L’OMS, acteur de la santé globale…

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« L’OMS est le seul acteur de la santé globale qui a joué un rôle important, mais sa réforme est nécessaire »

Un article sur BASTAmag, de Jean-Paul Gaudillière et Christoph Gradmann

Malgré ses défauts, l’Organisation mondiale de la santé a montré qu’elle était indispensable, alors que les nouveaux acteurs privés de la « santé globale », comme la fondation Bill et Melinda Gates, sont demeurés « muets » face au covid-19. Mais les menaces de Donald Trump fragilisent l’institution. Tribune.

Le 15 avril dernier, Donald Trump annonçait suspendre la contribution des États-Unis au budget de l’OMS en attendant que son gouvernement enquête sur l’attitude de l’organisation vis-à-vis de la Chine. En version Tweet, le message était plus clair : si l’OMS n’avait pas couvert les silences et dénis de la Chine, l’administration Trump n’aurait pas aujourd’hui à faire face à une double catastrophe sanitaire et économique, et à une crise majeure de leadership. La plupart des commentateurs européens ont pris cet épisode pour ce qu’il est : la quête d’un bouc émissaire et la poursuite d’une offensive de long terme contre les Nations Unies en particulier, et contre le multilatéralisme en général.

Une longue tradition d’hostilité américaine

Trump s’inscrit dans une longue tradition d’hostilité américaine. Depuis sa création, et même lorsqu’ils estimaient que dominer le dispositif onusien était indispensable à la bonne gestion de la guerre froide, les États-Unis ont toujours considéré l’OMS – plus encore que toute autre organisation des Nations Unies – comme une institution bureaucratique et inutile. En 1946, arguant d’une expérience satisfaisante avec l’Organisation Pan Américaine de la Santé, les États-Unis plaidaient « non » pour la création d’une agence de l’ONU, défendant des coordinations régionales et l’extension des programmes d’aide bilatérale. Leur ralliement au projet d’OMS s’est fait à contrecœur. La politique sanitaire internationale de Washington, tout au long des années 50 à 70, a privilégié la construction d’alliances ad hoc avec l’Unicef, l’OMS, la Banque mondiale ou le Pnud (Programme des Nations Unies pour le développement).

La décolonisation, l’adhésion des nouveaux États-nations issus des indépendances et les transformations de l’OMS qui en ont résulté n’ont fait que renforcer ces réserves. La démocratie des États, qui est la norme de l’Assemblée mondiale de la santé, veut en effet que les choix d’orientation et les investissements budgétaires de l’organisation soient décidés selon le principe « un pays, une voix » alors que les contributions au financement de l’institution se font en proportion du PIB. De loin le premier contributeur, les États-Unis ont toujours jugé que leur influence n’était pas à la hauteur de leur apport.

Le pari d’une médecine plus sociale rejeté par Ronald Reagan

Pire, dans les années 70, l’OMS, sous la direction du danois Halfdan Mahler, se fait la porte-parole du « Tiers monde » avec l’adoption, en 1978, d’une stratégie dite des soins de santé primaire, participant largement de la revendication d’un nouvel ordre économique mondial et d’une révision des politiques d’aide au développement. Nombre des grands programmes conçus au Nord se sont révélés inadéquats et peu efficaces, du fait de leurs limites opérationnelles (la résistance des moustiques au DDT dans le cas des programmes malaria), ou de leur caractère socialement inacceptable (comme dans le cas des politiques de stérilisation pour le contrôle des naissances). L’OMS fait alors le pari d’une médecine plus sociale que technique.

Une stratégie « horizontale », en quelque sorte, qui consiste alors à revendiquer un droit à la santé en général, à lier intervention sanitaire et développement, à réduire le rôle des transferts de technologies de pointe au profit des ressources locales et à accorder la priorité aux populations rurales, aux centres de soins de proximité et à l’implication des « communautés ». Contrairement à ce que suggérait le slogan officiel de l’OMS, « la santé pour tous en 2000 », l’ordre du jour n’était pas « toute la santé, pour tous » mais une stricte priorisation des besoins dits « de base », en l’occurrence : la lutte contre les maladies infectieuses, et la santé maternelle et infantile.

