Dans ses vœux aux Armées le 19 janvier, le Président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé « une analyse stratégique actualisée »… qui sera partagée « avec nos alliés ». Voici ce que cette analyse actualisée ne dira pas.
Lire, à la suite, la deuxième partie: « Défense et sécurité européenne…Où en est-on? »

Que nous réserve 2021 ? La prospective est un art difficile et risqué. On peut dire cependant qu’un ensemble de faits majeurs du contexte international dessinent une nouvelle phase dans un cumul de continuités et d’infléchissements préoccupants… Une nouvelle alliance globale des puissances occidentales. L’élection de Joe Biden, les réflexions en cours au sein de l’OTAN, les projets européens, l’exaspération des rivalités de puissances, la débâcle du multilatéralisme, les impasses caractérisant les conflits en cours… tout cela promet une période d’aggravation des tensions et des contradictions, mais aussi un processus qu’on pourrait désigner comme celui d’un réalignement stratégique de portée mondiale. Ne sous- estimons pas les dangers de ce qui se prépare. Ce sera, à n’en point douter, une phase d’exacerbation des tensions et des risques, quand bien même, avec l’Administration Biden, la politique de Washington va retrouver des paramètres beaucoup plus classiques et une certaine prévisibilité.
Une remarque s’impose. Pour comprendre ce qui se profile, on échappe pas à une effort d’analyse critique. Il faut décrypter les discours dominant et les formules simplistes : une nouvelle Guerre froide, la Russie en tant que menace pour l’Occident, le soit-disant « repli » des États-Unis, les régimes autoritaires comme cause de la crise de l’ordre international libéral… autant de thèmes idéologiques qui masquent la réalité d’un ordre beaucoup plus complexe, dans lequel la géopolitique l’emporte dans la confrontation des intérêts de puissances et des finalités stratégiques. Ce texte vise à donner quelques repères en la matière. Il faut commencer par irrecevable formule, mille fois répétée, d’une nouvelle Guerre froide. Cette thématique n’est pas seulement une erreur d’analyse. C’est aussi une intention.
Le rapport OTAN 2030
Il est important d’examiner la signification du rapport OTAN 2030. Son intérêt tient à ce qu’il dit de l’ordre international actuel et des projets nourris par les puissances occidentales. Ce rapport, présenté au public le 3 décembre 2020, fut rédigé par un groupe de travail, qualifié « d’indépendant », composé de 10 personnes (5 hommes et 5 femmes), et coprésidé par Thomas de Maizière (Allemagne) et Wess Mitchell (USA). C’est le sommet de l’OTAN à Londres, en décembre 2019, qui décida d’une telle initiative dans un contexte de crise manifeste de l’Alliance atlantique. Ce rapport devait traiter la question de savoir comment renforcer l’Alliance atlantique, en particulier, remarquons-le, dans sa dimension politique (1).
Le rapport se caractérise par une très lourde insistance sur l’impératif de l’unité. L’ensemble du texte est alimenté, en quasiment toutes ses pages, par l’exigence de la cohésion, l’importance des intérêts partagés, la nécessité d’une vision stratégique dans des valeurs communes. Aucun allié ne pouvant faire face seul aux menaces, l’Alliance aurait donc besoin d’une compréhension et d’une action collective, et de partager les charges et les risques. Il est évidemment rappelé la validité de l’article 5 du Traité de Washington, fondement de la défense collective par l’assistance mutuelle, ainsi que l’engagement pris en 2014, au sommet de Newport (Pays de Galles), pour que chaque État membre atteigne les 2 % du PIB en dépenses militaires, dont 20 % en investissements majeurs et pour la recherche.
Dès l’introduction du rapport, une certaine inquiétude pointe devant le problème des divergences existantes. Le rapport le souligne : « Beaucoup d’Américains s’inquiètent du fait que les Européens pourraient se dérober à leurs responsabilités envers la défense commune, ou même poursuivent une voie d’autonomie d’une manière telle que cela ferait éclater l’Alliance ». Plusieurs problèmes sont considérés, notamment l’option de l’autonomie stratégique. On peut dire que la récusation politique de la formulation de l’autonomie selon Emmanuel Macron constitue un des objets principaux du rapport, même si cela n’est pas explicitement formulé ainsi.
Dans un paragraphe spécial de la partie consacrée aux conditions politiques de l’action collective (p.21), le rapport souligne les facteurs de divisions quant à la grande stratégie de l’Alliance. Trois questions sont soulevées. D’abord, celle de l’engagement des États-Unis pour la défense de l’Europe. La politique de Donald Trump est mise en cause pour avoir singulièrement accentué la fragilisation de cet engagement. Ensuite, celle du développement de l’Union européenne (UE) comme « acteur de sécurité » pour le futur de l’OTAN. C’est l’enjeu de l’autonomie. Enfin, c’est la question de la participation de certains pays européens quant au partage des charges de la défense collective (les 2 % du PIB). L’Allemagne semble ici particulièrement visée puisque ses dépenses militaires restent en dessous de la norme OTAN, mais aussi des moyennes européennes et mondiales.
La Turquie – pas davantage que tout autre État membre – n’est jamais explicitement désignée même si elle fait partie des complications. On comprend qu’elle est considérée comme soulevant une problématique de comportement « déviant », tandis que la France semble visée pour ses positionnements officiels et les interrogations stratégiques qu’elle installe au sein de l’Alliance. La Turquie comme mauvais élève… La France comme acteur problématique.
Davantage d’intégration politique et militaire
Une idée traverse tout le rapport : le renforcement politique de l’Alliance comme garantie d’efficacité stratégique face aux nouveaux enjeux, mais aussi face aux tentations d’autonomie. Ce renforcement passe notamment par des modifications institutionnelles. Un prochain sommet devrait décider d’installer de nouvelles pratiques, de nouvelles instances de concertation et de coopération. Par exemple, un personnel dont la responsabilité serait d’établir une liaison institutionnalisée permanente entre l’équipe internationale (International Staff) de l’OTAN et le Service européen d’action extérieure (SEAE) (2). Les alliés devraient aussi se consulter avant et/ou informellement, en marge d’autres réunions, à l’ONU ou au G20 par exemple. C’est évidemment une pression à une plus forte intégration politique. Cette pression s’exerce aussi sur le plan de la maîtrise des technologies. Le rapport propose par exemple un dialogue stratégique sur l’intelligence artificielle, des synergies sur la recherche et sur le partage des données.
