Sur l’affaire Navalny.

Pour beaucoup, l’affaire Navalny serait strictement russe. Un pur produit du régime autoritaire de Vladimir Poutine. Nous allons voir que si la Russie d’aujourd’hui n’a effectivement rien d’un État de droit, cette affaire-là va bien au-delà du seul enjeu démocratique.

Sur les événements

Il faut constater des faits étonnants ou peu crédibles. D’abord l’échec d’un empoisonnement à l’aide d’un agent neurotoxique puissant du type Novichok. Poutine a pu aisément se gausser de la thèse attribuant un tel empoisonnement au FSB (le service de sécurité intérieure), sous son autorité, en soulignant que dans un tel cas de figure l’opération aurait été poussée jusqu’au bout et n’aurait pas pu échouer. Ensuite, l’étrange et longue conversation téléphonique entre Navalny lui-même et un officier du FSB qui se « confesse » et délivre tout ce qu’il sait a son interlocuteur (qui ne maquille même pas sa voix). L’agent du FSB croit qu’au bout du fil celui qui l’interroge est un supérieur hiérarchique ou au moins un responsable suffisamment important pour qu’il puisse se permettre d’expliquer en détail les préparatifs et l’exécution de l’opération… finalement ratée.

Cette double bérézina tend à faire passer le FSB pour une équipe de pieds-nickelés. Ce qui est tout de même surprenant. L’équipe du site Bellingcat (1) a contribué à cet appel téléphonique et a publié l’intégralité de la conversation. Il est précisé sur ce site que toute l’opération a été dûment préparée avec pas moins de huit agents secrets possédant des capacités d’expertise médicales, chimiques et biologiques, et travaillant pour l’institut de Criminalité du FSB. Comment une équipe de ce niveau peut-elle échouer et se conduire si piteusement ? Évidemment tout est possible. Mais on peut tout de même s’interroger devant une telle inefficacité des services russes, et une telle incompétence. L’affaire Skripal (2) et l’affaire Navalny montrent par ailleurs que l’on peut « nettoyer » l’agent neurotoxique, c’est à dire surmonter ses effets mortels et sortir vivant d’un empoisonnement. Le problème ne relèverait donc pas d’abord de la nature du poison mais du niveau de professionnalisme de ceux qui l’utilisent ? Faudra-t-il que le FSB prenne des cours de perfectionnement ?..

Il faut aussi noter l’information donnée, et opportunément diffusée au moments des manifestations, selon laquelle Poutine se serait fait construire un somptueux palace privé au bord de la Mer Noire, d’une superficie d’environ 18 000 mètres carrés. Il s’agirait d’une construction à partir de fonds publics détournés pour l’usage personnel de Vladimir Poutine. Le milliardaire russe Arkadi Rotenberg s’en est déclaré propriétaire. Même le site Wikipédia présente ce palais comme appartenant « prétendument » à Vladimir Poutine. Cette affaire dans l’affaire est particulièrement grossière. Sa crédibilité est faible, mais elle a manifestement un but : mettre directement en cause Poutine pour fait de corruption… cheval de bataille politique (quasi unique) de Navalny.

Enfin, les autorités russes ont demandé durant plusieurs mois d’avoir accès aux informations concernant les diagnostics et les traitements apportés par l’Hôpital de la Charité de Berlin où Navalny fut transféré le 22 août 2020. Ce n’est que très récemment qu’un document a été rendu public par la célèbre revue britannique The Lancet. Le prestige de cette revue confère à ce document un a priori de sérieux. The Lancet a effectivement produit un rapport daté du 16 janvier 2021 (3). Ce rapport offre une description détaillée des manifestations cliniques et des traitements apportés concernant Navalny. Il s’agit d’un rapport écrit par des experts, que seuls des spécialistes pourraient analyser correctement. On se demande cependant quel est le statut de ce texte qui (sauf erreur de ma part) décrit des faits et des actions sans produire les dossiers référents et les analyses effectuées. Ce n’est pas un rapport officiel, ce n’est pas un acte médico-légal. Il est écrit par des médecins de l’Hôpital de la Charité avec une collaboration de l’Institut de pharmacologie et de toxicologie de la Bundeswehr (l’armée), à Munich. Il est difficile de dire si ce rapport peut constituer une réponse pertinente aux demandes russes. En tous le cas, pour Navalny et ses soutiens, ce rapport est LA réponse aux demandes exprimées par Moscou. La question serait donc close. Est-ce vraiment le cas ? Il y a un doute.