L’arrivée à la Présidence de Ronald Reagan a marqué le début d’une offensive en règle contre cette stratégie. Le point d’orgue en est (déjà) la suspension, au milieu des années 80, de la contribution budgétaire des États-Unis, en représailles au soutien que l’OMS accordait à la priorisation, par et pour les pays du Sud, des médicaments génériques avec l’adoption de listes de médicaments « essentiels » et la mise en avant des producteurs locaux. Pour les États-Unis – et en cela ils partageaient le point de vue de la fédération des syndicats de la grande industrie pharmaceutique – la notion même de médicaments « essentiels » pose un problème puisqu’elle implique de relativiser, dans une perspective de santé publique, l’utilité des médicaments les plus récents et les plus coûteux car encore sous brevet.

L’analyse coût-efficacité comme nouvelle boussole

L’épisode a laissé des traces profondes : les États-Unis, soutenus par une partie des Européens, ont obtenu, en échange de leur retour à la table des financements, une refonte de la gouvernance de l’OMS. Celle-ci privilégie un fonctionnement par projet échappant au contrôle de l’Assemblée mondiale de la santé. Ce fonctionnement représente aujourd’hui encore l’essentiel des moyens de l’organisation : des programmes « verticaux » ciblant un objectif unique (comme la vaccination ou la santé maternelle), reposant sur un registre d’intervention limité, et pilotés par les partenariats qui les financent.

Il serait simpliste de faire de ces tensions avec les États-Unis la source de tous les maux et échecs de l’OMS. Si la stratégie des soins de santé primaire est devenue de plus en plus difficile à soutenir dans les années 80 et 90, c’est moins du fait de la seule offensive américaine que de sa conjonction avec l’épidémie de VIH/sida et, surtout, avec l’affaiblissement des « pays à revenu faible et moyen », pris dans la spirale des crises de la dette et des programmes d’ajustement structurel. Surfant sur ces événements, les nouveaux acteurs de ce qui allait désormais s’appeler la santé dite « globale », de la Fondation Bill & Melinda Gates à la Banque mondiale en passant par le Fonds mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme, ont très largement repris à leur compte les critiques du fonctionnement de l’OMS et des bureaucraties sanitaires nationales. Faisant du programme « vertical » leur instrument privilégié, ils l’ont associé à un gouvernement par l’audit et l’évaluation de performance médico-économique, idéalement définie par les analyses coût/efficacité.

« L’innovation biotechnologique comme horizon » de la Fondation Gates ou de la Banque mondiale

L’OMS s’est adaptée à cette nouvelle santé globale. Mais, parce que son mandat n’a jamais été celui d’une agence opérationnelle, ses marges de manœuvre étaient limitées. Depuis sa création, son rôle a davantage été celui d’une agence productrice d’expertise, de régulation et de recommandations au profit des États membres que celui d’un centre organisateur de programmes, pourvoyeur de ressources matérielles et financières. Cela a été sa force quand un certain consensus a permis de faire converger les interventions, comme dans le cas des campagnes vaccinales. C’est aussi sa grande faiblesse lorsqu’il s’agit, au contraire, d’infléchir les agendas. Ce que démontre, depuis vingt ans, l’incapacité à traduire en programmes les données et les discours sur la nouvelle transition épidémiologique, autrement dit sur l’impact dramatique des maladies chroniques (de l’obésité et du diabète aux pathologies mentales) en Afrique, Asie et Amérique Latine.

C’est donc sans surprise que l’on retrouve, au cœur de la gestion de la pandémie de Covid-19 par l’OMS, la même conjonction d’inadéquation et de nécessité. Depuis le début de la crise, l’OMS est la seule institution de la santé globale qui ait joué un rôle important. Les autres acteurs du champ sont d’abord restés muets puis, à partir de mars, ont considéré, tels la Fondation Gates ou la Banque mondiale, que les priorités restaient les mêmes : l’Afrique comme principale zone à risque et l’innovation biotechnologique comme horizon.

