Qui est l’ennemi ou quel est le problème ? (1)

Sur la crise au Proche-Orient, sur le terrorisme et l’après 13 novembre 2015 en France. Mars 2016

Cet article, rédigé en ce mois de mars 2016, est une longue étude (140 000 signes) sur la crise au Proche-Orient et ses causes, sur le terrorisme, sur l’après 13 novembre 2015 en France, sur les questions politiques et institutionnelles posées par certains choix du pouvoir exécutif dans notre pays… Il a été écrit avant les attentats terroristes de Bruxelles. Il vise à donner quelques clés de compréhension sur une actualité brûlante. Afin de rendre sa lecture plus facile il a été divisé en Plusieurs parties indépendantes.

Table des matières

Introduction. Poser les bonnes questions

LA CRISE DANS LE MONDE ARABE

Qui est l’ennemi…ou quel est le problème ?

Sur les responsabilités néo-impériales

Faire reculer les logiques de puissance

L’exigence fondamentale de la reconstruction

Riyad, Téhéran, Ankara ou le jeu brûlant des rivalités

L’ajustement structurel comme cause aggravante

Tirer la sonnette d’alarme

DU MAL ETRE ARABE A LA CRISE DE CIVILISATION

Une pathologie de l’Islam ?

Devenir un sujet de sa propre histoire

Une jeunesse en radicalisation dans le monde réel

Une histoire qui est aussi pleinement la nôtre

La sécurité n’est pas la première des libertés

UN FIASCO FRANCAIS

Le naufrage d’une politique étrangère

La règle des « 3 D »

François Hollande, du chef de guerre au maître de la rhétorique

L’Etat providence, nouvel « opium du peuple » ?

UNE MUTATION INSTITUTIONNELLE REACTIONNAIRE

Le « degré zéro de la politique »

La déchéance de la nationalité…bien au delà du symbolique

Quand remontent les mémoires coloniales

Conclusion. Reconstruire une vision de l’avenir et une espérance collective

Qui est l’ennemi ou quel est le problème ? (2)

Sur la crise au Proche-Orient, sur le terrorisme et l’après 13 novembre 2015 en France. Mars 2016

1ère partie

Introduction

Poser les bonnes questions

Le temps de l’analyse est maintenant venu. Il nous faut porter la réflexion sur les causes des attaques terroristes de janvier et de novembre 2015. Prendre vraiment le temps du pourquoi est une responsabilité politique nécessaire. D’autant plus nécessaire que tout a été fait pour en contourner l’exigence. Au prix de dérives parfois ahurissantes. Beaucoup prirent le parti d’un consternant détournement du sens des événements en utilisant trop souvent les discours et les formulations les plus problématiques quant aux valeurs de notre République. On ne peut croire à l’effet d’un désarroi devant la brutalité des événements. Ces réactions furent en effet, d’une grande cohérence.

« Montrons leur à qui appartient vraiment la force », s’exclame par exemple, Etienne Gernelle, Directeur de l’hebdomadaire « Le Point » (1). Franz-Olivier Gisbert, dans ce même hebdomadaire, ne cherche pas la nuance : « ce n’est plus d’un choc dont il faut parler, mais bien d’une guerre de civilisations » (2). Il affirme dans cet esprit que les conflits à venir seront culturels et religieux… Le gouvernement, selon lui, doit donc passer outre les droits de l’homme en rendant temporaires les nécessaires atteintes aux libertés. Enfin, au risque du n’importe quoi, il qualifie de « marxo-pétainistes » ceux qui nous culpabilisent – dit-il – « en victimisant les assassins ».

Ce fut, en vérité, un déferlement d’excès verbaux et d’incroyables dérapages. Laurent Wauquiez, Eric Ciotti et même Pascal Bruckner (3) en appelèrent à l’internement des individus fichés « S » dans des camps ou (ce qui est la même chose) dans des centres de rétention fermés. Soit quelque 10500 personnes à incarcérer (!) sans qu’il y ait eu crime et condamnation pour le justifier. Notons que cela représente environ 15 à 20 fois Guantanamo lorsque ce camp, ouvert par George W. Bush en 2002, rassembla, durant les premières années, le maximum de prisonniers.

Jean-Christophe Lagarde, chef de l’UDI, demanda à François Hollande de réunir l’OTAN. Pour bombarder Molenbeeck ?.. Bruno Lemaire proposa de « couper vif dans la dépense publique pour dégager des moyens financiers pour mieux nous protéger » (nous y reviendrons). Christian Estrosi suggéra « une loi d’habilitation pour voter par ordonnance. Ca ne dérangerait personne, en temps de guerre, dit-il » (4). Philippe De Villiers fit semblant de s’insurger sur la « mosquéisation » de la France. Le Front National demanda évidemment qu’on renvoie tous les migrants hors de nos frontières. On a même vu un économiste (5) soutenir, sans crainte du ridicule, qu’une lutte pour les droits de propriété « devrait sonner le glas du terrorisme ». Si l’objet réel de ces atterrantes déclarations n’était pas dramatique, tout cela pourrait être classé sans autres formalités dans les archives du bêtisier politicien. Mais ces formulations ont accompagné, avec une virulence certaine, un discours de guerre et une logique de peurs. Il faut donc s’interroger car la peur n’est pas qu’une émotion lorsque l’insécurité s’aggrave. Elle est un moyen indirect de déstabilisation. Elle est aussi méthode de gouvernement. Rien de tel, en effet, que le besoin irrépressible et urgent de sécurité pour affaiblir ou pour faire disparaître d’autres exigences sociales et démocratiques.

Tout cela, enfin, est le miroir de l’incapacité, et surtout du refus d’identifier les responsabilités et la nature du défi qui s’impose, dont les causes véritables du terrorisme. Cette extrême violence politique, en effet, a des causes. Elle est le produit d’un monde en crise. Et ce monde, c’est le nôtre. Cette violence est issue d’une certaine forme de rapports sociaux et internationaux fondés sur le primat de la guerre, sur des stratégies de domination et des logiques de prédation porteuses d’inégalités et d’humiliations. Les interventions militaires, les bombardements et les occupations en Afghanistan, en Irak ou en Libye ont engendré de profonds ressentiments de haine. Ce monde là est en train d’exploser. Il explose là où les sentiments d’injustice et d’hostilité sont les plus intenses, là où l’espérance et la dignité humaine ont subi le plus d’outrages au cours de l’histoire… et dans le présent.

En France, le débat politico-médiatique a tout simplement écarté cette gênante réalité. Il est resté confiné dans un théâtre de faux-semblants. La dérive réactionnaire atteint maintenant de tels sommets que la réflexion pourtant indispensable sur les origines du terrorisme, sur les contextes qui le nourrissent, sur le tragique d’une histoire meurtrière en train de se faire sous nos yeux est donc parfois – jusqu’au plus haut niveau gouvernemental – assimilée à la « recherche de l’excuse ». Cette volonté d’intimidation, cette instrumentalisation de l’inacceptable – car c’est bien de cela qu’il s’agit – est dangereuse à un double titre. D’abord, elle empêche une juste compréhension des choses, indispensable à la définition de réponses politiques qui aient du sens et de l’efficacité. Ensuite, qu’on le veuille ou non, elle alimente l’escalade de la guerre, de l’identitaire, de la xénophobie et du racisme.

Et puis, jamais les bonnes questions ne sont posées : pourquoi nos sociétés européennes produisent-elles tant de jeunes djihadistes ? Pourquoi notre monde se déchire-t-il si cruellement au Proche-Orient, en Afrique… Pourquoi des États s’effondrent-ils ? Pourquoi des idéologies violentes, sectaires et mortifères gangrènent-elles des sociétés ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Que faut-il changer ici et là-bas ? Même le Premier Ministre, Manuel Valls, s’est permis d’affirmer devant l’Assemblée Nationale (6) : « mais moi, je vous le dis, j’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé ». Le Premier Ministre devrait donc lire ou relire Marc Trévidic, ancien juge d’instruction au pôle anti-terroriste du Tribunal de Grande instance de Paris. En exergue d’un de ses derniers livres, il écrit ceci : « Pourquoi ? De toutes les questions que nous nous posons sur le terrorisme, elle est la première qui vient à l’esprit quand un attentat se produit » (7). Oui… Pourquoi ?

LA CRISE DANS LE MONDE ARABE.

Qui est l’ennemi…ou quel est le problème ?

Quelle est donc l’origine de ces événements dramatiques ? Comment le djihadisme est-il né ? Evidemment, on obtient ni la même analyse, ni la même aptitude à faire face aux défis du monde tant que cette interrogation simple et pourtant essentielle : quel est le problème ?.. sera soigneusement écartée au profit de cette autre question : qui est l’ennemi ? (8) Aujourd’hui, la guerre et la figure de l’ennemi, en effet, envahissent unilatéralement l’espace politique et médiatique, au point où l’exigence d’une analyse, d’une pensée de la complexité, d’une compréhension des grands phénomènes sociaux de notre temps se voit qualifiée de « sociologisme de l’excuse » quand ce n’est pas d’irresponsabilité.

Bien sûr, ce qui est en cause, ce n’est pas la sociologie en tant que domaine des sciences humaines, même s’il y a de vieux débats sur le statut et le rôle de cette discipline reconnue pour sa capacité de contribution à l’esprit critique. Ce qui est présenté comme un interdit c’est la nécessité, pourtant si logique et si ordinaire, d’un effort d’identification des causalités dans les processus sociaux et politiques. Un tel refus de l’intelligence des faits est inacceptable. On en saisi cependant la raison. Ceux qui portent la responsabilité essentielle de cette crise ne veulent pas reconnaître qu’ils sont à l’origine d’une situation de crise générale de l’ensemble des politiques conduites, d’une crise de système, une crise de la pensée politique. C’est à ce défi énorme qu’il faut apporter des réponses.

Pourquoi le monde arabe, le Moyen-Orient qui nous sont si proches par l’histoire et par la géographie, sont-ils dans une crise de décomposition sociale si profonde que les sociétés, à des degrés divers et dans des configurations différentes, sécrètent en particulier depuis trois à quatre décennies – et même depuis bien plus longtemps -, des courants mutants d’islamisme politique allant, aujourd’hui, de l’opposition institutionnelle reconnue, acceptée ou tolérée, jusqu’au djihadisme ultra-sectaire et criminel de l’Organisation de l’État Islamique (OEI) ?

Paradoxalement, voici déjà quelques années, ce formidable élan populaire qu’on désigne comme « le Printemps arabe » (nous utiliserons l’expression par facilité de formulation), a fourni des explications utiles. Beaucoup de commentateurs et d’experts semblent estimer qu’il n’y a pas ou plus d’enseignements à tirer de ce mouvement. Ce dernier fut pourtant issu des problématiques sociales et politiques essentielles du monde arabe. Mais ce Printemps, précisément, a révélé ce qui fait problème. Il a fait éclater les contradictions. Il a montré ce qui ne pouvait plus être supporté par des peuples en souffrance et en révolte. L’exemple tunisien est très démonstratif. Il témoigne des aspirations démocratiques et sociales existantes, d’une capacité à les faire valoir dans de grands moments de luttes populaires. Il atteste de la réalité difficile et périlleuse des contradictions sociales et politiques existantes, et des rapports de forces réels.

Contrairement à ce que beaucoup ont cru pouvoir expliquer, il n’y a pas eu, dans le monde arabe, deux séquences successives opposées, montrant dans une lecture trop simple, d’abord un « Printemps », puis un « hiver islamiste », résultat de l’échec du Printemps. L’OEI (ou Daech), n’est pas la fille maudite ou aldutérine du Printemps… Il n’y a qu’un seul processus historique complexe, contradictoire et durable, résultant de dizaines d’années de crise structurelle d’un mode de développement dépendant. L’épuisement des régimes du nationalisme arabe, mis en place depuis la décolonisation, le despotisme et l’écrasement des libertés, l’arbitraire et la violence répressive, la corruption des élites et du système, la pauvreté massive et les inégalités criantes, les humiliations sociales et nationales avec, en particulier, la question de Palestine, non réglée, et vécue aussi comme une cause arabe, une cause historique de la décolonisation… Tout cela a créé les conditions de mobilisations populaires et d’explosions sociales. C’est dans le contexte de ce long pourrissement débouchant sur la désespérance sociale que l’islamisme politique a pris racine. En fonction des situations, il a pu se radicaliser, s’exporter et s’étendre progressivement à la faveur du mûrissement de la crise… et de quelques événements de considérable importance.

L’année 1979 est spécifiquement marquée par plusieurs « déclencheurs » ou révélateurs qui furent de grande portée pour les relations internationales. Il y eu l’attaque et la prise d’otage de la Grande Mosquée de La Mecque par un groupe armé salafiste saoudien de plusieurs centaines d’hommes, non liés à la révolution iranienne, contrairement à ce qu’il fut parfois indiqué. Le groupe armé fut neutralisé avec l’aide du GIGN français. La Révolution iranienne fait évidemment partie des événements les plus importants de cette année-là. Elle est issue du rejet populaire de la dictature pro-occidentale du Shah Reza Pahlavi, étroitement liée aux États-Unis et très largement étrangère à la culture iranienne. L’islamisme politique iranien apparaît alors comme l’exemple d’une force capable de peser au sein du monde musulman et de porter des aspirations, une culture, une identité. L’intervention soviétique en Afghanistan, cette même année, permet à une nébuleuse de groupes et de courants islamistes aux allégeances claniques diversifiées, de s’imposer dans le contexte afghan, contre une invasion extérieure… et contre le communisme. Avec l’appui de la puissance voisine pakistanaise. Avec une aide directe substantielle, y compris militaire, de Washington. De nombreux combattants de différents pays, notamment du Maghreb et du Proche-Orient, iront rejoindre les « Moudjahidins » afghans pour retourner ensuite dans leur pays d’origine… l’Algérie, par exemple. En Algérie, justement, Chadli Benjedid accède au pouvoir en février 1979. Dans un contexte de crise sociale et politique durable, il va mettre en œuvre une orientation néo-libérale qui, parmi d’autres facteurs, va favoriser l’affirmation, y compris électorale, de l’influence du Front islamique du Salut (FIS), en compagnie d’un ensemble d’organisations, plus ou moins violentes, de l’islamisme politique radical. Il faut citer – afin de mieux saisir les enchaînements – le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) créé en 1998, en phase finale de la décennie noire du terrorisme et de la violence d’une guerre interne qui aura marqué l’Algérie pour longtemps. Le GSPC fera allégeance à Al Qaïda en 2006 pour s’appeler désormais Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Cette organisation va élargir, au delà de l’Algérie, ses ambitions de déstabilisation. Des contacts se noueront avec d’autres organisations terroristes comme Boko Haram ou les Chabab de Somalie. Après 2003, la guerre en Irak et l’invasion de ce pays sera un puissant moyen pour l’intégration de djihadistes étrangers au sein d’Al Qaïda, et pour l’émergence de l’organisation de État islamique (OEI).

Une analyse approfondie à partir de ces quelques rappels montrerait comment des processus complexes de déstructuration sociale, de carence démocratique, de faiblesse des systèmes d’éducation et de formation, d’ingérences extérieures et d’interventions néo-impériales, dans le monde arabe et dans une partie importante de l’Afrique, ont pu contribuer – au fil des années – aux mutations, aux relations multiples et au développement d’une mouvance politique envahissante et dangereuse de l’islamisme politique radical et djihadiste. Ce contexte et son mûrissement dans la durée aident à comprendre les évolutions dramatiques actuelles et les espoirs de changement. Ces espoirs sont encore vivants aujourd’hui, mais pour l’essentiel étouffés par des régimes autoritaires ou dans les chaos de la guerre. La remarquable exception tunisienne, qui doit beaucoup à une dynamique populaire et démocratique, montre elle-même ses fragilités.

Les courants de l’islamisme politique ont su, dans des confrontations souvent très brutales, incarner une opposition radicale aux pouvoirs en place et, le plus souvent, bien loin des règles de l’Etat de droit, du pluralisme et de la démocratie. Cette histoire politique ne peut pas être congédiée au nom de l’injustifiable interdit gouvernemental d’aller chercher les causes. C’est une histoire objectivement et nécessairement explicative. Elle identifie des systèmes à bout de souffle, des forces et des stratégies inquiétantes de conquêtes du pouvoir, des ingérences et des interventions, y compris militaires étrangères… Il n’y a là ni « excuses sociologiques », ni arguments d’irresponsabilité possibles. C’est la réalité d’un monde en crise. Un monde qui n’en peut plus.

Sur les responsabilité néo-impériales

Il faut aller plus loin encore dans l’identification des causes. Nul ne peut évacuer, en effet, sans dommage pour la vérité, la responsabilité des puissances occidentales et néo-impérialistes. C’est à dire, pour une part, les puissances coloniales d’hier. Ainsi que leurs alliés régionaux, principalement la Turquie et quelques pétro-dictatures de la péninsule arabique. Ces dernières, dans des formes et à des degrés variables de complaisance politique, ont inspiré, soutenu, financé, armé l’OEI ainsi que d’autres groupes et courants de l’islamisme politique radical et du djihadisme.

Le soutien permanent des puissances occidentales aux régimes en place, l’amitié et l’impunité systématiquement accordée à Israël, à sa politique de colonisation et d’occupation militaire du territoire palestinien, ont créé les conditions d’une hostilité populaire et d’un rejet des stratégies mises en œuvre par ces puissances. L’échec majeur du partenariat euro-méditerranéen (nous y reviendrons) n’a fait qu’en rajouter. Les guerres d’Irak, d’Afghanistan et de Libye ont évidemment accentué les ressentiments et des haines tenaces à l’égard de politiques d’hégémonie et de prédation perçues comme arrogantes.

La crise du monde arabe, ses effondrements et ses guerres, l’extension, qui apparaît sans limites, d’idéologies ultra-sectaires et d’une violence sauvage… puisent leur origine dans cette histoire brutale où les droits des peuples furent trop longtemps écrasés par des régimes profondément anti-démocratiques et violents, et par des puissances extérieures dominantes ne connaissant que des prétentions stratégiques et des convoitises marchandes et financières. Dans des contextes de crise structurelle, de décomposition sociale, d’humiliation latente où les courants progressistes se sont fait laminer, ce sont les forces de l’islamisme politique dans leur diversité qui ont pu cristalliser une partie substantielle de la colère populaire.

C’est donc en réalité toute l’histoire politique du Monde arabe et du Proche-Orient qu’il convient de convoquer pour comprendre – ce qui ne veut pas dire excuser – les cheminements préoccupants de l’expansion du djihadisme. Jusqu’au chaos et aux déliquescences étatiques qui ont permis à l’OEI de s’implanter dans une vingtaine de pays environ, pour accéder en peu de temps à la catégorie de menace essentielle à la sécurité internationale, et plus précisément occidentale. On comprend que les pouvoirs en place, en particulier en Europe, tous les acteurs ayant sciemment ou non alimenté cette consternante et dramatique impasse, puissent chercher aujourd’hui à s’en distancier. On comprend ainsi le refus insistant de s’interroger sur les enjeux réels. Et la peur que s’ouvre en grand la question décisive du pourquoi. D’où, une fois encore, cette obsession à vouloir définir « l’ennemi » comme la source unique des problèmes, ou plutôt, comme contournement ou substitut à l’analyse des problèmes et de leurs causes réelles.

