DOCUMENT. La situation des droits humains dans le monde.

Amnesty International – Rapport 2022/23

Je publie intégralement ci-dessous la préface de ce rapport, signée par Agnès Callamard, Secrétaire générale d’Amnesty International (1). Ce rapport accorde naturellement une place importante à la question des droits humains dans le contexte de la guerre en Ukraine. Mais on retiendra la (légitime) critique, exprimée par Madame Callamard, du deux poids deux mesures caractérisant les choix effectués par les puissances occidentales. Le monde occidental, explique-t-elle, ne peut pas tolérer des actes d’agression similaires dans d’autres pays que l’Ukraine « uniquement parce que ses intérêts sont en jeu ». La Secrétaire générale donne quelques exemples, notamment concernant Israël. Elle souligne que ces exemples témoignent d’une approche ou d’un soutien sélectif et intéressé de l’Occident quant aux droits fondamentaux. Le rapport montre plus généralement ce que Agnès Callamard désigne à juste titre comme une « régulière détérioration du respect des droits fondamentaux et de l’état de droit dans le monde ». C’est effectivement une caractéristique des évolutions de l’ordre international. Un rapport à lire. En accès libre sur Internet : https://www.amnesty.org/fr/documents/pol10/5670/2023/fr/

1) Vous trouverez sur ce blog, en date du 19 juin 2019, l’intégralité du rapport d’Agnès Callamard, en tant que Rapporteure spéciale des Nations-Unies, sur l’assassinat de Jamal Khashoggi.

Les organisations de défense des droits humains dénoncent depuis plus de

10 ans une régulière détérioration du respect des droits fondamentaux et de

l’état de droit dans le monde. Comment l’année 2022 s’inscrit-elle dans cette

tendance générale ? Avons-nous vécu une nouvelle année catastrophique en

matière de droits humains ? Les normes internationales ont-elles été plus que

jamais bafouées ? Et si tel est le cas, que doit faire la communauté mondiale

pour remédier à la situation ?

En février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine dans un déferlement de

violence militaire, qui s’est abattu sur une population et un pays en paix. En

quelques mois, des infrastructures civiles ont été détruites, des milliers de

personnes ont été tuées et bien d’autres encore ont été blessées. L’intervention

de la Russie a précipité une crise énergétique à l’échelle de la planète et a

contribué à l’affaiblissement des systèmes de production et de distribution des

denrées alimentaires, entraînant une crise alimentaire mondiale qui continue

de toucher de manière disproportionnée les pays pauvres et les personnes

racisées.

Moins d’une semaine après le début de l’invasion, le procureur de la CPI a

annoncé l’ouverture d’une enquête sur les crimes de guerre commis en

Ukraine. Le 2 mars, l’Assemblée générale des Nations unies a condamné, à

l’écrasante majorité de ses membres, l’invasion menée par la Russie,

considérée comme un acte d’agression. Parallèlement, les pays européens,

qui rejetaient depuis longtemps les réfugié·e·s, ont ouvert leurs frontières aux

Ukrainiennes et aux Ukrainiens en quête de sécurité.

Les appels en faveur de la justice et d’enquêtes concernant les crimes de

guerre se sont fait entendre avec force tout au long de l’année 2022. Peut-être

portés par cette vague, les États membres de l’ONU ont adopté lors de leur

Assemblée générale une résolution destinée à contrer le droit de veto détenu

par les membres du Conseil de sécurité, qui était une cause majeure de la

faiblesse de l’institution.

L’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine pourrait-elle susciter un

réveil plus large ? Pourrait-elle finalement permettre au monde de s’unir autour

des droits fondamentaux et des valeurs universelles ?

DAVANTAGE DE CONFLITS, TOUJOURS PLUS MEURTRIERS

La guerre a continué de faire rage en Éthiopie. Considérée comme l’un des

conflits les plus meurtriers de l’histoire récente, elle aurait fait, selon certaines

estimations, plusieurs centaines de milliers de morts, dont beaucoup auraient

été tués à l’abri des regards, dans le cadre d’une campagne de nettoyage

ethnique discrètement menée contre les Tigréen·ne·s au Tigré occidental.