Endiguement du Covid-19 : faiblesse de l’OMS, responsabilité des États

Or, la lutte contre le Covid-19 prend à rebours nombre des évidences de la gouvernance sanitaire globale : l’expertise concernant les réponses n’est plus seulement localisée en Europe et en Amérique du Nord ; les stratégies d’endiguement de la pandémie supposent la mise en œuvre à grande échelle d’interventions médico-sociales, conditionnée par la qualité d’infrastructures (personnels et hôpitaux) qui sont hors champ des programmes verticaux ; enfin, les interventions reposent de façon quasi-exclusive sur les initiatives des États et de leurs administrations de santé publique.

À partir de la fin janvier, les recommandations techniques et politiques produites à marche forcée par l’OMS ont pris acte de ces trois éléments. L’organisation a également fait preuve d’autonomie par rapport à l’expérience chinoise en mettant l’accent sur la stratégie « tester, tracer, isoler » comme principal horizon pour tenter d’éviter les mesures de confinement généralisé. Que les États, de l’Europe aux États-Unis, n’en aient pendant longtemps pas tenu compte (de sorte que le confinement, partout et pour tous, est devenu inévitable) renvoie certes à la faiblesse de l’OMS mais relève bien, d’abord, de leur responsabilité.

Réinvestir l’OMS

Ce double constat – l’OMS répond mal pas à ses fonctions, alors qu’une organisation politique mondiale de la santé est indispensable – devrait déboucher sur un agenda de réforme concernant aussi bien les financements (avec, par exemple, moins de partenariats à géométries et durées variables et plus de contributions générales) que les objectifs (les urgences sanitaires communes ne se réduisent pas aux épidémies et aux problèmes de biosécurité) et la gouvernance (incluant d’autres acteurs et formes de représentation que la démocratie des États-nations).

En attendant que la conjoncture ouvre la voie à une réinvention de la santé globale, on est au moins en droit d’espérer que les membres de l’Union Européenne tirent quelques leçons de leurs manquements propres ainsi que de l’absence de coordination entre eux pour, dans tous les sens du terme, réinvestir cette même OMS. À défaut, il faudra cesser de se plaindre du fait que la Chine, première puissance économique mondiale et second contributeur de l’OMS, y joue sa partition en solo. http://www.bastamag.net 15 mai 2020

Jean-Paul Gaudillière est directeur de recherche à l’Inserm et directeur d’études à l’EHESS. Christoph Gradmann est historien de la médecine, professeur à l’université d’Oslo.

« COVID-19/se réinventer… »

Daniel Durand « situation nouvelle, causes anciennes ?  »

Un article de Daniel Durand – 18 avril 2020

La crise sanitaire du COVID-19 fera sans doute date dans l’histoire des siècles modernes, non par le nombre de victimes (150 000 mi-avril) assez éloigné de catastrophes récentes comme le HIV et ses 32 millions de morts depuis 1981, la grippe asiatique en 1957-58 avec 1,1 million de morts, la grippe espagnole en 1918-1919 avec 50 millions de morts, mais par des caractéristiques complètement nouvelles. La contagion a été ultra-rapide, accélérée par la mondialisation croissante des échanges, l’émotion à juste titre dans l’opinion à l’échelle planétaire a été grande, avec la résonance donnée par les réseaux sociaux, l’ampleur des décisions de protection des populations et de mise en veilleuse de l’économie a été inédite. Les sommes annoncées pour soutenir l’activité par les principales puissances sont colossales : un plan de soutien de 540 milliards d’euros décidé par l’Union européenne, 100 milliards par la France, 1100 milliards d’euros en Allemagne, 2 000 milliards d’euros aux États-Unis, tout cela dans des pays d’économie libérale, réticents aux interventions de l’État.