Non pas que cet « ennemi » n’existe pas… Des jeunes fanatisés, de nationalité française notamment, se sont définis eux-mêmes de cette manière en janvier et en novembre 2015 en massacrant, de sang froid, 150 personnes en Ile de France. Mais la question posée ne se résume pas à l’identité et à la psychologie des acteurs. Elle n’est pas non plus celle de la pertinence des mots employés. Celui d’ennemi, comme celui de guerre peuvent et doivent d’ailleurs être discutés dans leur opportunité et leur sens. L’essentiel est dans le politique, dans l’analyse des enchaînements et des causes des phénomènes sociaux et des stratégies qui contribuent à faire l’histoire, avec ses événements et ses tragédies… Parce qu’il faut comprendre les réalités pour agir. C’est l’évidence même.

On dit volontiers que l’histoire s’accélère. Remarquons comment elle se complique aussi. L’OEI, organisation terroriste, a certainement dépassé ce qui caractérise d’ordinaire ce type de groupes armés et de réseaux politico-criminels. L’OEI a conquis de vastes territoires. Elle a accédé à des moyens d’État. Elle dispose de financements propres considérables, d’une véritable armée de milliers de combattants, d’une forme d’administration, d’un contrôle sur des voies et des lignes de communication, sur des infrastructures… Elle peut susciter des attentats et des attaques terroristes mais elle peut aussi engager des opérations militaires plus proches du type conventionnel. Elle est manifestement capable de définir des éléments d’une vision stratégique d’ensemble… Autant de réalités inconnues jusqu’alors dans ce qu’on désigne comme étant du terrorisme. Mais il ne s’agit pas d’un État. D’ailleurs l’OEI prétend-elle construire un État au sens occidental du terme ? Le Califat d’Abou Bakr al-Baghdadi, de toutes façons, n’en a ni tous les moyens (loin de là), ni le statut international de légitimité sans lequel il n’y a ni souveraineté, ni légalité. Il s’affirme comme une force d’occupation, une entité « sui generis » ultra-violente, hors de toute référence de droit, qu’il s’agisse du Droit international, de la Charte des Nations-Unies ou des conventions internationales qui définissent les valeurs et les règles ordonnant les relations internationales, et singulièrement les relations entre les États, acteurs souverains de droit par excellence.

Les causes particulières du développement de ce parasite criminel se situent dans un processus de crises internes aiguës, de longue durée, et de guerres dévastatrices en Irak et en Syrie. Dans les confrontations politico-religieuses internes à l’Irak, Daech est pourtant apparue comme une force politico-religieuse sunnite de « résistance » et de revanche face à un pouvoir d’obédience chiite politiquement et très brutalement sectaire. Quant au régime de Damas, face à la menace, il a cherché à instrumentaliser les contradictions entre les différents courants d’opposition tout en pratiquant une répression criminelle. Il a provoqué la militarisation de la crise. Et dans le contexte exacerbé d’une guerre interne, l’OEI s’est rapidement renforcée, usant aussi d’une extrême violence pour s’imposer et pour contribuer à mobiliser dans le monde arabe, en Europe et jusqu’en Afrique et dans quelques pays d’Asie.

Les principaux acteurs régionaux, Turquie, Arabie Saoudite, Qatar ont laissé faire, et même aidé au développement de cette monstruosité politique qu’on appelle « l’État islamique ». Quant aux acteurs extérieurs, les grandes puissances, elles peinent à définir une stratégie collective et une politique d’ensemble contre un tel phénomène, alors qu’elles n’ont cessé de contribuer à le produire et à le nourrir par leurs stratégies et par leurs interventions militaires meurtrières. Baghdadi, Calife autoproclamé, est d’ailleurs politiquement « né » en 2003 (si l’on peut exprimer les choses ainsi…), avec l’invasion américaine de l’Irak, et avec son incarcération, de février à décembre 2004, dans les camps Bucca et Adder de l’armée des État-Unis, sous une étiquette civile d’agent administratif. Un drôle de fonctionnaire…

L’énorme arsenal de guerre de l’OEI est issu, comme le souligne Amnesty International, de décennies d’un « commerce irresponsable des armes ». Les flux d’armements à destination de l’Irak, couplés à une réglementation déficiente, furent une bénédiction pour les groupes armés et en particulier pour l’OEI. Les armements de cette organisation proviennent de 25 pays différents dont les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU. L’invasion militaire des États-Unis en 2003 eut sur ce plan des conséquences négatives considérables en termes de prolifération sauvage. Le démantèlement de l’armée irakienne par celui qui fut appelé le « proconsul » américain Paul Bremer – au delà de l’inculture dont ce choix témoigna – contribua au chaos et à la dislocation d’une institution centrale pour la viabilité de l’État. Il permit aussi à des dizaines de milliers de soldats irakiens de rentrer chez eux, ou en clandestinité, avec leurs armes, tandis que les stocks existants de l’armée et de la police furent pillés.

Ce désastre met aujourd’hui au défi jusqu’à l’ordre international et les conditions de la sécurité. Sur le plan de la tactique militaire, dans une telle situation, les puissances engagées ne savent pas vraiment comment faire : bombardements aériens, interventions de forces spéciales (9), contre-insurrection, intervention massive au sol…Dans tous les cas, rien de tout cela ne peut être efficace sans l’action, sur le terrain, de forces nationales et locales… ce qui a été amplement démontré par les capacités militaires des forces kurdes. L’administration Obama, tirant les leçons des échecs de Bush, n’a d’ailleurs pas cessé de refuser une intervention massive au sol en répétant cette formule imagée : « no boots on the ground » : pas de bottes (militaires) sur le terrain. L’imminence ou le projet d’intervention militaire au sol, de la Turquie et de l’Arabie Saoudite revient pourtant régulièrement dans l’actualité.

Faire reculer les logiques de puissance

C’est bien parce qu’on en est là, dans un contexte où se mêlent les instrumentalisations, les impuissances et les menaces grandissantes, que l’idée d’une réponse collective, celle d’une grande coalition internationale, a pu faire un certain chemin pour évaluer les options sécuritaires nécessaires, et surtout politiques, susceptibles de constituer les bases d’une initiative multilatérale. Cette idée, cependant, n’a pas bénéficié jusqu’ici des impulsions et des initiatives indispensables et suffisantes – c’est le moins qu’on puisse dire – pour qu’elle puisse prendre corps. Le retrait militaire russe de Syrie pourrait cependant permettre quelques avancées… Il y a urgence devant les risques croissants de déstabilisation élargie, en particulier à partir du Yémen et surtout de la Libye. On comprend bien, notamment, qu’une emprise accrue de l’OEI sur la Libye serait un danger direct pour une Tunisie fragilisée, et pour le Maghreb. Et même pour certains pays du continent africain où le djihadisme est une réalité préoccupante : dans la région sahélo-saharienne ou un peu plus au Sud avec Boko Haram, mouvement djihadiste lié à l’OEI, responsable de multiples massacres, actif au Nigéria, au Cameroun et à la frontière du Niger…. Ce danger alimente les spéculations et les appels pour une deuxième intervention militaire occidentale en Libye… comme si la première, en 2011, n’était pas déjà une cause majeure du chaos et d’un véritable désastre sécuritaire régional.

Au Proche-Orient, l’extension de Daech a ralenti en Irak. L’OEI perd du terrain en Syrie mais elle en reprend et elle frappe ailleurs. Les djihadistes ont refait surface au Mali. Les risques sont évidents. On voit cependant avec une certaine stupéfaction comment les politiques et les intérêts de puissance continuent de dominer malgré la menace et la multiplication des attaques terroristes sur le plan international. La confrontation n’oppose pas seulement un axe russo-iranien lié à une cohérence politico-religieuse chiite, à une coalition américano-saoudienne rassemblant un camp arabe sunnite. Chacune des puissances régionales alliées de Washington a sa propre stratégie et concentre l’essentiel de ses moyens non pas principalement contre Daech, mais contre un ou plusieurs autres adversaires « prioritaires » à combattre. Les Kurdes et le régime de Damas pour la Turquie. L’Iran et les Houthistes du Yémen (chiites d’obédience zaïdites) pour l’Arabie Saoudite. Le Hezbollah et le régime de Téhéran pour Israël (qui se permet de soigner des combattants djihadistes dans ses hôpitaux)… Quant à la République Islamique d’Iran, elle s’est engagée dans la bataille militaire contre l’OEI et au côté du régime de Damas, tout en gérant avec prudence et une certaine subtilité son accord avec les Occidentaux concernant le nucléaire et la levée des sanctions qui la frappe. On constate, enfin, que la Russie est accusée en permanence d’agir d’abord en fonction de sa propre stratégie et de ses propres intérêts. Ce qui est vrai. Mais les États-Unis et leurs alliés font-ils autre chose ?

Cette complexité traduit la réalité de l’ordre (ou du désordre) mondial actuel. Elle témoigne de vives contradictions et encourage toutes sortes de discours et d’hypothèses, parfois farfelues et souvent dangereuses, sur un soi-disant nouvel ordre en gestation à la faveur de cette crise. En septembre 2014, l’effacement au bulldozer, par l’OEI, de la frontière syro-irakienne était censé annoncer cette perspective d’un nouvel ordre. Certains « experts », aux États-Unis, en Israël ou en France notamment, sont allés, eux aussi, jusqu’à prôner une telle option. Par exemple une configuration totalement nouvelle, avec un démantèlement de la Syrie et de l’Irak, et la constitution d’un État sunnite pour « sauver » l’ordre actuel, en agitant le mythe d’un nouveau découpage régional comme solution aux problèmes posés. Il est difficile de repérer ce qu’il y aurait de « salvateur » dans la constitution d’Etats confessionnels. De telles options vont plutôt dans le sens de la déstabilisation recherchée par l’OEI. Ces propositions visent dans les faits à conforter les puissances dominantes et les puissances régionales, Turquie et Arabie Saoudite, au nom de l’épuisement des accords Sykes-Picot qui, en 1916, avaient défini des frontières étatiques et établi un certain partage colonial au Proche-Orient. En vérité, la question n’est pas de savoir si les Accords Sykes-Picot sont encore pertinents. Ce n’est pas par les « miracles » de géopolitique qu’on résoud les conflits. Nonobstant le règlement de la question kurde, devenue enjeu majeur dans la crise syrienne, sans qu’on puisse savoir aujourd’hui quelle en sera l’issue politique… Plus généralement, on ne mesure pas non plus quels seront, au final, les résultats des processus actuels d’éclatements et de décompositions. Comment les déstructurations étatiques et institutionnelles en cours pourraient-elles ne pas avoir de conséquences ?

Souvenons-nous, cependant, comment, il y a vingt ans, l’éclatement ou le dépeçage de la Yougoslavie, avec une redéfinition des frontières sous la pression de l’Allemagne, au bénéfice des pays de l’OTAN et de leurs ambitions à l’Est, a nourri un conflit des plus meurtriers. Avec, là aussi, des flux de réfugiés par centaines de milliers. On voit aujourd’hui que la stratégie occidentale – au delà de divergences réelles à l’époque – n’a pu apporter ni solution durable, ni stabilité, et aucune réponse de fond aux attentes sociales et démocratiques. Tout en permettant à la menace djihadiste, y compris à l’OEI, de s’implanter dans les Balkans, notamment en Bosnie. Cette extension du djihadisme a profité de l’influence politique, des financements et des investissements des pays du Golfe, notamment de l’Arabie Saoudite. Ces pays ont, ici aussi, contribué à une instrumentalisation intégriste de l’Islam proche de la lecture wahhabite saoudienne… N’a -t-on ainsi rien appris du jeu mortel des puissances sur l’échiquier fragile des frontières, de la sécurité internationale et de la paix ?

L’exigence fondamentale de la reconstruction

Le problème posé au Proche-Orient ne réside donc pas dans la recherche et la programmation d’un nouveau partage. Ce retour d’une pensée d’essence coloniale ne peut certainement pas contribuer à la réflexion sur les solutions nécessaires. La transformation volontariste du tracé des frontières est un exercice périlleux qui ne pourrait qu’exacerber encore les tensions, les conflits et la décomposition en cours. La question posée est celle d’une reconstruction. Une reconstruction politique, sociale, économique, culturelle… Il est, en effet, indispensable de reconstruire ce que les politiques de puissance, les guerres et les crises ont contribué à détruire : des sociétés, des institutions, des consensus nationaux et culturels, des États souverains…

Il est donc nécessaire de rappeler ce que les Européens avaient présenté en 1995 pour la Méditerranée (10) et, vingt ans auparavant, en 1975 pour l’Afrique (11), comme une grande ambition, un engagement pour un futur commun, un partenariat en faveur du développement. L’échec patent de ces deux projets doit être inscrit au tableau compliqué des causes de la crise du monde arabe et des pays d’Afrique. Leurs orientations néo-libérales, dans l’esprit de zones de libre-échange, ont été délibérément conçues et adaptées pour favoriser en priorité les intérêts commerciaux et financiers du capital européen et la constitution de zones d’influence. Sans que jamais une dynamique économique et sociale puisse réellement profiter aux peuples concernés. Le partenariat euro-méditerranéen est aussi l’illustration spécifique de l’indigence politique et de l’incapacité de l’Union européenne (au delà de ses financements, il est vrai importants) à contribuer au déclenchement d’un processus de règlement politique concernant la question de Palestine.

Les crises du monde arabe et d’Afrique font partie des enjeux à relever et des combats à mener. Parce que les dirigeants de l’Union et des États européens ne veulent pas reconnaître les causes véritables de l’explosion sociale du monde arabe et de l’effondrement d’une partie de l’Afrique. Parce que ces crises structurelles sont aussi le fruit du néocolonialisme, des engagements non tenus et d’une conception de la « coopération » fondée sur l’intérêt des patronats et de la finance, sur l’intérêt des puissances européennes dominantes. A quand une grande politique de relance et de refondation mobilisatrice efficace du partenariat euro-méditerranéen et des accords UE/ACP (Afrique, caraïbe et Pacifique) ?

Assurer la sécurité dans l’ensemble de la région méditerranéenne et jusqu’en Afrique, refonder un ordre international de stabilité, de sécurité collective et de paix…voilà qui n’est certainement pas de la seule responsabilité des pays de l’Union Européenne, à supposer que ceux-ci aient les moyens d’une telle vision et la volonté de la réaliser… Mais cela passe nécessairement par une reconstruction qui touche aux conditions de la coopération pour de véritables partenariats en faveur des échanges et du développement dans toutes ses dimensions.

Il est aussi indispensable de dépasser les intérêts et les politiques de puissance par les progrès du multilatéralisme. Cette perspective semble rester aléatoire, tellement les stratégies nationales et les ambitions sont contradictoires. Mais le niveau de crise est si élevé, et les acteurs directs de la déstabilisation si problématiques que les menaces sont maintenant immédiates et réelles pour tout le monde. L’Arabie Saoudite, par exemple, est logiquement accusée d’avoir concrètement contribué à la montée en puissance de l’OEI. Et pas seulement pour avoir favorisé, depuis des lustres, la diffusion de l’idéologie wahhabite et son ultra-radicalisme porteur de violence. Mais le Royaume saoudien est aujourd’hui lui-même menacé dans sa stabilité par cette extension du djihadisme : 2500 saoudiens auraient rejoint les rangs de l’OEI. Quand on joue avec le feu on prend toujours le risque de se brûler.

L’idée d’une réponse politique collective, si elle parvenait à faire son chemin, ne sera donc pas l’expression des bons sentiments mais avant tout le fruit des intérêts bien compris, et dans ce cadre réaliste, de la conscience pour chacun de sa propre responsabilité et d’une responsabilité commune. D’autant qu’aucun État, si puissant soit-il, n’a la capacité, à lui seul, de vaincre Daech et d’obtenir un règlement politique de la crise syrienne. On attend ainsi des initiatives déterminées de la France et de ses partenaires européens. Viendront-elles ?

Riyad, Téhéran, Ankara

ou le jeu brûlant des rivalités.

Au Proche-Orient, le jeu des puissances ne laisse pas d’inquiéter. Les provocations se succèdent et, avec elles, augmentent les risques d’affrontements politiques et militaires. L’escalade semble jusqu’ici contrôlée mais il faut bien analyser le fil des événements. Le risque d’enchaînements non maîtrisés reste important. Lorsque la Turquie choisit d’abattre un chasseur-bombardier russe – alors que d’autres options d’avertissement que le tir étaient possibles -, lorsque l’Arabie Saoudite choisit d’exécuter un chef religieux chiite reconnu au delà même des frontières du Royaume saoudien… il faut mesurer la portée de ces actes qui montrent une volonté d’affrontement. Les batailles autour d’Alep, deuxième ville et « capitale économique » de Syrie, ont été porteuses d’un danger réel de confrontations armées de puissances. Malgré une trêve des combats ce climat d’hostilité entretient, entre la Russie et les pays de l’OTAN, des tensions déjà stimulées par la crise ukrainienne. Le langage de la Guerre froide a refait surface dans un contexte stratégique préoccupant de menaces d’interventions militaires, de réarmement et de militarisation.

Un premier dialogue s’était pourtant installé entre Riyad et Téhéran. Un tout début de processus de règlement politique de la crise syrienne fut acté dans une résolution adoptée à l’unanimité du Conseil de Sécurité de l’ONU, le 18 décembre 2015 (12). Mais rien n’y fit. Les provocations turques et saoudiennes visaient en réalité à empêcher toute coopération internationale avec la Russie et l’Iran. C’est le choix des stratégies de puissance au mépris des conséquences et des risques. Au mépris de ce qui devrait pourtant dominer aujourd’hui dans notre monde « global » : la responsabilité collective.

Le soutien d’Ankara – aujourd’hui amplement documenté et démontré – aux djihadistes de l’OEI, et la guerre anti-kurde du Président Erdogan démontrent un positionnement turc belliqueux et passablement irresponsable… quand les exactions commises ne sont pas tout simplement criminelles (13). La Turquie, malgré de formelles dénégations, n’a cessé d’acheter du pétrole et du coton à des intermédiaires liés à l’OEI. Elle a longtemps fermé les yeux sur la présence et les passages de la frontière turco-syrienne, de combattants de cette organisation. Elle a fourni des armes à l’OEI, dans le cadre d’un trafic que le grand quotidien Cumhuriyet a eu le courage de révéler, ce qui lui vaut une sévère répression puisque des charges très lourdes pèsent sur deux journalistes de ce quotidien qui risquent une peine de prison à perpétuité. En Turquie, une trentaine de journalistes sont aujourd’hui emprisonnés. L’autoritarisme du régime turc, qui entretient un climat de peur et de guerre, atteint des niveaux qui font dire à beaucoup que cela rapproche ce pays d’un fascisme qui ne veut pas dire son nom. « Il n’y aura bientôt plus de raison de ne pas l’appeler dictature… » souligne Kadri Gürsel, éditorialiste dans cet autre grand quotidien qu’est Milliyet (14). Il est d’autant plus consternant que les autorités françaises et européennes font du Gouvernement turc un partenaire privilégié à qui l’on continue de promettre une adhésion prochaine à l’Union Européenne en fermant complaisamment les yeux sur la répression militaire qui s’abat sur les kurdes et en mettant systématiquement à l’écart le Conseil Démocratique Syrien (CDS), seule organisation laïque et démocratique… et qui comprend les kurdes. L’engagement d’une reprise des négociations sur l’adhésion turque à l’UE a d’ailleurs été pris… à contrario total de ce qui serait nécessaire : des sanctions, le gel du processus d’adhésion et une gestion des relations bilatérales dans la plus grande fermeté.

