Demain la guerre?..

Cette question doit être aujourd’hui posée. Voici pourquoi.

Demain, la guerre ?… La question vaut d’être posée en regard des très préoccupantes évolutions politico-militaires actuelles… et en considération de ce qui se passe en France.

« Il faudrait aujourd’hui que l’on se pose collectivement la question de la guerre, de la possibilité de la guerre, de l’éventualité de la guerre. Si une armée existe, c’est pour être en mesure de faire la guerre le jour où il le faudra et pas seulement pour être en mesure de participer à de la gestion de crise, aussi importante que puissent être ces crises ». Celui qui s’exprime ainsi, avec une telle insistance, c’est le Chef d’état-major des Armées, M. François Lecointre, au cours d’un colloque sur le rôle des militaires et des diplomates dans la politique étrangère de la France d’aujourd’hui (1). Dans l’exercice de ses fonctions, il est certainement bien placé pour juger du contexte stratégique actuel. Un contexte qui, selon lui, porte l’éventualité, sinon la probabilité de grandes guerres. Le Chef d’état-major précise ainsi sa pensée. Il dit : «… d’un point de vue spécifiquement militaire, j’appelle aussi de mes vœux que nos amis diplomates nous permettent de faire prendre conscience à notre opinion publique de la dangerosité et du caractère chaotique du monde qui vient, et qu’il nous faut donc penser nos armées comme étant capable demain de faire la guerre, réellement, dans ces configurations qui seront d’une très grande complexité. Il est impossible d’exclure la possibilité de conflits et d’engagements de très haute intensité, et pour cela nous devons penser à la remontée en puissance de nos armées, et à la capacité à mobiliser dans ce contexte toute une société ». Vous avez bien lu : « … mobiliser toute une société ».

François Lecointre va jusqu’à expliquer sur un ton critique que l’armée française a été « déconstruite » avec la fin de la Guerre froide, pour en faire « un outil de gestion de crise subordonné à la diplomatie ». Il souligne même que le fait de subordonner la politique militaire à la politique diplomatique serait « une erreur majeure ». Évidemment, une telle appréciation est problématique puisqu’elle tend à dissocier la décision militaire de la décision politique, ce qui n’est ni acceptable, ni possible.

En réalité, la critique de François Lecointre est d’un autre ordre. A ce niveau de responsabilité, nul n’ignore, en effet, que la décision reste la prérogative du pouvoir politique. Ce qui est visé par le Chef d’état-major c’est l’usage de l’armée comme instrument privilégié de politique étrangère dans des crises extérieures, alors que les armées françaises devraient maintenant, répondre à d’autres enjeux beaucoup plus élevés, relevant de la défense nationale, de la puissance militaire globale et de la capacité à assumer des conflits de très haute intensité, c’est à dire des grandes guerres impliquant des États et des coalitions d’États… et des sociétés. François Lecointre n’est pas seul à penser ainsi. Il faut accorder beaucoup d’attention aux déclarations des chefs d’état-major de la Marine nationale (l’Amiral Pierre Vandier), de l’Armée de l’Air et de l’Espace (le Général d’armée aérienne Philippe Lavigne), et de l’Armée de terre (le Général d’armée Thierry Burkhard).

A peine nommé à sa charge, en septembre dernier, l’Amiral Vandier s’adresse aux personnels de la Marine nationale en ces termes (2) : « Le contexte international qui détermine le cadre de notre action connaît actuellement des mutations extrêmement rapides, marquées par l’affaiblissement sans précédent, depuis la Seconde guerre mondiale du droit et des traités internationaux. La contestation de plus en plus désinhibée de ce cadre légal, et l’affirmation sans cesse plus démonstrative des rivalités entre nations, tout particulièrement en mer, nous imposent à tous d’envisager à nouveau des contextes dans lesquels nos forces seront confrontées à l’incertitude de situations de crises susceptibles de conduire au combat ». Le 7 septembre, à l’École navale, il avertit les futurs officiers : « Vous entrez dans une marine qui va probablement connaître le feu. Vous devez vous y préparer » (3).

Lors d’une audition devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, (4) Pierre Vandier parle d’un « d’un nouveau cycle géopolitique », d’un « tournant stratégique ». Il en attribue l’origine à la Chine qui s’arme en mer « à une cadence de combat »… et qui met à l’eau, tous les 4 ans, « l’équivalent de la marine française ». Il souligne aussi ce qu’il désigne comme un grand retour de la Russie avec des sous-marins nucléaires d’attaque de nouvelle génération, très performants.

Au cours d’un entretien publié par Le Monde le Général Philippe Lavigne (5), nommé en juillet dernier, parle lui aussi de la nécessité de se préparer à des conflits de haute intensité mobilisant l’ensemble des moyens militaires. Pour donner la mesure des grandes confrontations militaires dans lesquelles la France, avec des alliés, pourrait être impliquée, il rappelle les opérations de la Guerre du Golfe (1990-1991). Souvenons-nous… Les opérations militaires alors engagées contre l’Irak ont rassemblé quelque 35 États derrière les États-Unis, soit environ 950 000 soldats, des centaines de navires, quelques milliers d’avions, des milliers de chars… Ce fut probablement une des plus vastes opérations militaires de tous les temps. Il est vrai que la Guerre du Golfe avait une symbolique stratégique particulière pour les États-Unis. Il s’agissait de réaffirmer la puissance et la domination américaine dans le nouveau contexte post-Guerre froide en train de s’ouvrir. Citer aujourd’hui la Guerre du Golfe comme « jauge » des guerres à venir n’est donc pas une banalité de conversation. Et l’on mesure ce que le Général Philippe Lavigne veut signifier lorsqu’il annonce des opérations alliées qui « engageraient 1000 sorties d’avions de chasse par jour » ou bien, quand il souligne la nécessité de projeter de la puissance, de maîtriser la dissuasion nucléaire et de s’entraîner pour faire face à « un conflit dur », avec notamment la possibilité de projeter 20 Rafale à 20 000 km en 48 heures (soit Paris-Pékin et retour?). Philippe Lavigne signale d’ailleurs la préparation, pour 2022 en Australie, d’un exercice comprenant l’engagement des bombardiers Rafale.