Ces dimensions exceptionnelles donnent lieu à des commentaires souvent très emphatiques sur le mode « plus rien ne sera comme avant », « un changement de monde ».. Oui, peut-être, mais comme les mesures financières annoncées ne semblent pas être conditionnées particulièrement à des nouveaux critères de développement, liés par exemple à la transition énergétique ou aux priorités sociétales, il n’est pas sûr qu’on n’assiste pas à une simple tentative de reconstruction du système « à l’identique »…

Je suis également un peu dubitatif en voyant se multiplier sur tout l’arc politique et idéologique des déclarations, la main sur le cœur, affirmant, « il faut innover », foin des vieilles recettes, inventons des solutions nouvelles face à ces défis nouveaux. Nous avons même entendu le Président de la République déclarer « il faudra se réinventer, moi le premier », diantre ! Je suis généralement partant lorsqu’il s’agit d’examiner ou de mettre en œuvre des idées neuves, mais à condition qu’elles reposent sur des fondations sérieuses.

C’est pourquoi je pense que cette énorme crise sanitaire aux dimensions politiques, économiques, sociales, sociétales, souvent inédites mérite de prendre du recul pour en examiner les origines et le contexte de son développement.

Que constate-t-on d’abord sur le plan de la pandémie et de son développement ? Surprenant, inattendu ? Oui, pour une part mais nous découvrons jour après après jour que les signaux d’alerte existaient depuis assez longtemps.

En 2007 déjà, des chercheurs de Hong Kong tiraient la sonnette d’alarme dans Clinical Microbiology Reviews. Que disaient-ils ? «La présence d’un large réservoir de virus de type SARS-CoV chez les chauves-souris rhinolophes, combinée à une culture de consommation de mammifères exotiques dans le sud de la Chine, est une bombe à retardement».

De nombreux chercheurs, historiens, politiques ont mis en cause la destruction de la biodiversité liée à une mondialisation mue par la rentabilité financière, le développement d’une agriculture productiviste mondialisée, l’interdépendance économique et industrielle non maîtrisée. Le but de cet article n’est pas d’aborder ces aspects aussi je m’en tiendrai à l’analyse de certains choix de société effectués depuis 30 ans.

D’un point de vue géostratégique, la question du risque des pandémies est traité dans un rapport d’information de la CIA, écrit en 2005, traduit et publié en France en 2008 (Le nouveau rapport de la CIA : Comment sera le monde en 2025 ? Alexandre Adler, Robert Laffont). On peut y lire : « L’apparition d’une nouvelle maladie respiratoire humaine virulente, extrêmement contagieuse, pour laquelle il n’existe pas de traitement adéquat, pourrait déclencher une pandémie mondiale. Si une telle maladie apparaît d’ici 2025, des tensions et des conflits internes ou trans-frontaliers ne manqueront pas d’éclater.[..] Si une maladie pandémique se déclare, ce sera sans doute dans une zone à forte densité de population, de grande proximité entre humains et animaux, comme il en existe en Chine et dans le Sud-Est asiatique ».

En 2017, dans « la Revue stratégique de défense et sécurité nationale » , qui a servi à préparer en 2018 la Loi de Programmation militaire (LPM), il y a un chapitre dans lequel est écrit : « Risques sanitaires – L’accroissement de la mobilité de la population favorise l’extension des aires de diffusion de certaines maladies, ainsi que la propagation rapide et à grande échelle de virus à l’origine d’épidémies diverses (syndrome respiratoire aigu sévère – SRAS). Le service de santé des armées et ses capacités de recherche sont ainsi régulièrement mobilisés pour faire face à ce type de situation. [..] Le risque d’émergence d’un nouveau virus franchissant la barrière des espèces ou échappant à un laboratoire de confinement est réel ».