Quant à l’Arabie Saoudite – un des pays les plus répressifs du monde – dans un contexte régional de tensions et de guerre, elle considère devoir faire face à une double menace contre sa « légitimité » religieuse et sa crédibilité de puissance arabe dominante : la menace d’un djihadisme sunnite rival et déstabilisateur (qui a pourtant bénéficié de financements et d’aides saoudiennes conséquentes), et la menace de cette autre théocratie qu’est la République Islamique d’Iran, rival politique, idéologique et économique majeur.

La constitution par Riyad d’une coalition, dite anti-terroriste, de 34 pays essentiellement sunnites et excluant l’Iran, confirme, si besoin était, cette obsession saoudienne permanente vis à vis de l’Iran.

Une obsession qui conduit ce régime autocratique des rois et des princes à prendre le risque irresponsable d’une déstabilisation du Liban (15) afin d’atteindre le Hezbollah. Parce que cet allié de l’Iran joue un rôle officiel important dans le Pays du cèdre. Il est vrai que Téhéran, à la faveur de l’accord passé avec les « 5+1 » (16) sur le nucléaire militaire, s’affirme de plus en plus comme une puissance à part entière dont les intérêts sont opposés à ceux de l’Arabie Saoudite. L’Iran, en effet, a besoin de partenaires et de coopérations pour sortir de l’isolement et des sanctions internationales. Dans la confrontation avec Riyad, elle prend garde ainsi à ne pas alimenter l’escalade.

L’Iran et l’Arabie Saoudite s’affrontent cependant sur le plan énergétique dans un affrontement de grande dimension sur l’enjeu stratégique des acheminements d’hydrocarbures par oléoducs (ou pipelines), générateurs de royalties et surtout moyen d’accès aux marchés européens. Cela dans une région où, déjà, l’exploitation des ressources – par exemple les gisements de Méditerranée orientale -, fait l’objet de rivalités aiguës. On constate aussi une opération saoudienne visant à une chute brutale des cours du pétrole qui ont effectivement atteint leur plus bas niveau depuis la crise de 2009. Le prix du baril a perdu plus de 70 % de sa valeur depuis juin 2014.

Contrairement aux contextes énergétiques créés lors des précédents conflits au Proche-Orient, la situation de guerre dans cette région ne provoque aucune flambée des prix, tellement le surplus de production au niveau international garantit contre tout risque d’interruption ou de difficultés d’approvisionnement. Et la tendance à la baisse est donnée pour durer, sauf si un accord pouvait intervenir au sein de l’OPEP. Certains pays du cartel ont en effet besoin d’une reprise des cours à la hausse. En attendant, la perspective d’un retour de l’Iran sur les marchés d’exportation ne fait qu’en rajouter sur la pression à la baisse.

Le contexte est particulièrement conflictuel puisque c’est Riyad qui a bel et bien décidé de casser les prix en inondant le marché. L’objectif est, notamment, d’entraver les ambitions de l’Iran qui veut effectivement pousser sa production en revenant sur le marché mondial. Il est aussi de casser la concurrence du pétrole de schiste des États-Unis, tout en faisant payer à Barak Obama la conclusion – objectivement positive – de l’accord des « 5+1 » avec Téhéran sur le nucléaire iranien.

La baisse des cours pétroliers n’est donc pas le seul effet de la faiblesse de la croissance en Europe et en Chine. Même si cela pèse lourd. Cette chute – à des degrés divers – a des conséquences négatives sur tous les pays producteurs. L’Arabie Saoudite et les pays de Golfe restent cependant, parmi ces producteurs, les seuls à disposer d’une forte résistance financière face à la dégringolade brutale des prix à laquelle Riyad a contribué si activement. Cette descente assez vertigineuse des cours profite aux consommateurs occidentaux en particulier, mais elle constitue un sérieux handicap pour les pays producteurs – puissances émergentes ou non – de forte population ayant d’importants besoins en termes d’investissements et de budgets publics. Ainsi, la pression saoudienne ne peut avoir que de dures conséquences financières notamment pour l’Algérie, l’Irak, l’Iran, le Nigéria, la Russie, le Venezuela. Autant de pays qui comptent à eux seuls (mais bien d’autres sont concernés) quelque 500 millions d’habitants, ce qui n’est pas rien… Le cynisme des dirigeants de la pétro-dictature saoudienne paraît sans limites. La pression à la baisse des hydrocarbures contribue donc aux difficultés de l’économie sur le plan international alors que 2016 s’annonce comme une année d’exacerbation de la crise… et de difficultés accrues pour les peuples qui paieront le prix de la politique de l’Arabie Saoudite et de ses acolytes du Golfe. De quoi alimenter encore, dans bien des pays, les causes de l’amertume et de l’hostilité populaire.

L’ajustement structurel comme cause aggravante

Si l’exigence est à la reconstruction, nul ne doute que les perspectives économiques et sociales de l’ensemble des pays du monde arabe et du Moyen-Orient sont à prendre en considération avec la plus grande attention. Un intéressant document de travail (17) de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), analyse les projections 2010-2020 du FMI concernant les dépenses publiques de 187 pays dont ceux qui nous intéressent ici particulièrement. Ce document révèle deux phases distinctes dans les différentes configurations des dépenses publiques depuis les débuts de la crise économique globale. Durant la première phase (2008-2009), beaucoup de pays ont introduit des mesures fiscales de stimulation et d’expansion des dépenses. La seconde (2010 et après), se caractérise par des mesures d’ajustement structurel.

En 2010, les coupes budgétaires furent très importantes en dépit de besoins urgents d’aides publiques pour des populations vulnérables. Selon les projections du FMI, 2016 devrait être le début, jusqu’en 2020, d’un second choc, une seconde période de contraction globale des dépenses avec des réductions qui devraient impacter quelque 132 pays. Six milliards de personnes (!), soit 80 % de la population mondiale, d’ici 2020, devraient être affectées par des mesures d’austérité : élimination ou réduction de subventions, diminution des salaires, rationalisation des filets sociaux de sécurité, réforme des retraites, restructuration du marché du travail et de la santé… Et le document de travail de souligner que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord – parmi d’autres régions – subiraient les coupes les plus sévères durant ce second choc. « On s’attend à ce que les populations de plusieurs régions en développement soient frappées exceptionnellement durement, particulièrement plus de 80 % des habitants du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord » (18).

L’avertissement est donné… mais qui s’en inquiète ? Qui alerte sur les dangers des politiques conduites sous les directives du FMI ? Il est évidemment impossible de ne pas mettre ces constats inquiétants en relation directe avec la crise dans le monde arabe et en Afrique, avec les effondrements politiques, sociaux et institutionnels en cours. Le document de l’OIT souligne, en effet, de façon opportune, les risques de l’ajustement structurel dont la poursuite handicape la croissance et « contribue à l’instabilité politique et sociale ». « Cette note – indiquent ses auteurs – encourage les responsables politiques à reconnaître le coût élevé des stratégies d’ajustement sur le plan humain et pour le développement, et à prendre en considération la possibilité de politiques alternatives qui puissent apporter un redressement favorable à tout le monde ».

Les contextes économiques et sociaux sont décisifs, bien sûr. Mais ils n’expliquent pas tout. Les causes sociétales, politiques, géopolitiques, idéologiques, historiques de la crise majeure du monde arabe ne peuvent toutes apparaître dans les rapports des institutions financières internationales et des institutions spécialisées de l’ONU. Cependant, même la Banque mondiale, dans un « Baromètre arabe 2012-2014 », élargit l’analyse et montre quelles revendications prioritaires des classes moyennes et populaires, apparues lors du Printemps arabe, ont mis à nu les causes de cette crise (19).

Selon ce baromètre, les personnes interrogées citent la lutte contre la corruption (64,26%), l’amélioration de la situation économique (63,55%), les libertés publiques et politiques et l’émancipation face à l’oppression (42,40%), la dignité (28,77%).

Selon la Banque mondiale, « la région Moyen-Orient et Afrique du Nord pose une énigme » : pourquoi des « révolutions » éclatent-elles à partir de la fin 2010, demande-t-elle, alors que cette région a atteint les Objectifs du Millénaire pour le Développement en matière de réduction de la pauvreté, et fait d’importants progrès vers réduction de la famine, de la mortalité infantile et maternelle, de la scolarisation ? La Banque répond en soulignant « un mécontentement généralisé des populations…quant à la qualité de leur vie », avec une dégradation qui ne se traduit pas forcément dans des données macro-économiques objectives, mais qui deviennent manifestes dans « des données d’opinions issues des enquêtes sur les valeurs » concernant par exemple « la qualité des services de l’État, la corruption et le clientélisme ». Les mots sont choisis et les formulations pondérées, mais la réalité est celle de frustrations sociales et politiques massives : une souffrance et une colère collectives.

Toutes ces données explicatives montrent la complexité des causes multiples de la crise du monde arabe et de ses effets politiques, sociaux et sociétaux. Elles réduisent à néant l’argument spécieux de ceux qui font mine de s’indigner devant ce qu’ils appellent – dans une formule un peu stupide – des « excuses sociologiques ».

Tirer la sonnette d’alarme

Comment peut-on laisser cette région en proie à des processus de dégradation aussi inquiétants, à des menaces aussi graves en se satisfaisant de la désignation de l’ennemi ? Comment ne pas tirer la sonnette d’alarme devant l’accumulation des facteurs qui, justement, font grandir cet ennemi en donnant à des millions de personnes toutes les raisons du ressentiment, de l’exaspération et de la radicalité, et même de la violence contre des pouvoirs, des régimes et des puissances extérieures qui, pour leur seuls intérêts, ont fait ce qu’il fallait pour les conduire dans une telle impasse ? Comment ne pas voir à quel point cette impasse sociale totale nourrit les angoisses et les haines, alimente les conceptions idéologiques les plus agressives et les plus sectaires ? Comment refuser l’idée que la guerre alimente l’escalade de la violence et les extrémismes ? Comment prétendre qu’expliquer c’est vouloir excuser alors que la recherche des causes est, précisément, le meilleur moyen d’identifier toutes les responsabilités ?

Comment, enfin, ne pas voir que les guerres et les chaos de Syrie, d’Irak, de Libye, du Yémen, en provoquant une immense détresse et des réfugiés par centaines de milliers, sont en train de détruire les ressources économiques et sociales, les infrastructures, les institutions, la cohésion sociale de ces pays ? C’est tout le Proche-Orient qui va en souffrir pour longtemps en prolongeant encore les ressorts de la violence politique, les sources de l’extension du djihadisme. Mais d’autres, c’est sûr, vont pouvoir en profiter…

La perspective d’un second choc d’austérité pour la période 2010-2020, notamment pour l’ensemble de la région Moyen-Orient / Afrique du Nord risque d’aggraver encore les causes structurelles de l’effondrement. Pourquoi cet enjeu, pourquoi cette perspective dramatique est-elle passée sous silence ? N’est-ce pas une partie du problème ?

Il faut évidemment en finir avec les politiques d’austérité et d’ajustement structurel – dont on mesure le caractère nuisible – pour enrayer la possibilité de tragédies supplémentaires, empêcher que l’ensemble du monde arabe et une grande partie de l’Afrique ne plongent encore plus profondément dans la crise.

La Banque mondiale a annoncé le 10 octobre 2015 une « nouvelle initiative conjointe pour mobiliser un appui supplémentaire en faveur des réfugiés, de la reprise et de la reconstruction au Moyen-Orient et en Afrique du Nord » (20). Mais que peut valoir cette initiative et l’appel de Ban Ki-moon, Secrétaire Général de l’ONU, à « une nouvelle approche », si la mesure de l’urgence n’est pas prise en compte, si les rivalités de puissance exacerbent les confrontations armées, si l’ampleur et la nature des besoins sociaux des peuples concernés ne sont pas considérées comme les premières exigences ?

Ce sont toutes les causes, toutes les conditions du développement durable, de la sécurité collective et du règlement des conflits qui doivent être mises au centre des débats, au cœur de la nécessaire identification des responsabilités politiques. En France et en Europe, les forces de la gauche – celles du changement social – ne peuvent être elles-mêmes, et gagner en crédibilité – elles en ont bien besoin – si elles ne sont pas porteuses d’alternatives d’ensemble se situant à un niveau élevé de critiques, de ruptures et de propositions nécessaires. Il faut réapprendre à penser la société et le monde… dans la plus grande lucidité.

1) « Notre guerre », Le Point, No 2254, 19 11 2015, page 13.

2) idem page 7.

3) « Un Pearl Harbor à la française », Pascal Bruckner, Le Point, 19 11 2015, pages 106 et 107.

4) Voir L’Humanité du 25 11 2015, page 5.

5) Hernando De Soto (économiste péruvien), Le Monde du 30 12 2015.

6) Le jeudi 26 novembre en réponse au sénateur communiste Christian Favier qui l’interrogeait à propos des attentats, de la jeunesse et son avenir.

7) « Terroristes. Les 7 piliers de la déraison », Marc Trévidic, Le Livre de Poche, 2013, page 7.

8) Voir « Qui est l’ennemi ? », Alain Bauer, CNRS éditions, 2015.

9) Les États-Unis, la Russie et certaines puissances puissances de l’Ouest européen, dont la France, disposent de forces spéciales actives sur les champs de bataille.

10) Il s’agit du partenariat euro-méditerrannéen lancé à Barcelone en 1995, fondé aujourd’hui sur des accords d’association bilatéraux entre l’UE et les Pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée.

11) Il s’agit des accords économiques passés entre l’UE et les Pays d’Afrique, des Caraibes et du Pacifique suite à la Convention dite de Lomé conclue en 1975.

12) Il s’agit de la résolution 2254.

13) L’armée et les forces de l’ordre de Turquie ont commis des massacres, y compris de civils, par exemple à Cizre le 7 février 2016, où une soixantaine de personnes ont été exécutées dans une cave où elles cherchaient protection.

14) Voir son interview à l’Obs, No 2675, 11 02 2016.

15) L’Arabie saoudite a suspendu son assistance militaire au Liban alors que les équilibres politiques fragiles de cet État sont directement menacés dans la crise régionale. Elle a exacerbé les tensions en faisant classer le Hezbollah comme organisation « terroriste » par le Conseil de Coopération du Golfe (6 pays et émirats de la péninsule arabique).

16) Les 5 membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne.

17) « The decade of adjustment : a review of austerity trends 2010-2020 in 187 countries », Isabelle Ortiz, Matthews Cummins, Jeronim Capaldo, Kalaivani Karunanethy, ILO Social Protection Department, Working paper No 53, 2015.

18) Le document indique que plusieurs autres régions mondiales devraient subir le même sort : Amérique latine et Caraibes, Europe de l ‘Est, Asie centrale.

19) Rapport de suivi économique de la Région Moyen-Orient / Afrique du Nord, Banque mondiale, octobre 2015.

20) Voir le site : http://banquemondiale.org

Qui est l’ennemi ou quel est le problème ? (3)

Sur la crise au Proche-Orient, sur le terrorisme et l’après 13 novembre 2015 en France. Mars 2016

2ème partie

DU « MAL ÊTRE » ARABE
A LA CRISE DE CIVILISATION

Une pathologie de l’Islam ?

Dans ses « Considérations sur le malheur arabe », Samir Kassir (1) écrit que « le mal être est la chose du monde arabe la mieux partagée ». Mais, ce « mal être », d’où vient-il ? Cet intellectuel libanais, progressiste de renom, n’hésite pas, lui, à expliquer… Il n’est d’ailleurs pas le seul, ici et là-bas, à démontrer ainsi la vanité et l’indigence du discours stigmatisant une prétendue « culture de l’excuse » et sur « l’irresponsabilité » présumée de ceux pour qui la violence politique et le terrorisme méritent explication parce qu’ils ont effectivement des causes sociales complexes dans des contextes déterminés. Tout cela, en effet, ne peut se réduire à la seule culpabilité des individus. Il faut donc distinguer ce qui ressort du politique et ce qui relève du judiciaire. C’est précisément cela la force et la pertinence d’un état de droit. Celui-ci contraint au devoir de justice, tandis que la qualité de citoyen implique la réflexion et l’action démocratique nécessaires afin de transformer le contexte politique et social pour faire progresser toute la société dans la maîtrise de son avenir… Les citoyens devenant de cette façon des acteurs responsables et souverains.

Si l’on veut commencer à comprendre ce « mal être «  du monde arabe, il devient nécessaire de saisir les causes de la crise profonde qui le caractérise depuis des dizaines d’années, et le poids réel du religieux et de l’idéologique dans cette crise. Certains reprennent cette vieille formule selon laquelle l’intégrisme ou l’islamisme politique seraient une « pathologie de l’Islam », espérant peut-être bénéficier de la notoriété médiatique d’Abdelwahab Meddeb, essayiste et écrivain tunisien qui publia en 2002 un ouvrage sur la question (2). Un ouvrage qui fait d’autant plus débat que son auteur est accusé d’une certaine complaisance vis à vis de la dictature de Ben Ali (3). Toujours est-il que Manuel Valls (le 17 novembre 2015, sur France Inter), mais aussi Jean-Pierre Rafarin (le 19 novembre 2015, sur France 2) ont utilisé la formule. L’usage de celle-ci nécessite beaucoup de vigilance afin que soit évité l’amalgame qui consiste à criminaliser la religion musulmane elle-même au nom de la critique de l’islamisme politique, et de la nécessaire condamnation du djihadisme. La possibilité d’une instrumentalisation d’extrême droite, ou tout simplement islamophobe, de cette approche reste prégnante.

Dans un récent hors série de L’Obs (4), Jean Daniel termine un éditorial en soulignant qu’aujourd’hui « il se trouve que l’Islam s’installe de plus en plus dans un islamisme qui impose le fanatisme ». Ici, l’affirmation d’un continuum entre l’Islam et le fanatisme comporte un certain risque. Disons qu’il y a là, sous-jacent, un débat de grande complexité sur l’Islam lui-même, sur les textes, sur les traditions… Mais comme l’écrit Soheib Bencheikh (5), à propos de l’enseignement religieux : « celui-ci a été élaboré et formulé entre le VIII ème et le XII ème siècle, et n’a connu depuis ni réforme, ni mise à jour. L’expression identitaire des musulmans se trouve alors gravement décalée par rapport aux besoins réels et aux véritables attentes de notre époque ». Il y a donc bien une question quant à la religion elle-même, c’est à dire une problématique idéologique et historique. Une problématique qui est donc en débat chez les musulmans eux-mêmes.

Devenir le sujet de sa propre histoire

Le problème essentiel réside certainement dans une crise globale, un effondrement des conditions et des structures politiques, institutionnelles, sociales, économiques permettant de construire un avenir. Il s’agit d’une formidable crise identitaire dans une impasse structurelle issue à la fois d’une situation concrète et d’un lourd sentiment d’impuissance face aux souffrances sociales, face aux défis sociaux et de souveraineté à relever, face à un monde occidental dominateur, acteur colonial hier, acteur impérialiste, à volonté hégémonique aujourd’hui.

Les régimes issus du nationalisme arabe après la deuxième guerre mondiale sont aujourd’hui à bout de souffle et inaptes à offrir un avenir décent à leur peuple. Ils n’ont tenu si longtemps que par le despotisme, le clientélisme, la répression… Jusqu’à ce que les mouvements du Printemps arabe – nous l’avons vu – révèlent l’épuisement de leur mode de développement et de leur système de pouvoir.