Sur le plan militaire, le rapport souligne que « les alliés, des deux côtés de l’Atlantique, doivent réaffirmer leur engagement selon lequel l’OTAN constitue la principale institution de défense pour l’aire euro-atlantique ». Il ne serait donc pas question d’aller vers une autonomie stratégique telle que cette notion se définit dans les propos réitérés d’Emmanuel Macron. Au contraire, il est question d’un renforcement de la cohérence, de la complémentarité et de l’interopérabilité militaire. Il est même spécifié que l’OTAN et l’UE devraient travailler ensemble afin de garantir que les capacités développées dans le cadre européen sont valables pour l’OTAN. Le ton employé est parfois un peu comminatoire. En clair, cela signifie une forme de surveillance conjointe sur le développement des capacités militaires de l’UE. Ce qui rejoindrait l’esprit et la lettre de la stratégie globale de sécurité adoptée par l’UE en 2016 (3). Celle-ci annonce, en effet, une coordination des planifications capacitaires de défense avec l’OTAN. On observe ainsi une pression commune aux resserrements des coordinations et à davantage d’intégration militaire.
Afin de cadrer nettement ce choix de pousser à la cohésion politique et stratégique, et à l’intégration militaire, le rapport définit les limites strictes de ce que pourrait être une autonomie stratégique de l’UE au sein de l’OTAN. Une telle conception « devrait s’inscrire dans l’esprit de la cohésion de l’OTAN et dans le but de réaliser une vision commune ». L’autonomie stratégique d’Emmanuel Macron, ou disons plutôt les formulations officiellement utilisées par le pouvoir politique français, sont ainsi sévèrement recadrées dans une conception qui exclut toute marge de manœuvre au-delà de la définition de l’OTAN comme principale institution de défense de l’aire euro-atlantique. Ainsi, la France se fait assez sèchement rappelée à l’ordre de l’autorité des principes otaniens.
Le rapport réitère par ailleurs les positionnements connus, anciens et peu crédibles de l’OTAN sur la non-prolifération nucléaire, sur le désarmement et l’élimination des armes nucléaires, sur le contrôle des armements. Il rappelle son opposition au Traité d’interdiction des armes nucléaires. Une opposition déjà exprimée en plusieurs occasions par des déclarations crispées (comme celle du 15 décembre 2020), refusant de reconnaître la moindre des conséquences de ce Traité. Pourtant, celles-ci sont assez évidentes : un évident impact sur l’ordre juridique international, un effet stimulant pour le désarmement et l’élimination des armes nucléaires, un complément direct au régime de non prolifération défini par le Traité du même nom (TNP), une délégitimation des arsenaux existants, une sérieuse fragilisation des logiques de dissuasion. La déclaration du Conseil de l’Atlantique Nord du 15 décembre dernier ose même affirmer, dans une bien faible et curieuse argumentation, que l’OTAN « ne possède pas » d’armes nucléaires… alors qu’elle se définit elle-même comme une « Alliance nucléaire ».
Le problème otanien de la Russie
Le rapport OTAN 2030 identifie deux principales menaces : la Russie et la Chine. Concernant la Russie, le rapport souligne que l’OTAN a essayé avec ce pays de construire un partenariat dans la période post-Guerre froide pour une architecture de sécurité. Mais cette tentative aurait été « repoussée » par Moscou avec, en particulier, l’annexion de la Crimée, l’invasion et l’occupation d’une partie de l’Est de l’Ukraine. L’OTAN accuse la Russie de créer des conflits gelés, de violer les régimes existant du contrôle des armements, « ce qui a conduit à la fin du Traité FNI ». La Russie est accusée de chercher « des points d’appui » en Méditerranée, ou en Afrique, mais aussi d’être à l’initiative de pratiques critiquables en matière de cyberdéfense. Elle se fait admonester pour d’autres pratiques : assassinats ciblés et empoisonnements.
Évidemment, produire une analyse rigoureuse des faits invoqués, de la politique russe, des réalités de la très vive tension OTAN / Russie, y compris sur le plan militaire, nécessiterait une approche beaucoup plus exigeante sur le fond. La cause essentielle véritable des tensions n’est en effet pas traitée. Elle est écartée du rapport. On sait que la politique choisie par Poutine est celle de la réaffirmation d’une puissance russe, de stopper l’élargissement de l’OTAN (et de l’UE) dans les pays et zones de l’Est européen post-soviétique : Ukraine, Géorgie en particulier. Ce qui soulève aussi les problématiques liées à la guerre du Haut Karabakh (4), et à d’autres situations comme celle de la Moldavie/Transnistrie.
Ces réalités ne permettent pas à Moscou d’échapper aux mises en accusation nécessaires… à condition qu’elles soient légitimes et que tous les acteurs acceptent de balayer devant leur porte. Il faut constater cependant à quel point le rapport du groupe de travail de l’OTAN confine à la caricature à force de masquer la vérité sur l’histoire récente, sur les stratégies et les responsabilités essentielles. Notons aussi comment, pour l’OTAN, le rôle russe au Moyen-Orient, en Méditerranée, en Afghanistan, ou en Afrique constituerait une sorte d’ingérence, forcément illégitime, dans les zones d’influence et de domination des puissances occidentales. Pour les auteurs de ce rapport, la Russie chercherait à assumer dans la géopolitique de l’ordre international libéral une présence et un rôle auxquels elle n’aurait donc pas droit. C’est la posture des puissances qui s’affirment et se pensent prépondérantes « par nature ». Mais nombre de responsables politiques et d’experts, y compris en France, commencent à juger tout cela contre-productif pour la sécurité internationale. La lucidité n’est pas complètement éteinte.
Le problème chinois des États-Unis
Concernant la Chine, l’approche est différente. Le rapport précise que Pékin ne constitue pas une menace militaire immédiate pour la zone euro-atlantique… « à l’échelle du problème posé par la Russie ». Cette formule mérite d’être relevée. Moscou ne peut guère constituer une menace militaire pour les puissances occidentales. Au-delà de ses capacités (et une certaine avance) dans les hautes technologies, notamment l’hypersonique, et d’un arsenal nucléaire important mais équivalent à celui de Washington, la Russie dispose, en effet, d’un budget défense annuel d’à peu près 65 milliards de dollars, tandis que les États-Unis et leurs alliés Européens (dans l’ensemble très engagés eux aussi dans les hautes technologies militaires) disposent de budgets militaires qui, ensemble, dépassent les mille milliards de dollars. La Russie est une puissance en recherche de capacités de dissuasion. Elle ne peut guère, dans une telle configuration, accéder à un autre type de statut.