Or ce qui fait problème, c’est de constater quelles réponses ont été apportées à ce risque identifié ? Sans caricaturer outre-mesure, l’épine dorsale de la sécurité de la France telle qu’elle a encore été décidée est essentiellement celle-ci : « Face aux menaces décrites précédemment, la France doit maintenir sur le long terme une dissuasion nucléaire reposant sur deux composantes complémentaires, et relever simultanément quatre défis majeurs.[..] Le premier est celui de la protection du territoire national,[..] Le deuxième défi est celui de la capacité à répondre à une crise dans notre voisinage, ayant aussi un impact direct sur le territoire national. La combinaison des risques peut ainsi conduire nos forces à intervenir, éventuellement seules, dans un conflit à forte dimension humanitaire et migratoire ». Toutes les réponses envisagées sont d’ordre militaire, alors qu’on évoque de nouveaux risques sociaux : pandémies, migrations, risques climatiques, AUCUN de ces risques n’est pris en compte dans la détermination du concept de sécurité, censé être développé dans la Loi de programmation militaire.

Mieux ou pire, le service de santé des Armées a été mis au régime sec. Déjà en 2000, l’établissement du Groupement industriel des armements terrestres (GIAT), à Rennes, qui fabriquaient des abris techniques mobiles (les « shelters », c’est à dire des hôpitaux de campagne) avait été démantelé. Notons qu’il a fallu 10 jours à l’armée pour installer à Mulhouse un hôpital militaire de campagne de 30 lits alors qu’à Londres, un hôpital de campagne de 4 000 lits a été construit en une semaine…

Cela doit faire réfléchir à certaines orientations prises ces dernières décennies en France, mais aussi de manière générale dans une grande partie du monde : les dépenses militaires ont été privilégiées dans le monde depuis 2000. Dans le débat politique, elles ont été présentées comme une « assurance-vie », des « investissements » à « sanctuariser », par contre, les dépenses de santé ou de protection sociale ont été elles montrées comme un « coût » à contenir : il faut « boucher le trou de la Sécu », mettre fin aux « gaspillages des hôpitaux », combler le déficit des retraites.

Exagération ? Je vais m’expliquer.

Les armes, plus que la santé ? Est-ce que j’exagère beaucoup dans cette formule ?

Le 28 février 2015, l’Express écrit « Comment le gouvernement va économiser 3 milliards d’euros dans les hôpitaux ? » ; le 1er octobre 2019, Le Parisien titre « Budget 2020 de la Sécu : les hôpitaux publics à la diète » et explique : « Dans le budget 2020 de la Sécu, les hôpitaux publics, dont six sur dix sont en difficultés financières, devront encore faire 800 millions d’euros d’économies ».

À la même époque, concernant les dépenses militaires, le discours est différent. Le Monde du 07 février 2018, écrit : « L’effort, tel qu’il est annoncé, est colossal : près de 300 milliards d’euros cumulés seront consacrés à la défense nationale à l’horizon 2025 ». Le but, explique le journal, est, selon la ministre des armées, la « régénération » des armées et « la préparation de l’avenir ». Cette priorité au militaire reçoit d’ailleurs un soutien politique large, malgré certaines ambiguïtés, jusque dans certains rangs de la gauche, puisque, explique toujours Le Monde, « Pour le groupe La France insoumise (LFI), la LPM reste victime de l’austérité», alors que « c’est une augmentation rapide qui est indispensable ». commente le journal du 8 février.

Ce mouvement en faveur des militarisations est très marqué en France mais il s’inscrit dans une tendance beaucoup plus globale puisqu’en 2018, le total des dépenses militaires mondiales a augmenté pour la deuxième année consécutive, au niveau le plus élevé depuis 1988. Il a atteint 1822 milliards de dollars selon les données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).