C’est ce cumul de souffrances sociales et de dépossession politique qui fait ce « mal être » et l’impasse majeure dans laquelle le monde arabe a été entraîné. Les logiques de puissance, les interventions militaires, les diktats néo-libéraux, les pratiques permanentes de répression, l’agression coloniale israélienne… Tout cela a contribué à des oppositions radicales et même violentes qui ont véhiculé à dessein une lecture intégriste de l’Islam, idéologiquement instrumentalisée et politiquement mobilisatrice. Ce n’est pas une tendance nouvelle. Déjà, en 1980, mais dans un contexte très différent, encore marqué par les luttes d’émancipation de la période précédente, Jacques Berque écrivait : « Oui, l’Islam à qui, voici près d’un siècle déjà, Renan promettait une extinction rapide et sans appel, le voici qui se présente dans la région afro-asiatique comme le grand redresseur des lésions et des déceptions » (6).

Le sacré est donc une force. Le religieux est une force puissante de mobilisation et de critallisation d’identités. Il peut permettre – on le constate aujourd’hui dans les développements idéologiques accompagnant le djihadisme – d’imposer un dogme absolument indiscutable comme « légitimité », et de désigner, par là même, qui sont les mécréants, les apostats, c’est à dire les ennemis à combattre. Ainsi, la survalorisation du facteur idéologique identitaire fonde cette « pathologie du politique » en vertu de laquelle expliquer serait déjà excuser, refuser de désigner l’adversaire, refuser la guerre prétenduement « nécessaire »… La dérive identitaire des uns se fait alors le miroir de celle des autres. Thibault de Montbrial, avocat pénaliste au Barreau de Paris – qui rappelle lui même avoir servi dans les parachutistes de l’Infanterie de Marine (celle qu’on appelait « la Coloniale ») – illustre le danger de cette escalade des identités lorsqu’il écrit : « quoi qu’en pensent tous ceux dont le discours est construit sur la flagellisation de la République, la référence constante à la colonisation et un désamour masochiste pour la France, les djihadistes ne sont pas le fruit de notre propre errance, mais celui d’un prosélytisme politique fondé sur une certaine lecture de l’Islam, et dont le but est d’imposer la loi islamique par les armes » (7). Beaucoup désignent cette escalade comme un « choc des civilisations ». C’est en réalité une confrontation alimentée par des idéologies sectaires et identitaires qui tendent à effacer la problématique des causes réelles.

Une jeunesse en radicalisation dans le monde réel

La recherche des causes s’impose d’autant plus que la nature et la dimension des actes de terreur commis par l’OEI et d’autres formations djihadistes provoquent une stupeur légitime et bien des interrogations. Racket, kidnappings, viols et esclavage sexuel, tortures, décapitations et exécutions sommaires, châtiments cruels, crimes de masse, destruction du patrimoine culturel et de biens religieux… Toutes ces pratiques n’ont évidemment rien à voir avec les valeurs de la religion musulmane.

On sait que des formulations violentes figurent dans le Coran, un texte datant du début du 7ème siècle… comme on en trouve aussi, notamment, dans la Bible. Ceci rappelle qu’un texte, aussi fondamental qu’il puisse être, ne peut être lu et interprété qu’en fonction du contexte historique dans lequel il fut produit. Et nul ne peut instrumentaliser les tragédies d’aujourd’hui pour faire oublier que les musulmans de France, au-delà d’une petite minorité active, respectent des pratiques qui contredisent l’affirmation récurrente selon laquelle l’islam serait incompatible avec les valeurs de notre République.

Comment juger, alors, les parcours de ceux qu’on appelle des « djhadistes français » (ou d’une autre nationalité européenne) ? Pour beaucoup d’entre eux, ils furent d’abord des délinquants de droit commun ayant eu affaire à la justice, parfois à la prison, condamnés pour des délits ou pour des exactions de petits voyous. Khaled Kelkal, Mehdi Nemmouche, Said et Cherif Kouachi, Amedy Coulibaly, Abdelhamid Abaaoud, Salah Abdeslam, Omar Mostefaï, et de nombreux autres djihadistes ont un profil de ce type ou peu s’en faut. C’est ce que les enquêtes ont confirmé au fil des années et des attentats.

Farhad Khosrokhavar (Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales – EHESS), ou Olivier Roy, (politologue, spécialiste de l’Islam, Professeur à l’Institut universitaire de Florence) soulignent qu’il ne s’agit pas d’une radicalisation islamiste mais, à l’inverse, d’une « islamisation de la radicalité ». On peut interpréter cette formule comme la désignation d’une carence d’intégration, une exclusion du système économique et institutionnel dans un contexte d’inégalités, de chômage, de discriminations, de frustrations sociales profondes. Cette approche – contestée non sans arguments par François Burgat (8) ou Gilles Kepel – a le mérite de souligner l’importance de la situation sociale dégradée et le sentiment de rejet ou d’humiliation de jeunes Français en recherche, dans une révolte personnelle, d’une situation sociale de dignité, d’une grande cause, d’un sens à leur vie… Mais elle n’est réellement pertinente que si elle intègre aussi la réalité d’un fondamentalisme islamique qui, relativement, s’affirme. Ce processus de « radicalisation » ne peut s’analyser de façon univoque. Il cristallise les parts de condition sociale, mais aussi de politisation, de modèles idéologiques et de mémoire qui contribuent à la motivation. Cette jeunesse en radicalisation, en effet, ne vit pas en dehors de l’histoire réelle d’un monde de guerres, de dominations, d’injustices… Tout cela peut nourrir des désirs de revanche ou de vengeance qui trouvent une « légitimation » dans une construction idéologique faite de normes strictes et de vérités dogmatiques et intouchables. Mais une construction qui peut être eschatologique et criminelle, à la dimension d’une révolte agressive contre la société, dans un monde qui étouffe l’espérance.

Une histoire qui est aussi pleinement la nôtre

Comprendre. Comprendre en cherchant la dialectique compliquée des causes et des processus sociaux à l’oeuvre… Il n’y a donc rien de plus important et de plus nécessaire si l’on veut vraiment être capables de faire face et d’anticiper. Parce qu’il s’agit d’une crise de notre mode de développement, rien de moins. Une « fin de civilisation » dit le philosophe Jean-Luc Nancy (9). Analyser pour comprendre est donc une responsabilité. Il faut l’assumer avec exigence. Il est urgent de passer de la peur à des formes d’intelligence collective et de maîtrise politique véritable.

On ne peut se contenter de formules à la pertinence relative ou franchement contestables, comme on en trouve à la pelle dans les médias et dans les discours politiques. Le besoin de connaissance et d’expérience est considérable. Des universitaires ou des experts comme Gilles Kepel déplorent, à juste titre, le manque d’intérêt du pouvoir pour le travail et la compétence des spécialistes et des chercheurs sur le monde arabe en particulier. Il constate que la France « a laissé péricliter, en particulier sous les deux derniers quinquennats, le champ de ces études naguères prééminentes par rapport au reste du monde. Le pays de Louis Massignon, Jacques Berque et Maxime Rodinson, orientalistes et savants de renommée universelle, contraint aujourd’hui les meilleurs esprits de la jeune génération à partir à l’étranger pour se former, menaçant la pérennité même de la production du savoir dans un pays où les enjeux concernés sont pourtant centraux » (10).

Nombre d’observateurs adoptent aujourd’hui une approche très (trop) générale dans laquelle le djihadisme ne serait qu’une expression aux ressorts semblables à ceux de courants populistes ou néofascistes que l’on peut rencontrer ailleurs, notamment dans le monde européen et occidental. Certes, les pratiques peuvent se ressembler… Et l’on comprend comment la violence et la haine peuvent naître aussi, en Europe, dans la crise systémique générale d’un mode de production et de domination fondé sur l’exploitation et la puissance, qui concentre les richesses, qui centralise les pouvoirs et qui, par millions, en criminalisant la lutte des classes, expulse les personnes de la terre, de l’emploi, du logement, de l’éducation, de l’espoir d’une vie meilleure. Il y a cependant une réalité singulière de l’islamisme politique et de ses mouvances organisées. Une histoire à la fois très diversifiée et particulière du monde arabe et, au delà, du monde de cultures et de croyances musulmanes. Une histoire construite sur la colonisation et sur ses effets de longue durée. Un histoire, enfin, de dizaines d’années d’interventions néo-impériales et de guerre imposées de l’extérieur, qui ont renforcé l’instrumentalisation de la religion comme facteur de mobilisation, mais aussi comme expression de ce « mal être » : une révolte sourde contre les humiliations, contre des systèmes politiques bloqués dans un monde finissant.

Les mouvements du « Printemps arabe » nous ont dit que ce monde là ne veut plus être « l’arrière-cour » des intérêts occidentaux et de leur logiques de puissance. Les peuples du monde arabe, et certainement au delà du monde arabe, ne veulent plus d’une histoire écrite par les vainqueurs, ou ceux qui se croient les vainqueurs. Ils veulent être le sujet de leur propre histoire pour reprendre la formule de Samir Kassir. C’est pour cela – précisons-le au passage – que la question de Palestine garde toute sa centralité même lorsqu’on la fait disparaître de la diplomatie internationale et des médias. Elle critallise en elle-même une formidable densité historique et cette légitime et profonde aspiration à la souveraineté et à la dignité qui dépasse les conjonctures politiques.

Il faut donc s’abstenir de banaliser cette histoire complexe parce qu’elle est aussi pleinement la nôtre… Refuser d’expliquer c’est refuser cette histoire là et les responsabilités qui vont avec. Ce refus emprunte parfois des approches étroites, ou trop établies sur des caricatures étonnantes pour leur fragilité. Pour certains, en effet, l’islamisme ne serait qu’une forme d’idéologie ou de « croyance » à laquelle s’abandonneraient des dizaines de millions de « somnanbules » ou d’aveugles sur l’avenir… comme ce fut le cas sous le communisme et le fascisme. Dans son dernier ouvrage (11), Nicolas Grimaldi, professeur émérite de philosophie morale à la Sorbonne, mentionne ainsi les régimes de l’Union soviétique de Staline et de la Chine. Et il se pose la question : « comment autant d’aveuglement avait-il été rendu possible par le fantasme d’une simple fiction ? Là me semblait être l’origine de l’inhumain ». Toute idéologie serait donc un aveuglement ou une illusion de somnanbule. Voilà qui permet de clouer au pilori tous ceux qui ont été porteurs – ou qui le sont encore – de ce qu’on appelle « un grand récit » ou une idéologie, c’est à dire – pour aller vite – la mise en cohérence d’une vision du monde et de l’action politique qui peut l’accompagner. Comme si toutes les idéologies se valaient et devaient être classées ensemble au rayon des croyances dangereuses ou bien d’une commune « démence ordinaire », comme dit Nicolas Grimaldi.

Ce raisonnement là n’est pas seulement l’expression de l’imagination d’un philosophe aux conceptions très particulières. C’est plus grave que cela. Luc Ferry complète la démarche et lui donne – on peut compter sur lui pour ça – un usage plus médiatique. « C’est la lucidité qui sauve – écrit-il -, les mirages idéologiques ayant invariablemant des effets pathologiques » (12). Les prétentions de la leçon sous-jacente sont limpides. Le danger des idéologies montrerait  qu’il faut briser les cohérences idéologiques, bâtir des consensus pragmatiques, faire accepter des compromis en faisant sauter les grands principes, en relativisant l’importance des valeurs fondamentales et les droits (y compris sociaux) dans les choix politiques… Bref, s’adapter à la crise par le recul des droits et de l’éthique, et par l’abandon des engagements fondés sur une véritable ambition positive pour l’avenir…

La sécurité n’est pas la première des libertés

On voit ainsi comment cette violence terroriste du djihadisme est instrumentalisée afin de remodeler globalement l’imaginaire de notre société, affaiblir sa conscience collective et ses ressorts intellectuels. On savait déjà que le terrorisme ou, pour être plus précis, le logiciel anti-terroriste dominant, est un moyen puissant pour faire reculer l’expression citoyenne et syndicale, les droits et libertés, jusqu’à notre Constitution et nos valeurs républicaines. On constate d’ailleurs à quel point le conformisme et le manque de courage politiques peuvent conduire à des accommodements peu honorables. Même Robert Badinter, célèbre juriste, présenté (non sans quelques raisons) comme défenseur des Droits humains a dû s’arranger avec sa conscience pour accepter de couvrir de son autorité morale le projet de démantèlement du Code du travail, et pour pouvoir approuver la déchéance de la nationalité (13) qu’il qualifie au passage de « peine accessoire »… Cette qualification là, même dans la « mécanique » du langage juridique (une peine qui s’ajoute à la peine principale), est inacceptable puisqu’elle est en totale contradiction avec la gravité de la dérive éthique et politique qui sous-tend une mesure que l’on ne peut banaliser ainsi.

Il faut que la pression et l’autosuggestion politiques soient fortes pour que les avertissements et les sévères critiques des grandes ONG des Droits de l’Homme – Amnesty International, Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), Human Rights Watch (HRW) – restent sans effet. Comment s’étonner dès lors qu’un juriste connu, professeur à Sciences-po – Olivier Duhamel – puisse soutenir qu’il est « normal que le curseur bouge entre sécurité et libertés » (14). Appuyé par cet aphorisme éculé selon lequel la sécurité serait la première des libertés, cette façon de relativiser le droit et les valeurs universelles – comme on fait glisser le curseur d’une balance commerciale pour ajuster une pesée – en dit long sur la gymnastique sémantique et politicienne nécessaire pour faire accepter l’inacceptable. L’affirmation d’une priorité absolue à la sécurité est étroitement liée à la montée de la xénophobie, d’un nationalisme étroit et de l’autoritarisme. La sécurité est loin d’être la première des libertés… Avec la peur, elle les fait toutes reculer. Le sécuritaire tue les libertés.

On peut comprendre (il le faut) la force de l’émotion et l’espoir que tout ce qui est possible soit entrepris pour empêcher ou contrer efficacement de nouvelles attaques terroristes sauvages comme celles de l’année 2015. Mais la réponse politique, institutionnelle et sécuritaire du pouvoir aurait dû s’inscrire dans une réflexion collective nationale impliquant tous les acteurs politiques et sociaux. De plus, on ne légifère pas sur de tels sujets dans la précipitation. On ne transforme pas notre Constitution sans la garantie préalable d’une démarche qui préserve les valeurs républicaines et les principes de la démocratie… Sauf à provoquer une sorte d’invraisemblable cacophonie politicienne en lieu et place d’un véritable débat public.

En vérité, cette confusion lamentable ne fait qu’accompagner un projet réactionnaire aboutissant à cet étrange paradoxe qui fait qu’à la menace contre notre République, le pouvoir réponde par la mise en cause de notre modèle républicain. Comment peut-on défendre la démocratie par le recul des libertés ?

Les choix effectués par le Gouvernement et dictés par le Président de la République relèvent d’une logique d’ensemble. Il ne s’agit pas seulement de faire reculer l’état de droit et de mettre en cause notre modèle républicain. Ce qui est déjà très problématique puisqu’avec un tel recul ce sont les plus grands principes fondamentaux de notre Constitution qui sont mis à mal ou instrumentalisés: l’égalité, la séparation des pouvoirs, l’état de droit, le droit du sol, la laïcité. Au delà de ce processus de dislocation, ce dont il est question – nous allons le voir – c’est d’une transformation globale du modèle français sur tous les plans : institutionnel et judiciaire, politique et social, culturel… Avec des basculements qualitatifs et des reculs décisifs concernant par exemple ce qu’on appelle l’Etat providence et les pratiques du dialogue social brutalement écartées au profit d’une répression anti-syndicale particulièrement dure mais conforme au choix d’une orientation générale systématiquement favorable au patronat.

L’objectif est de légitimer et d’installer dans la durée une autre culture politique, socialement violente, une culture de guerre intérieure et extérieure dans un processus d’effacement des idées, des pratiques et des institutions républicaines et sociales qui constituent encore la trame concrète et les référents essentiels de notre société.

1) « Considérations sur le malheur arabe », Samir Kassir, Actes Sud, Sindbad, 2004.

2) « La maladie de l’Islam », Abdelwahab Meddeb, Le Seuil, 2002.

3) Voir « La maladie d’Abdelwahab Meddeb et la révolution tunisienne », Alain Gresh, 27 07 2011, http://blog.mondediplo.net

4« Le retour des guerres de religions », L’Obs, hors série, novembre-décembre 2015.

5) « Marianne et le Prophète, l’Islam dans la France laïque », Soheib Bencheikh, Grasset, 1998, Le livre de poche, page 145.

6) « L’Islam au défi », Jacques Berque, Gallimard, Les Essais, 1980.

7) « Le sursaut ou le chaos », Thibault de Monbrial, Plon, Tribune libre, 2015, page 214.

8) Voir « Réponse à Olivier Roy : les non-dits de l’islamisation de la radicalité », L’Obs avec Rue 89, 01 12 2015.

9) « Ce débat signifie que nous sommes dans la fin d’une civilisation », Jean-Luc Nancy, La Croix, 27 01 2006.

10) « Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français », Gilles Kepel avec Antoine Jardin, Gallimard, page 304.

11) « Les nouveaux somnanbules », Nicolas Grimaldi, Grasset, 2016, page 10 et 11.

12) « Bonheur, joie, sagesse et puis quoi encore ? », Luc Ferry, Le Figaro, 21 01 2016.

13) « Déchéance de nationalité : pour Badinter, une révision constitutionnelle n’est pas nécessaire », Le Monde, 05 02 2016.

14) « Il est normal que le curseur bouge entre sécurité et libertés », Olivier Duhamel, Le Monde, 12 12 2015.

Qui est l’ennemi ou quel est le problème ? (4)

Sur la crise au Proche-Orient, sur le terrorisme et l’après 13 novembre 2015 en France. Mars 2016

3ème partie

UN FIASCO FRANCAIS

Le naugrage d’une politique étrangère

L’état de crise majeure au Proche-Orient demande une approche qui écarte définitivement les explications simples. On ne peut, en effet, réduire les enjeux de cette crise au terrorisme et à une guerre de religions. Cette double thématique, qui entretient les peurs, donne quelques moyens et prétextes pour clore les débats et les critiques. La question des causes et du pourquoi est ainsi évacuée au nom de l’urgence sécuritaire et de l’irréductibilité des seules motivations idéologiques des acteurs. Les réponses ultra-sécuritaires et prioritairement militaires auxquelles il faudrait se résigner aujourd’hui sont effectivement le fruit d’une approche incompatible avec une compréhension indispensable des causes et du sens des événements.

Cette volonté de bloquer toute réflexion réelle sur les enjeux de fond présente beaucoup d’avantages à ceux qui en font usage. Elle permet à notre pays et à ses alliés de se drapper dans un pragmatisme facile mais hypocrite. La France n’a cessé de vilipender le régime de Téhéran en tant que parrain de Bachar El Assad et en tant que régime théocratique, anti-démocratique, non respectueux des Droits de l’Homme… ce qui correspond évidemment à la réalité. Mais les autorités françaises ont ensuite renoué des contacts en se contredisant afin de « prendre le train en marche », afin de s’intégrer dans les processus de concertation internationale en cours et de profiter d’un marché qui s’ouvre aux ambitions du patronat… En revanche, avec une constance qui suscite l’ébahissement, les autorités françaises cultivent et stimulent une relation privilégiée avec l’Arabie Saoudite. Elles n’ont d’ailleurs que faiblement réagi devant leurs sanglantes mesures de répression. Peu importe que l’Arabie Saoudite ait pu exécuter plus de 150 personnes en 2015, et déjà 47 en 2016 (1), avec des méthodes dont la cruauté et l’indignité rappelle les pratiques barbares de l’OEI. Peu importe si ce pays aide et nourrit le djihadisme. Peu importe si le régime de Riyad, avec de nouvelles générations de « princes » particulièrement durs à sa tête, s’affirme comme une puissance politico-militaire agressive, aux initiatives déstabilisatrices… Par exemple au Yémen.

