La Commission de Bruxelles a récemment transmis une Communication au Parlement européen et au Conseil relative au multilatéralisme (1). Elle nécessite d’être sérieusement analysée.

Cette Communication est signée par la Commission, présidée par Ursula von der Leyen, et par le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell qui est aussi vice-président de la Commission, et souvent désigné, pour faire court, par l’acronyme HR-VP.
Ce texte, très officiel, est censé traduire l’objectif annoncé dès le début : « un renforcement de la gouvernance multilatérale et de la coopération internationale ». Que l’ensemble des instances européennes puissent aujourd’hui accorder une telle attention au multilatéralisme dans un contexte international outrageusement dominé par les logiques de puissance… voilà qui serait normalement de bonne augure. Oui, mais voilà, rien n’est simple. Il faut décrypter sérieusement le texte de la Commission et ses intentions politiques pour en comprendre le sens réel qui n’est pas anodin. Il s’inscrit dans le réalignement stratégique actuel avec la fin du mandat Trump, l’installation de l’Administration Biden, le rapport OTAN 2030.
La Communication de la Commission appelle trois types de remarques critiques liées entre elles, concernant la définition du multilatéralisme, le statut de l’ONU et la nature des ambitions européennes.
Sur le multilatéralisme.
Le texte de la Commission adopte une « définition » et une approche qui relativisent et affaiblissent le concept même de multilatéralisme. Les formulations choisies contournent systématiquement ce qui en fait l’essence même, c’est à dire la volonté, à l’antithèse des logiques de puissance, d’une réponse collective aux problèmes communs. La Communication de l’UE souligne que « par sa nature même, le multilatéralisme fait l’objet d’une constante adaptation. Ce système est certes complexe, mais il apporte des bienfaits concrets à tous ». Il s’agit, dit encore la Commission, du « principe cardinal de l’UE en tant que moyen le plus efficace pour régir les relations mondiales d’une manière mutuellement bénéfique ». Les tournures utilisées se veulent pragmatiques, mais on a l’irrépressible sentiment d’une imprécision et d’une ambiguïté recherchées. Le multilatéralisme, en effet, ce n’est pas qu’un système qui « s’adapte », ou un « moyen » efficace. C’est avant tout la réalisation d’une exigence politique de grande portée et d’un principe fondamental, celui de la « responsabilité collective». En particulier de la « sécurité collective » lorsqu’il s’agit des conflits, des armements, et plus généralement, des enjeux de la paix et de la sécurité internationale (d’ailleurs peu traités dans le texte de la Commission). Vous pouvez chercher, ces formulations pourtant essentielles de la responsabilité collective et de la sécurité collective ne figurent nulle part dans le texte de la Commission.
Ce n’est évidemment pas un hasard si ce qui définit fondamentalement ce que devrait être la responsabilité, disparaît ainsi. Aujourd’hui, plus qu’hier encore, nous avons besoin d’une exigence et d’une démarche collectives. C’est un grand acquis conceptuel, institutionnel et politique issu des leçons administrées par le 20ème siècle et ses deux guerres mondiales. Il est consternant et totalement inacceptable que cette notion historique de responsabilité collective puisse être ainsi effacée sans vergogne alors qu’elle fait partie de notre histoire, c’est à dire de l’histoire collective et tragique la plus récente des peuples du monde. La Commission et le HR-VP se rendent-ils vraiment compte du recul éthique et politique qu’ils signent et qu’ils font assumer à l’Union européenne ? Se rendent-ils vraiment compte de leur… responsabilité ?
Sur l’ONU.
Évidemment, parler de multilatéralisme ne se peut faire sans référence aux Nations-Unies qui, rappelons-le, ont effectivement installé le concept de responsabilité collective et sa légitimité historique dans l’ordre juridique international. Regardons d’un peu plus près le traitement infligé à l’ONU dans la Communication de la Commission. De façon systématique, l’UE définit son rôle international comme si son propre statut était équivalent à celui des Nations-Unies. Comme si son propre rôle pouvait ressortir des mêmes prérogatives que celles appartenant à l’ONU. Le langage utilisé ne cesse d’illustrer ce consternant parti-pris. L’UE contribue, aide, coopère, joue un rôle moteur, appuie des actions… Elle se définit comme une « partenaire » ou une « alliée » naturelle des Nations-Unies. C’est à dire qu’ici encore la Commission de l’UE se refuse clairement à prendre en considération et à respecter ce qu’il y a d’essentiel. En l’occurrence l’ONU comme seule organisation universelle légitime en capacité de dire le droit et de définir l’action collective nécessaire sur le plan international.