En vérité, le rapport traduit bien la crainte des puissances occidentales, en particulier celle des États-Unis. Leur problème chinois, c’est la montée en puissance globale de la Chine. C’est ce que dit le rapport qui utilise la formule de « rival systémique ». Bien sûr, une formulation plus conforme à la réalité serait celle de « rival stratégique ». Ce qui est en jeu, en effet, ce n’est pas la nature des systèmes, mais celle des visées de puissance, des hiérarchies et des rapports de domination qui en découlent. Selon le rapport, l’OTAN devrait développer une stratégie correspondant à un monde dans lequel la Chine va encore gagner en importance d’ici à 2030. Pour les États-Unis et pour l’UE, la réponse qui s’impose en conséquence, c’est l’endiguement et le renforcement militaire. Pour cela, l’Alliance devrait établir une « instance consultative » pour discuter de tous les aspects de sécurité soulevés par cette affirmation de la puissance chinoise. On voit, ici encore, la volonté de resserrer l’intégration politique au sein de l’Alliance.
L’accord de principe UE-Chine sur les investissements, signé le 30 décembre 2020, montrerait cependant une différence d’approche entre Européens et Américains. Les Européens chercheraient officiellement à concrétiser une politique prétendant allier coopération possible, vigilance stratégique et fermeté sur les valeurs face à la Chine… donc pas dans une conception générale et systématique. L’UE choisit ceux qu’elle veut stigmatiser et ceux qu’elle souhaite épargner… Quant aux États-Unis, ils apparaîtraient plus enclins à une confrontation stratégique, telle qu’elle fut exprimée par Joe Biden à travers l’idée d’une nouvelle alliance globale des démocraties contre la Chine. Mais Washington aussi devra tenir compte de la montée en puissance de Pékin, des nouveaux rapports de forces et du poids des interdépendances réelles. La différence d’approche traduira donc aussi les rivalités d’intérêt entre les puissances occidentales, entre Européens et Américains. D’ailleurs, l’Administration Biden n’était pas encore en place que le futur Conseiller national à la sécurité, Jack Sullivan, s’est permis un tweet pour s’étonner que les 27 puissent signer un accord avec la Chine sans en discuter auparavant avec elle. L’équipe de Biden a rappelé la nécessité d’une approche occidentale coordonnée face aux pratiques économiques de Pékin, considérées comme abusives. Mais Angela Merkel voulait cet accord pour les industriels allemands. Il fallait donc conclure rapidement, avant la fin de la présidence allemande.
Enfin, l’OTAN réaffirme sa politique de la « porte ouverte » à d’autres adhésions (notamment pour l’Ukraine et la Géorgie). Elle devrait s’élargir à de nouveaux partenariats, et renforcer ceux existant, dans l’esprit d’un soutien à ses propres priorités stratégiques. Le rapport recommande en particulier l’approfondissement de la consultation et de la coopération, avec les partenaires de l’Indo-Pacifique : Australie, Japon, Nouvelle Zélande, République de Corée. Il souligne aussi l’intérêt d’un partenariat avec l’Inde ainsi qu’avec les pays d’Asie centrale, donc aux frontières de la Chine… Tout cela viendra conforter les coalitions déjà en place, en particulier le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, ou l’Alliance (Five Eyes) des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de Nouvelle Zélande et des États-Unis. On voit ici comment, pour l’OTAN et pour Washington, la nécessité de contrer la puissance chinoise s’inscrit dans la vision d’un réseau mondial d’alliances et de partenariats sur une base prioritaire de confrontation stratégique. Le rapport du groupe de travail n’explique pas autre chose même s’il indique furtivement que l’OTAN reste ouverte à un dialogue constructif… « si cela sert ses intérêts ».
Une Nouvelle alliance globale contre la Chine
Le rapport insiste beaucoup sur la démocratie. Mais cette insistance n’a pas vocation à désigner et critiquer les régimes dits illibéraux européens et membres de l’OTAN comme la Hongrie, la Pologne ou la Turquie… En réalité, la question démocratique accompagne le projet d’une nouvelle alliance et d’une redéfinition du rôle stratégique des puissances occidentales. Le rapport compare explicitement le rôle politique de l’OTAN aujourd’hui à celui qui précéda la période ouverte en 1989 durant laquelle un « ensemble de démocraties » s’opposa à un « challenger » autocratique non désigné, mais il s’agit à l’évidence de l’URSS. La comparaison vise à légitimer ainsi une confrontation qualifiée de systémique entre les pays de l’OTAN d’une part, et d’autre part, la Russie, la Chine et quelques autres. Le rapport définit un antagonisme opposant démocraties et régimes autoritaires, comme matrice idéologique otanienne dans l’ordre international libéral. L’intention est bien celle de la reprise du fonctionnement idéologique de la Guerre froide. D’où cette insistance avec laquelle on désigne la période actuelle comme celle d’une nouvelle Guerre froide. Il est impossible de prendre pour argent comptant une telle mythologie. Mais aujourd’hui comme hier, au-delà des problèmes réels (en Chine et ailleurs) de liberté et de démocratie, la confrontation stratégique a besoin de cet accompagnant idéologique instrumentalisé pour légitimer l’antagonisme sur le plan des valeurs et des référents politiques du libéralisme afin de diaboliser et criminaliser l’adversaire. Nous sommes aussi dans une guerre idéologique classique régénérée et contextualisée.
La façon dont les pays de l’OTAN conçoivent leur mission politique et pensent leur sécurité est ainsi globalement réévaluée. Le rapport insiste sur l’urgence pour l’Alliance « dans une ère de rivalités systémiques croissantes, d’être moins réactive et plus à l’initiative afin de définir et disputer l’horizon stratégique ». La politisation du rôle de l’OTAN accompagne cette mutation. Elle vise à pousser les alliés à une intégration plus forte, « à parler d’une seule voix dans les affaires mondiales ». Il est d’ailleurs question d’organiser de multiples réunions des Ministres des Affaires étrangères des pays de l’OTAN. Le rapport indique qu’un nouveau concept stratégique de l’OTAN sera adopté lors d’un prochain sommet, probablement au cours de cette année. Ce sommet pourrait être couplé avec un sommet UE-États-Unis « en présentiel » durant la première moitié de l’année 2021.