Sur le plan sanitaire mondial, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a été contrainte après 2000 à se tourner vers des financements privés pour compléter son budget, ce qui l’a conduite à une gestion hasardeuse et alarmiste de la crise du HN1 sous la pression des intérêts des firmes pharmaceutiques. Aujourd’hui, avec sa nouvelle direction issue pour la première fois d’un pays du Sud (ce qui n’a pas plu particulièrement aux pays occidentaux, États-Unis et France compris), elle a créé un programme de gestion des situations d’urgence sanitaire doté de son propre budget et lancé des appels au dépistage massif du coronavirus (avec le slogan «Test, test, test !») qui n’ont pourtant pas été entendus par la grande majorité des gouvernements. Par définition, l’OMS est une organisation intergouvernementale, avec les contraintes politiques et financières que cela suppose. Elle ne peut agir qu’en fonction des moyens et des pouvoirs que les 194 États qui la composent lui confèrent. Comme l’écrit la chercheuse Auriane Guilbaud, dans Libération du 16 avril, « Ce que révèle la crise actuelle, c’est donc le besoin de plus d’OMS, pas de moins. Par exemple, si l’OMS avait autorité pour se rendre dans un pays en cas d’émergence d’une maladie infectieuse, sans avoir à négocier l’entrée sur le territoire des États, cela lui éviterait d’avoir à ménager leur susceptibilité comme elle l’a certainement fait avec la Chine. Si c’est là le problème principal, chiche, une fois la crise passée, étendons le mandat de l’organisation et donnons-lui plus de pouvoir « !

Comme l’écrit B. Girard, sur son blog ( http://journaldecole.canalblog.com/ ), ne faut-il pas se poser cette question simple : « Chaque année, le contribuable offre donc à l’armée plusieurs centaines de blindés supplémentaires, des avions, un sous-marin etc mais combien de lits médicalisés aux hôpitaux, de masques de protection, de tests de détection ? ».

Il poursuit et je partage complètement son point de vue :  » En 2020, si la menace ne vient certes plus de l’Allemand, de l’Anglais ni même du Chinois, ce changement pourtant radical dans l’ordre du monde n’a que peu fait bouger les images mentales ; la sécurité est toujours largement perçue sous l’angle militaire (et policier). Une représentation archaïque qui empêche de prendre la juste mesure – et donc de décider d’une juste politique – des nouveaux défis, bien réels ceux-là (environnementaux, sanitaires etc) qu’il faut dès aujourd’hui affronter ». C’est la même idée que développe le chercheur Bertrand Badie (Ouest-France du 26/03/2020) :  » Cela fait vingt-cinq ans que le Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) attire notre attention sur les nouvelles insécurités humaines et notamment sanitaires, et que l’on continue à raisonner en termes militaires ».

Des voix de plus en plus fortes et diverses s’élèvent sur la planète. « Ce dont nous avons besoin de toute urgence maintenant, c’est de repenser l’ensemble du concept de sécurité », a écrit l’ancien dirigeant de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, dans un éditorial publié par le magazine TIME. « Même après la fin de la guerre froide, cela a été envisagé principalement en termes militaires. Au cours des dernières années, nous n’avons entendu parler que d’armes, de missiles et de frappes aériennes » L’épidémie de COVID-19 a souligné une fois de plus que les menaces auxquelles l’humanité est confrontée aujourd’hui sont de nature mondiale et ne peuvent être traitées que collectivement par les nations. « Les ressources actuellement dépensées pour les armes doivent être préparées à de telles crises », a déclaré Gorbatchev.

Nous ne partons pas de rien. Au cœur du concept de sécurité humaine, élaboré à la fin des années 90, figurent aujourd’hui les Objectifs de développement durable (ODD), d’ici 2030. Ces ODD ont été adoptés le 25 septembre 2015 par les chefs d’État et de Gouvernement réunis lors du Sommet spécial sur le développement durable à l’ONU. Ils fixent 17 objectifs de développement durable. Les ODD présentent une vision transversale du développement durable : d’abord ils associent à la lutte contre la pauvreté, la préservation de la planète face aux dérèglements climatiques ; ensuite les enjeux du développement durable englobent l’ensemble des pays de la planète ; enfin ils sont le fruit d’une consultation large d’un ensemble d’acteurs, comme la recherche, la société civile, le secteur privé ou les collectivités locales. Cet Agenda 2030 confirme la priorité au développement durable qui accompagne les Accords de Paris sur le climat, qui visent à limiter la hausse de la température mondiale à 2°C.

