En dépit des évidences, les autorités françaises et plus généralement occidentales, n’ont cessé de le marteler : nous ne sommes pas en guerre contre la Russie. On sait que la réalité est bien différente. Les fuites de documents secrets du Pentagone nous en offrent une nouvelle démonstration.

Quelques semaines avant l’invasion russe de l’Ukraine d’importantes rencontres diplomatiques officielles se sont tenues, du 11 au 13 janvier 2022, à Genève (entre la Russie et les États-Unis), à Bruxelles (entre la Russie et l’OTAN) et à Vienne (entre la Russie et l’OSCE). Il s’agissait de discuter notamment des vives tensions sur l’Ukraine, les enjeux de sécurité en Europe et les propositions russes en la matière. Ces négociations furent un échec. Je l’explique dans mon livre « Poutine, l’OTAN et la guerre », pages 27 à 35 (1). Mais ces rencontres de haut niveau ont clairement mis en évidence le cadre politique et stratégique majeur qui surdétermine le conflit : la confrontation USA-OTAN / Russie. Si l’Ukraine constitue le terrain et « l’objet » de la guerre, le fondement et la cause stratégique de celle-ci est beaucoup plus global. Il s’agit de l’ordre international, des rapports de forces, des logiques de puissance à l’œuvre et de la bataille pour les zones d’influence, jusqu’aux conséquences des confrontations internationales après l’effondrement de l’URSS. Pourquoi cette évidence est-elle le plus souvent récusée avec tellement d’insistance ?
Le 24 février 2022, le Président russe lance ses blindés en territoire ukrainien, en totale négation de la Charte des Nations-Unies et du droit international. Et ce même jour, dans un nouveau discours pour expliquer l’agression qu’il commande, dès les premiers mots, il accuse l’OTAN et dénonce son extension à l’Est. Lui aussi définit ainsi le cadre du conflit et sa dimension stratégique. La Russie, on le sait, met en cause cet élargissement jusqu’à ses propres frontières.
En vérité, on ne peut s’étonner que les puissances occidentales, afin d’échapper à leurs propres responsabilités, et pour ne pas accepter une quelconque mise en cause des acquis stratégiques des années 90, aient pu systématiquement refuser d’acter ces réalités significatives. Pourtant, nul ne pouvait ignorer les sérieuses problématiques soulevées par cette extension unilatérale, avec le déséquilibre stratégique ainsi effectivement provoqué. Les risques de sécurité en furent alors décuplés, surtout dans un contexte de régression inquiétante du multilatéralisme, et de décomposition de l’architecture de sécurité internationale. Et puis, en déniant toute responsabilité dans les causes de la guerre, les puissances de l’Alliance atlantique s’octroient une « bonne » raison de décliner toute responsabilité dans un processus politique pouvant conduire à une solution négociée. C’est tellement pratique…
On ne peut comprendre les (mauvaises) raisons de la guerre si l’on ne situe pas ses causes et ses enjeux dans le cadre historique et politique plus général, alors dominant. L’énorme pression médiatico-politique exercée depuis, afin d’évacuer cette nécessité essentielle, s’est donc concentrée dès le départ sur les soit-disant obsessions perverses et bellicistes du Président russe, sur sa paranoïa, sur le syndrome de l’hubris, sur ses maladies réelles ou supposées : cancer, maladie de Parkinson, sans oublier les effets secondaires des médicaments… Bref, de quoi faire oublier qu’une montée à la guerre c’est toujours une page d’histoire, et jamais le seul fruit des décisions d’une seule personne fut-elle le premier dirigeant d’une puissance qui compte.
Un secret de Polichinelle
Les réalités, cependant, ne se laissent pas congédier et manipuler aisément. Dans « Poutine, l’OTAN et la guerre », ouvrage écrit dans les six premiers mois de la guerre, j’ai fait état (en citant une source très crédible) des forces spéciales occidentales participant à la guerre, en Ukraine, au côté des forces ukrainiennes (voir page 105). Aujourd’hui, la fuite d’une multitude de documents classifiés issus du Pentagone (y compris top-secrets) diffusés sur des médias dits sociaux et mentionnés dans la presse (surtout américaine et britannique) dévoilent ce secret de Polichinelle : des forces spéciales des pays de l’OTAN (parmi les « meilleures au monde » sur le plan militaire) sont en action sur le terrain de la guerre, au côté de l’armée ukrainienne.