Enfin, Thierry Burkhard, en poste depuis juillet 2019, a présenté le 17 juin, devant la presse, un « plan stratégique » pour les 10 ans à venir (6). Il déclare : « l’ère des guerres de type expéditionnaire menées par l’Occident dans un relatif confort opérationnel, garanties par la suprématie aérienne comme pour l’opération Barkhane au Sahel, s’achève ». Un conflit majeur entre États redevient donc possible dans une situation de « militarisation sans complexe » et dans laquelle « le moindre incident peut dégénérer en escalade militaire non maîtrisée ». Dans une allusion transparente à la Russie et à la Turquie, le Général Burkhard souligne que « le déploiement de la force est devenu un mode de gestion. On teste durement sans avoir peur de l’incident, et avec l’utilisation habile de manœuvres sous le seuil » (c’est à dire sous le seuil de la confrontation armée). Enfin, le Général dit souhaiter l’organisation, en 2023, d’un exercice militaire dépassant les 15 000 soldats afin « d’envoyer un message dissuasif aux adversaires de la France ».

Que veut dire la haute hiérarchie militaire ?

Il faut bien comprendre la signification de ce que disent les chefs d’état-major, et notamment le premier d’entre eux : faire admettre leur analyse et les conséquences qui en découlent sur les plans stratégique, militaire, budgétaire. Voici, en résumé, trois points principaux de leur approche.

Premièrement, préparer les armées à des conflits de très haute intensité, des guerres entre États et entre puissances majeures. Acter un changement de période et d’enjeux stratégiques. Interpréter le contexte actuel comme celui d’une « inflexion stratégique importante » avec la fin du multilatéralisme, la dérégulation du recours à la violence, la montée des tensions et des risques, l’extension d’un contexte chaotique… Entériner, d’ores et déjà la nécessité d’une nouvelle loi de programmation militaire (7) pour l’horizon 2030, dont l’objectif serait d’acquérir la capacité d’un engagement militaire de très haute intensité. Construire une vision de plus longue portée pour, à l’horizon 2040, redéfinir le « modèle d’armée complet », incluant donc toutes les grandes ambitions stratégiques et les capacités militaires que celles-ci impliquent.

Deuxièmement, pousser à la modernisation des armées. S’installer dans la mutation des armements de la très haute technologie (cyberdéfense, hypersonique, intelligence artificielle, digitalisation et combat collaboratif par l’intégration opérationnelle de l’information et des commandements). Avoir les moyens « d’entrer en premier » c’est à dire de pénétrer les « espaces contestés » grâce à la supériorité de la performance des armements en terme de vitesse, de furtivité, de portée, de précision, de guidage à distance…Bref, ne pas avoir peur de nourrir l’escalade et la course aux armements par la recherche systématique de la sophistication technologique afin d’obtenir une prédominance militaire en toutes circonstances. Le contexte imposerait aussi une exigence de « masse » ou « d’épaisseur » en termes de capacités militaires, ce qui implique un niveau quantitativement élevé de ressources humaines, matérielles et budgétaires allant forcément au-delà de ce qui existe actuellement.

Troisièmement, faire comprendre et admettre à l’opinion publique cette probabilité de la guerre, cette transformation des armées et cette redéfinition du rôle stratégique français. Il est clair qu’il ne s’agit pas (seulement) de combler une insuffisance de moyens et de budget afin de permettre aux armées françaises de mieux répondre aux sollicitations du pouvoir politique. Il s’agit de tout autre chose : l’intégration volontariste accélérée de la France et de sa défense dans le nouveau contexte des tensions et des rivalités de puissances, en particulier face à la Chine et face à la Russie. Un nouveau contexte où la guerre, la grande guerre, redevient probable. François Lecointre souligne l’importance qu’il attache à l’opinion publique. «  L’opinion, dit-il, est en train aujourd’hui d’oublier ce que sont l’armée et la guerre ». Il ajoute : « je crois que c’est quelque chose qui a été oublié parce que notre opinion publique ne se rend plus compte de la profonde singularité de l’armée. Le métier militaire consiste à déchaîner la violence et à mettre en œuvre la force de manière délibérée, jusqu’à tuer. Évidemment, ceci est absolument exorbitant dans tous les sens du terme sur un plan philosophique, mais aussi juridique et moral » (8).