La réussite de ces ODD nécessite un financement de 4 000 à 5 000 milliards de dollars chaque année : le déficit annuel est estimé selon l’économiste Jonathan Thébault dans BSI-economics à environ 2 500 milliards de dollars annuels. Or, aujourd’hui, outre la redirection de dépenses militaires extravagantes pointées par le SIPRI, on sait maintenant avec la crise du COVID-19 que les principaux pays développés peuvent mobiliser, d’un claquement de doigt, entre 4 000 à 5 000 milliards de dollars dans le système financier international ! Alors, quels choix politiques innovants pour demain va-t-on prendre ?

Ces remarques qui semblent de bon sens sont apparemment loin d’être partagées. La manière dont a été abordée la crise et son traitement par les hommes d’état et les médias le montre.

Nous sommes en guerre ? Alors, préparons la paix de demain !

« Nous sommes en guerre » : la posture adoptée par Emmanuel Macron est révélatrice d’une certaine culture : « La pandémie à laquelle nous sommes confrontés exige des mesures plutôt opposées à un temps de guerre » explique l’économiste Maxime Combes dans une tribune de Basta ! le 18 mars dernier. « Les impératifs actuels, au vu de la gravité et de l’ampleur de la situation, appellent à la solidarité et au maintien du lien social plus qu’à de discutables rhétoriques mobilisant des imaginaires de guerre totale ayant transformé le monde en un cimetière entre 1914 et 1945 », fait remarquer l’historienne Claire Demoulin dans Libération, le 19 mars dernier.

Le premier moment de surprise passée, de nombreuses voix se sont élevées pour critiquer cette posture et dire que, non, l’heure n’est pas à la mobilisation guerrière sauce 1914, mais à la mobilisation citoyenne, à l’appel à la responsabilité de chacun. Cette posture présidentielle, car il s’agissait d’une posture de communication, n’est pas sans conséquence sur la vie démocratique. Les modalités de l’état d’urgence, ses dimensions bureaucratiques et punitives, restreignent la vie démocratique, (bien que les parlementaires aient réussi à imposer un certain contrôle démocratique) et donc freinent le rassemblement des citoyens, notamment chez les jeunes. La vieille culture de guerre malgré les progrès a encore de beaux jours et la promotion d’une culture de paix et de citoyenneté nécessite toujours un débat au quotidien.

On perçoit de plus en plus clairement qu’actuellement nous vivons une nouvelle étape entre deux visions du monde et de la vie : coopérations ou affrontements, culture de guerre ou culture de paix, ce qui se traduit à l’échelle internationale plus plus de multilatéralisme ou plus de souverainisme, donc plus et mieux d’ONU, et non (en schématisant un peu, je le reconnais) plus d’OTAN et plus de conflits.

Aujourd’hui renaît un début de débat sur le multilatéralisme au travers notamment de deux questions : la caractérisation de la mondialisation et la place de l’OMS (et derrière celle-ci de tous les organismes de l’ONU). Ce débat ne doit pas être biaisé comme l’avait fait Emmanuel Macron dans sa première intervention, en ne parlant que du rôle du G20 et du G7 (les clubs des « riches » de la planète) et pas de l’ONU.

On devine bien aujourd’hui que, derrière le mauvais procès fait à l’OMS par Donald Trump, se cache l’aiguisement de l’affrontement de puissances, USA contre Chine, débat repris en France par Emmanuel Macron, sur le thème « que cache la Chine ? ». Il y a une convergence des puissances occidentales pour empêcher la Chine de gagner en influence dans les pays en développement : ils veulent faire oublier la faiblesse de leur aide et ne supportent pas que la place vide qu’ils laissent soit occupée par une autre puissance, surtout si celle-ci est émergente. Les dirigeants chinois mènent une politique obscure et opaque, peu démocratique, nous ne sommes pas naïfs, mais rien ne peut cacher le fait que si la Chine, dont la population fait 20 fois celle de la France, avait eu un nombre de morts de la même ampleur, elle déplorerait environ 400 000 victimes…

Derrière les nouveautés que revêtent certains aspects de la crise du COVID-19, on voit que perdurent vieilles idées et vieilles conceptions du monde. Oui, il faut inventer, imaginer de nouvelles solutions, mais elles ne peuvent que reposer sur un paradigme, peut-être ancien, mais fondamental : les peuples et l’humain (le « We, the people » de Koffi Annan) doivent être au centre des politiques, ce qui donne une jeunesse renouvelée à ce double concept des années 1990 : la nécessité de construire une sécurité humaine étendue, reposant sur une culture de paix généralisée.