Tout le monde s’y met…
L’OTAN n’est cependant pas la seule instance proposant une nouvelle stratégie globale face à la puissance chinoise. Un substantiel rapport de l’Atlantic Council (5) intitulé « «Global strategy 2021 : an allied strategy for China » développe le même concept. Ce rapport identifie la montée en puissance de la Chine comme le plus grave défi pour le système international. Il définit trois types d’actions. Premièrement, renforcer la coordination entre alliés et partenaires se référant aux mêmes valeurs. Deuxièmement, contrer les comportements chinois menaçant le système international. Troisièmement, saisir l’opportunité offerte par la Chine et engager avec elle des coopérations dans l’intérêt mutuel et dans une position de force : santé, économie, non prolifération, environnement. Une préface de Joseph Nye (6) situe l’esprit de la stratégie ainsi définie comme la nécessité pour les démocraties de relever ensemble le défi chinois dans une politique de renforcement d’un ordre international libéral fondé sur des règles de droit. Ce qui veut dire : renforcer l’alliance, contrer la Chine et dominer les échanges.
Un rapport du Sénat des États-Unis (diffusé par Jim Risch, Président de la Commission des affaires étrangères), daté de novembre 2020 et intitulé « A concrete agenda for transatlantic cooperation on China » développe globalement les mêmes idées. Ce rapport est noté « majority report ». Il est donc d’essence républicaine. Il établit une série de propositions définissant une politique convergente USA-UE vis à vis de la Chine. Enfin, un rapport établi conjointement par la Brookings Institution (7), le John L. Thornton China Center (8) et le Paul Tsai China Center (9), intitulé « The future of US policy toward China » définit des recommandations pour l’Administration Biden. Ce rapport qualifie la Chine de « rival stratégique » en récusant le terme d’ennemi. Ces rapports traduisent les visibles préoccupations des États-Unis devant l’affirmation de la puissance chinoise. Ils s’inscrivent dans la perspective d’une convergence d’action avec leurs alliés, en particulier les Européens. Ils montrent aussi qu’il n’y a pas les puissances favorables à un « découplage » avec la Chine (comme les États-Unis), et les autres. C’est plus compliqué que cela… pour tout le monde.
C’est cette même orientation générale d’une nouvelle alliance globale qui caractérise la proposition discutée lors du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2020 à partir d’un document préparé par la Commission, par le Cabinet du Président du Conseil et par le Haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité. Ce document est classé secret, mais la presse en a donné quelques courts extraits (10). C’est aussi ce qu’a proposé Emmanuel Macron dans son interview publiée par le magazine Le Grand Continent (11). C’est enfin la conception (détournée) du « multilatéralisme » avancée par Joe Biden qui, durant la campagne des présidentielles, a proposé un sommet des démocraties avec cette idée d’une Nouvelle alliance globale de partenaires partageant les mêmes valeurs face aux régimes autoritaires.
Les trois dangers du nouveau paradigme occidental
Ce projet d’une Nouvelle alliance globale, dans l’esprit de confrontation où il est conçu, présente au moins trois types de sérieux dangers. Le premier relève de la confusion ainsi entretenue entre une alliance stratégique sur des intérêts de puissances, avec ce que doit être le multilatéralisme, c’est à dire l’effort pour régler les problèmes communs par la négociation, par le droit et surtout par le respect du principe fondamental de la responsabilité collective. Cette confusion est souvent volontairement entretenue. Elle ne traduit pas seulement une erreur d’analyse. Il s’agit, ici aussi, d’une intention qui participe de la dévalorisation et de la destruction du multilatéralisme.
Le deuxième danger vient de l’obstacle qu’un tel projet stratégique peut opposer à la nécessité d’un dialogue rationnel de sécurité. Un tel dialogue est effectivement indispensable pour, au moins, contenir ou limiter les graves conséquences des tensions et des escalades inévitables dans un contexte de rivalités exacerbées sur l’enjeu global de la domination dans l’ordre international. A défaut d’un tel effort de dialogue et d’un minimum de compréhension mutuelle, on ne peut qu’additionner les paramètres de l’affrontement et de la guerre. Durant la Guerre froide, cet effort a pu se traduire par la recherche d’un climat de détente, et par l’adoption d’une architecture internationale d’accords sur la sécurité, aujourd’hui en décomposition. L’Administration Biden, notamment sur le nucléaire, choisira-t-elle de remonter le fil, et de reconstruire des possibilités d’accords ?
Enfin, troisième danger, ce nouveau paradigme idéologique et stratégique occidental accompagne un processus, déjà engagé, celui du basculement d’un contexte international essentiellement marqué par les crises au Sud, par la gestion militaire de ces crises et la gestion des rivalités de puissances dans ce cadre, vers l’affirmation d’une configuration géopolitique centrée sur l’enjeu de la compétition des grandes puissances et le risque de guerres à ce niveau. Ce basculement de l’environnement stratégique pousse l’OTAN à réévaluer son rôle politique et ses missions. Il ne s’agirait plus, ou plus seulement, de « gérer » des crises alors qu’elles ont d’ores et déjà éclaté. Il s’agit d’être à l’initiative et de concevoir prioritairement l’OTAN comme un outil pour façonner cet environnement sur la priorité aux confrontations directes entre grandes puissances, et sur la nécessité de ne pas perdre la suprématie.
La « leçon » de François Lecointre
On retrouve ici le discours tenu en février 2020 par François Lecointre, Chef d’état-major français, au cours d’un colloque de la Société d’histoire générale et d’histoire diplomatique, sur le thème « Militaires et diplomates : leur rôle dans la politique étrangère de la France d’aujourd’hui » (12). Au côté d’Hubert Védrine, François Lecointre, en tant que militaire, s’exprime sur l’armée française. Il critique ce qui, selon lui, a conduit « à ce que cette armée, ne devenant plus qu’un outil de gestion de crise subordonné à une vision diplomatique et politique, finisse par abandonner une partie de ses fonctions et de ses capacités de résilience, d’autonomie et à sous-traiter un certain nombre de fonctions. Aujourd’hui, dans la situation dans laquelle nous sommes – je ne critique personne – où les armées ont été considérées comme un outil de gestion de crise, j’observe que nous sommes désarmés face à la possible résurgence d’une vraie situation de guerre. Même si une très belle loi de programmation a été votée, la réalité est qu’il nous faut progressivement reconstruire cette armée capable de résilience, capable de s’engager en autonomie dans un conflit d’importance et de faire face à un état du monde qui, lui, est en train de devenir très violent. Ce qui me frappe est que cette phase, qui nous a vus assister à la fin de la Guerre froide, à la fin de l’armée et à la création d’un outil militaire à finalités diplomatiques, est aujourd’hui terminée. Le politique français en a pris la mesure, même si comme disait le Ministre, cela reste à partager avec nos partenaires européens qui, semble-t-il, ne l’ont pas encore prise ».