L’année 2022 a également été la plus meurtrière de la dernière décennie

pour les Palestinien·ne·s de Cisjordanie. Au moins 151 personnes, dont

plusieurs dizaines d’enfants, ont été tuées par les forces israéliennes, la

plupart dans le cadre de raids militaires et d’opérations d’arrestations qui se

sont multipliés. Au Myanmar, l’armée a systématiquement mené des

opérations punitives contre les populations karen et kayah du pays. Des

centaines de civil·e·s ont ainsi été tués et au moins 150 000 personnes ont été

déplacées. Ailleurs, comme en Haïti, au Mali, au Venezuela ou au Yémen,

entre autres, la population civile a également été victime de conflits armés ou

de violences systémiques, avec le cortège d’atteintes aux droits humains qui

les accompagne.

DES CATASTROPHES CLIMATIQUES QUI SE MULTIPLIENT, DAVANTAGE

DE PÉTROLE ET MOINS DE RÉPARATIONS

Le coût catastrophique de la crise climatique hors de contrôle est apparu

dans toute son ampleur en 2022. Les inondations, les épisodes de

sécheresse, les vagues de chaleur et les incendies ont fait de nombreuses

victimes, privé d’innombrables êtres humains de logement et de moyens de

subsistance et accru l’insécurité alimentaire.

Pourtant, face à toutes ces calamités, les dirigeant·e·s du monde, lorsqu’ils

se sont retrouvés pour la 27e Conférence des Nations unies sur les

changements climatiques (COP27) en Égypte, ne sont pas parvenus à prendre

les mesures nécessaires pour maintenir la hausse moyenne des températures

à la surface du globe sous le seuil de 1,5 °C. Les États ont refusé de s’attaquer

au premier facteur responsable du réchauffement climatique : la production et

l’utilisation des carburants fossiles.

La coopération internationale destinée à limiter la hausse des températures

n’a pas fonctionné et les négociations n’ont pas permis d’obtenir les

engagements nécessaires à l’abandon progressif de toutes les énergies

fossiles. Des progrès ont cependant été enregistrés en matière d’aide

financière aux pays les plus touchés par les catastrophes climatiques, avec la

mise en place d’un fonds pour pertes et préjudices, qui constituait une lueur

d’espoir pour celles et ceux qui se trouvaient en première ligne de la crise

climatique. Ce fonds était cependant loin d’être opérationnel et on attendait

toujours les 100 milliards de dollars des États-Unis de financement climatique

annuel promis par les pays riches aux pays en développement depuis 2009.

De leur côté, les six plus grandes compagnies pétrolières du monde

occidental ont enregistré en 2022 des bénéfices avant impôts record (plus de

200 milliards de dollars des États-Unis). Ce résultat extraordinaire n’était pas

simplement le fruit de l’agression de la Russie contre l’Ukraine et de l’envolée

des prix de l’énergie qu’elle a entraînée. Il témoignait du peu de cas fait par le

secteur des carburants fossiles, en toute connaissance de cause, des dégâts

causés au climat et à l’environnement par ses activités, ainsi que de sa

réticence à envisager des indemnisations et des réparations.

DEUX POIDS, DEUX MESURES

La pandémie de COVID-19, puis la guerre en Ukraine, ont plus que jamais

accentué le principe du « deux poids, deux mesures ». Les pays riches ont

accumulé des stocks de vaccins anti-COVID-19 et affaibli les systèmes

multilatéraux de redistribution, contribuant ainsi à aggraver les inégalités. La

situation n’a manifestement guère changé en 2022. Les pays riches n’ont rien

fait pour atténuer le poids écrasant de la dette qui pesait sur les pays en

développement.

