Entretien réalisé par Angélique Schaller, La Marseillaise, 26 octobre 2016. Ci-dessous la version longue de cet entretien (non publié sous cette forme).
1) Les ministres de la Défense des pays occidentaux engagés dans la lutte contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) se sont réunis le 25 octobre, à Paris pour faire le point sur l’avancée de l’offensive et sur « l’après… Mossoul ». Dans votre texte « qui est l’ennemi ou quel est le problème ? » ( https://jacquesfathinternational.wordpress.com) , vous soulignez l’incapacité à poser la question du « pourquoi ». Dans cette guerre lancée au nom de la lutte contre le terrorisme, la coalition très hétérogène à l’œuvre à Mossoul (Kurdes, Turquie, forces iraniennes… ) ne montre-t-elle pas les limites de cette stratégie du… « qui est l’ennemi » ?
Remarquons d’abord qu’il est impossible, dans l’immédiat, d’échapper à une part d’action de force militaire – je pense en particulier aux forces irakiennes, aux kurdes notamment… car c’est d’abord leur affaire – pour battre l’OEI (ou Daech). Cette organisation n’est pas une entité susceptible de négocier quoi que ce soit avec qui que ce soit. Et elle représente un danger majeur pour la sécurité des populations et des États concernés. Au fond, les puissances occidentales qui s’investissent militairement directement, y compris au sol, sont en train de faire face à ce qu’elles ont, elles-mêmes, contribué à créer, dans un contexte de crises profondes, de déliquescences étatiques qui touchent un certain nombre de pays arabes.
Ce n’est pas un hasard si la réunion des Ministres de la défense du 25 octobre à Paris a rassemblé 11 pays de l’OTAN et 2 pays (Australie et Nouvelle-Zélande) ayant conclu des accords de partenariat avec l’OTAN. On ne parle qu’entre puissances militaires, occidentales surtout, capables de faire la guerre, et déterminées à la faire pour valider, réaffirmer une hégémonie en difficulté. On observe que ni la Russie, ni l’Iran n’ont été invités…et aucun pays arabe. Ce n’est pas ainsi qu’on gère une action collective et qu’on prépare « le jour d’après »…
Vaincre réellement Daech et les autres regroupements djihadistes restera un objectif impossible à atteindre – vous avez raison – tant qu’on ira pas chercher, pour les traiter dans la durée, les causes de l’expansion d’organisations aux pratiques de sauvagerie terroriste et reposant sur une idéologie mortifère ultra-sectaire. Dans ces causes il y a les humiliations, les dépendances, les prédations, les injustices, la pauvreté … autant de facteurs qui furent d’ailleurs aussi parmi les moteurs de ce qu’on appelle le « Printemps arabe ». Ces causes réelles ne sont jamais prises en considération lorsqu’il s’agit de la montée de la violence politique, et de ce que Jean Ziegler appelle la haine de l’Occident.
On touche là aux limites de la stratégie actuelle des puissances dominantes et de leurs visées néo-impériales. Il y a donc un changement conceptuel, politique et culturel essentiel à opérer. Il faut faire reculer de façon décisive la pensée stratégique prévalente aujourd’hui, qui fait de la puissance un moyen et une finalité dans un capitalisme hiérarchisé, militarisé au sein d’un ordre international en crise. C’est une mutation fondamentale de l’ordre mondial et de la pensée politique dont nous avons besoin afin d’accompagner les changements nécessaires dans le rapport des forces.
2) Vous écrivez : « Les interventions militaires, les bombardements et les occupations en Afghanistan, en Irak ou en Libye ont engendré de profonds ressentiments de haine. Ce monde là est en train d’exploser. Il explose là où (…) l’espérance et la dignité humaine ont subi le plus d’outrages au cours de l’histoire… et dans le présent ». Avec ce qui se passe à Alep comme à Mossoul où Human Rights Watch a lancé une enquête suite à la mort de 15 femmes après une frappe aérienne … que dites vous aujourd’hui ?
Oui, ce monde là est en train d’exploser. Il explose à la figure de ceux qui ont contribué à le construire tel qu’il se présente avec ses chaos, ses effondrements, sa violence politique et sociale…avec ses mécanismes d’exploitation, ses dominations, avec ce mépris des plus faibles.