Certes, ceci est exorbitant… Mais alors, comment expliquer cette très curieuse situation dans laquelle ce sont les militaires, et ceux du plus haut rang, qui nous informent et qui informent le Parlement, à propos des transformations déjà en cours, des visées stratégiques et militaires pour 2030, 2040 et même au-delà ? Comment expliquer que pas un seul des éléments décisifs de cette mutation ne soit soumis en grand au débat politique public : l’engagement de la France dans la militarisation et dans la préparation à la guerre, l’escalade des armements dans les très hautes technologies, les inévitables conséquences budgétaires de ces choix, et d’autres questions encore… Rien de tout cela n’est mis en discussion comme des enjeux d’avenir essentiels pour la France, et pour l’Europe aussi. Le modèle d’armée est adapté sans débat politique de fond sur les enjeux de sécurité internationale, sans débat sur les orientations de politique étrangère. Tout est présenté comme si les décisions étaient déjà prises. Les citoyens français devraient seulement comprendre que la guerre sera bientôt là, et qu’il faut l’accepter et s’y préparer.

Où est le respect nécessaire de l’exigence démocratique ?

On mesure les dégâts résultant de cette carence du politique, et ce mépris quasiment affiché du rôle que devrait systématiquement revêtir le travail diplomatique, et la nécessité première de définir une politique étrangère pour la France. Remarquons aussi la différence flagrante entre les thèses très convergentes de la haute hiérarchie militaire, d’une part, et d’autre part, les discours du Président de la République qui laisse faire les militaires (ils ont très probablement un feu vert), et qui ne s’aventure guère sur ces thématiques. Il ne traite jamais des risques de conflits de très haute intensité et de grande guerre, les responsabilités afférentes de la France, les dangers de la militarisation, la problématique des hautes technologies et les questionnements éthiques et philosophiques qu’elle suscitent. Il n’en a pas dit un mot dans son discours de référence sur la défense le 7 février 2020 (9). Il se contente (si l’on peut dire…) de tirer le fil politique habituel : gestion militaire des crises, dissuasion nucléaire, atlantisme, Europe de la défense, posture de puissance et priorité à l’exercice de la force…

Le rôle de la France vu par Emmanuel Macron n’offre aucune surprise qui dépasse les effets de langage. Et le rôle français ne montre aucune efficacité réelle. La France s’enlise dans des conflits sans solution. Elle n’est un moteur positif pour aucun des grands problèmes stratégiques et pour la sécurité internationale aujourd’hui. L’argument de l’autonomie stratégique n’a pas de pertinence dans les contraintes acceptées : celles de l’Europe et celles de l’OTAN. La France suit. Elle s’aligne. Pendant ce temps les militaires font le travail afin d’expliquer comment il faut, selon eux, traiter les menaces et les risques du chaos international grandissant. Avec cette répartition des rôles, le pouvoir se met à l’abri de la critique et du débat, notamment du débat sur les budgets futurs car tout cela coûtera forcément très cher. Il délègue l’explication et la gestion politique de la guerre à ceux qui demain, seront chargés de la faire. Ce n’est pas seulement une démission du politique, c’est un discrédit par manque de courage.

Évidemment, le tableau stratégique brossé par les chefs d’état-major est inquiétant, mais leurs constats ne manquent pas d’un certain réalisme. D’ailleurs, personne aujourd’hui ne peut feindre la surprise alors que les évolutions de la situation internationale, depuis le début des années 2000, nous ont rapidement conduits, dans une tension grandissante, à une dangereuse transformation, avec la prédominance des confrontations de puissance dans une nouvelle course aux armements.

Alors, comment réagir ?

Il faut prendre très au sérieux les déclarations et les explications des plus hauts responsables militaires français, quand bien même ceux qui gouvernent prennent soin de se taire sur l’essentiel. Nier la gravité de l’évolution chaotique des relations internationales impliquerait des argumentations peu crédibles au regard des faits, pour ceux qui souhaitent les regarder en face. Cependant, regarder la réalité en face c’est aussi savoir en mesurer les contradictions. La guerre n’est pas une fatalité. Nous ne sommes pas dans la nasse du piège de Thucydide expliqué par Graham Allison (10). Et celui-ci n’a d’ailleurs pas fait de la rivalité sino-américaine – question décisive aujourd’hui – une cause de guerre inévitable. Il a en revanche souligné le risque évident qu’une telle rivalité puisse faire de n’importe quel événement grave, la cause d’une escalade que personne ne souhaitait.

Et puis, peut-on prévoir sans s’interroger, et vouloir expressément la guerre lorsque l’on mesure les niveaux de puissance et d’efficacité atteints avec les armements actuels, avec les armes de la haute technologie, avec les armes nucléaires ? Si la dissuasion (nucléaire et conventionnelle) a pu accéder à une fonction doctrinale dominante depuis si longtemps, ce n’est pas grâce aux vertus éthiques et pacifistes supposées de ceux qui s’y réfèrent. C’est parce que des conflits de très haute intensité, entre grandes puissances, sont devenus difficilement concevables sauf à endosser d’énormes risques de catastrophes à une échelle inconnue jusqu’aujourd’hui. Bien experts et des dirigeants américains le reconnaissent. L’adoption récente du Traité d’interdiction des armes nucléaires est un acte de portée historique qui témoigne d’une volonté légitime d’éloigner de tels risques, et d’une résilience internationale à la guerre et à sa déraison politique, plus forte qu’on ne l’imaginait.