L’agression de la Russie contre l’Ukraine est également une guerre contre

les valeurs universelles et les mécanismes multilatéraux destinés à les faire

respecter. S’il veut gagner cette guerre, le monde occidental ne peut pas dans

le même temps tolérer des actes d’agression similaires dans d’autres pays

uniquement parce que ses intérêts sont en jeu. Or, le silence assourdissant

qui a entouré les violations des droits humains commises en Arabie saoudite

et en Égypte montre bien que l’Occident ne semble pas toujours appliquer les

mêmes critères. Comme lorsqu’il fait preuve d’incohérence face aux graves

conséquences d’autres conflits en matière de droits fondamentaux, y compris

face à des crimes contre l’humanité, ou lorsqu’il s’agit d’accorder une

protection aux personnes qui cherchent à fuir les violences.

En Israël et dans les territoires occupés, le système d’apartheid s’est encore

renforcé en 2022. Les gouvernements israéliens successifs ont déployé des

mesures contraignant toujours plus de Palestinien·ne·s à partir de chez eux,

développant les colonies illégales et légalisant les implantations existantes en

Cisjordanie occupée. Plutôt que d’exiger qu’il soit mis fin à ce système

d’oppression, nombre de gouvernements occidentaux ont préféré s’en prendre

à celles et ceux qui dénonçaient l’apartheid mis en place par Israël. Les portes

de l’UE, grandes ouvertes pour accueillir les réfugié·e·s ukrainiens fuyant

l’agression russe, sont restées fermées pour les personnes qui espéraient

échapper à la répression en Afghanistan et en Syrie. Entre septembre 2021 et

mai 2022, les États-Unis ont expulsé plus de 25 000 Haïtien·ne·s, souvent

après les avoir placés en détention et leur avoir infligé des actes de torture et

d’autres mauvais traitements motivés par un racisme à l’égard des personnes

noires.

Ces quelques exemples n’ont fait que confirmer au reste du monde que

l’Occident avait une approche sélective et intéressée du soutien aux droits

fondamentaux, ce qui fragilisait l’appui international à l’Ukraine. Cette politique

du deux poids, deux mesures ne profite pas qu’aux puissances occidentales.

Ainsi, malgré les violations des droits humains généralisées, constituant de fait

des crimes contre l’humanité, perpétrées contre les Ouïghour·e·s et d’autres

minorités musulmanes, la Chine continuait d’échapper à toute condamnation

internationale de la part de l’Assemblée générale et du Conseil des droits de

l’homme de l’ONU.

LA PROTECTION DES DROITS AU NIVEAU NATIONAL

Celles et ceux qui disent que la réaction de la communauté internationale

face à l’agression russe marque l’avènement d’une ère nouvelle, où le système

mondial serait fondé sur des valeurs et sur l’état de droit, oublient

malheureusement que les droits fondamentaux sont de moins en moins

garantis par les États au niveau national.

Au Brésil, au Canada, en Suède, en Tanzanie, au Viêt-Nam et ailleurs, les

droits des populations autochtones ont été violés à chaque fois que l’État a

manqué à son devoir de les protéger face aux expropriations réalisées par de

grandes entreprises ou par les pouvoirs publics.

La Cour suprême des États-Unis a invalidé la garantie d’accès à

l’avortement, considérée depuis des années comme étant protégée par la

Constitution, remettant ainsi en cause l’exercice par des millions de femmes,

de filles et d’autres personnes de droits essentiels tels que les droits à la vie, à

la sécurité et à la non-discrimination. En Afghanistan, les talibans ont imposé

des restrictions draconiennes, refusant aux femmes et aux filles les droits à

l’éducation, au travail et à l’autonomie, tout en proclamant haut et fort le devoir

de soumission de la femme à l’homme. En Iran, la « police des mœurs » a tué

Mahsa Amini parce qu’elle ne portait pas son foulard comme il fallait. La mort

de cette jeune fille a déclenché des manifestations dans tout le pays, au cours

desquelles d’autres femmes et filles ont été blessées, arrêtées ou tuées.