En termes abrupts, François Lecointre décrit ainsi les enjeux proprement militaires qui s’attachent aux transformations actuelles de l’ordre international qu’il qualifie de chaotique. A la lecture de tels propos, on mesure la signification et la dimension que peut prendre ce projet de nouvelle alliance globale contre la Chine en particulier, voire contre la Russie ou d’autres puissances : un conflit de très haute intensité, une grande guerre. Il y a évidemment beaucoup à dire sur la nature et les conséquences d’une telle mutation du contexte géopolitique et des stratégies occidentales qui prétendent y faire face… mais qui ne peuvent que l’alimenter. Et qui ne peuvent qu’alimenter la course aux armements, y compris dans le nucléaire et dans les très hautes technologies. Ce qui est d’ores et déjà en cours. Il est regrettable que le débat public et politique, et même le débat d’experts, n’y prêtent qu’une attention dérisoire ou relative. Agir pour la paix aujourd’hui, c’est aussi et probablement surtout, soulever la question de ce nouveau risque majeur. Et de faire débattre publiquement sur les rôles français et européen.
Pour Emmanuel Macron, les mots ont un sens, et les réalités en ont un autre.
Dans un langage politico-médiatique le plus courant, il est répété à satiété que l’Union européenne serait divisée entre ceux qui restent favorables à un rôle dominant de l’Alliance Atlantique, et ceux qui chercheraient à développer des capacités de défense indépendamment de l’OTAN et des États-Unis. La France serait à l’initiative. Elle aurait engagé une offensive plutôt solitaire, qualifiée de distanciation vis à vis de Washington et de l’OTAN, en faveur d’une autonomie stratégique, voire d’une souveraineté de l’Union européenne en matière de sécurité et de défense. Dans cet esprit, le Président français se plaît à souligner que l’objectif pour la France, comme pour l’UE, est celui de la puissance ou de l’identité européenne par la puissance. « Je crois, dit Emmanuel Macron, que le concept d’autonomie stratégique européenne ou de souveraineté européenne est très fort, très fécond, qu’il dit que nous sommes un espace politique et culturel cohérent, que nous devons à nos citoyens de ne pas dépendre des autres, et que c’est la condition pour peser dans le concert des nations contemporaines » (13).
Autonomie stratégique, souveraineté, puissance… les mots ont un sens et les formules ainsi utilisées par Emmanuel Macron cherchent à signifier une distanciation très nette vis à vis des États-Unis et de l’OTAN, en contradiction apparente avec le positionnement de l’ensemble des autres États membres de l’UE. On comprend que cela puisse faire un vif débat au sein de l’Union. Encore faut-il mesurer les réalités et les duplicités sous-jacentes.
Dans la réalité, on est loin d’une Europe puissance. On est loin d’une Europe puissance indépendante ou bien autonome au sens du droit de choisir ses propres lois pour soi-même. Non pas que l’Europe répugnerait à accéder à la puissance, à certaine capacités, à un certain niveau de puissance… Il s’agit-là, en effet, d’un objectif recherché. Mais le processus politique et stratégique réel en cours n’a rien à voir avec le mythe d’un rôle européen émancipé du poids américain, et indépendant au sein de l’ordre international. Cette rhétorique abusant de formules mensongères contredit la réalité du processus concret d’intégration OTAN-UE en matière de sécurité et de défense. Un processus en chantier et en débat depuis près de 30 ans. Emmanuel Macron s’accapare les concepts dans un esprit accusateur voire donneur de leçons, mais il peut difficilement être crédible, lorsqu’il en appelle à l’autonomie stratégique ou à la souveraineté européenne comme LA réponse nécessaire aux carences de l’Union européenne. En effet, ce que le Président français propose… c’est ce qui se construit aujourd’hui.
Josep Borrell lui rappelle (14) que la stratégie globale de sécurité adoptée par l’UE en 2016 fait explicitement référence à « un degré approprié d’autonomie stratégique ». Il souligne que « le concept d’autonomie stratégique a été repris par le Conseil en 2016, 2017, 2018 et 2020, et même par le Conseil européen en octobre 2020, dans son acception élargie. La coopération structurée permanente (CSP) et le Règlement relatif au Fonds européen de la défense (FED) l’ont également adopté ». Il ajoute enfin : « lorsque l’on aborde le chapitre des menaces se pose la grande question des relations de l’UE avec l’OTAN et, en particulier, avec les États-Unis. Question assez sensible, mais les positions à cet égard sont moins éloignées les unes des autres que nous l’imaginons. Je pense que le temps où la nécessité d’une politique étrangère et de sécurité commune n’était pas prise au sérieux, ou était niée, est révolu. Par ailleurs, nul ne contexte le caractère vital de la relation transatlantique, et personne ne préconise la création d’une force européenne pleinement autonome extérieure à l’OTAN… ». Effectivement, personne ne propose une force européenne « extérieure à l’OTAN », pas même Emmanuel Macron qui n’invente rien et fait lui aussi partie (quoiqu’il en dise) du consensus d’ensemble. Même si celui-ci n’exclut pas d’évidentes différences de sensibilités et d’approche en Europe. La mise en place d’une politique européenne de défense et de sécurité a été voulue, votée et assumée par la France, à chaque étape. Les autorités françaises furent souvent à l’origine même des étapes franchies dans ce processus de coopérations et d’intégration. Y compris aujourd’hui, avec Emmanuel Macron à la Présidence de la République.