Certains ont cru opportun de rappeler que l’on peut – ou qu’il faut – ne pas hésiter à s’allier avec le diable afin de vaincre ses plus terribles ennemis… Daech en l’occurrence. Surtout si on veut lui vendre des armes et lui faire signer des milliards d’euros de contrats. Le marché est d’autant plus prometteur que l’Arabie Saoudite se fait de plus en plus militairement interventionniste (2). Le diable est un bon client.

En vérité, la France n’a cessé de chercher le renforcement des options militaires et de la confrontation ouverte. En ménageant ses alliés privilégiés pour cela. Dans cet esprit, elle a freiné la perspective d’un accord des « 5+1 » sur le nucléaire iranien, comme elle a montré son dépit d’avoir été contrainte d’abandonner le projet de bombarder en Syrie, en raison d’un accord sur l’élimination de la menace chimique syrienne, obtenu grâce à un compromis russo-américain.

Son choix « politique » exprimé dans la formule « ni Bachar, ni Daech », auquel elle a dût

finalement renoncer – une volte-face parmi d’autres (3) – ne faisait qu’exprimer l’illusoire volonté d’une dangereuse « solution » militaire, et le renoncement à toute forme de règlement politique pour obtenir la chute du régime de Bachar El Assad.

Ces choix bellicistes n’ont pas tenu devant la complexité de la situation, devant l’évolution des rapports de forces avec l’intervention russe, et les attaques terroristes de l’OEI en France. Celle-ci, de toutes façons, n’a pas les épaules suffisamment larges pour prétendre conduire, dans un tel contexte et seule, une stratégie néo-conservatrice d’inspiration bushienne privilégiant la guerre et l’exercice de la force. Même à Washington, on s’est fait plus prudents et plus politiquement intelligents… Les États-Unis et la Russie, sans effacer leurs vives contradictions ont, de fait, cherché et trouvé quelques convergences dans une gestion « réaliste » des rivalités de puissance.

La politique française manqua aussi singulièrement de crédibilité. Comment se permettre de faire de l’Arabie Saoudite un allié privilégié et choyé – après le Qatar très soigné par Nicolas Sarkozy – tout en se référant à l’éthique et aux grands principes démocratiques ? Il faut croire que la diplomatie française, d’un Président à l’autre, n’a rien appris de ses erreurs, y compris les plus récentes, dans le monde arabe : du soutien à la dictature tunisienne au désastre de la guerre en Libye. L’exigence démocratique est un facteur déterminant dans l’analyse des situations et dans les positionnements nécessaires. Mais la France ne peut jouer un vrai rôle diplomatique, dans la constance et la cohérence, que si elle accepte de parler avec tout le monde, sans renier ses valeurs et ses responsabilités… La politique étrangère française a finit par sombrer, tellement ses surrenchères inutiles, ses prétentions illusoires et sa belligérence obsessionnelle l’ont mise en décalage avec les réalités.

Evidemment, le plus grave danger, l’illusion la plus meutrière vient de l’idée qu’il n’y aurait de solution que militaire, qu’il suffit de désigner l’ennemi et de lui faire la guerre. Cette thèse guide aujourd’hui en permanence l’action de la France. Elle s’appuie sur la pensée stratégique prévalente de la puissance comme moyen et finalité dans un ordre hiérarchisé. Les échecs patents de la politique de force, notamment dans les guerres d’Irak, d’Afghanistan ou de Libye, montrent la crise de cette pensée stratégique, c’est à dire l’épuisement de cette conception néo-impériale qui fait de l’exercice de la force et de la guerre le « mode de gestion » de la logique de puissance inhérente au capitalisme. Cette conception désastreuse implique que la notion de puissance – et pas seulement celle de guerre – soit mise en question…

La guerre, cependant, n’alimente qu’elle même. Elle ne donne jamais de garantie sur l’issue des enchaînements – ou déchaînements – qu’elle suscite… Même avec une légitimité assurée, avec une visée et une ambition politiques préalables, le choix – toujours problématique – d’une intervention militaire tend à faire le jeu de ceux qui utilisent les destructions matérielles, politiques, institutionnelles et sociales qu’elle provoque pour croître encore dans la déstabilisation, le chaos et les effondrements. C’est le terrain choisi notamment par les pires djihadistes. C’est ainsi que les guerres d’Afghanistan, d’Irak, de Libye ont pu contribuer à l’extension internationale de l’OEI et d’autres organisations de terreur. Celles-ci, dans le monde arabe, au Moyen-Orient, en Afrique, sont en même temps le fruit d’une crise sociale aiguë, une crise du mode de développement. La contribution de la France, et plus généralement des puissances occidentales et de l’OTAN à ce processus destructeur tragique, constitue une faute très lourde, un pari perdant sur l’avenir.

La règle des « 3D »

Les autorités françaises doivent se reconnaître une responsabilité. En particulier quant à l’action extérieure : politique étrangère, défense et sécurité. L’enjeu est de taille surtout lorsqu’il s’agit de la principale et vaste « zone des tempêtes » mondiales qui s’étend de l’Afrique au Moyen-Orient en passant par la Méditerranée.

Les tendances dominantes restent à la fermeture des frontières, à la guerre, aux logiques de force et d’alliances pour des intérêts économiques et stratégiques. L’exigence du multilatéralisme, de la concertation pour le règlement politique négocié des conflits, pour des options de sécurité collective ont bien du mal à se frayer un chemin dans un tel contexte.

Chaque conflit régional, dans ses causes particulières, qu’il s’agisse, par exemple, de la crise ukrainienne ou bien de celles qui déchirent le Proche-Orient, est surdéterminé par les logiques de puissance de Washington et de Moscou, par des affrontements régionaux déterminants, notamment – nous l’avons vu – celui qui met en contradiction permanente l’Arabie Saoudite et l’Iran, en raison d’ambitions stratégiques régionales et de volontés hégémoniques sur le marché des hydrocarbures. On constate aussi comment la référence à la démocratie et aux Droits humains sert de prétexte et de paravent à des politiques d’isolement, de confrontation ou bien d’alliances privilégiées, politiques dans lesquelles la réalité des droits et libertés n’a finalement que peu d’importance au regard des intérêts en jeu.

On assiste en fait à une crise d’ensemble de l’ordre international. Mais qui accepte aujourd’hui d’en mesurer et d’en assumer la réalité et la profondeur ? Il faut que les intérêts économiques et financiers, et les taux de profit – jusqu’à ceux des industries de défense – soient considérables pour que le silence s’impose ainsi. Alors même que la guerre et l’obsession du militaire sont une cause majeure dans les échecs stratégiques des puissances occidentales, intervenus dans le contexte post-guerre froide. Il est devenu difficile de dire si dans ce contexte de crises, de guerres et de chaos multiples un système international existe encore, avec des contraintes collectives, des règles (même non écrites), des pratiques plus ou moins consensuelles, avec un minimum de prédictibilité politique et stratégique. Ce sont les rivalités de puissances et les contradictions d’intérêts qui tendent à dominer dans des situations toujours très compliquées. Le monde bipolaire d’hier n’existe plus, et un déficit de système ou d’ordre rend la situation internationale particulièrement précaire et dangereuse puisque les politiques de puissance, les ambitions contradictoires des uns et des autres alimentent des tensions et des escalades dont la maîtrise reste aléatoire et fragile. Les impasses s’avèrent autant de conjonctures militairement périlleuses. On l’a constaté en Ukraine. On le voit aussi, mais autrement, en Syrie (4). Dans un climat d’hostilité déclarée, les menaces d’interventions militaires au sol de la Turquie et de l’Arabie Saoudite, face à la Russie, comportaient un risque évident de guerre ouverte au Proche-Orient.

Dans le conflit syrien, les critiques et les accusations réciproques entre Washington et Moscou accompagnent des stratégies parallèles et des intérêts qui peuvent être communs face à l’OEI. Mais en Europe, la crise ukrainienne contribue à une militarisation du rapport OTAN/Russie et à une forte montée – jusqu’ici contrôlée – de tensions bilatérales. Cette montée de tension n’a fait qu’alimenter, au fil des mois, l’accroissement des dépenses militaires, le renforcement et la modernisation des forces et des arsenaux, y compris nucléaires. La Russie est accusée par les pays de l’OTAN de pousser ses navires et ses aéronefs trop près de leurs frontières, et même dans leurs zones de souveraineté. Les États-Unis et l’OTAN ont considérablement développé un dispositif de défense axé sur la projection de forces et la rapidité d’action offensive face aux Russes. Alors que ces derniers ne cessent d’affirmer une présence politique et militaire déterminée vis à vis des puissances occidentales qui ont unilatéralement élargi leur sphère d’influence à l’Est depuis la fin de la Guerre froide.

Fin février 2016, le Pentagone a même déployé, en Europe (avec base en Espagne et exercices en Norvège), 3 bombardiers B 52 « Stratofortress », à capacité nucléaire… Une démonstration de force et de projection de puissance qualifiée par le général Philip Breedlove, Commandant en Chef des

forces américaines en Europe, d ‘initiative « non normale » (5). Toutes ces initiatives peuvent être classées dans ce qu ‘on appelle des « gesticulations » militaro-diplomatiques, mais il s’agit néanmoins d’un engrenage funeste et risqué qui suscite une certaine inquiétude et conduit à détériorer les rapports de sécurité internationale. Alors que l’exigence actuelle primordiale de la résolution des crises devrait relever de la concertation et de la négociation multilatérale.

Ce qui manque le plus, ce sont des engagements politiques et diplomatiques, des voix éminentes et fortes, de grandes initiatives montrant qu’un autre « mode de gestion » des relations internationales est possible : diminuer la conflictualité, pousser au dialogue, proposer des solutions communes, rappeler la pertinence et les obligations du droit international et des résolutions des Nations-Unies, renforcer l’ONU pour la préserver des instrumentalisations et des logiques de puissance, favoriser le désarmement et la conclusion de mesures de confiance… Tout cela devrait être la préoccupation systématique de la diplomatie en général, et française en particulier, afin de montrer, dans la durée, que la guerre et les logiques de puissance ont un coût (politique et financier) toujours plus élévé que la recherche de la sécurité collective et du règlement politique négocié des conflits.

Evidemment, ce n’est pas en détruisant les budgets sociaux, comme certains le proposent afin d’augmenter les moyens de la guerre, que l’on contribuera à mieux assumer les missions régaliennes de l’État (nous y reviendrons). Soulignons ici que diminuer les budgets publics à l’exception de la défense et de quelques autres, affaiblir les services publics et les politiques sociales c’est affaiblir toute la société et, au final, l’État lui-même, dans un contexte mondial où les tensions, les crises et les guerres puisent, précisément, une bonne partie de leur cause dans le sous-développement, dans la pauvreté et les inégalités, dans les carences démocratiques et le mépris des libertés, jusqu’à la déliquescence de l’État, la dévitalisation institutionnelle et politique. C’est ainsi que l’on favorise tous les facteurs de l’insécurité, de la violences politique et de ce qu’on appelle la « radicalisation ».

La France, pour elle-même et pour tous ses partenaires dans le monde, doit insuffler une dynamique positive inverse et contribuer, faire contribuer collectivement, aux conditions économiques, sociales et institutionnelles du développement humain durable dans ses différents aspects. C’est de cette façon que des nouveaux droits, droits humains et droits sociaux, se gagnent et peuvent être garantis.

Une telle orientation implique des ruptures avec les logiques néo-libérales. Et, là aussi, la voix française, pour toute l’Europe et ses partenaires au Sud, devrait être à la hauteur des enjeux, contre des politiques d’austérité et des modes d’exploitation du travail qui pèsent de plus en plus lourd sur les couches populaires.

Retenons, enfin, ce que l’on pourrait appeler « la règle des 3D ». Celle-ci souligne trois exigences internationales essentielles pour un mode de développement alternatif et pour des relations internationales de sécurité collective, et de responsabilité collective. D’abord, le Droit international comme référence et comme moyen du multilatéralisme, du règlement des conflits, comme outil de la diplomatie et comme fondement « méthodologique » de la légitimité. Ensuite, le Développement humain dans toutes ses dimensions, comme condition sociale de la sécurité humaine et de la démocratie. Enfin, le Désarmement concernant tous les types d’armes, comme processus collectif visant la démilitarisation et la sécurité dans les relations internationales. Ces trois exigences apparaissent comme les facteurs déterminant de base d’un nouveau paradigme politique.

François Hollande, du chef de guerre

au maître de la rhétorique

Devant le Congrès réuni à Versaille, le lundi 16 novembre 2015, François Hollande utilisa une formule singulière lorsqu’il souligna que « le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de stabilité ». Il voulu démontrer que la lutte contre le terrorisme s’impose alors contre toute autre contrainte. Il paru s’affranchir ainsi des règles budgétaires européennes et des carcans de l’austérité. En vérité, il n’en fut rien. Bien sûr, cette formulation n’était pas dénuée d’une certaine prudence. Le rapport sécurité/austérité fut de cette façon surplombé par une habile formulation qui tint lieu de pare-feu préventif : si la France, en effet, pour quelque raison que ce soit, et malgré la poursuite d’une politique anti-sociale volontariste, ne respectait pas ses engagements en termes de déficits… qui pourrait le lui reprocher devant l’impératif de la lutte contre le terrorisme ? Le calcul va néanmoins se révéler illusoire car le social s’inscrit dans une mémoire résistante.

Le discours présidentiel est d’ailleurs resté surtout un exercice de rhétorique. L’exigence de la diminution des déficits fut réaffirmée aussitôt. Et Bruxelles ne manifesta aucune inquiétude particulière. L’effet recherché, cependant, fut atteint. François Hollande s’afficha comme le chef de guerre qu’il voulait apparaître, en montrant qu’il ne recule devant aucun obstacle pour la sécurité des Français. Des dépenses publiques supplémentaires furent bien annoncées pour la défense et la sécurité, mais il ne fut jamais question, dans les faits, de mettre en cause le sacro-saint Pacte de stabilité et les critères de Maastricht qui ordonnent et coordonnent l’austérité et les reculs sociaux en Europe. Créer de l’illusion par la magie du discours… c’est tout un art.

Restait une autre question, le rapport sécurité/liberté. Une question beaucoup plus délicate puisqu’elle touche aux valeurs de la République et aux institutions dont le Président est le gardien constitutionnel. La dérive autoritaire, cependant, se fit sentir avec force. Pourtant, les mises en garde n’ont pas manqué. Dès le 25 novembre, à l’initiative de la Ligue des Droits de l’Homme, près de 70 organisations sociales (6) ont diffusé un appel solennel : «Nous voulons, souligne le texte de cet appel, que ces dramatiques événements soient au contraire, l’occasion de construire un autre chemin que celui qui nous est proposé. Un chemin qui refuse de désigner des boucs émissaires et qui refuse que la France soit en guerre contre elle-même. Un chemin qui donne à la paix et à l’égalité des droits toute leur place et qui s’engage en faveur d’une France solidaire, ouverte à l’autre, accueillante, libre et fraternelle. Pour nos libertés, pour une société où la fraternité a toute sa place, nous ne céderons pas à la peur dans laquelle veulent nous faire vivre ceux et celles qui font de la mort leur raison de vivre. Nous appelons les femmes et les hommes de ce pays à rester solidaires et à lutter contre toute forme de racisme. Nous appelons aussi à la défense des libertés car nous ferons prévaloir en toutes circonstances notre liberté d’information, d’expression, de manifestation et de réunion. »

Le rapport entre sécurité et liberté s’est effectivement et immédiatement posé comme une problématique d’actualité alors que les droits fondamentaux et les libertés publiques devenaient – sous la pression de l’exécutif – de simples variables d’ajustement face à l’exigence de sécurité. Mais comment faire pour imposer une telle dérive ? Comment faire pour passer outre les valeurs essentielles qui ont fait l’histoire de la nation française en installant les fondations d’une démocratie et d’un Etat de droit ?

Ce qui permet de faire accepter le recul des droits et libertés c’est un contexte de peur. Et la peur se nourrit de la désignation de l’ennemi dans un état de guerre, c’est à dire une situation de danger extrême où la menace doit s’imposer au détriment de tout le reste. Patrick Boucheron (professeur au Collège de France) et Corey Robin (professeur de Sciences politiques au Brooklyn College – États-Unis), démontrent bien en quoi la peur, n’est pas seulement une émotion, une subjectivité, mais un rapport politique, un usage idéologique. « Faire peur – dit Patrick Boucheron – à défaut de faire croire, sans jamais rien faire comprendre : assurément le meilleur moyen pour se faire obéir » (7).

L’autoritarisme et une dose certaine d’arbitraire s’auto-légitiment par la peur et par le recul qualifié de nécessaire des libertés. L’emprise diffuse et forte de la peur permet au pouvoir de dépolitiser les enjeux et les menaces, de chercher à interdire la réflexion critique sur les causes. Il lui suffit de désigner l’ennemi et le choix ultra-sécuritaire comme seul possible, selon lui, pour faire face. Au nom d’une certaine raison d’Etat, il devient alors possible d’imposer un ordre sécuritaire et un État d’exception n’admettant ni contradictions, ni limites dans le temps puisque cette configuration est prévue pour durer. C’est en tous les cas la volonté du Président de la République et du Chef du Gouvernement qui ont déjà fait voter deux fois la prorogation de l’état d’urgence, et annoncé leur volonté de le maintenir « jusqu’à ce qu’on en finisse avec Daech »… Alors, précisément, que cet état d’urgence – dont le prolongement est totalement injustifiable – et les dispositions attentatoires aux libertés décidées, représentent une menace directe pour notre démocratie. Même si les décisions à prendre doivent s’inscrire dans la situation d’un choc brutal, de peurs réelles et légitimes face à des actes de terrorisme sauvage. En vérité, François Hollande cherche moins des réponses d’efficacité réelles qu’un certain niveau de posture et de discours – celui de la Constitution – pour montrer qu’il est à la hauteur des événements. C’est une dérive devenue ordinaire du politique : les problématiques de l’image et de l’auto-légitimation l’emportent le plus souvent sur celles des enjeux politiques et sociaux réels.

Les choix de l’exécutif parviennent à s’imposer en raison aussi d’un contexte travaillé par des thématiques idéologiques qui ont installé des idées dominantes et structuré ainsi des rapports de forces en saturant l’espace médiatique et le débat quotidien dans la longue durée… C’est ainsi que l’on forme une conscience collective « enracinée », comme dit Isabelle Garo (8), dans « de fausse évidences » qui s’inscrivent dans le sens commun… On appelle ça l’idéologie dominante ou, parfois, le « mainstream », c’est à dire une approche de conformité par rapport aux « standarts » médiatisés.

