’abord) revient aujourd’hui dans l’actualité en trainant avec elle l’idée d’une Europe hiérarchisée, différenciée mais convergente sur l’intégrisme néo-libéral le plus rigoriste.

Face à cette crise, ce dont l’Europe a le plus besoin dans son rapport à l’extérieur – et dans l’esprit d’une nécessaire transformation structurelle capable de briser les carcans autoritaires et néo-libéraux – c’est d’une approche d’ensemble en termes de responsabilité collective et de coopération d’intérêts communs pour le développement dans toutes ses dimensions, pour la sécurité, le règlement des conflits et la paix. L’enjeu n’est pas seulement de s’adapter et de gérer autrement : il est existentiel. Il est nécessaire et même urgent de définir collectivement les ruptures nécessaires et la vision d’une construction européenne réellement alternative.

Conclusion

Reconstruire une vision de l’avenir

et une espérance collective

La politique conduite par l’exécutif est une inquiétante fuite en avant réactionnaire et politicienne qui montre à quel point ce pouvoir n’a pas de solution positive à proposer devant l’ampleur de la crise, devant la gravité exceptionnelle des événements au Proche-Orient et dans le monde arabe. Face aux conséquences dramatiques de ces événements pour l’Europe et pour la France, il n’a pas de vision à présenter. Son choix est celui d’un basculement autoritaire et sécuritaire de tout le système français pour pouvoir s’imposer, malgré la défiance qu’il suscite, malgré cette énorme fracture avec l’essentiel du peuple, et des couches populaires en particulier, malgré une légitimité en chute libre. Il accélère la mise en œuvre de solutions de force où l’ultra-libéralisme le dispute au recul des droits et des grands principes, où la criminalisation de l’action sociale accompagne une militarisation des choix extérieurs et du rôle français dans le monde.

Jamais, dans l’histoire de la Cinquième République, un pouvoir exécutif aura autant renié ses propres engagements, bafoué ses propres valeurs, trahi à ce point son électorat, multiplié les dérives les plus ultra-conservatrices en allant jusqu’à chercher une inspiration dans le patrimoine idéologique nauséabond de l’extrême droite. Pour ce pouvoir exécutif, c’est un fiasco politique accablant qui touche à l’éthique et à la dignité.

Il faudra reconstruire tout ce qui permet de « faire société », de produire des dynamiques politiques et sociales de progrès pour la justice et la démocratie, pour la sécurité dans toutes ses dimensions. C’est un enjeu politique de grande portée. Il est nécessaire de réinventer des politiques capables de redonner du sens à la vie sociale dans une alternative au capitalisme, et contre les violences intrinsèques de celui-ci. L’ambition doit être élevée. Le nouveau contexte est politiquement très exigeant. On sait, en effet, que l’idée du changement dans un seul pays est morte. Il faut en tirer les conséquences. On sait aussi qu’il ne suffit plus, aujourd’hui, d’installer des gouvernements de gauche et de chercher des marges de manœuvre dans un système qui, justement, les écrase et les interdit sous des contraintes brutales, notamment européennes, de nature financière, institutionnelle et politique. Il faut donc dire comment, par quelles ruptures, par quels moyens politiques ces carcans doivent être levés. Et en faire un combat de haut niveau. La proposition d’un autre modèle de société doit nourrir la vision d’un autre avenir et d’un autre ordre international. Il faut aider à penser l’après, un après d’humanité, de paix et de solidarité./.

1) Il s’agit du journal « Le Soir », le plus grand quotidien francophone de Belgique.

2) Voir Le Monde du 14 01 2016.

3) Voir Le Monde du 05 01 2016.

4) « Une grande portée symbolique », Manuel Valls, L’Obs No 2670, 07 01 2016.

5) « Quand l’histoire nous aveugle », rencontre-débat avec Alain Finkelkraut, 16 février 2016, sur akadem.org

6) Voir son interview dans L’Humanité, 8, 9 et 10 janvier 2016.

7) Lettre de la FTCR de janvier 2016.

8) Agence européenne chargée de la gestion intégrée et du contrôle des frontières extérieures de l’UE.

9) Autriche, Belgique, France, Danemark, Hongrie, Pays-Bas, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède.

10) Les réfugiés sont bénéficiaires de conventions internationales qui leur donnent des droits. Ce n’est pas le cas des migrants dits « économiques ».

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