L’UE cherche à s’identifier comme un acteur du même niveau, ayant les mêmes responsabilités et fonctions que l’ONU dans l’ordre international. Cette prétention à vouloir monter en selle sur un cheval qui n’est pas le sien a une double conséquence. L’UE s’attribue une compétence qu’elle ne possède pas. Elle contribue ainsi – c’est probablement l’objectif principal – à fragiliser et à dévaloriser (au sens propre d’enlever de la valeur) le rôle et la légitimité des Nations-Unies. C’est naturellement irrecevable. L’UE ne peut ni s’octroyer des pouvoirs qu’elle n’a pas, ni tenter de réduire les Nations-Unies au statut d’acteur ordinaire. Les Nations-Unies constituent en effet, depuis 1945, un système international de valeurs et de droit unique et universel qu’il n’est pas possible de réduire à un statut commun ou subalterne.
Dans son texte l’UE sait parfaitement user de l’ambiguïté des formulations pour faire illusion. « L’UE et ses États membres – souligne la Communication de la Commission – sont et resteront d’ardents défenseurs d’un ordre international fondé sur des règles, qui s’articule autour des Nations-Unies ». Mais pourquoi écrire « autour des… » ? Pourquoi une telle distanciation vis à vis des Nations-Unies ? Non, l’ordre international ne doit pas « s’articuler autour » des Nations-Unies… comme s’il s’agissait là de deux entités ou de deux projets qu’il faudrait conjuguer malgré leurs différences. L’ordre international devrait, en effet, être l’expression même, l’émanation directe de la Charte des Nations-Unies, des buts et des principes définis dans cette Charte. C’est pour cela que l’ONU a été créée après la 2ème Guerre mondiale. Et s’il n’en est pas ainsi aujourd’hui c’est parce que l’affirmation des logiques de puissance et l’exercice de la force dominent les relations internationales et structurent celles-ci d’abord sur les rapports de force et les rivalités. Avec moins d’hypocrisie, l’UE aurait dû rappeler cette réalité géopolitique durable et, hélas, en plein essor actuellement.
On pourrait penser que dans un tel contexte, l’UE cherche à donner aux Nations-Unies un rôle, une dimension, une responsabilité politique plus fortes. Malgré quelques formulations qui visent à le faire croire, il n’en est rien. Dans sa Communication la Commission confirme qu’elle veut agir, lorsqu’elle le décide, sans mandat des Nations-Unies, par exemple pour infliger des sanctions dites « autonomes », ou bien dans le cadre d’opérations politico-militaires de gestion de crises. Dans ce type de configuration, l’UE fait comme si elle disposait des prérogatives nécessaires, les mêmes que celles de l’ONU, pour s’engager dans des missions qu’elle aurait décidé et défini elle-même. A ceux qui pourraient s’étonner de voir l’UE s’octroyer un tel droit unilatéral d’intervention, dont les dimensions relèvent du politique, du sécuritaire et de l’exercice de la force… il faut rappeler que c’est exactement ce que prévoit le Traité sur Union Européenne (TUE) depuis sa finalisation en 2012. Selon le TUE (article 42, §4) les décisions relatives à la politique de sécurité et de défense commune, y compris celles portant sur le lancement d’une mission, sont adoptées par le Conseil statuant à l’unanimité, sur proposition du HR-VP ou sur l’initiative d’un État membre. Il n’est donc nullement question d’un mandat explicite de l’ONU, d’une résolution pour légitimer et légaliser une mission européenne. Il est simplement indiqué (article 4, §1) que l’Union peut user de sa « capacité opérationnelle » en conformité avec les « principes de la Charte des Nations-Unies ». L’ONU ?.. l’UE en parle mais elle ne la respecte pas. Dans les faits elle ne la (re)connaît pas.
Il est donc inadmissible que la Communication de la Commission puisse de facto définir l’UE comme un acteur stratégique qu’elle qualifie « d’autonome » au point de s’exonérer du droit international, des buts, des principes et des compétences propres de l’ONU. Ici encore, l’UE ne veut pas s’inscrire dans le système des Nations-Unies, mais à côté et même contre les règles de ce système. Des règles auxquelles elle ne cesse pourtant de se référer pour tenter de se légitimer elle-même. On peut appeler ça une instrumentalisation du droit et du multilatéralisme au profit une logique unilatérale et d’une ambition de puissance.
Et c’est là le problème… L’idée d’une Europe-puissance n’a cessé de hanter les partisans de l’intégration néolibérale et euro-atlantique depuis des décennies. Et la profonde mutation géopolitique en cours depuis la chute du mur de Berlin pousse effectivement les Européens (mais avec tant de divisions et de difficultés) vers une « autonomie stratégique » qu’ils ne conçoivent qu’en termes de puissance, de rivalités et de capacités militaires. Même ce qu’ils osent appeler le multilatéralisme s’inscrit donc dans cette quête du Graal de la puissance et des moyens pour la guerre.