Michèle Flournoy, sérieusement pressentie, il y a peu, comme future Secrétaire à la Défense de Joe Biden (11), ne dit guère autre chose. Cette spécialiste des enjeux de sécurité a une forte expérience du Pentagone. Elle fut Secrétaire adjointe à la défense sous le premier mandat d’Obama. Elle est vivement critiquée par la gauche américaine pour son militarisme. Dans un article publié par Foreign Affairs en juin 2020 (12) elle souligne la nécessité du renforcement de l’armée américaine en Asie et celle de la multiplication des exercices militaires aux portes de la Chine. Elle insiste sur l’exigence de la dissuasion, et des moyens militaires nécessaires pour cela, face à Pékin. Son langage s’apparente à celui des « faucons ». Mais elle écrit aussi : « Il est essentiel de rétablir un forum dans lequel la Chine et les États-Unis pourraient discuter régulièrement de leurs intérêts et perspectives respectifs, identifier les domaines de coopération potentielle (tels que la non-prolifération et le changement climatique) et gérer leurs différends sans conflit ; les discussions tactiques sur les questions commerciales ne suffisent tout simplement pas. Après tout, la dissuasion dépend de la communication claire et cohérente des intérêts et des intentions afin de minimiser le risque d’erreur de calcul. »

Henry Kissinger, ce vieux briscard de la Guerre froide, en ultra-réaliste, confirme lui aussi la nécessité de faire baisser le niveau des risques. Il l’a fait sur la question du nucléaire nord-coréen (13). Et puis, au cours d’une visioconférence organisée en octobre dernier par le Club économique de New-York, il déclare que, sur une longue période, les « États-Unis et la Chine doivent établir des règles de confrontation dans leur compétition de plus en plus tendue, ou risquer de créer l’incertitude qui a caractérisé la politique ayant conduit à la Première Guerre mondiale (…). Nos dirigeants et leurs dirigeants doivent discuter des limites au-delà desquelles chacun cessera de formuler des menaces » (14). Alors, l’Administration Biden sera-t-elle en capacité de gérer et contrôler le niveau des risques ?

Regarder les réalités en face.

Regarder les réalités en face, cela veut dire constater que la logique dominante et structurante des relations internationales est, plus que jamais, celle de la puissance dans le contexte d’une multiplication des acteurs cherchant à imposer leurs intérêts stratégiques et leur conception propre d’un ordre international et régional. Dans le rapport sino-américain on constate que les États-Unis, au-delà des spécificités de chaque administration, refusent de laisser la première place à la Chine, que ce soit globalement ou en Asie. Quant à la Chine, dans l’affirmation de son émergence impressionnante, et de sa revanche historique, elle développe un projet stratégique global qui la pousse au premier rang. Elle déploie notamment une imposante capacité de projection navale et aéronavale face à Taïwan (enjeu cardinal de souveraineté), et face aux forces américaines. Elle défie les États-Unis dans un domaine militaire (l’aéronavale) et dans une région où Washington n’acceptera jamais de perdre. Et la tension monte, y compris dans ses aspects militaires.

On a ici clairement les paramètres de l’escalade et de la confrontation directe. Face à une telle situation, la réaction indispensable doit être, a minima, celle de la rationalité et de la concertation pour circonscrire les opérations militaires (la « déconflixion »), maîtriser les actes politiques et stratégiques afin que la portée et le sens de ce qui est entrepris puisse être chaque fois correctement perçu dans un rapport de confiance mutuelle acceptable. Ce minimum existe-t-il encore ? On peut en douter tellement les États-Unis de Trump et plus généralement la course aux armements et les ambitions de puissance des uns et des autres ont contribué à démanteler l’architecture internationale de sécurité existante, et à nourrir systématiquement la méfiance. Il faut donc d’urgence revenir à la nécessité de la rationalité par des pratiques favorisant le dialogue et la diplomatie. Ce devrait être une partie du rôle français, un effort permanent qui la singularise et finisse par lui donner un poids diplomatique réel… au lieu de s’épuiser dans la recherche d’une illusoire parité avec les plus puissants. La possibilité d’une grande guerre est un enjeu, un enjeu très critique, certes, mais pas une fatalité.

Revenir à un niveau convenable de rationalité n’est certainement pas si simple, il faut le reconnaître, dans le contexte d’une montée globale des crispations identitaires, des nationalismes, et d’un monde occidental surdéterminé par la manipulation des valeurs et de la morale, par les thèmes récurrents de l’émotion et des passions rentrés dans la catégorie des facteurs d’analyse d’un monde d’hostilités, de défiance et de violences montantes. Une rhétorique idéologique agressive, décomplexée ou insidieuse utilise la délégitimation et la diabolisation pour alimenter les tensions. Cela pèse sur le climat général et sur les opinions publiques. Le thème d’un « retour du tragique » accompagne l’affaiblissement du politique, de la conscience et de la détermination politiques, parfois même dans de consternantes allégations ou instrumentalisations. Il faut lire, par exemple, le traitement de la question de la guerre et de la paix par Luc Ferry dans « son dictionnaire amoureux de la philosophie » (Plon, 2018). « C’est le sacré qui commande les guerres », explique-t il dans une improbable démonstration où il écrit encore « …ce ne sont pas les intérêts rationnels qui mènent le monde, mais de toute évidence les passions … » . L’ensemble du texte relève du même esprit. On reste stupéfait devant la capacité d’un philosophe médiatique, ancien ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche, à dispenser autant d’âneries en si peu de pages. Retenons cependant que si les guerres étaient affaire de passions humaines, alors nous n’aurions plus qu’à les accepter…