Sur les questions politiques

Naturellement, il est peu crédible que Vladimir Poutine ait pu ordonner lui-même une opération d’empoisonnement d’Alexei Navalny, avec les risques politiques qu’une telle opération comporte. Certes, dans le contexte russe d’aujourd’hui, il ne faut pas dramatiser ces risques. Le régime tient la barre avec autoritarisme. Mais déjà, rappelons-nous, l’affaire Skripal avait eu des effets internes et externes plutôt problématiques.

Bien sûr, on peut penser qu’il y aurait d’autres personnes, d’autres origines à cette affaire. Navalny ayant fait de la corruption son cheval de bataille, et il y a certainement en Russie, bien d’autres grands intérêts particuliers qui pourraient craindre pour leur propres activités dans un cadre de corruption caractérisé. Des éléments appartenant aux services russes ont pu aussi agir en dehors de toute instruction officielle. En l’absence de certitudes, toutes les options peuvent rester sur la table. Tout est possible.

Il faut surtout constater que cette affaire est une gêne, un problème pour Poutine. Cela ne peut que desservir sa présidence à quelques mois des élections législatives, en septembre 2021. En témoignent les importantes manifestation pour Navalny dans l’ensemble des grandes villes de Russie. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des manifestations de ce type, mais il n’est pas si habituel qu’elles puissent rassembler autant. Certes, Navalny n’obtient pas de puissants soutiens électoraux dans les scrutins nationaux. Son passé politiquement erratique et plutôt nationaliste (on l’accuse d’avoir été proche de l’extrême droite) ne plaide pas pour lui. Il n’est pas aujourd’hui le symbole d’une opposition très crédible à Poutine, mais il constitue une potentialité plus sérieuse. On le présente comme représentatif de couches jeunes, occidentalisées, connectées… un peu comme le cœur des manifestations anti Loukachenko de Biélorussie. Il y a donc un enjeu politique. Mais une liquidation physique de Navalny est-elle une option pertinente pour le régime ? C’est douteux. Est-ce une erreur politique manifeste ? Est-ce une opération visant la fragilisation du régime ?

On observe que Navalny est suspecté/accusé d’être lié à des services américains. Poutine y a fait allusion. Ce qui est vrai c’est qu’il a fait un stage à l’Université de Yale, aux États-Unis, en 2010. Il fut ainsi inscrit comme membre de la Yale World Fellow (les amis du monde de Yale). Yale est une des trois plus prestigieuses universités américaines avec Harvard et Princeton. Et la deuxième la plus riche. C’est une pépinière de célébrités notamment politiques dont Bush père et fils, Clinton, Kerry… Yale invite en permanence des cadres de tous les pays du monde et de toutes sortes de qualifications pour des stages et des « expériences » conduisant en particulier à la politique. Cette université bâtit ainsi un ou des réseaux de connaissances et convergences. La Yale World Fellow a d’ailleurs immédiatement pris fait et cause pour Navalny. Tout cela ne fait certainement pas une appartenance ou une collusion de ce dernier avec des services américains. Ici encore, tout est possible… Mais est-ce vraiment la question ? Est-ce pour Navalny nécessaire ? Son lien avec Yale constitue une référence politique occidentale et une solidarité dans une activité d’opposition qu’il doit nécessairement conduire en Russie, sur des thématiques crédibles auprès des Russes (comme la corruption). C’est d’ailleurs pour cela qu’il est rentré à Moscou en sachant qu’il irait en prison, alors qu’il aurait pu rester à l’étranger, en Europe ou ailleurs.

L’affaire Navalny est donc un problème pour Poutine. C’est aussi une opportunité pour les États-Unis et les puissances occidentales. Cela s’inscrit dans la montée des tensions et des confrontations politiques et même des « frictions » militaires régulières OTAN/Russie depuis 2014 avec la crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée. Cette confrontation a pour objet réel la réémergence de la Russie comme puissance capable de jouer un rôle stratégique dans le monde, au Proche-Orient, dans les Balkans, en Asie, en Europe… Mais aussi comme puissance militaire qui modernise ses arsenaux conventionnels et nucléaires, et qui présente certaines avances dans les hautes technologies comme l’hypersonique. La Russie est considérée comme une menace stratégique et militaire par les États-Unis et par l’OTAN. Les Européens sont divisés et plus hésitants sur la formulation stratégique et sur l’attitude à tenir.