Sur la nature des ambitions européennes
La « vertu » essentielle du multilatéralisme et du système de l’ONU c’est d’offrir un cadre institutionnel universel dans lequel tous les acteurs, quelles que soient leurs différences, leurs contradictions voire leurs hostilités mutuelles peuvent s’expliquer, se parler et s’écouter, peuvent faire prévaloir la diplomatie, dire le droit, négocier des solutions faisant consensus, coopérer pour créer des missions, des programmes, des budgets… tout cela dans un cadre unique, dans l’esprit et l’exigence de la responsabilité collective. C’est irremplaçable….même si cela mérite aujourd’hui des réformes et des renforcements.
Mais la Communication de la Commission cherche-t-elle vraiment à renforcer ce cadre et les pratiques qui vont avec ? Certainement pas. Malgré ses ambiguïtés et son hypocrisie, ce texte ne peut masquer un choix de fond. Ce choix est celui d’une démarche d’alliances et de coalitions politiques, voire stratégiques, dans un esprit de confrontations. On est loin du multilatéralisme. La Communication de l’UE énonce clairement qu’il est nécessaire de « faciliter la création d’alliances », qu’il faut « constituer et renforcer des coalitions de partenaires partageant les mêmes valeurs ». Elle précise par exemple qu’il est nécessaire de « former une coalition de pays partageant les mêmes intérêts pour une gouvernance des technologies de l’intelligence artificielle ».
L’idée est très explicitement exprimée : « un système multilatéral performant constitue un intérêt stratégique à part entière de l’UE ». L’UE impose et intègre ses propres intérêts stratégiques dans sa conception d’un multilatéralisme conçu comme… instrument de combat. Elle valide ce comportement avec une telle insistance que l’on peut se demander ce qui peut rester du multilatéralisme et de la responsabilité collective dans une telle conception des relations internationales.
Ce choix conduit d’ailleurs l’UE à prôner une approche coordonnée et stratégique pour l’échange d’informations et pour les nominations aux postes de direction au sein des organisations multilatérales.
Certes, on ne peut reprocher à des États membres de l’ONU ou d’une quelconque organisation internationale de se concerter avec d’autres États dans de telles enceintes, mais la démarche de l’UE vise clairement à systématiser et privilégier les alliances et les coalitions stratégiques dans un cadre institutionnel précisément conçu pour les dépasser. Ici non plus il ne s’agit pas d’un hasard mais d’un choix politique. C’est en effet l’orientation définie par Joe Biden, au nom du « retour de l’Amérique », celle de la constitution d’une nouvelle alliance globale dite des démocraties contre les régimes autoritaires. Cette conception de confrontation est très significative des logiques de puissance. Elle s’intègre dans les institutions et les fonctionnements du multilatéralisme onusien. Elle constitue ainsi un problème réel et même une menace pour l’avenir des relations internationales. Le fait que l’UE puisse appuyer, alimenter cette stratégie de la nouvelle Administration américaine confirme, sans surprise, le tropisme otanien de l’Union européenne, mais aussi l’attachement pour le moins très relatif du Président Biden au multilatéralisme. On a pas fini de décrypter les caractéristiques de la phase post-Trump de l’ordre international.
On assiste en réalité, dans le contexte actuel, à un durcissement stratégique et autoritaire global. Partout s’impose, même si c’est à des degrés très divers et dans des formes différentes, le triptyque infernal de la puissance, de la force et de l’autoritarisme dans la décomposition de l’ordre international libéral installé après 1945 sous tutelle américaine. Alors que le défi essentiel serait justement de reconstruire une nouvelle espérance commune dans un ordre de responsabilité collective. On est surpris par la contradiction béante entre la dimension des défis globaux, stratégiques, écologiques, sociaux, sanitaires, démocratiques… et la dangereuse vision, ou l’absence de vision de l’histoire qui domine aujourd’hui malgré les dramatiques avertissements qui assaillent notre quotidien et annoncent un avenir problématique. 22 02 21
1) « Communication conjointe au Parlement européen et au Conseil relative au renforcement de la contribution de l’UE à un multilatéralisme fondé sur des règles », JOIN (2021) 3 final, Bruxelles, 17 02 2021. https://eeas.europa.eu/sites/eeas/files/fr_strategy_on_strengthening_the_eus_contribution_to_rules-based_multilateralism.pdf