Il reste que la thématique émotions/passions dans les relations internationales a fait l’objet d’études et d’ouvrages politiques ou de réflexion dont les auteurs sont connus. On peut citer Dominique Moïsi (« la géopolitique de l’émotion »), Pierre Hassner (« La revanche des passions »), Nicolas Baverez (« violence et passions ») … Il y a donc bien, au-delà du subjectif, un sérieux travail d’analyse à effectuer si l’on veut redonner du sens, et du sens critique, à une approche géopolitique et sociale des réalités ô combien compliquées du monde actuel. Il est devenu indispensable de reconstruire des approches fortes et cohérentes sur des référents et des valeurs progressistes, et sur l’exigence d’une « pensée de la complexité », selon la formulation d’Edgar Morin. Les défis du monde d’aujourd’hui sont, en effet, d’une telle portée qu’ils obligent à penser autrement pour pouvoir penser un futur différent.

Le mantra du pouvoir politique français.

Dans un long entretien publié par Le Grand Continent (15) Emmanuel Macron l’affirme : « … il y a un monde à inventer. On est déjà en train de le faire mais il faut le révéler plus clairement ». Mais que dit-il ? Quelles thématiques internationales, quelles inventions souhaite-t-il ainsi « révéler plus clairement » ? Une trame de questions apparaît avec, en particulier : souveraineté westphalienne, Europe de la défense, dialogue des puissances, valeurs et droits de l’homme, partenariat Europe/Afrique… On en conviendra aisément, ces têtes de chapitre ne lui permettront certainement pas d’inventer un monde nouveau. On reste au contraire dans des référents politiques très instrumentalisés, dans des conceptions anciennes qui ont accompagné ou structuré dans la durée l’échec patent des engagements extérieurs de la France, et pas seulement ceux de la France. L’ambition invoquée reste à mille lieues de la dimension réelle des enjeux.

Clément Beaune, Secrétaire d’État auprès du Ministre de l’Europe et des affaires étrangères au sein du Gouvernement Castex, confirme cette inaptitude à l’invention : « ce que la France et d’autres pays européens assument désormais, dit-il, c’est une nouvelle projection mentale et concrète vers la puissance. Voilà le défi des cinquante années à venir : tourner l’Europe vers l’extérieur sans briser la réconciliation interne, combiner le retour de la puissance et le maintien de la coopération patiemment construite durant les soixante-dix premières années du projet européen » (16). Voilà donc le mantra du pouvoir français : poursuivre le processus d’intégration capitaliste avec ce vieux concept « d’Europe puissance », déguisé aujourd’hui en « Europe géopolitique » ou « autonomie stratégique européenne ». C’est le fond de la pensée macronienne, de la pensée de droite, et pas seulement de droite.

On ne pourra jamais appeler cela l’invention d’un autre monde. Pourtant, parmi les grands défis globaux auxquels nous sommes confrontés, il y en a un (trop souvent « oublié ») qui mérite une totale et urgente réécriture, celui de la sécurité des peuples et de la sécurité internationale. La crise systémique du capitalisme et de l’ordre international libéral soulève effectivement la question de véritables alternatives aux vulnérabilités, aux incertitudes, à la croissance des risques, à la possibilité de confrontations de très haute intensité. Répondre à ce défi exige un contexte et des rapports de forces qui n’existent pas aujourd’hui. Et comment relever un tel défi avec les outils politiques, économiques et sociaux qui ont engendré une telle crise ?

Désarmer la logique politique dominante.

Dans cet esprit, le désarmement, considéré à juste titre comme facteur objectif de sécurité collective (certains le contestent !), reste absolument décisif. Mais il ne consiste pas « seulement » à éliminer des catégories d’armements, à réduire les arsenaux et les budgets de défense, à réorienter la recherche et le développement des technologies, à engager des processus négociés de limites et de contrôles des armements, à valoriser les pratiques diplomatiques pour y contribuer… même si tout ceci est au cœur des batailles à mener. C’est aussi, en elle même, la logique politique dominante de la puissance et de l’exercice de la force qu’il faut « désarmer ».

A force de ne pas vouloir prendre en considération la gravité des faits, les systèmes qui les produisent et la nature des responsabilités, on finira par ouvrir les conditions du pire, et déclencher les guerres dont on nous dit pourtant que personne ne les souhaite. Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, ose de temps en temps remettre vertement les pendules à l’heure : « … si nous naviguons tous dans les mêmes eaux, dit-il, il est clair que certains sont dans des méga-yachts tandis que d’autres s’accrochent aux débris qui flottent » (17). Le développement est effectivement une condition décisive de la sécurité (et un sujet en soi qui n’est pas traité dans ce texte). Mais rappeler l’importance du développement dans toutes ses dimensions pour la sécurité permet de souligner à quel point celle-ci ne peut s’inscrire que dans une pensée politique alternative, par exemple dans ce que l’ONU appelle la « sécurité humaine », donc dans une conception différente de l’ordre international. Ce qui veut dire en particulier dans la récusation du mythe de la puissance et de l’illusion de la force comme réponses aux situations critiques d’aujourd’hui. Il faut ainsi ré-insuffler le courage de penser radicalement autrement. En réalité, nous touchons là à l’épuisement d’un mode de gestion, d’un ordre et d’un système capitaliste dans lequel la puissance, comme moyen et comme finalité, ne parvient plus à surmonter les contradictions qu’elle déchaîne.