Il faudra du temps pour clarifier les choses, pour mesurer l’ampleur et la nature de ces fuites, leur signification réelle et leur crédibilité. Certains documents auraient été modifiés ou trafiqués pour des raisons politico-militaires, en faveur de la Russie. Notons cependant que certains organes de presse, dont le New York Times, « ont rapporté que des fonctionnaires américains reconnaissent que de nombreux documents sont authentiques » (2). Le Washington Post le confirme (3).
Selon les informations divulguées il y aurait donc aujourd’hui (mais cela peut varier) une centaine de militaires d’élite actifs sur le terrain (97 exactement) pour des missions spécifiques non précisées : logistique, livraisons d’armes, infiltration, surveillance, entraînement ?.. beaucoup de choses sont possibles pour cette fine fleur sur-entraînée du combat occulte. Cette implication directe des pays de l’OTAN dans la guerre s’ajoute à l’aide en renseignement militaire « en temps réel » fournie en particulier par les États-Unis au forces de Kiev qui peuvent ainsi atteindre des cibles russes (souvent dites de haute valeur) avec efficacité et précision. La leçon est simple : lorsque votre ami vous aide à tuer votre ennemi… il ne peut pas prétendre ne pas participer aux combats.
Selon les informations rendues publiques, il y aurait ainsi, en Ukraine, 50 militaires britanniques, 17 lettons, 15 français, 14 américains et 1 hollandais… Naturellement, les autorités concernées ont démenti ces faits. C’est le cas en France par la voix de Sébastien Lecornu, Ministre des forces armées. C’est aussi le cas en Grande-Bretagne où le Ministère de la défense a fait valoir « un sérieux niveau d’inexactitude ». Ce qui ne constitue pas, remarquons-le, un démenti formel.
Évidemment, on se doute que les autorités concernées ne vont pas confirmer urbi et orbi que… oui, bien sûr, des militaires d’élite participent effectivement aux combats contre la Russie… Tout ce qui concerne les forces spéciales reste, en effet, du domaine secret ou discret. Avec des limites. Comme dit BBC News « ces documents confirment ce qui a fait l’objet de spéculations discrètes pendant plus d’un an » (4).
On observe l’engagement particulièrement avancé des forces spéciales britanniques (plus de la moitié de l’effectif total), avec des unités parmi les plus secrètes et les plus aguerries de l’armée britannique : le SAS (Special Air Service) (5), le « Special Boat Service », le « Special Reconnaissance Regiment », le « 18 (UKSF) Signal Regiment ». Selon le quotidien The Guardian, ces forces ne sont pas soumises à un contrôle parlementaire externe. Le Guardian souligne aussi que « les documents suggèrent que les forces spéciales pourraient faire partie d’un commandement des forces spéciales de l’OTAN coordonné par le Quartier général des opérations spéciales de l’Alliance… » (6).
Bref, après les documents divulgués en 2013 par Edward Snowden, ex-contractant de la National Security Agency (NSA), les autorités américaines, malgré toutes leurs capacités, ont quand même quelques soucis à se faire quant à leur maîtrise du renseignement. Nobody is perfect… On pourra observer la discrétion des grands médias français sur cette affaire. D’une façon générale, il est bien davantage question de l’origine des fuites que du contenu des documents divulgués. On est jamais trop prudent…
Pour écrire cet article, j’ai consulté divers organes de presse et médias, en particulier : The Guardian, BBC News, The Telegraph, euronews (en anglais), Sky News, Reuters, The Washington Post, The New York Post. JF 13 04 2023.
1) « Poutine, l’OTAN et la guerre. Sur les causes et les enjeux d’une sale guerre en Ukraine », éditions du Croquant, J. Fath, octobre 2022.
2) Voir « Up to 50 special forces present in Ukraine this year, US leak suggest », Harry Davies and Manisha Ganguly, The Guardian, April 11, 2023. https://www.theguardian.com/uk-news/2023/apr/11/up-to-50-uk-special-forces-present-in-ukraine-this-year-us-leak-suggests?CMP=Share_AndroidApp_Other
3) Voir « The discord leaks », Adam Taylor, The Washington Post, April 12, 2023. https://www.washingtonpost.com/world/2023/04/10/faq-leaked-pentagon-documents/
4) « Ukraine war : leak shows western special forces on the ground », Paul Adams and George Wright, BBC News, April 12, 2023. https://www.bbc.com/news/world-europe-65245065
5) Célèbre unité spéciale créée en 1941 par le Lieutenant britannique David Stirling. Cette unité de forces spéciales a joué un rôle majeur dans de grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale, notamment en France, dans le cadre du débarquement de juin 1944 en Normandie.
6) « Up to 50 UK special forces present in Ukraine, US leak suggests »… article déjà cité.