L’ordre qui tend à s’imposer n’est pas que le fruit de la raison d’État. Il est donc aussi celui d’une vision idéologique « globale » de la société et du monde. C’est un ordre heureusement plus contradictoire qu’il n’y paraît, ce que montre la subsistance et le développement d’une pensée critique et d’une pensée marxiste que beaucoup pensent – à tort – avoir enterrée… Mais l’exigence d’un nouvel élan, d’une refondation de cette pensée critique se fait d’autant plus pressante « que l’on assiste, partout dans le monde – comme dit Patrick Boucheron – à la dangereuse extension du domaine de l’exercice de la peur » (9)… De la peur et de la guerre.

L’Etat providence, nouvel « opium du peuple » ?

La guerre coûte cher. Très cher. La multiplication des interventions militaires extérieures, le renouvellement des matériels, les investissements nouveaux dans des armements sophistiqués, le renforcement et la modernisation de la force nucléaire de dissuasion, la contribution des forces armées à la sécurité intérieure (opération sentinelle décidée en janvier 2015 pour la protection des points sensibles du territoire)…Tout cela finit par faire exploser les budgets… et les contradictions politiques. De hauts cadres de l’armée française osent aujourd’hui briser le silence réglementaire afin de montrer la nature et les causes d’une situation de crise de l’institution militaire (10).

L’explication paraît simple. Les forces armées ont atteint un seuil de rupture. Elles ne peuvent plus assurer les missions que le pouvoir politique leur assigne à cause d’une diminution drastique des budgets défense et sécurité. Une diminution qui entraîne d’énormes problèmes de moyens et de capacités, une fragilisation de l’outil de défense et des personnels en termes d’effectifs et de formation. C’est ainsi que les choses sont décrites.

Le Général Vincent Desportes pousse le constat. Il relève que le Livre blanc de 2008 (présidence Nicolas Sarkozy) et celui de 2013 (présidence François Hollande) décrivent un état du monde préoccupant marqué par « l’incertitude, l’augmentation de l’instabilité mondiale, le réarmement du monde hors Europe et l’inexorable montée des risques et des menaces… » (11). Et il soulève le paradoxe existant, selon lui, entre ce contexte géopolitique, d’une part, et, d’autre part, les préconisations des Livres blancs et celles des Lois de programmation militaire qui les concrétisent par la réduction des moyens de défense. « Il est fascinant, dans ces deux excercices, de constater – écrit-il – la parfaite contradiction entre l’analyse et les conséquences qui en sont tirées . »

Mais les conséquences qu’il en tire lui-même (ainsi que d’autres hauts cadres de l’armée) ne font que susciter une autre sérieuse inquiétude. L’idée avancée, afin de pouvoir dépasser cette contradiction, est de tout simplement changer la structure budgétaire globale française pour donner la priorité aux budgets des quatre politiques régaliennes de l’État : défense, sécurité, diplomatie, justice, et réduire ainsi les autres dépenses publiques : « la réforme du modèle économique et social français – écrit Vincent Desportes – constitue la priorité absolue ». Une reprise de la croissance est en même temps qualifiée « d’importance stratégique cruciale ». Mais comment concilier une telle reprise avec un impératif d’austérité structurelle de cette portée qui ferait dégringoler encore plus bas les budgets publics et sociaux, casserait les ressorts de l’économie et briserait probablement définitivement le modèle social français ou ce qu’il en reste. Il s’agit là d’une offensive martiale redoutable contre les politiques sociales et culturelles, contre l’investissement public producteur d’emplois, de formation, d’éducation et de richesses pour la collectivité.

On aurait tort de sous-estimer ce genre d’options en s’imaginant, un peu légèrement, que la « place forte » de l’économie et du système social français ne pourraient pas tomber sous le seul choc d’une telle charge, audacieuse mais finalement peu crédible par ses excès. Ce qu’exprime le Général Desportes s’appuie, en effet, sur des constats effectués à partir de la situation actuelle réelle. Raison de plus pour y être attentif.

Premièrement, les thèses qu’il développe – et il n’est pas le seul à le faire – se situent dans la trajectoire et la logique même des politiques mises en œuvre par les gouvernements qui se sont succédé depuis des années. Il s’agit bien d’une réduction volontariste des déficits, conformément au Pacte de stabilité et aux règles de l’austérité en Europe, par la baisse des dépenses sociales, le recul et le démantèlement des droits et des acquis sociaux.

Deuxièmement, si une restructuration budgétaire globale n’est pas explicitement dans l’agenda gouvernemental – en tous les cas pas formulée de cette manière –, car il serait risqué politiquement et électoralement d’annoncer un tel objectif, les hauts cadres de l’armée qui le proposent apportent une légitimité inespérée à une politique de régression de cette nature et de cette ampleur, au nom de la sauvegarde des missions régaliennes de l’État dont le Président de la République doit, précisément, se faire le gardien. Cela, dans une période où la confiance sociale vis à vis des pouvoirs publics est singulièrement affaiblie, tandis que l’enjeu sécurité/défense est évidemment d’une considérable importance.

Troisièmement, cette question d’un nouvel impératif des missons régaliennes de l’Etat est aussi « dans l’air du temps ». Elle s’inscrit dans l’ensemble des thèses médiatiques courantes aujourd’hui, et dans des thématiques idéologiques très problématiques. Jacques Attali le confirme, qui a quelques talents en la matière. « A partir d’aujourd’hui – écrit-il – on va peut-être enfin se décider à tout revoir à l’aune de cette bataille ; elle va conditionner tout le reste. Elle va conduire à repenser, comme on aurait dû le faire depuis longtemps, nos budgets de défense, de police, d’éducation et de santé » (12).

Mais l’objectif n’est pas que financier. Les attaques terroristes de janvier et de novembre 2015 ont régénéré une aspiration à la solidarité, à l’unité, à un certain patriotisme avec, notamment, la valorisation du Drapeau tricolore et de La Marseillaise comme réaction « post-traumatique » logiques et compréhensibles. Autre chose est l’instrumentalisation que l’on peut faire d’une affirmation nouvelle de ces aspirations à l’unité. Certains conseillent d’abandonner tout « angélisme » et croient justifié d’en appeler à ce qu’ils considèrent comme l’exemple israélien de « consensus national » dans la lutte anti-terroriste. Inspirons-nous d’Israël, s’exclame, par exemple, Julien Dray.

L’idée qui préside à cette indéfendable proposition est d’obtenir en France l’intégration du risque terroriste comme élément permanent et structurant de la vie politique et, surtout, de la vie quotidienne. Les réponses régaliennes, ultra-sécuritaires et militaires, auraient alors vocation à imprégner profondément les rapports sociaux et l’ensemble de la société au nom d’une menace présentée comme existentielle et permanente. On aboutit ainsi à la prévalence d’une « culture de guerre ». Cette « culture de guerre » servirait à « compenser » l’interdit de réflexion et d’action sur les causes des problèmes et sur les conditions d’une sécurité partagée et de la paix. En quelque sorte, faute de pouvoir (et vouloir) régler les problèmes en refusant d’en examiner les causes, la solution est de les intégrer comme une donnée intangible avec laquelle il faut vivre sans se poser trop de questions… sinon celles de leur coût budgétaire. Vivre avec la menace. Vivre intimement avec la peur… dans une « culture de guerre »… Voilà donc la proposition.

On sait que cette « culture de guerre », saturée de militarisme et d’ultra-nationalisme en Israël, alimente l’extrême droite, le racisme, l’agressivité contre tout espoir de paix, de justice pour le peuple palestinien, et de solution politique au conflit israélo-palestinien. Comme dit l’écrivain David Grossman, si vous parlez de paix, en Israël, « vous passez pour un fou ou pour un ennemi de l’Etat ». Est-ce vraiment cela que l’on veut pour la France ?

Israël est un État colonial qui occupe illégalement militairement un territoire qui n’est pas le sien. Cet État ne peut, en aucune façon, être considéré comme un modèle. Ni en matière de sécurité, ni en termes idéologiques et sociaux de « consensus national ». La politique de cet État constitue, précisément, depuis des dizaines d’années, une des plus graves menaces à la stabilité et à la sécurité internationale. Comme modèle politique… on peut faire mieux.

Cette construction d’une « culture de guerre » est donc une voie dangereuse. Lorsque Vincent Desportes, aujourd’hui enseignant à Sciences-po et HEC, qualifie ce qu’il appelle les « douceurs » de l’État providence « d’opium des nations qui conduit à leur engourdissement… » (13), il prend le risque de poser un pied sur ce chemin de guerre…sociale. Et dans cet esprit, on retrouve la mise en exergue de la notion d’ennemi, le refus du désarmement et la promotion de « l’esprit de défense », avec la guerre définie elle-même comme « outil de défense d’un projet politique » (14), c’est à dire, pour être clair, la guerre comme une nécessité… On est rarement allé aussi loin dans l’esprit d’une militarisation de la société et de la pensée politique.

Mais il n’y a pas que les militaires pour faire de la guerre une nécessité ou une contrainte du temps présent. Pierre Nora, historien, Professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Membre de l’Académie française a utilisé cette formule qui fit événement dans la presse et les médias : « la France est en péril de paix… ». Cette phrase fut reprise publiquement le 27 décembre (15) par Manuel Valls qui dénonça le fait qu’ « une partie de la gauche s’égare au nom des grandes valeurs en oubliant le contexte, notre état de guerre ». Tout cela se conjugue comme si la paix devenait le péril, le danger à désormais à conjurer. Après l’Etat de droit et les libertés, désormais considérées comme des obstacles voire des menaces à notre sécurité… il faudrait donc, par civisme et citoyenneté, accepter cet incroyable renversement, (ré)apprendre à vivre avec la guerre, à vivre dans la guerre. Il deviendrait inéluctable de réinsérer cette soi-disant nécessité de la guerre dans notre existence quotidienne et notre façon de penser afin d’être à la hauteur des événements. On retrouve, là encore, en filigrane, cet interdit d’expliquer, issu de l’oukase gouvernemental, ce refus de poser les vraies – et décisives – questions sur les causes et les conditions de la sécurité et de la paix dans le monde d’aujourd’hui. L’horizon intellectuel et politique que l’on cherche à nous dessiner ainsi se limite à deux options : oublier la paix et nous sevrer de ce « nouvel opium du peuple » que seraient les droits sociaux et l’État providence. Comme projet de société… on peut faire mieux.

Remarquons enfin que ce discours sur le « danger de paix » ou la « nécessité » de la guerre ne nous éloigne pas d’une thématique idéologique fondatrice, liée à la recherche et à l’expression de la puissance dans le système capitaliste. Faire la guerre serait – dit-on – un invariant de la nature humaine… La guerre serait donc dans nos gênes. Alors qu’elle est avant tout d’un fait politique et social lié à l’évolution des modes de production. C’est pour cela qu’elle n’a cessé d’accompagner – dans des formes diversifiées – le cours de l’histoire.

1) A noter que l’Iran bat des records d’exécutions capitales (y compris de mineurs) : près de mille en 2015.

2) Voir « Contre l’Iran, l’Arabie Saoudite lutte pour sa suprématie », René Backmann, Médiapart, 07 01 2016.

3) Volte-face sur l’opportunité d’élargir le champ d’action militaire et les frappes de la France en Syrie (Paris y était opposé au prétexte de ne pas faire le jeu du régime) ; volte-face sur la possibilité pour Bachar El Assad de participer à une transition politique (ce que la France ne voulait pas), ou encore sur l’association possible des forces du régime à la lutte contre l’OEI (ce que la France refusait).

4) Voir « Penser l’après…Essai sur la guerre, la sécurité internationale, la puissance et la paix dans le nouvel état du monde », Jacques Fath, Les éditions Arcane 17, 2015, page 115 et suivantes.

5) « In a rare deployment, B-52 bombers head to Europe for training exercises », The Washington Post, Thomas Gibbons-Neff, 02 03 2016.

6) « Nous ne céderons pas ! », http://www.ldh-france.org/cederons-pas /. Parmi les organisations signataires : CGT, Solidaires, FSU, FIDH, UNEF, Cimade, Mouvement de la Paix, RESF, AFPS, organisations de l’immigration…

7) « L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion », Patrick Boucheron et Corey Robin, Grand débats – mode d’emploi, Presses Universitaires de Lyon, 2015, page 32.

8) « L’idéologie ou la pensée embarquée », Isabelle Garo, La Fabrique Editions, 2009, page 71.

9) P. Boucheron, op. cit., page 69.

10) Voir en particulier « La dernière bataille de France », Général Vincent Desportes, Gallimard 2015. Voir aussi l’intervention de du Colonel Michel Goya le 9 décembre 2015, dans le cadre d’un débat autour de la Revue Défense Nationale, « Pour une nouvelle indépendance », à l’initiative du Parti de Gauche.

11) Vincent Desportes, op.cit., page 53.

12) « Comment gagner la guerre ? », L’Express, numéro spécial, 15 11 2015, page 24.

13) V. Desportes, op.cit., page 25.

14) V. Desportes, op.cit., pages 12 et 13.

15) Voir le JDD, 27 12 2015.

Qui est l’ennemi ou quel est le problème ? (5)

Sur la crise au Proche-Orient, sur le terrorisme et l’après 13 novembre 2015 en France. Mars 2016

4ème partie

UNE MUTATION INSTITUTIONNELLE REACTIONNAIRE

Le « degré zéro de la politique »

Le débat politico-médiatique sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence et sur la déchéance de la nationalité aura permis une vive confrontation d’options et surtout un ensemble de postures très politiciennes. Ce débat aurait dû être, avant tout, une réflexion collective de haut niveau sur les institutions et sur les valeurs devant guider les choix fondamentaux pour l’avenir de notre pays.

Le dérisoire et le ridicule l’ont cependant trop souvent emporté au point où un grand quotidien belge (1) titra son éditorial du 29 décembre 2015 : « France, le degré zéro de la politique ». Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef de ce journal explique : « …car si aujourd’hui la gauche se déchire et si le paysage politique français est en passe d’être explosé, c’est suite à l’aveuglement égocentrique d’un président, François Hollande, qui a visiblement davantage dans sa ligne de mire sa réélection, que la gestion du désarroi et du destin des citoyens dont il a la charge ». Une telle attaque, une telle dérision de la part d’un grand quotidien d’un pays voisin n’est pas vraiment dans les coutumes européennes. Cela témoigne de la stupéfaction suscitée, y compris à l’étranger, par le piètre niveau et l’inquiétant exemple du « débat » français.

Le Président de la République et son Premier Ministre ne furent pas les seuls, loin de là, à s’emparer d’idées et de propositions de la droite la plus dure et de l’extême droite pour échafauder les réponses les plus ultra-sécuritaires et les plus contraires à l’esprit de notre République. Ils portent, cependant, la principale responsabilité de cette dégénérescence. D’autant que l’objectif essentiel fut d’abord un piège, une petite manœuvre : couvrir le champ politique et idéologique occupé par les forces les plus réactionnaires afin d’affaiblir et de piéger l’opposition de droite. Et rester ainsi – en tous les cas l’espéraient-ils – ceux qui définissent et dominent l’essentiel des réponses au sentiment d’insécurité des Français… Au prix d’une dérive choquante et redoutable pour nos libertés et pour notre état de droit. Et, finalement, au prix d’une faillite politique magistrale. Tel est pris qui croyait prendre.

Dans le quotidien Le Monde (2), David Revault D’Allonnes fait l’intéressant « récit d’une transgression » en décrivant par le menu comment le pouvoir exécutif a pris ses décisions. Il n’y est question que de « tractations », de « bénéfices tactiques », « d’hésitations », de « coups de théâtre » et de « coups politiques », de « revirements » de « courbes sondagières »… Mais on y lit aussi la « stupeur » des ministres non informés qui « tombent des nues », l’illusion de personnalités, d’universitaires de renom et de conseillers hauts placés, qui se croient écoutés sinon entendus… Le journaliste rappelle que Christiane Taubira est alors manifestement persuadée que la mesure de la déchéance de nationalité sera finalement enterrée. Elle expliquera donc à Alger que cette disposition – qui pose, rappelle-t-elle, « un problème de fond sur le principe fondamental qu’est le droit du sol » – ne sera pas retenue. On sait la suite.

Le récit journalistique détaillé du quotidien Le Monde montre surtout comment une décision politique, pourtant de première importance, peut se prendre aujourd’hui. Elle est le fruit d’une concertation en privé de quelques dirigeants autour des seuls Président et Premier Ministre. Ni le Gouvernement dans son entier, ni le Parlement dans ses Commissions ou ses sessions, n’ont été amenés officiellement à réfléchir et contribuer à la préparation de la décision. Partis politiques, syndicats, organisations sociales du monde juridique, de l’immigration… auront été tenus à l’écart d’un processus décisionnel qui, en fin de compte, dans sa préparation, échappe au fonctionnement des institutions françaises, à l’exigence de la transparence et d’un vrai débat citoyen.

Qu’un processus décisionnel aussi anti-démocratique puisse conduire à l’adoption de mesures elles-mêmes anti-démocratiques…voilà qui n’est guère surprenant. Mais cela en dit beaucoup sur le processus de décomposion de l’état de droit et des pratiques politiques en France. Soulignons, enfin, comment les institutions peuvent être instrumentalisées dans la prise des décisions. Voici deux exemples récents.

Premier exemple. La Cour des Comptes a remis à l’UNEDIC, le 12 janvier 2016, un rapport préconisant la baisse de l’indemnisation des chômeurs (alors que plus de la moitié des sans-emploi – notons-le au passage – perçoivent déjà moins de 1000 euros mensuels). Même formellement au nom d’un sauvetage du système d’indemnisation, la Cour des Compte outrepasse ses responsabilités. Il n’est pas de son rôle de formuler des propositions de nature politique, contestées d’ailleurs par les syndicats de salariés. Ces propositions ne sont pas autre chose que des pressions délibérées, conformes aux voeux du patronat et du pouvoir. Cette juridiction administrative, en effet, est chargée du contrôle de la régularité des comptes publics. Elle est censée remplir des missions dans le respect des principes fondamentaux des institutions financières : indépendance, collégialité, contradiction. On en est loin.

Deuxième exemple. Le Conseil d’État a émis un avis favorable, délibéré le 11 décembre 2015, à la déchéance de nationalité pour les binationaux nés en France. Dans son avis, il estime pourtant qu’une loi ordinaire instituant une telle mesure comporterait « le risque d’inconstitutionnalité »… Ce qui est, précisément, une façon de reconnaître, comme une réalité flagrante, l’inconstitutionnalité de cette mesure, au regard des valeurs et principes inscrits dans notre Constitution. Le Conseil d’État règle alors le problème en indiquant tout simplement que « le principe de cette mesure devrait être inscrit dans la Constitution ». Il réinvente le fait accompli… Ce n’est pas constitutionnel ?..Alors inscrivons-le dans la Constitution afin que cela le devienne… et peu importe les valeurs et les principes figurant dans notre « loi fondamentale » de 1958. Le Conseil d’État est la plus haute juridiction administrative du système français. Elle est notamment chargée de statuer sur « les excès de pouvoir »… pas sur les embarras du pouvoir.

Quant au Parti socialiste, il est bien au delà des embarras. Déstabilisé, il s’est divisé dans une confusion totale sur la déchéance de nationalité. Ceux de ses dirigeants qui sont restés, contre vents et marées, favorables aux mesures gouvernementales, ont additionné des arguties et des explications faibles et douteuses, quant elles n’étaient pas risibles. On retiendra cette formule du Président du Groupe socialiste à l’Assemblée, Bruno Leroux, qui évacue toute approche de fond en affirmant: « un terroriste est d’abord un terroriste, indépendamment de sa nationalité »… De quoi donner raison à Béatrice Delvaux.