Comme première exigence, il faut donc délégitimer la puissance en tant que concept dominant de la pensée politique. La puissance, en effet, est le moteur des rivalités, des menaces réciproques et de la course aux armements. On voit aujourd’hui comment elle constitue un facteur permanent, néfaste mais déterminant dans la poursuite et l’exaspération des conflits, que ce soit en Syrie, en Libye, ou plus généralement en Méditerranée, au Moyen-Orient, ou bien encore dans la dernière phase de guerre concernant le Haut Karabakh. La puissance est le moteur de la guerre et la quintessence de l’impérialisme. Il faut donc construire une autre logique de sécurité internationale dans un renversement conceptuel. La Charte des Nations-Unies, malgré ses faiblesses et son instrumentalisation récurrente, en offre un premier cadre crédible. Elle interdit le recours illégitime à la force, elle dessine les linéaments d’un autre ordre international, elle repose sur des principes de coopération et de solidarité d’autant plus pertinents dans notre monde globalisé et interdépendant. S’il faut une première référence essentielle, elle est ici.

La deuxième exigence est celle de l’affirmation d’un non-alignement politique et stratégique. Délégitimer la puissance pour en combattre les processus signifie promouvoir l’égalité de droit et le multilatéralisme, refuser les contraintes et les alignements imposés par les alliances stratégiques et les axes de forces. La véritable histoire du rapport entre la France et l’OTAN (18) démontre l’inconsistance de la formule si souvent utilisée et même rabâchée « alliés mais pas alignés ». La solidarité atlantiste, en effet, établit une dépendance stratégique. Elle a produit plus que des convergences : des fusionnements et des acculturations. L’Amiral Bernard Rogel, ancien Chef d’état-major particulier du Président de la République, le dit autrement : « Jamais nous avons été aussi proches des militaires américains dans les procédures, dans l’esprit, dans la conduite des opérations » (19). De fait, les marges d’autonomie s’asphyxient sous la pression de la puissance dominante, des engagements communs et des processus d’intégration politique et militaire. En conséquence, la deuxième exigence réside bien dans la recherche, pour la France, mais aussi pour l’Europe (ce qui demanderait une étude en soi), d’un non-alignement, corollaire naturel de l’égalité et du multilatéralisme. Quant au multilatéralisme qui lui est lié, il ne peut correspondre ni au rassemblement du monde libre face à la Chine et à la Russie, selon Joe Biden (20), ni à ce soit-disant « nouveau multilatéralisme » décrit par Emmanuel Macron comme « un dialogue entre les différentes puissances pour décider ensemble » (21). Le multilatéralisme n’est pas un dialogue des puissances… Ah, cette obsession de la puissance ! Il est désolant de devoir constater que ce vieux, très vieux concept puisse encore parader dans les discours de ceux qui nous promettent une nouvelle façon de bâtir le monde avec des concepts qui datent de l’Antiquité…

Enfin, troisième exigence, combattre l’idéologie de la fatalité de la guerre. Celle-ci n’est pas « un invariant de la nature humaine » comme tant d’experts, de politiques et de militaires jusqu’au plus haut niveau, voudraient nous le faire croire. La guerre est toujours, fondamentalement, un fait politique. L’inépuisable complexité de l’histoire, les erreurs de ses acteurs, et la difficulté d’y déceler « un sens » n’autorisent pas l’affirmation d’une inéluctabilité de la tragédie et un destin sur lequel on aurait pas, ou si peu de prise. Certes, le recul du politique et de la volonté politique est, hélas, bien réel. C’est justement pour cette raison que les causes du chaos actuel devraient constituer un ressort de la pensée critique en général, et en particulier sur la sécurité internationale, sur le désarmement et sur la paix.

Comment faire baisser les tensions et sortir des conflits ? Comment construire de la sécurité pour les peuples? Comment contribuer à un autre ordre international ? C’est à ces questions-là d’abord qu’il faut répondre si l’on veut penser l’avenir dans une mondialité à inventer. ( JF 11 12 2020)

Notes:

1) Colloque de la Société d’histoire générale et d’histoire diplomatique, « Militaires et diplomates : leur rôle dans la politique étrangère de la France d’aujourd’hui », Les Cahiers de la Revue Défense Nationale, 25 février 2020.

https://www.defnat.com/e-RDN/sommaire_cahier.php?cidcahier=1223

2) « Ordre du Jour », Amiral Pierre Vandier, Toulon, le 1er septembre 2020, Ministère des Armées.

3 ) « Amiral Pierre Vandier : nous entrons dans une période exigeante pour la Marine », Le Télégramme, 16 septembre 2020. https://www.letelegramme.fr/france/amiral-pierre-vandier-nous-entrons-dans-une-periode-exigeante-pour-la-marine-16-09-2020-12617519.php#:~:text=Le%207%20septembre%2C%20%C3%A0%20l’Ecole%20navale%2C%20l

4) Compte-rendu de la Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Audition de l’Amiral Pierre Vandier, Chef d’état-major de la Marine nationale, 28 octobre 2020. https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20201026/etr.html#toc4

5) « Philippe Lavigne, Chef d’état-major de l’Armée de l’air et de l’espace : nous assistons à une contestation des espaces aériens », entretien, Le Monde, 23 novembre 2020. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/11/23/philippe-lavigne-chef-d-etat-major-de-l-armee-de-l-air-et-de-l-espace-nous-assistons-a-une-contestation-des-espaces-aeriens_6060783_3210.html