La France, très bon élève de l’Alliance atlantique
Alors, comment être crédible quand on se permet – non sans quelque arrogance – d’invalider ce que l’on a soi-même contribué à bâtir ? Et à bâtir en pleine convergence avec les États-Unis et avec l’OTAN… Même l’OTAN, en effet, se déclare favorable à une autonomie décisionnelle et à un rôle plus important de l’UE. En Juillet 2018, le sommet de l’OTAN à Bruxelles – auquel E. Macron a participé – a officiellement certifié au paragraphe 71 de la déclaration commune (15) que « l’OTAN reconnaît l’importance d’une défense européenne plus forte et plus performante. Le développement de capacités de défense cohérentes, complémentaires et interopérables, évitant les doubles emplois inutiles, est essentiel pour nos efforts conjoints visant à rendre la zone euro-atlantique plus sûre ». Cette complémentarité « rendra l’OTAN plus forte ». « Nous saluons l’appel à un nouvel approfondissement de la coopération OTAN-UE », dit encore la déclaration. Pour l’OTAN, le but est de renforcer cette complémentarité pour la sécurité commune, dans le respect du principe fondamental selon lequel l’OTAN joue pour tous ses membres le rôle unique et essentiel de pierre angulaire de la défense collective. La grammaire stratégique otanienne est un peu plus subtile qu’on croit. Elle tient compte (parce qu’elle y voit une réelle utilité) d’une Union européenne qui cherche une partition plus identifiée et plus importante. Mais elle ne lâche rien sur la hiérarchie des responsabilités et sur l’exigence d’un partage des charges plus équilibré. Dans l’espace euro-atlantique et au-delà, c’est toujours l’OTAN qui doit constituer la base de la sécurité commune et des orientations qui en découlent pour tous les États membres. Mais le rôle européen est effectivement réévalué dans le cadre d’une OTAN qui accroît son poids politique pour être plus « directrice » ou plus politiquement hégémonique. C’est le sens du rapport OTAN 2030…
Les faits sont têtus… Ils montrent la vérité de ce qui est vraiment en cours. Durant l’année 2020 (pour ne prendre que cette année-là) se sont succédé nombre d’exercices militaires importants témoignant de la pérennité très concrète du lien OTAN-UE. Souvent même à l’initiative de la France ou bien sous son commandement. Ce fut le cas pour l’opération maritime de grande envergure « Dynamic Mariner 2020 » en Méditerranée occidentale impliquant 7 pays de l’OTAN et des milliers de militaires. Cette opération (du 27 septembre au 9 octobre 2020) visait à la « certification » de la France au commandement d’une grande opération de l’OTAN. Ce n’est pas rien. Ce fut aussi le cas pour l’opération « Orca » à l’initiative de la France au large de Brest (du 4 au 6 novembre 2020). Il s’agissait d’un exercice commun de lutte anti sous-marine. Enfin, on peut rappeler la visite d’Emmanuel Macron et Florence Parly en Lituanie le 29 septembre 2020 dans le cadre de la « présence renforcée » de l’OTAN face à la Russie. Il s’agissait de montrer l’engagement de la France au sein de l’OTAN, plus précisément dans le cadre des missions dites de « réassurance » des pays baltes et de la Pologne contre ce qui considéré comme les menaces russes. On voit donc que l’attitude très concrète de la France est plutôt celle d’un bon élève de l’Alliance Atlantique. Un élève désireux de montrer sa capacité d’initiative et de commandement dans l’exercice de la responsabilité commune. On est aux antipodes du discours présidentiel sur une distanciation européenne, sur la nécessité d’une puissance et d’une souveraineté européenne.
Cette conduite macronienne de solidarité atlantiste ou pro-américaine caractérisée, on la retrouve quelque 11000 km plus loin, en Asie du Sud-Est, et dans la vaste zone que l’on désigne comme l’Indo-Pacifique. En décembre dernier, les affaires publiques de la 7ème flotte des États-Unis ont indiqué que les marines américaines, françaises et japonaises ont procédé à un exercice de chasse anti sous-marine dans la mer des Philippines. Avec le destroyer USS John McCain figurait le sous-marin d’attaque français à propulsion nucléaire Émeraude, le navire de soutien et d’assistance La Seine et le destroyer japonais porteur d’hélicoptères JS Hyuga. Ici, c’est face à la Chine que la France s’engage ainsi militairement au côté des alliés occidentaux. D’ailleurs, les marines américaine et japonaise opèrent ensemble en permanence, comme une flotte multinationale, tandis que les marines américaine, française et britannique se constituent aujourd’hui en une sorte de force navale unifiée. Selon James Holmes, ancien officier de la marine des États-Unis, aujourd’hui titulaire d’une chaire de stratégie maritime au Naval War College de l’US Navy, les marines américaine et alliées, pour caractériser leur haut niveau de coopération, utilisent moins le concept d’interopérabilité que celui d’interchangeabilité beaucoup plus significatif de fusionnements opérationnels (16). Des missions communes sont organisées, visant à contenir en permanence, avec l’aide de forces navales régionales, les manifestations de la puissance maritime croissante de la Chine. Il faut rendre plus difficile la liberté de navigation de la marine chinoise, y compris dans l’accès aux océans. On perçoit ainsi l’engagement ici encore très concret de la France et d’autres pays européens auprès des États-Unis dans des opérations relevant de l’intégration militaire et de l’identité de vision stratégique. On est loin, ici aussi, d’une souveraineté et d’un rôle propre de la France et des Européens, alors que ces derniers revendiquent leur différence et leur indépendance de jugement, y compris concernant la relation avec la Chine.
L’autonomie stratégique se construit… avec les États-Unis
En vérité, la France est un acteur essentiel de la défense collective au sein de l’OTAN et de ses partenaires. Elle approuve l’ensemble des décisions et des politiques communes de l’Alliance, notamment la coordination des planifications de défense, ou bien l’exigence de l’augmentation des dépenses de défense, à 2 % du PIB pour chaque État membre, dont 20 % en investissements majeurs et pour la recherche. Cet objectif précis, décidé en 2014 par le sommet de l’OTAN à Newport, est d’ailleurs intégré dans la Loi française de programmation militaire 2019-2025. Mais alors, quel est le sens, et quelles sont les raisons d’un discours macronien si éloigné de la politique réellement conduite ?
Dans La longue interview donnée à la revue Le Grand Continent, Emmanuel Macron insiste. Il dit : « nous avons besoin de continuer à bâtir notre autonomie pour nous mêmes, comme les États-Unis le font pour eux, comme la Chine le fait pour elle ». Ah bon ?.. Mais non, la France et les Européens n’agissent pas simplement pour eux-mêmes. Ils agissent pour une alliance, née il y a quelque 72 ans, qui a pour nom l’OTAN. Ils agissent dans l’aire euro-atlantique et par extension dans toutes les zones où les puissances occidentales décident d’agir ensemble, en fonction d’intérêts communs. C’est le cas en Asie. Cette Alliance est sous hégémonie américaine, dans une hiérarchie prédéterminée par les rapports de forces, sur des principes et pour des objectifs communs réitérés dans tous les textes. Comme on dit familièrement, les choses sont « bordées ». Et l’on peut constater que jamais Emmanuel Macron ne contredit ni explicitement, ni même implicitement la logique fondamentale de l’Alliance et ses principes : la défense collective et la solidarité atlantique, le partage des charges… Macron donne (volontairement) le sentiment que l’autonomie stratégique devrait se construire contre les États-Unis alors qu’elle se construit avec eux, de facto et de jure.