La palme revient cependant à Jack Lang. « Personnellement, dit-il lors du Grand Rendez-vous Europe 1 – Le Monde (3), j’ai toujours été contre cette idée de déchéance de nationalité, je vous donne mon sentiment intime et personnel, surtout si une discrimination est établie entre les binationaux et les autres ». Il se déclare pourtant clairement favorable à la mesure décidée par François Hollande en affirmant que celui-ci a « fait disparaître » cette discrimination. Disparaître ? Comment ? Par quelle magie présidentielle ? Nul ne le sait. L’ancien Ministre de la Culture – aujourd’hui Président de l’Institut du Monde arabe – aligne les arguments incompréhensibles et alambiqués sans venir jamais à bout de la réalité éthique et juridique. Une clause de déchéance de nationalité de ce type ne peut pas être étendue à tous les Français, y compris ceux n’ayant qu’une seule nationalité, sauf à accepter de faire des apatrides. Prévoir alors qu’une telle clause puisse s’appliquer spécifiquement aux binationaux nés français revient à bafouer le principe d’égalité inscrit dans notre Constitution, inscrit dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 et dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Faut-il en rajouter ?

La déchéance de nationalité…

bien au delà du symbolique

La déchéance de la nationalité est présentée comme une mesure symbolique, à défaut de pouvoir démontrer une quelconque efficacité contre le terrorisme. Certains en dénoncent donc logiquement l’inanité. Soyons plus exigeants que cela. En se référant à des individus convaincus de terrorisme, Manuel Valls souligne que « par leurs actes, ils rompent leur lien avec la nation » (4). Qu’est-ce que cela signifie ?

Déchoir de la nationalité ne relève pas seulement d’une volonté de punir symboliquement. Cela va beaucoup plus loin. C’est refuser à une personne la « qualité » objective de sujet de droit, et briser, effacer tout lien entre le condamné et la nation à laquelle il appartient. Cette façon de refuser l’appartenance d’un criminel à une communauté sociale et nationale permet de rejeter l’idée que les crimes perpétrés, si odieux qu’ils puissent être, concernent (aussi) la société. Cela fait pourtant partie des problèmes que toute société, avec ses institutions, son ordre juridique et les pouvoirs qu’elle s’est donnée, se doit d’identifier pour pouvoir les résoudre. Exclure de la communauté sociale et nationale permet d’évacuer toute forme de responsabilité politique, de responsabilité collective, toute question nécessaire sur le degré d’intégration et de socialisation des individus commettant des crimes et des actes terroristes. Il s’agit fondamentalement d’une pensée ultra-conservatrice. Notre société doit, en effet, savoir réfléchir sur elle-même, se regarder en face, y compris pour pouvoir juger et condamner (sévèrement lorsque nécessaire), c’est à dire prendre pénalement et judiciairement « à sa charge » – si l’on peut dire – les criminels quels qu’ils soient. C’est la responsabilité ou le devoir de justice comme fondement d’un ordre civil. Le devoir de justice est une des forces d’une vraie démocratie.

Le refus de ce devoir de justice par l’expédient d’un bannissement permet en outre – soulignons-le une fois encore – d’écarter les questions politiques qui pourtant s’imposent : pourquoi des êtres humains, des jeunes, peuvent-ils commettre de tels actes ? Pourquoi notre société, notre monde produisent-ils des individus capables de telles monstruosités ? Quels sont les défis sociaux que nous devons relever ? Quel est le problème ?

Insistons encore sur le constat suivant : les plus grands textes juridiques de l’histoire de l’Humanité, de l’histoire de France et des Lumières installent l’égalité comme valeur fondatrice de la démocratie et de l’état de droit. S’attaquer à cela c’est choisir de faire reculer l’exigence de la dignité humaine et la place des droits civils et politiques qui constituent les bases de la citoyenneté. Et l’on ne s’attaque pas au fondamental sans conséquences durables, à la mesure de cette périlleuse et incroyable résolution à faire reculer tout le droit français. Car c’est bien de tout cela qu’il s’agit. La constitutionnalisation de l’état d’urgence, le renforcement des prérogatives policières et l’affaiblissement du contrôle judiciaire, l’atteinte au principe d’égalité des citoyens…Tout cela, dans le détail, participe d’une transformation de notre système judiciaire et institutionnel.

La dérive ultra-sécuritaire pousse, en effet, à des changements structurels : des processus d’exception conduits à devenir permanents et constitutifs du droit commun ; une justice qui, au fil des années, avec le renforcement de la législation anti-terroriste, privilégie une logique de suspicion fondée sur les comportements et sur les intentions plutôt que sur les faits eux-mêmes. Avec la déchéance de la nationalité, tout ceci comporte le risque d’un système judiciaire qui condamne en fonction de l’origine, de l’identité et non en fonction d’un code pénal qui doit – par principe – définir les charges et la hiérarchie des peines en considération de la nature des crimes commis.

Quand la rupture du principe d’égalité, le régime de l’exception, la logique de la suspicion et du comportement l’emportent sur les règles objectives d’une justice garante de l’état de droit… alors, c’est l’arbitraire et la répression discrétionnaire qui peuvent dominer. Les excès et les dérapages constatés en France durant l’application de l’état d’urgence montrent les risques d’une transformation régressive de notre système judiciaire, pour une efficacité anti-terroriste si peu convaincante. On se pose donc la question : l’objectif réel est-il de transformer notre système judiciaire et institutionnel afin de lutter contre le terrorisme, ou bien est-il plutôt d’utiliser le terrorisme pour imposer une mutation institutionnelle réactionnaire et répressive dans un contexte durable de crise profonde et de colère sociale montante ?

Cette mesure déchéance de la nationalité, enfin, conduit parfois la réflexion jusqu’au concept de Nation. C’est le cas d’ Alain Finkelkraut, nouveau membre de l’Académie française. Il le fait en s’appuyant sur la célèbre définition qu’Ernest Renan formula à la Sorbonne le 11 mars 1882 (5). Voici un extrait de l’approche de Renan : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours. […] Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale ».

Comment cette définition, marquée du sceau de l’attachement collectif à une histoire, des souvenirs communs, une « spiritualité », un nationalisme héroique et passionné… pourrait-elle justifier la déchéance de la nationalité, sinon en décidant que certains individus, précisément, ne peuvent pas être partie prenante de ce « plébiscite de tous les jours », de cette « âme » spécifique ?.. On ne pourra suivre personne sur ce chemin d’exclusion. Le chemin d’un ultra-conservatisme, hier « romantique », aujourd’hui passablement archaïque. Ce chemin ne peut être qu’abandonné. Ce qui importe, en effet, ce sont d’abord des droits. Des droits fondamentaux liés aux principes républicains et aux règles qui fondent notre citoyenneté. C’est bien parce que cette mesure – pieusement conservée dans les réserves idéologiques de l’extrême droite – nous conduit hors des principes et de l’esprit du droit français, qu’elle doit être récusée. Prendre une définition anachronique de la Nation comme référence est en soi un problème. Evacuer de la réflexion et de l’exigence politique l’importance fondatrice de la citoyenneté, de l’égalité et des droits qui établissent ces principes, est un vrai signe réactionnaire et dangereux pour l’avenir.

Quand remontent les mémoires coloniales

Allons plus loin encore. Le bannissement national, ou déchéance de la nationalité, de ceux qui commettent des actes terroristes au nom d’un islamisme politique radical ultra-violent, et qui sont issus pour beaucoup de l’immigration de pays, anciennes colonies françaises, rappelle, qu’on le veuille ou non, ce que fut le rapport colonial dans sa brutalité : l’instauration d’une inégalité « de principe » et d’une hiérarchie dans l’accès aux droits. Le fait de lier l’immigration et les binationaux français au terrorisme conduit à faire croître la défiance jusqu’à la xénophobie vis à vis d’une catégorie ainsi créée de citoyens issus, comme on dit, de l’immigration. Comme le souligne aujourd’hui, Benjamin Stora « la décolonisation des imaginaires n’est pas achevée » (6). C’est aussi ce que montre la Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR) lorsqu’elle déclare : « on savait l’immigration révélatrice de l’état de la société, voilà à leur tour, les binationaux, y compris ceux nés français – non seulement rappelés à l’ordre, mais du même coup à leur origine en tant qu’enfants d’immigrés (si tant est qu’ils l’aient oublié). Mais des voix s’élèvent, y compris au sein de la majorité pour émettre des réserves ou pour dire non à un tel projet et surtout dénoncer la vision qu’il présuppose  » (7).

Le lien immigration / terrorisme, aujourd’hui explicitement exprimé, attise les peurs et le racisme. C’est un levier « idéal » pour légitimer un nouveau durcissement des politiques migratoires des pays de l’Union Européenne. Ces pays ont surtout démontré jusqu’ici leur incapacité à définir une politique d’accueil et de gestion à la hauteur des enjeux humains et sociaux… et des valeurs maintes fois rappelées. Plus d’un million de réfugiés, en effet, ont, en 2015, au péril de leur vie, cherché protection et sécurité en Europe en traversant la Méditerranée et les Balkans. La situation qui en résulte est une faillite politique retentissante. Il a même fallu que l’Union Européenne, dépassée par les événements, décide de militariser la question et de faire appel aux forces de l’OTAN pour pouvoir essayer de maîtriser quelque chose en matière de sécurité, entre la Grèce (économiquement étouffée par les politiques d’austérité) et la Turquie. Une fois encore, c’est la réponse militaire (et ses illusions) qui tend à l’emporter.

Les dispositions communautaires de renforcement de Frontex (8) et de ses moyens de contrôle sont sans effet véritable. L’appel à la Turquie pour qu’elle stabilise les réfugiés sur son territoire n’a pas eu l’effectivité demandée. La répartition des migrants dans différents pays de l’UE est un échec complet. Le durcissement des politiques migratoires se généralise. Même l’Allemagne qui avait ouvert largement ses frontières cherche maintenant à mettre un frein, à organiser une réponse européenne pour renforcer la maîtrise des entrées aux frontières extérieures de l’Union. Au total, une dizaine d’Etats (9), à des degrés divers, ont rétabli, à l’intérieur de l’Espace Schengen, des contrôles renforcés, des restrictions (zones d’accès limitées par exemple) et même des quotas. D’autres ont érigé des murs et des barbelés aux frontières externes de Schengen tandis que certains (Autriche, Slovaquie, Hongrie mais aussi Macédoine) ont pris des mesures pour, littéralement, couper la route des Balkans aux réfugiés. L’espace de libre circulation intérieure et de contrôle aux frontières extérieures de l’Union est dans un état de rupture avancée. Les Accords de Schengen sont dans un état de mort clinique. L’Union européenne s’est transformée en piège répressif et inhospitalier. Elle va jusqu’à instrumentaliser la distinction « migrants économiques » (baptisés illégaux) et « migrants politiques » (les réfugiés), au nom du droit international (10), pour mieux justifier sa volonté de fermeture aux premiers. C’est l’Europe des inhumanités et des incapacités… Tandis qu’en Allemagne les curieuses et inacceptables violences (et manipulations ?) du Nouvel an à Cologne, qui ont servi à stigmatiser injustement les réfugiés, ont contribué, extrême droite aidant, à fragiliser la politique d’Angela Merkel et à durcir le ton. Quant au dernier compromis laborieusement élaboré, sous pression de l’Allemagne, entre l’UE et la Turquie… il prend l’allure d’un ingérable système de contrôle et de maîtrise qui masque mal la volonté de fermer la porte aux réfugiés et aux migrants. Mais Ankara y gagne au moins 6 milliards d’euros et la relance de son processus d’adhésion à l’Union européenne… Celle-ci ne cesse de bafouer ainsi les valeurs auxquelles elle se réfère avec tant d’insistance.

Le désarroi politique général suscité par cette arrivée massive de réfugiés en Europe doit pousser, ici aussi, à la réflexion sur les causes réelles afin de mieux penser les réponses. Il s’agit, en effet, d’une crise majeure. Une crise globale et une crise du processus d’intégration capitaliste européenne. La pratique politique et médiatique permanente consistant à séparer les problèmes ne doit pas le masquer. Cette crise doit être considérée comme telle. Naturellement, des solutions immédiates et urgentes sont indispensables, et pas seulement pour des raisons évidentes d’urgence humanitaire. Nul ne peut y échapper. Ni l’Union européenne, ni chacun de ses États membres. Et les idées ne manquent pas dans les ONG et bien des forces politiques et sociales en France et en Europe. Mais il faut aussi faire percevoir les origines enchevêtrées de cette crise, dans lesquelles on trouve : la guerre et les bombardements, la montée et les exactions criminelles d’un djihadisme ultra-sectaire, la crise politique, sociale et institutionnelle en Europe, l’échec des politiques de coopération au développement, les conséquences négatives de l’ajustement structurel… Il s’agit d’une seule et même problématique. Et les explications que l’on peut en donner sont terriblement accusatrices pour les stratégies dominatrices et prédatrices des grandes puissances occidentales, en général.

Cet afflux massif de réfugiés est ingérable dans le cadre des politiques actuelles. Cette situation choquante, quasiment hors de contrôle, pousse à une forme d’implosion de l’Union européenne. Cela traduit et aggrave un cumul d’impasses et de situations critiques qui devraient conduire à une analyse lucide sur les causes de cet échec aux conséquences humaines dramatiques. Mais qui ose ? Quel gouvernement se permet de formuler une mise en cause de cette nature ? L’idée domine, au contraire, selon laquelle la solution réside dans la poursuite et le durcissement des stratégies ayant permis ce désastre. Les pays de l’Union européenne cherchent dans cet esprit une « solution » fondée sur le refoulement organisé à ses frontières extérieures… Ce qui est une autre façon de refuser les causes du problème. Cela témoigne dramatiquement des limites atteintes par l’actuelle construction européenne, par la nature de l’ordre international et par un mode de développement qui crée toujours davantage de problèmes qu’il n’est capable d’en surmonter. On remarque d’ailleurs, une fois de plus, comment la Grèce est pointée du doigt, menacée d’être radiée de Schengen comme elle fut auparavant menacée d’être exclue de l’euro… Ici encore, la logique révélatrice qui s’impose, loin de toute solidarité européenne, est celle de la hiérarchie des puissances. Une hiérarchie au sein de laquelle le plus faible subit les pressions négatives et les chantages les plus appuyés. Ce n’est pas un hasard si le vieux projet d’un noyau dur des puissances dominantes au sein de l’UE (Allemagne et France d’abord) revient aujourd’hui dans l’actualité en trainant avec elle l’idée d’une Europe hiérarchisée, différenciée mais convergente sur l’intégrisme néo-libéral le plus rigoriste.

Face à cette crise, ce dont l’Europe a le plus besoin dans son rapport à l’extérieur – et dans l’esprit d’une nécessaire transformation structurelle capable de briser les carcans autoritaires et néo-libéraux – c’est d’une approche d’ensemble en termes de responsabilité collective et de coopération d’intérêts communs pour le développement dans toutes ses dimensions, pour la sécurité, le règlement des conflits et la paix. L’enjeu n’est pas seulement de s’adapter et de gérer autrement : il est existentiel. Il est nécessaire et même urgent de définir collectivement les ruptures nécessaires et la vision d’une construction européenne réellement alternative.

Conclusion

Reconstruire une vision de l’avenir

et une espérance collective

La politique conduite par l’exécutif est une inquiétante fuite en avant réactionnaire et politicienne qui montre à quel point ce pouvoir n’a pas de solution positive à proposer devant l’ampleur de la crise, devant la gravité exceptionnelle des événements au Proche-Orient et dans le monde arabe. Face aux conséquences dramatiques de ces événements pour l’Europe et pour la France, il n’a pas de vision à présenter. Son choix est celui d’un basculement autoritaire et sécuritaire de tout le système français pour pouvoir s’imposer, malgré la défiance qu’il suscite, malgré cette énorme fracture avec l’essentiel du peuple, et des couches populaires en particulier, malgré une légitimité en chute libre. Il accélère la mise en œuvre de solutions de force où l’ultra-libéralisme le dispute au recul des droits et des grands principes, où la criminalisation de l’action sociale accompagne une militarisation des choix extérieurs et du rôle français dans le monde.

Jamais, dans l’histoire de la Cinquième République, un pouvoir exécutif aura autant renié ses propres engagements, bafoué ses propres valeurs, trahi à ce point son électorat, multiplié les dérives les plus ultra-conservatrices en allant jusqu’à chercher une inspiration dans le patrimoine idéologique nauséabond de l’extrême droite. Pour ce pouvoir exécutif, c’est un fiasco politique accablant qui touche à l’éthique et à la dignité.

Il faudra reconstruire tout ce qui permet de « faire société », de produire des dynamiques politiques et sociales de progrès pour la justice et la démocratie, pour la sécurité dans toutes ses dimensions. C’est un enjeu politique de grande portée. Il est nécessaire de réinventer des politiques capables de redonner du sens à la vie sociale dans une alternative au capitalisme, et contre les violences intrinsèques de celui-ci. L’ambition doit être élevée. Le nouveau contexte est politiquement très exigeant. On sait, en effet, que l’idée du changement dans un seul pays est morte. Il faut en tirer les conséquences. On sait aussi qu’il ne suffit plus, aujourd’hui, d’installer des gouvernements de gauche et de chercher des marges de manœuvre dans un système qui, justement, les écrase et les interdit sous des contraintes brutales, notamment européennes, de nature financière, institutionnelle et politique. Il faut donc dire comment, par quelles ruptures, par quels moyens politiques ces carcans doivent être levés. Et en faire un combat de haut niveau. La proposition d’un autre modèle de société doit nourrir la vision d’un autre avenir et d’un autre ordre international. Il faut aider à penser l’après, un après d’humanité, de paix et de solidarité./.

1) Il s’agit du journal « Le Soir », le plus grand quotidien francophone de Belgique.

2) Voir Le Monde du 14 01 2016.

3) Voir Le Monde du 05 01 2016.

4) « Une grande portée symbolique », Manuel Valls, L’Obs No 2670, 07 01 2016.

5) « Quand l’histoire nous aveugle », rencontre-débat avec Alain Finkelkraut, 16 février 2016, sur akadem.org

6) Voir son interview dans L’Humanité, 8, 9 et 10 janvier 2016.

7) Lettre de la FTCR de janvier 2016.

8) Agence européenne chargée de la gestion intégrée et du contrôle des frontières extérieures de l’UE.

9) Autriche, Belgique, France, Danemark, Hongrie, Pays-Bas, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède.

10) Les réfugiés sont bénéficiaires de conventions internationales qui leur donnent des droits. Ce n’est pas le cas des migrants dits « économiques ».

Les responsabilités du capital mondialisé dans l’échec programmé de la COP 21

Un article de Paul Sindic – février 2016

Qu’entendons nous par « échec programmé » de la COP 21 ? N’est-il pas d’ailleurs provocateur de formuler une telle appréciation, alors qu’il semble y avoir un consensus officiel sur le succès de cette Conférence internationale (Accord final, par consensus, de 195 pays ayant accepté de formuler des engagements visant à maîtriser le réchauffement climatique). L’habileté avec laquelle le président français de la COP 21, Laurent Fabius, avait bouclé l’Accord en temps et en heure, à la hussarde en quelque sorte, a été saluée médiatiquement, vu le contraste avec l’échec relatif de Copenhague (Cop 15) en 2009.