6) « l’Armée de terre se préparer à des conflits plus durs », Nicolas Barotte, Le Figaro 18 juin 2020. https://www.lefigaro.fr/international/l-armee-de-terre-se-prepare-a-des-conflits-plus-durs-20200617#:~:text=La%20%C2%ABvision%20strat%C3%A9gique%C2%BB%20pr%C3%A9sent%C3%A9e%20aux,d%C3%A9fense%20n’est%20gu%C3%A8re%20optimiste.&text=%C2%ABNous%20avons%20besoin%20d’une,plan%20ses%20objectifs%20pour%202030

7) Lors d’une audition par l’Assemblée nationale, en visioconférence, le 15 octobre 2020, le Chef d’état-major des Armées François Lecointre a fait référence à une telle nouvelle loi de programmation. http://videos.assemblee-nationale.fr/video.9664480_5f87f15c50634.commission-de-la-defense–projet-de-loi-de-finances-pour-2021-audition-du-general-francois-lecoint-15-octobre-2020

8) Colloque de la Société d’histoire générale et d’histoire diplomatique, déjà cité.

9) Notons que la Ministre des Armées ne traite jamais de ces questions qui dépassent les prérogatives assignées à son ministère.

10) Voir « Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? », Odile Jacob, 2019.

11) C’est finalement le Général Lloyd Austin, militaire de carrière, qui a été choisi.

12) « How to Prevent a War in Asia. The Erosion of American Deterrence Raises the Risk of Chinese Miscalculation »,

Michèle A. Flournoy, Foreign Affairs, June 18, 2020. https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-06-18/how-prevent-war-asia

13) Voir « Kissinger et la Corée du Nord… », J. Fath, 24 juin 2018. https://jacquesfath.international/2018/06/

14) « Kissinger warns US and China must set limits to avoid a blowup », David Wainer, Bloomberg, October 7, 2020. https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-10-07/kissinger-warns-u-s-and-china-must-set-limits-to-avoid-a-blowup

15) « La doctrine Macron : une conversation avec le Président français », Le Grand Continent, 16 novembre 2020. https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/16/macron/

16) « L’Europe puissance, une conversation avec Clément Beaune », Le Grand Continent , 3 décembre 2020. https://legrandcontinent.eu/fr/2020/12/03/conversation-avec-clement-beaune/

17) « Les inégalités définissent notre époque, dénonce le chef de l’ONU en cette journée Mandela », ONU Info, 18 juillet 2020. https://news.un.org/fr/story/2020/07/1073361

18) Voir « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain », J. Fath, éditions du Croquant, 2020, pages 183 à 219.

19) Entretien de l’Amiral Bernard Rogel, ancien Chef d’État-major particulier du Président de la République (2016-2020), par Dominique Merchet, IFRI, vidéo du 28 octobre 2020. https://www.ifri.org/fr/espace-media/videos/france-securite-video

20) Voir « Biden : quelle politique étrangère et de défense ? », J.Fath, 2 novembre 2020. https://jacquesfath.international/

21) « La Doctrine Macron : une conversation avec le Président français », article déjà cité.

L’UE, Israël et l’instrumentalisation des droits humains.

L’Union européenne a rendu public le 8 décembre 2020 une déclaration de son Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (Josep Borrell), à propos de l’installation d’un régime de sanctions de l’UE concernant la défense des droits humains sur le plan mondial (EU Global Human Rights Sanctions Regime).

L’UE a décidé ainsi la mise en place d’un régime de sanctions, en tant qu’instrument « additionnel » de l’UE, afin de défendre ces droits de façon plus tangible et plus directe. Cette initiative est présumée pouvoir modifier le comportement des acteurs (étatiques et non étatiques) visés, et pourrait servir de moyen de dissuasion contre les violations des droits humains les plus sérieuses et contre les mauvais traitements. Il est évidemment positif de vouloir accorder le maximum d’attention à un tel enjeu, mais cette initiative européenne pose de multiples problèmes.

L’initiative de l’UE s’appuie sur la persistance de « violations graves des droits humains et de mauvais traitements » dans le monde. Sont cités expressément : génocides, crimes contre l’humanité, torture, esclavage, exécutions extra-judiciaires, violences sexuelles et fondées sur le genre, disparitions forcées, arrestations et détentions arbitraires, trafics humains. Selon un communiqué de presse de l’UE, d’autres violations des droits ou mauvais traitements pourront faire l’objet de sanctions s’ils s’agit d’actes étendus, systématiques, ou bien s’ils constituent une source de grave préoccupation pour les buts de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Une remarque s’impose : devant une telle imprécision, on peut craindre qu’un certain arbitraire et des choix purement politiques ne l’emportent. Mais il y a bien d’autres questions.

Premièrement. Sur quelle base juridique l’UE veut-t-elle prendre des décisions de sanctions ? Cette question est incontournable pour des instances européennes qui font de l’État de droit, et plus généralement du droit, un paramètre fondamental de leur activité. Et puis, il serait légitime que l’application de sanctions ne soient pas, ou ne soit plus (comme c’est en général trop le cas aujourd’hui) le résultat de choix politiques discrétionnaires et unilatéraux. Mais force est de constater que l’initiative de l’UE ne fait référence ni à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 10 décembre 1948, ni aux principes de la Charte des Nations-Unies. Elle ne cite pas non plus les statuts de la Cour Pénale Internationale (CPI), alors que l’initiative de l’UE vise ce qu’elle appelle « les violations graves des droits humains », soit une formulation assez proche de celle de la CPI.