A l’évidence, le concept d’autonomie stratégique n’est pas une conception non conforme ou contradictoire à l’orthodoxie euro-atlantique. D’ailleurs, même le rapport du groupe de travail intitulé OTAN 2030 reprend la formulation. Il affirme que « les efforts d’autonomie stratégique de l’UE devraient être développés dans un esprit de cohésion avec l’OTAN, et dans le but de parvenir à une vision commune en respectant pleinement et en s’appuyant sur les fondements de la coopération entre les deux organisations » (page 55). Le rapport insiste aussi sur l’importance de l’unité transatlantique. Il souligne la nécessité de clarifier la relation OTAN-UE pour dépasser les incertitudes afin que celles-ci ne se transforment pas en discordes internes.
AKK a bon dos…
La Ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), ne dit pas autre chose. Elle fut pourtant vivement critiquée pour excès d’atlantisme par le Président français. Mais pour elle, l’UE doit « agir de façon autonome dans le cadre de l’Alliance » (17). Madame Kramp-Karrenbauer (il faut aller chercher ses textes et ses déclarations) s’exprime dans le même sens que l’ensemble des Européens. Elle ne fait que rappeler ce que tous les États membres de l’UE ont accepté de mettre en œuvre ensemble… y compris la France. Elle s’est pourtant pris « une volée de bois vert » de la part d’un Emmanuel Macron en recherche opportuniste de différenciation politique. Ce qui n’a pas empêché une déclaration commune des ministres des affaires étrangères français et allemand, Heiko Maas et J-Y Le Drian, se félicitant du rapport OTAN 2030, estimant que le groupe d’experts a fait un travail « remarquable » en formulant « des recommandations importantes et équilibrées » (18). Les convergences dominent.
Le concept d’autonomie stratégique a été capturé par E. Macron comme trophée de chasse dans le débat politique. Mais ce concept fait donc partie à la fois du langage européen et du langage otanien. Il est subordonné pour cela au respect d’un principe majeur, paradigme originel de l’Alliance : la reconnaissance que l’OTAN constitue la principale institution de défense dans l’aire euro-atlantique. Le rôle de l’UE est donc acté comme celui du pilier européen de l’OTAN. Un pilier sous la voûte stratégique commune de l’OTAN. Emmanuel Macron n’a jamais ni contredit, ni même critiqué ce paradigme fondamental de l’OTAN et le rôle « principal » de celle-ci. Mais ses affirmations publiques introduisent de vraies ambiguïtés de sens, des interrogations et un trouble dans l’Alliance. Dit autrement, l’attitude du Président français, au moins pour la majorité, sinon pour l’ensemble des États membres et pour le Secrétaire général Jens Stoltenberg, ne contribue pas à surmonter la crise actuelle mais, au contraire, participe de cette crise de l’OTAN. Et si cela pose problème, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’ambiguïtés de sens ou de controverses sur le degré d’autonomie. C’est plus grave que cela.
La crise de l’OTAN se développe en de multiples manifestations. C’est le comportement militaire de la Turquie en Syrie contre les alliés kurdes dans la bataille face à l’État islamique. C’est l’acquisition par Ankara de missiles russes S400, très performants et contraires aux nécessités de l’interopérabilité de défense au sein de l’OTAN. C’est le doute installé surtout depuis Trump quant à la fiabilité de l’engagement des États-Unis en cas de crise majeure eu Europe. C’est l’accord « 17+1 » entre les Pays d’Europe centrale et orientale et la Grèce, avec la Chine alors que celle-ci vient d’entrer dans les premières préoccupations stratégiques de l’OTAN comme « défi systémique » et potentielle menace. C’est la dérive autoritaire de la Hongrie, de la Pologne en particulier, c’est à dire là où les reculs de l’État de droit et des libertés se font très préoccupants, alors que la démocratie est rehaussée, dans son instrumentalisation par les puissances occidentales, comme ligne de fracture politique à vocation stratégique.
Faire oublier les prédécesseurs, et la longue histoire de l’atlantisme français.
Ajouter de l’incertitude et du trouble dans un tel contexte, comme le fait Emmanuel Macron, ne fait qu’exacerber la crise d’identité de l’OTAN. Où est la crédibilité de l’Alliance si les États-Unis, la France, la Turquie et quelques autres encore, chacun à sa façon, minent de l’intérieur sa cohésion stratégique, sa cohérence politique et idéologique, et jusqu’à sa fiabilité ? En critiquant formellement – mais hypocritement – ce qui fonde l’OTAN comme principale institution de défense euro-atlantique, le Président français a péché par excès de confiance en lui-même. Il a rajouté de la crise là où, déjà, la coupe était pleine. Pourquoi ?..
Emmanuel Macron est toujours à la recherche d’un discours politique dit de transgression. Il installe ainsi dans l’opinion des éléments de langage préconçus, en se donnant l’apparence – au moins l’espère-t-il – de celui qui ose déroger au « mainstream », c’est à dire aux consensus et aux pratiques qui font l’ordinaire (il est vrai affligeant) du politique. On n’est donc pas très éloigné d’une méthode d’élaboration de fausses informations pour peser dans le débat public national. Il en attend certainement un avantage politique intérieur. Il espère en tirer aussi un certain bénéfice sur le plan européen. La France, en effet, doit d’abord son statut de puissance de premier rang en Europe, à côté de l’Allemagne, à ses capacités de défense. Emmanuel Macron en joue dans de multiples polémiques et problématiques qu’il traite souvent par l’usage de saillies plutôt provocatrices. Mais ce qu’il exprime ainsi dans un certain déficit d’humilité contribue à l’isoler.
Emmanuel Macron sait depuis le début qu’il ne peut s’inscrire dans les politiques étrangères et de sécurité de ses prédécesseurs, en particulier celles de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Sauf à devoir assumer publiquement le prolongement de l’affaiblissement et de l’alignement atlantiste et pro-américain de la France, tels que ces processus de recul ce sont construits non seulement récemment, mais surtout dans la longue durée… en réalité dès après la présidence du Général de Gaulle, c’est à dire de Pompidou jusqu’à la période actuelle (19).