Bilan réel de la COP21

Cependant, avant même la conclusion de l’Accord final de la COP 21, des voix diverses, (climatologues, associations diverses présentes à Paris), ayant évalué les engagements réels pris par les différents Etats, ont annoncé que les objectifs fixés (ne pas dépasser 2°C d’augmentation de la température planétaire et, si possible, 1,5°C) ne seraient pas atteints. La prévision d’ augmentation se situerait, à leur avis, plutôt entre 2,5 et 3°C.

Depuis, les perspectives réelles de maîtrise se sont encore dégradées.

Pour les USA, avec la confirmation qu’une fois de plus, il y avait fort peu de chances que le Congrès américain ratifie les propositions de réduction faites par Obama, que la Cour suprême contestait même actuellement le pouvoir réglementaire de celui-ci de diminuer les émissions de CO2 des centrales électriques. Cela a décrédibilisé les engagements américains, eux même largement en trompe l’oeil, et ce, de la part du champion, parmi les grands pays développés, des émissions de gaz à effet de serre (GES) par tête d’habitant (16 Téquivalent CO2/an – plus de trois fois le niveau de notre pays).

Par ailleurs, il faut dégonfler le mythe du « gentil » Obama, soucieux des problèmes climatiques, aux prises avec le « méchant » Congrès US, sous la dépendance des lobbies charbonniers, gaziers, pétroliers, dépendance qui est malheureusement une réalité. En effet, la « proposition Obama » pour la COP 21 est en réalité tout à fait inacceptable, très largement en trompe l’oeil. Elle consiste à proposer une diminution des émissions des USA de 25 à 28 % d’ici 2025, mais par rapport au niveau de ces émissions en 2005 et non par rapport à l’année de référence du Protocole de Kyoto, soit 1990. L’engagement initial des USA, signé par Clinton, était une réduction de 7% par rapport au niveau de 1990. Or, en 2005, les émissions US avaient cru de 16 % par rapport au dit niveau de 1990. Autrement dit, en 2005, les USA étaient à 23 % au dessus de leur engagement de réduction pris en 1997. Donc, par rapport à celui-ci, en 28 ans (1997-2025), les USA ne proposent que de gagner de 2 à 5 % de réduction par rapport à leur engagement initial de 1997, ce qui est clairement inacceptable. A noter, le silence médiatique à ce propos.

Par ailleurs, on ne peut accepter non plus que le Président américain s’abrite derrière la soi-disant complexité des structures du pouvoir américain, pour se dédouaner et dédouaner son pays de ses responsabilités internationales.

De son côté, la Chine, devenue le premier émetteur mondial de GES, n’a présenté que des propositions de réduction fortement étalées dans le temps. Plafonnement en 2030, réduction (25%) de l’intensité énergétique par unité de PIB, laissant subsister un taux de croissance réduit, probablement de l’ordre de 2 à 2,5 %/an, des émissions, mais aboutissant tout de même d’ici 2030 à une augmentation probable de celles-ci de l’ordre de 20 à 25 %, réduction relativement faible de la part des énergies fossiles carbonées (charbon, gaz, pétrole), de 88 % actuellement à 80 % en 2030. L’ensemble est clairement non conforme aux recommandations de plafonnement dès que possible et de réduction rapide des émissions formulées par le GIEC en 2015.

Tout indique donc que la Chine continue à donner la priorité à son objectif géopolitique essentiel, devenir dès que possible la première puissance mondiale en dépassant les USA. Par contre, il nous paraît juste de souligner que, dans la longue durée, à la différence des USA, elle est en train de s’engager dans un programme de nette réduction de ses émissions (fort développement du nucléaire, substitution du gaz au charbon, fort développement des énergies renouvelables « décarbonées » et substitution aux énergies fossiles « carbonées » d’une électricité qui devrait être, in fine, largement « décarbonée ».

L’UE est apparemment le bon éléve de la classe. Elle a déjà réduit ses émissions de 8 % par rapport à 1990 (objectif du Protocole de Kyoto), va les réduire de 23 % d’ici 2020, et projette de les réduire de 40 % d’ici 2030, toujours par rapport à 1990. Par ailleurs, hors engagements COP 21, l’UE préconise un fort développement des énergies renouvelables, sans distinguer entre les renouvelables « carbonées » et « décarbonées », ce qui est incohérent, car les énergies renouvelables « carbonées » (type bois, biomasse ou biocarburants) n’améliorent nullement le bilan CO2, mais l’aggravent en fait au niveau planétaire (déforestation). Les biocarburants, par exemple, se confirment comme une catastrophe économique et sociale pour les populations agricoles des PED concernés, transformées en prolétaires agricoles violemment surexploités, affectés de graves problèmes de santé liés à l’usage massif de pesticides dans ces cultures industrielles (1).

Par ailleurs, à y regarder de plus près, on voit que l’UE ne fixe plus que des objectifs globaux, sans répartition entre les pays membres (comme dans le Protocole de Kyoto initial) et, apparemment, sans sanctions prévues (certains pays, comme la Pologne, ont déjà déclaré qu’ils n’avaient pas l’intention de suivre les recommandations de l’UE).

Pour les PED, dont la COP 21 consacre l’entrée en force (195 signataires de l’Accord final) dans le cercle des pays acceptant d’assumer leur juste part de l’effort commun de réduction mondiale des émissions, leurs offres contiennent très généralement une condition sine qua non pour respecter leurs engagements, celle de recevoir des aides financières à la hauteur nécessaire pour, à la fois, satisfaire les besoins énergétiques de leur développement et le faire préférentiellement avec des énergies « décarbonées ». Seuls, à notre connaissance, deux PED, l’Ethiopie et le Costa Rica, ont fait des offres ne comportant pas cette condition suspensive. Or, comme les financements par les pays développés des 100 milliards de $/an promis à partir de 2020 aux PED restent tout à fait aléatoires, de nature mal définie (les investissements des firmes capitalistes internationales spécialisées en font-ils partie ? Seront-ils prélevés sur des aides au développement déjà en régression ?), on ne peut qu’être envahi d’un doute très sérieux à ce sujet.

Par ailleurs, comme l’Accord issu de la COP21 continue à ne prévoir aucune sanction réelle aux engagements non tenus, une appréciation plus réaliste de la crédibilité réelle des dits engagements conduit à estimer que l’accroissement de température prévisible vers la fin du XXI° siècle se situera plutôt entre 3 et 4°C, soit une perspective catastrophique pour l’avenir de l’humanité.

En effet, on voit déjà que l’accroissement des teneurs en GES de l’atmosphère induit de sérieuses conséquences : recul généralisé des glaciers terrestres, fonte, apparemment irréversible, de la calotte glaciaire du Groenland (une étude scientifique récente (2) annonce que le démantélement en cours d’un des grands glaciers du Groenland pourrait à lui seul accroître le niveau des océans de 1 m. à la fin du siècle), violence accrue de divers phénomènes climatiques.

Si l’on ajoute à cela l’incapacité des gouvernements, des organisations religieuses et de la communauté internationale à promouvoir effectivement une maîtrise de l’évolution démographique au sein des PED (alors qu’il s’agit essentiellement de reconnaître aux femmes le droit et la possibilité de maîtriser effectivement leurs maternités, ce qui n’est pas évident, mais qui existe déjà dans un certain nombre des dits PED), nous allons tout droit vers une population planétaire de 9 à 9,5 milliards d’êtres humains en 2050 et de plus de 10 milliards en 2100. Cela risque fort de rendre encore plus difficile, voire quasi-impossible, de maîtriser le réchauffement climatique et de garantir à l’ensemble des êtres humains la satisfaction de leurs besoins essentiels.

Ajoutons enfin, qu’actuellement, le comportement des nations européennes face au double problème des migrants africains et des réfugiés fuyant les guerres moyen-orientales est extrêmement inquiétant.

Alors que le nombre de ceux-ci reste relativement restreint si on le compare aux dizaines de millions de réfugiés climatiques potentiels, voire bien plus (3), les attitudes modérées initiales de nombre de pays européens (accueil, répartition, etc.), ont rapidement laissé la place à des évolutions tout à fait négatives. Montée en puissance de mouvements d’extrême droite dans nombre de pays européns, voire accès au pouvoir des dits mouvements dans divers pays de l’UE (sans que celle-ci ne fasse désormais la moindre remarque), sur la base, notamment, d’un rejet xénophobe des migrants, mâtiné souvent aussi d’islamophobie. Nous sommes en passe de régresser rapidement vers une loi de la jungle où chacun défendrait, y compris par la force, son pré carré, où les plus forts (ç à d. les plus riches et les mieux armés) se débarrasseraient des plus faibles (les plus pauvres essayant, pour survivre, de fuir une misère aggravée).

Autrement dit, ce que nous considérons comme « les acquis de la civilisation humaine » à savoir l’empathie pour son prochain, la coopération, l’aide aux plus faibles, valeurs datant des premiers hominidés (sélectionnés par l’évolution pour assurer leur survie à l’époque face à des milieux naturels hostiles – menaces des grands fauves notamment), « acquis » que nous partageons toujours avec les grands singes, ne sont en fait nullement intangibles. La plongée, via des régimes autoritaires, dans une barbarie de masse n’est nullement exclue, d’autant que ses prémisses se manifestent déjà (massacre de civils innocents dans des attentats terroristes qui se systématisent, victimes civiles innocentes, « collatérales » (comme c’est joliment dit), des raids aériens (chasseurs et drones) des pays développés au Moyen-orient, y compris ceux de notre propre pays, sans que cela ne soulève guère d’émotion dans la population française).

Pour résumer, les perspectives actuelles de réchauffement climatique ne menacent pas, probablement, l’avenir biologique de l’espèce humaine qui a connu au fil de centaines de milliers d’années bien d’autres péripéties climatiques, mais elles peuvent très bien aboutir à transformer les sociétés humaines en un enfer de barbarie, via des affrontements militaires se multipliant, pouvant même se terminer dans une apocalypse nucléaire dont les risques, en fait, s’accroissent (Traité de non-prolifération en panne).

Les divergences entre les recommandations du GIEC et les décisions des « Etats » membres de la CCNUCC

La création du « Groupe intergouvernemental d’étude des climats » (GIEC) en 1988, puis celle de la « Convention Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques » (CCNUCC) en 1992, ouverte à l’ensemble des nations membres de l’ONU se sont faites sous l’impulsion du G7, organisme de réflexion et de décision stratégique des principales classes dirigeantes occidentales qui a, en fait, demandé (voire ordonné?) à l’ONU de procéder à cette création.

Les recommandations successives du GIEC

– Dès sa première réunion, en 1990, le GIEC avait recommandé qu’il soit procédé sans tarder à des réductions significatives des émissions de GES.

– Au fil du temps, le GIEC, s’appuyant sur les travaux et la collaboration de milliers de scientifiques spécialisés, a émis des recommandations de réduction des émissions dont l’importance et l’urgence ont été de plus en plus soulignées.

– En 2009, lors de la conférence de Copenhague (COP 15), qui s’était terminée par un échec (pas d’accord signé, uniquement prolongation du Protocole de Kyoto jusqu’en 2020), R. Pachaury, alors président du GIEC, avait adjuré les Etats présents à la Conférence, et notamment les principaux émetteurs de GES, de plafonner leurs émissions dès que possible, avant 2015, et de les réduire significativement ensuite.

– Dès le début 2015, année de la Conférence de Paris (COP 21) tenue en décembre de la même année, le GIEC publiait ses nouvelles recommandations de réduction, en soulignant leur urgence et leur importance. Ces recommandations étaient aussi plus détaillées quant aux choix énergétiques à opérer :

– Plafonnement des émissions dès que possible, dès 2020. Réductions significatives de celles-ci avant 2030-2040. Nécessité de faire reculer massivement les énergies carbonées (pétrole, gaz, charbon) dès que possible, avec des reculs importants avant 2030-2040, et de poursuivre ensuite. Nécessité de décarboner au maximum l’électricité (via toutes les énergies décarbonées accessibles) en visant le remplacement des énergies fossiles par la dite électricité. En fait, il s’agit d’un véritable cri d’alarme du GIEC et des scientifiques devant l’inertie dont fait preuve la CCNUCC depuis sa création et ses conséquences.

– Le comportement des « Etats » au sein de la CCNUCC depuis sa création en 1992

Tout au long de la période 1997 (signature du « Protocole de Kyoto ») – 2015, les pays développés occidentaux, les pays en « transition » (pays de l’Est européen, plus Russie et Ukraine), rejoints ensuite par les grands pays émergents, vont traîner les pieds de toutes les manières possibles quant aux niveaux de réduction acceptés, leur caractère de fait non-contraignant et les calendriers à respecter.

Le Protocole de Kyoto ne prévoit qu’une réduction planétaire de GES de 5 % par rapport au niveau de 1990, ignorant déjà la première recommandation du GIEC. L’entrée et la sortie du Protocole restent libres, ce qui rend inopérante la seule sanction prévue (le report des engagements non remplis au cours d’une période venant s’ajouter à ceux de la période suivante), qui ne sera d’ailleurs pas appliquée.

Le Congrès US ne ratifiera pas l’engagement pris par Bill Clinton, du même coup les USA ne seront tenus par aucun engagement de réduction, malgré qu’ils soient alors le plus important émetteur mondial de GES (globalement et par tête d’habitant).

La Chine, bien qu’elle ait déjà le plus fort taux mondial de progression de ses émissions (7% /an), se prévaut alors de sa qualité de PED pour dire qu’elle n’a pas de responsabilité historique dans le processus historique de réchauffement climatique, ce qui était exact, mais ne va pas le rester longtemps. Seule l’UE a tenu globalement ses engagements, mais avec une grande diversité de comportements. Certains pays de l’UE, Espagne, Portugal, Grèce, Irlande exploseront littéralement le niveau de leurs émissions.

Par ailleurs, la ratification définitive du Protocole de Kyoto n’aura lieu qu’en 2005, soit 8 ans après sa signature, ce qui est un record de lenteur.

Les raisons profondes des divergences croissantes GIEC – Etats développés

Pour ce qui concerne le GIEC, notre appréciation est sans ambiguité. Les travaux menés par le collectif mondial de scientifiques de diverses spécialités, travaillant en collaboration avec le GIEC, leur rigueur, leur capacité à travailler ensemble à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers, et de formuler, in fine, des recommandations claires synthétisées dans les rapports diffusés ensuite par le GIEC, méritent toute notre estime. Le poids de ces recommandations s’est accru. Elles ne sont plus guère contestées. On peut même dire que les dernières formulées, en 2015, sont très certainement à l’origine (hors COP21) de la récente et forte relance mondiale du nucléaire à l’échelle mondiale, considérée comme incontournable pour la maîtrise dans les meilleurs délais du réchauffement climatique. Même s’il faut rester toujours vigilant par rapport à des phénomènes climatiques très complexes, avec des conséquences en chaîne pouvant déboucher sur des évolutions imprévues, on peut dire que le GIEC remplit pleinement sa mission.

Par contre, il est évident qu’il n’en est pas du tout ainsi pour de nombreux Etats développés, notamment pour les plus importants. Tout au long de la présente note, nous avons décrit leurs dérobades, leurs refus de fait d’engagements contraignants et au niveau nécessaire, leur volonté de toujours retarder leur mise en œuvre. Comme nous l’avons déjà dit, leur attitude n’est pas acceptable.

Une remarque préliminaire à ce propos. Si ce sont bien les Etats qui signent les Accords, ils sont censés agir au nom de leurs peuples. En fait, il n’en est rien. En réalité, ce sont les minuscules castes dirigeantes politiques et économiques des pays les plus puissants qui décident de tout, sans aucune consultation réelle de leurs peuples. Nous avons d’ailleurs vu précédemment que c’est le G7, organisme informel de décision des dites castes dirigeantes occidentales qui a en fait décidé de la création du GIEC et de la CCNUCC.

En fait, la véritable raison de l’attitude inacceptable de nombreux pays développés se situe, selon nous, dans l’évolution du capitalisme contemporain depuis la décennie 70. Il s’agit de son basculement progressif dans un capitalisme dit « néolibéral » marqué par les caractéristiques essentielles suivantes : l’exigence de la libre circulation des marchandises et des capitaux, la volonté de privatiser un maximum d’activités, la sacralisation du marché et l’exigence absolue de taux de rentabilité bcp plus élevés (10 à 15 %), la primauté absolue de l’accumulation financière au profit d’une infime minorité (les 1%) avec comme seul bémol les impératifs nationalistes et la volonté de puissance militaire, industrielle (USA, Chine, notamment), objectif atteint via des prédations sans cesse accrues sur les richesses créées par le monde du travail. La « mondialisation » de ce processus, par basculement de la Chine, puis de la Russie dans cette logique néolibérale avec la disparition du « camp socialiste » a fait naître progressivement une nouvelle entité politico-économique, un nouveau système, « le capital mondialisé », doté de règles et d’une logique spécifiques, avec domination sur les appareils étatiques et sur les organisations de la communauté internationale.

Commentaires et questions

I) Qui doit financer la maîtrise planétaire du réchauffement climatique ?

Notre réponse sera brève et claire : les 1%, détenteurs d’une fantastique accumulation financière, sans précédent dans l’histoire, évaluée entre 130.000 et 140.000 milliards de $, en fonction des fluctuations boursières, et croissant en moyenne de 6 %/an. Une simple taxe de 1%/an sur cette accumulation rapporterait 1.300 à 1.400 milliards de $/an et financerait non seulement la maîtrise du réchauffement climatique, mais aussi le développement économique diversifié de pays où 2 à 3 milliards d’êtres humains croupissent dans une misère absolue. Le « capital mondialisé » préconise, lui, et, faut-il s’en étonner, une « taxe carbone » qui serait payée par le monde du travail. Le choix à faire paraît simple. Il faut croire qu’il ne l’est pas, car certaines organisations écologistes, progressistes discutent, elles, des modalités d’application de la taxe carbone.

II) Les difficultés idéologiques à s’en prendre directement au « capital mondialisé »

Nombre d’associations écologistes ou assimilées, pourtant désireuses d’apporter leur pierre à la lutte contre le réchauffement climatique, reculent en fait devant la mise en cause directe du « capitalisme mondialisé », soit parce qu’ils ne sont pas près à envisager la nécessité d’une transformation radicale de la société capitaliste, soit parce que la mise en cause directe du « capital mondialisé » leur paraît hors de portée. Ils se réfugient alors dans les illusions que des combats locaux (productions locales d’énergie notamment) pourraient permettre de progresser, sans voir qu’ils font alors le jeu d’un « capitalisme vert », lui même pleinement inséré dans le « capitalisme mondialisé » et obsédé par l’accumulation financière. Mais il faut débattre, la gravité de la situation l’exige.

Notes

(1) Voir le très beau, mais terrifiant, film colombien récent, « La terre et l’ombre » décrivant les ravages sociaux dramatiques (surexploitation, maladies liées aux pesticides) de ces activités ;

(2) Voir Article récent du « Guardian » du 23/02/16 ;

(3) « L’Alliance des petits pays insulaires » (63 millions d’habitants) évalue, à elle seule, à 23 millions le nombre de ses habitants voués à devenirs réfugiés climatiques si le réchauffement atteint 2°C. Des évaluations plus globales (ex. S. Huet dans sa plaquette « Les dessous de la cacophonie climatique ») évoquent un chiffre d’au moins 300 millions d’êtres humains affectés directement par un réchauffement significatif.