En vérité, la liste des violations des droits humains pouvant faire l’objet de sanctions de la part de l’UE n’est pas réellement fixée. Elle ne s’appuie ostensiblement, comme référence essentielle, sur aucun des grands textes existant portant sur les droits fondamentaux. Cette liste de l’UE balaie un champ de droits nettement moins étendu que celle définie par la DUDH. Elle n’inclut pas, par exemple, les droits sociaux, le droit d’asile, les discriminations, le droit à la nationalité… Est-ce une façon d’éviter des problèmes gênants ? Cette liste est en revanche nettement plus large que les quatre incriminations visées expressément par les statuts de la CPI : génocides, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, et crimes d’agression. On a le sentiment que la liste de l’UE ressort des préoccupations politiques de quelques dirigeants, plutôt que d’une volonté de rigueur juridique. L’imposition de sanction a pourtant besoin de légalité et de légitimité.

Deuxièmement. Une référence explicite aux Nations-Unies, à sa Charte, à ses principes aurait été bienvenue. Elle aurait permis à l’UE d’affirmer explicitement que les droits à l’autodétermination, à la souveraineté et à l’indépendance, absents de l’initiative de l’UE, sont tout de même pris en considération grâce à d’autres textes fondamentaux que l’UE se doit se d’appliquer. Mais il n’en est rien. La carence est ici béante. Il y a, là encore, un sérieux problème. Pourquoi ? On sait qu’Israël commet de graves violations des droits humains au point où, en 2019, la CPI a ouvert une enquête pour crimes de guerre dans les territoires occupés militairement et à Gaza sous blocus. Faute de préciser clairement que son initiative concerne aussi des territoires occupés et les politiques d’occupation, l’UE saura utiliser une certaine marge d’appréciation pour écarter toute procédure de sanctions contre Israël, alors que cet État bafoue non seulement la DUDH, les statuts de la CPI, mais aussi l’Accord d’association UE/Israël rentré en vigueur le 1er juin 2000. L’article 2 de cet accord stipule, en effet, que « les relations entre les parties, de même que toutes les dispositions du présent accord, se fondent sur le respect des Droits de l’homme et des principes démocratiques, qui inspirent leurs politiques internes et internationales et qui constitue un élément essentiel du présent accord ».

Certes, Israël n’est pas membre de la CPI, mais cet État ne peut pas prétendre qu’il ne serait pas concerné par des sanctions si d’aventure l’UE avait le courage de vouloir lui en imposer… Rappelons d’ailleurs qu’une résolution du Parlement européen en date du 10 avril 2002, demandait déjà la suspension de l’accord d’association UE/Israël comme sanction du non respect de la clause sur les droits de l’homme (article 2) de cet accord.

Notons encore que l’UE a signé un accord de coopération et d’assistance avec la CPI. Elle a pris l’engagement « d’appuyer le bon fonctionnement de la CPI et à promouvoir un soutien universel en sa faveur en encourageant la participation la plus large possible au statut de Rome ». Question : l’UE va-t-elle aider la CPI à mener l’enquête sur les crimes de guerre d’Israël en Palestine ?

On observe donc :

– 1) que le régime de sanctions installé par l’UE, ce 8 décembre 2020, pourrait être considéré comme juridiquement inadapté à une mise en cause des crimes israéliens de l’occupation et de la colonisation.

– 2) que l’accord d’association UE/Israël n’est toujours pas respecté concernant la disposition sur les droits de l’homme et la démocratie.

– 3) qu’il n’y a aucune garantie que l’UE puisse décider d’aider la CPI à enquêter sur les crimes de guerre israéliens en Palestine.

Israël peut dire merci à Bruxelles qui lui donne, et qui se donne à elle-même, suffisamment d’imprécision et de flou pour pouvoir enterrer, en tant que de besoin, toute velléité de sanction.

Troisièmement. L’UE précise dans son initiative que l’application de sanctions sera conforme à l’approche de la Politique étrangère et de sécurité commune. Les décisions seraient donc d’abord guidées par des choix et des orientations politiques ? Cette situation pose un très sérieux problème puisque la PESC se caractérise par une inaction européenne caractérisée concernant, par exemple, les droits des Kurdes, des Sahraouis et ceux des Palestiniens. Pour être plus conforme à la réalité, disons que cette politique se manifeste plutôt comme celle d’un soutien effectif à ceux qui bafouent les droits essentiels de ces peuples.

De quelle crédibilité l’UE pourra-t-elle se réclamer si elle persiste ainsi à montrer qu’elle se refuse, dans les textes et dans les faits, à sanctionner Israël pour les crimes commis dans le cadre de la politique d’occupation et de colonisation, en contradiction avec ses propres engagements de principe. On ne peut, à la fois, se déclarer déterminés à « promouvoir les droits humains partout dans le monde », comme le répète l’UE, et contribuer à l’impunité d’un État, pourtant juridiquement et politiquement associé, qui bafoue tout à la fois, depuis des dizaines d’années, les droits édictés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, les principes rappelés dans la Charte des Nations-Unies, les droits fondamentaux énumérés par les statuts de la CPI, et l’accord d’association signé avec l’Union européenne.