Des solutions nouvelles, « se réinventer » ? Oui, mais est-ce que ce sera pour continuer d’affecter 2% des PIB aux dépenses militaires ou les dirigeants mondiaux vont-ils dès cette année réduire les dépenses militaires de 10 à 15% ? « C’est le moins qu’ils devraient faire maintenant, comme un premier pas vers une nouvelle conscience, une nouvelle civilisation », a fait remarquer Mikhaïl Gorbatchev. Il a raison.

Va-t-on pour se « réinventer » continuer à dépenser des centaines de milliards pour les armes nucléaires alors que les forces de « dissuasion » ont montré leurs limites devant une « simple » pandémie virale ? Comme le fait remarquer IDN (Iniative pour le désarmement nucléaire) dans sa revue de presse du 17 avril, quasiment toutes les bases nucléaires américaines ainsi qu’au moins quatre porte-avions ont été touchés par le virus – situation qui rappelle celle du Charles-de-Gaulle en France (la moitié de l’équipage contaminé !). Même la pérennité de la fameuse « chaîne de commandement », l’autorité sur le lancement des armes devant éventuellement être déléguée, a pu être temporairement fragilisée comme le montre le cas de Boris Johnson au Royaume-Uni.

Est-ce que « se réinventer » serait un remake de la fameuse formule dans le Guépard écrit par Lampedusa et mis en scène par Fellini : « Il faut que tout change pour que rien ne change « !

Je suis de ceux qui pensent que cette crise doit déboucher d’abord sur un nouveau regard porté sur la priorité à donner aux besoins humains à l’échelle mondiale : la santé, le travail, le revenu décent pour vivre. Et c’est autour de ces préoccupations que doivent se mobiliser les intelligences et les forces sociales et politiques. Je pense également que la réflexion doit être élargie à la construction d’une mondialisation plus solidaire, qui n’oppose pas coopérations inter-étatiques et développements nationaux. Cela passera forcément par un monde moins militarisé, où les intérêts égoïstes des États seront plus contenus, et où la voix des peuples se ferait plus entendre, ce qui serait une formidable innovation !

On peut espérer que ce débat pourra émerger dans la seconde partie de l’année 2020 autour du 75e anniversaire de la création des Nations unies, de leur Charte et de l’ensemble des institutions. Il y a besoin d’un débat sur leur réforme et sur un double élargissement : une meilleure représentation des États émergents comme nouveaux membres permanents au Conseil de sécurité, une représentation plus directe des peuples à côté de l’Assemblée générale des États, avec la création d’Assemblée des peuples, une Assemblée parlementaire mondiale ?

Mais je suis convaincu que dès maintenant l’opinion devrait se mobiliser pour quelques grandes décisions simples et novatrices.

Il suffit d’écouter des grandes voix qui se sont élevées dans la cacophonie autour du virus COVID-19 : la première, celle du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres le 23 mars 2020 qui a déclaré : « La furie avec laquelle s’abat le virus montre bien que se faire la guerre est une folie. Mettons un terme au fléau de la guerre et luttons contre la maladie qui ravage notre monde. C’est la raison pour laquelle j’appelle aujourd’hui à un cessez-le-feu immédiat, partout dans le monde ».

La seconde est celle du pape François dans son traditionnel message de Pâques, prononcé le dimanche 12 avril 2020 appelant à l’abolition de la dette pour les pays les plus pauvres et au « courage » d’un « cessez le feu mondial » avec arrêt de la fabrication des armes.

Local et mondial sont liés ! Oui, sachons nous réinventer en tournant le dos aux vieux dogmes du passé, aux logiques d’affrontement, pour travailler lucidement à une vraie « mondialisation heureuse » !