L’érosion de nos libertés de manifester et de nous exprimer s’est accélérée

en 2022, au point de devenir un véritable effondrement. En Russie, des

organes de presse ont été traduits en justice et fermés pour avoir simplement

osé mentionner la guerre en Ukraine. Des journalistes étaient emprisonnés en

Afghanistan, en Éthiopie, au Myanmar, en Russie et dans des dizaines

d’autres pays. La technologie était utilisée comme une arme contre de

nombreuses personnes, pour les réduire au silence, empêcher des

rassemblements publics ou faire de la désinformation. En Iran, au Pérou ou au

Sri Lanka, entre autres, des manifestant·e·s pacifiques se sont retrouvés face à

un arsenal répressif toujours plus large, depuis la matraque jusqu’aux balles

réelles, en passant par le gaz lacrymogène et les projectiles en caoutchouc. Au

Royaume-Uni, une loi répressive a accru les pouvoirs de la police, tout en

limitant l’exercice du droit de manifester pacifiquement.

Nous avons été témoins d’actes de résistance exemplaires, par exemple de

la part de ces femmes afghanes descendant dans la rue pour manifester

contre le régime des talibans, ou de ces Iraniennes publiant sur Internet des

vidéos d’elles en train de se couper les cheveux en signe de protestation

contre les lois scélérates sur le port obligatoire du voile. Le fait que, face à la

répression, des milliers de gens se soient néanmoins unis pour écrire, signer

des pétitions ou descendre dans la rue est en soi rassurant. Ce faisant, ces

femmes et ces hommes rappellent à celles et ceux qui sont au pouvoir que

nos droits d’exiger le changement et de nous rassembler librement ne peuvent

nous être retirés.

POUR CONCLURE

L’année 2022 a peut-être marqué un tournant dans l’histoire de l’ordre

mondial. Elle aura sans conteste donné lieu à un retour sur le devant de la

scène de l’Alliance atlantique. Il aurait été difficile d’imaginer en 2021, au

lendemain du chaotique retrait d’Afghanistan, que la coopération entre les

États-Unis et les autres puissances occidentales atteindrait de nouveau un tel

niveau.

Il n’y a cependant pas eu de changement de cap sur le front des droits

humains. La chute s’est malheureusement poursuivie, sans le moindre signe

de ralentissement. L’agression russe a contribué à déstabiliser encore

davantage un système multilatéral déjà affaibli par des décennies de mépris

du droit international de la part de grandes puissances agissant en toute

impunité. La guerre a détourné non seulement des ressources, mais

également l’attention, de la crise climatique, d’autres conflits plus anciens et

de bien des souffrances humaines partout dans le monde.

La réponse de l’Occident à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a également

mis en évidence sa politique du deux poids, deux mesures et la mollesse de

ses réactions face à tant d’autres violations de la Charte des Nations unies,

une attitude qui n’a fait qu’alimenter l’instabilité et l’impunité.

Si, pour l’avenir, il est une leçon à tirer de la guerre d’agression menée par

la Russie, c’est qu’il est fondamental de disposer d’un ordre international

fondé sur des règles appliquées de manière effective et cohérente. Les

responsables à la tête de la coalition qui soutient l’Ukraine doivent redoubler

d’efforts et nouer de nouveaux partenariats pour réaffirmer leur engagement

en faveur d’un système international au service de la majorité de la population

mondiale.

L’année 2023 sera celle du 75e anniversaire de la Déclaration universelle

des droits de l’homme, un document né des cendres d’une guerre mondiale.

N’attendons pas que la planète s’embrase une fois de plus pour vivre enfin

dans le respect de libertés et de principes acquis au prix de millions de vies.

2023 doit marquer un tournant en matière de protection des droits humains.

À défaut, les dirigeant·e·s du globe commettraient une trahison qui pourrait

mener le monde au bord de l’abîme. (02 04 23)

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