Sur les questions stratégiques

Avec la fin de la présidence Trump et l’élection de Biden, l’ensemble des puissances occidentales ont entrepris une phase de reformulation stratégique comprenant une régénération du lien euro-atlantique et la mise en place d’une Nouvelle alliance globale contre la Chine et contre les régimes autoritaires (donc la Russie). L’affaire Navalny vient à point nommé comme illustration/justification de cette reformulation (4). En tous les cas, c’est un moyen supplémentaire pour maintenir la Russie sous pression maximum.

La France, dans cet esprit, s’est déjà exprimée clairement pour aller plus loin que les sanctions. Donc pour stopper la construction du gazoduc North Stream 2 (qui est en fin d’installation), alors que l’Allemagne souhaite achever sa mise en place. Washington a déjà appliqué des sanctions ciblées contre des industriels installant ce gazoduc. D’autres sanctions seraient envisagées. Ce qui est en cause ici, sur le fond, c’est l’attitude des Européens vis à vis du diktat américain puisque les États-Unis veulent bloquer la construction de ce gazoduc afin d’affaiblir la Russie et pouvoir vendre son gaz en Europe. Il est consternant que la France puisse, avec un tel empressement, obéir aux injonctions américaines. Il est vraiment préjudiciable (mais pas étonnant) que les pays de l’UE ne cherchent pas, ou se montrent incapables de chercher ensemble une politique de résistance aux sanctions américaines unilatérales, dites secondaires c’est à dire extra-territoriales ou de portée internationale. Josep Borrell, Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, est à Moscou du 4 au 6 février 2021. Sera-t-il à la hauteur ?

L’affaire Navalny, plus encore que l’affaire Skripal, s’inscrit dans ce bras de fer complexe entre la Russie et les puissances occidentales, mais aussi entre les occidentaux eux-mêmes. Il n’est pas dit que Biden se révèle plus souple que Donald Trump et l’ex-administration républicaine sur les enjeux commerciaux et économiques… malgré l’annonce d’un esprit stratégique plus classique. Dans son discours du 4 février sur la politique étrangère (5), Joe Biden, dès les premiers mots, en des termes durs, a visé la Chine, mais aussi la Russie « qui, dit-il, porte atteinte et parasite notre démocratie ». Il a même adressé une sévère mise en garde à Poutine contre les actions agressives de la Russie.

Emmanuel Macron est en tous les cas assez brutalement pris à revers, et son projet de dialogue avec la Russie est plutôt mal parti. Cela s’ajoute à la sévère déconvenue que représente pour la France le rapport OTAN 2030 (6). Il est évidemment hautement souhaitable que la France et les Européens, mais aussi les États-Unis puissent établir avec la Russie autre chose qu’une relation et une escalade de confrontation/sanctions. Les intérêts communs sont d’un haut niveau : règlement des crises et conflits (Ukraine, Haut Karabakh, Syrie, Corée du Nord, Iran), enjeux de sécurité internationale et du désarmement (prorogation du Traité New Start, ses éventuels et nécessaires prolongements). Il faut se poser la question : quel ordre international voulons-nous ? Quel monde voulons-nous ? Peut-on mettre la Russie à l’écart sans dommages pour tout le monde ? On ne fait pas une politique étrangère digne de ce nom avec le seul paramètre des Droits de l’Homme, ainsi instrumentalisés dans la gestion des rivalités et des rapports de forces.

Antony Blinken, nouveau Secrétaire d’État dans l’Administration Biden, veut que « la Russie rende des comptes pour n’avoir pas respecté les droits de ses citoyens ». Depuis la France, quand on regarde les images de la répression qui s’abat sur les manifestants à Moscou, on se rappelle avoir vu trop souvent, à Paris et ailleurs, les mêmes images, les mêmes scènes de brutalité contre les gilets jaunes. Les puissances occidentales et leurs alliés ont-ils vraiment tant de leçons à donner ? 04 02 2021

1) https://fr.bellingcat.com

2) Voir « Affaire Skripal : poison, questions et dissuasion », J.Fath, 3 avril 2018. https://jacquesfath.international/

3) « Novichok nerve agent poisoning », www.thelancet.com Vol 397, January 16, 2021. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(20)32644-1

4) Voir « Un réalignement stratégique de portée mondiale » (2 parties), 22 janvier 2021. https://jacquesfath.international/

5) Voir la transcription intégrale de ce discours de Joe Biden par exemple sur asia.nikkei.com. https://asia.nikkei.com/Politics/Transcript-President-Joe-Biden-delivers-foreign-policy-speech Voir aussi « Biden, quelle politique étrangère et de défense », J.Fath, 12 novembre 2020. https://jacquesfath.international/

6) idem note 4.

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