S’il veut conserver quelque crédibilité à son quinquennat, Emmanuel Macron est obligé de formaliser une rhétorique de rupture face à cet effondrement de la volonté d’indépendance au fil des décennies, jusqu’aujourd’hui. Il croit pouvoir compter pour cela sur le discours de la puissance et de l’autonomie stratégique, sur le volontarisme et sur le « quoi qu’il en coûte »… Mais ce volontarisme se heurte aux réalités du monde. Des réalités sur lesquelles la France, seule, n’est plus en mesure de peser sérieusement. D’ailleurs, les résultats effectifs de la politique étrangère du Président de la République et du Gouvernement montrent bien plus d’impuissance que d’efficacité… et si peu de réussites.
Alors que le mandat de Trump se termine dans la crise du modèle politique et institutionnel des États-Unis, l’Alliance euro-atlantique prend une autre dimension stratégique. L’OTAN et son Secrétaire général, l’Union européenne, le Sénat américain, des think tank américains importants… produisent des idées et des plans censés nourrir ce que Joe Biden a déjà annoncé durant sa campagne : une Nouvelle alliance des démocraties pour contrer et endiguer la montée en puissance de la Chine. L’agressive confrontation Trump / Xi est en train de se transformer en antagonisme global des puissances occidentales et de leurs partenaires contre Pékin, en particulier (mais pas seulement) dans la zone Indo-Pacifique, c’est à dire là où le poids de la Chine se fait le plus sentir comme une menace contre la domination des États-Unis. La France et l’Union européenne s’impliquent profondément dans ce projet risqué pour l’avenir. A suivre… d’autant plus que si la stratégie est globale, les risques le sont aussi.
1) « NATO 2030. United for a new era. Analysis and Recommendations of the Reflection Group Appointed by the NATO Secretary General, 25 november 2020». (OTAN 2030. Unis pour une nouvelle ère. Analyses et recommandations d’un groupe de réflexion désigné par le Secrétaire général de l’OTAN). https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2020/12/pdf/201201-Reflection-Group-Final-Report-Uni.pdf Composition du groupe de travail (par ordre alphabétique de pays en langue nationale): Mme Greta Bossenmaier (Canada), Mme Anja Dalgaard-Nielsen (Danemark), M. Hubert Védrine (France), M. Thomas de Maizière (Allemagne), Mme Marta Dassù (Italie), Mme Herna Verhagen (Pays-Bas), Mme Anna Fotyga (Pologne), M. Tacan Ildem (Turquie), M. John Bew (Royaume-Uni), M. Wess Mitchell (USA).
2) Aujourd’hui dirigé par Josep Borrell (Espagne).
3) « Vision partagée, action commune : une Europe plus forte. Une stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’UE », Juin 2016. https://eeas.europa.eu/topics/eu-global-strategy/17304/global-strategy-european-unions-foreign-and-security-policy_en
4) Voir « Haut Karabakh. Pourquoi la guerre continue », 3 novembre 2020, et « Haut Karabakh. Pourquoi le Sénat se fourvoie », 27 novembre 2020. https://jacquesfath.international/
5) L’Atlantic Council est un think tank américain qui se qualifie de « non partisan ». Il publie des analyses sur les enjeux de la sécurité internationale, en particulier sur les stratégies globales, sur le système international, sur la question du rôle des États-Unis et de ses partenaires dans l’ordre mondial.
6) Joseph Nye, est un célèbre théoricien américain des relations internationales. Il a introduit des réflexions spécifiques sur la puissance et la force, notamment sur les notions de « soft power » et de « smart power ».
7) La Brookings, fondée en 1916, est un institut spécialisé dans la recherche en sciences sociales aux niveaux local, national et mondial.
8) Centre de recherche sur la Chine créé par la Brookings Institution.
9) Le Paul Tsai China Center lié à l’École de droit de Yale organise des rencontres non officielles d’experts et d’universitaires avec des homologues chinois.
10) Voir en particulier « L’UE lance une nouvelle alliance post-Trump avec les États-Unis face au défi chinois », fr24news.com, 29 novembre 2020. https://www.fr24news.com/fr/a/2020/11/lue-lance-une-nouvelle-alliance-post-trump-avec-les-etats-unis-face-au-defi-chinois.html
« EU proposes fresh alliance with US in face of China challenge », Financial Times, Sam Fleming, Jim Brunsden and Michael Peel, Brussels, November 29, 2020. https://www.ft.com/content/e8e5cf90-7448-459e-8b9f-6f34f03ab77a
« L’Europe prépare une nouvelle alliance avec les USA », Vincent Georis, lecho.be, 30 novembre 2020. https://www.lecho.be/economie-politique/international/general/l-europe-prepare-une-nouvelle-alliance-avec-les-etats-unis/10268586.html
11) « La doctrine Macron : une conversation avec le Président français », Le Grand Continent, 16 novembre 2020. https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/16/macron/
12) Voir « Demain la guerre ?.. Cette question doit être aujourd’hui posée. Voici pourquoi », J.Fath, 11 décembre 2020. https://jacquesfath.international/
13) « La doctrine Macron : une conversation avec le Président français », Le Grand Continent, 16 novembre 2020. https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/16/macron/
14) « Pourquoi l’Europe doit-elle être stratégiquement autonome ? », Josep Borrell, Éditoriaux de l’IFRI, 11 décembre 2020. https://www.ifri.org/fr/mots-cles-thematiques/autonomie-strategique
15) « Déclaration du sommet de Bruxelles », site de l’OTAN, communiqué de presse 2018 (074), 11 juillet 2018. https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_156624.htm
16) « How to deter China : enter the democratic armada », James Holmes, December 23, 2020. https://www.19fortyfive.com/2020/12/how-to-deter-china-enter-the-democratic-armada/
17) « Questions et réponses sur la politique de sécurité européenne: rendre l’UE plus résistante et renforcer sa capacité d’action », site de la Présidence allemande du Conseil de l’UE, 26 août 2020. https://www.eu2020.de/eu2020-fr/actualit%C3%A9s/artikel/questions-et-reponses-sur-la-politique-de-securit%C3%A9-europeenne/2378622
18) « Communiqué conjoint des ministres Jean-Yves Le Drian et Heiko Maas », OTAN, Rapport du Groupe d’experts, 1er décembre 2020. https://otan.delegfrance.org/Communique-conjoint-des-ministres-Jean-Yves-Le-Drian-et-de-Heiko-Maas-OTAN
19) Voir une explication détaillée dans « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain », J. Fath, éditions du Croquant, 2020, pages 198 à 219.