On rappelle trop rarement que ce monde arabe dont nous parlons a subi pas moins de cinq siècles d’assujettissement avec l’Empire Ottoman, avec le colonialisme européen (France et grande-Bretagne en particulier), avec l’hégémonie américaine, surtout dans la deuxième partie du vingtième siècle… Depuis des dizaines d’années on assiste à l’écrasement du peuple palestinien, à la volonté d’effacement de ses droits avec l’assentiment et la complicité active de ces mêmes puissances… Alors que la Question de Palestine est considérée par les peuples arabes comme une cause qui est aussi la leur. Plus récemment, la guerre d’Irak en 2003 et la guerre de Libye (pour ne citer que ces deux événements marquants) ont directement propulsé un djihadisme criminel au rang de menace sécuritaire internationale principale…
Mesurons que tout cela s’est inscrit dans les mémoires. Cela marque le présent et nourrit des ressentiments profondément ancrés, des volontés de revanche ou de vengeance, jusqu’à cette hyper-violence terroriste. Celle-ci n’est donc pas que le produit d’une idéologie. Elle est aussi le fruit d’une histoire. Elle a donc des causes. Il ne suffit pas de se défendre contre l’OEI et les autres… Il le faut. Mais il faut aussi et surtout construire un monde vivable pour tous.
3) Vous soulignez la nécessité d’une « réponse politique collective »… « aucun État, si puissant soit-il, n’a la capacité, à lui seul, de vaincre Daech et d’obtenir un règlement politique de la crise syrienne ». Dans l’après Mossoul, la coalition dit vouloir se préoccuper de la solution politique. Qu’en pensez-vous ? Que faudrait-il faire selon vous ?
Les puissances occidentales veulent montrer leurs muscles, leurs capacités militaires et leur détermination. Mais je pense qu’elle sont aussi quelque peu désemparées devant l’ampleur du défi. Vous aurez remarqué que deux ministres français – Jean-Marc Ayrault pour les Affaires étrangères et Jean-Yves Le Drian pour la Défense – auront chacun organisé, à quelques jours d’intervalle, son petit sommet, avec des participations limitées aux amis et alliés… afin d’envisager la suite de l’offensive et de « préparer l’avenir ». Mais devant le niveau des enjeux, devant la dimension et la complexité de cette crise majeure au Proche-Orient… ce ne sont pas des mini-sommets de connivences qu’il faut tenir. Il est indispensable d’engager un processus de règlement multilatéral dans le cadre de l’ONU, avec tous les acteurs concernés. Il ne s’agit pas simplement de « gagner la guerre » contre un ennemi… Il faut, effectivement défaire le djihadisme criminel. Il faut aussi stabiliser durablement les situations sécuritaires, engager une réflexion et une action commune sur le financement du terrorisme, trouver les solutions politiques nécessaires, assurer la pérennité des États, reconstruire des institutions, des économies, de la confiance et de l’espoir. L’exigence est à la responsabilité collective. On en est loin.
4) Enfin, pourquoi ce sommet se déroule-t-il à Paris. Il semble qu’il y ait une volonté de montrer que France est centrale ? Quel est selon vous le rôle joué par la France et que devrait-il être ?
Les autorités françaises veulent montrer qu’elles sont capables de faire en sorte que la France agit dans la cour des grands. D’où cette « obsession » de l’action militaire. Évidemment, lorsque les autorités françaises font de l’Arabie saoudite, du Qatar et de quelques autres dictatures des partenaires privilégiés et des clients fidèles pour les ventes d’armes… la France perd toute possibilité de jouer un rôle d’acteur central positif crédible. Pourtant, elle pourrait et devrait jouer un tout autre rôle : particulier, original. C’est possible. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait dans le passé… quand elle n’était pas autant alignée sur Washington et qu’elle n’était pas membre des structures militaires intégrées de l’OTAN. Je crois qu’elle devrait formuler son intervention politique sur ce que j’appelle l’option des « 3 D ». D comme Droit international, comme Développement humain et comme Désarmement.
Cela veut dire, je le souligne encore, pousser à ce que tous les enjeux immédiats : sécurité, règlement des conflits, énergie, coopération régionale… doivent être traités dans le cadre des Nations-Unies. Cela veut dire aussi qu’il faut mettre un terme aux politiques d’ajustement structurel et d’austérité néolibérales pour des accords de coopération et des aides en faveur du développement dans toutes ses dimensions. Une rupture devra donc s’imposer avec les diktats du FMI. Avec les pays d’Afrique et ceux du monde arabe, une grande refondation des accords d’association et de partenariat de l’Union Européenne est incontournable. Y compris pour la question de l’accueil des réfugiés. Mais là, il y a une grande urgence. Cela veut dire enfin qu’une grande bataille est nécessaire pour la création d’une zone dénucléarisée au Moyen-Orient. C’est d’autant plus important que la question du nucléaire militaire, du nucléaire israélien, iranien… est un enjeu étroitement lié au règlement des conflits. Et ce règlement des conflits est indispensable pour avancer dans le désarmement avec des garanties de sécurité collective et des perspectives de paix beaucoup plus crédibles qu’aujourd’hui. Il y a pour la France un immense espace d’intervention politique, de médiation, de proposition, de diplomatie active pour être au centre des enjeux en trouvant des alliés…et un peu de courage politique.