Rapport Duclert et génocide rwandais. Pourquoi, encore une fois, je ne suis pas d’accord.

Je publie aujourd’hui, sur mon blog, le texte intégral de la conclusion du rapport de la Commission Duclert sur le génocide rwandais. J’aurais volontiers publié la totalité de ce rapport rédigé par une commission d’historiens et de chercheurs, et intitulé « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) ». Mais son volume (1000 pages) rend la chose impossible. Le rapport Duclert est de toutes façons en libre accès, par exemple à l’adresse suivante : https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994

Le rapport Duclert écarte une « complicité » française dans le génocide qui fut alors perpétré. Des personnalités ayant assumé un rôle politique important dans les années 90 se félicitent aujourd’hui du sens de ce rapport. C’est le cas d’Hubert Védrine, à l’époque Secrétaire général de la Présidence de la République alors que François Mitterrand était dans son deuxième mandat de Président.

Il faut lire cette conclusion du rapport. Elle tombe comme une cinglante condamnation de la politique française de l’époque. Le rapport Duclert crée une situation nouvelle. Il est fait pour ça. Et cela me conduit à plusieurs remarques.

Premièrement, il ne faudrait pas que l’évacuation de la complicité de la France par le rapport fasse oublier de quoi on parle : un génocide qui fit environ 1 million de morts parmi les Tutsis et les Hutus démocrates. Devoir assumer ne serait-ce qu’une « responsabilité » dans une page aussi monstrueuse de l’histoire ne pourrait se résumer à un lâche soulagement sur le thème : grâce au rapport Duclert nous avons échappé à l’accusation de complicité… Non, la dimension éthique et politique de ce qui s’est passé est déjà, en soi, un terrible réquisitoire contre ceux qui prirent alors les décisions politiques.

Deuxièmement, le rapport exclut la complicité française, c’est à dire une forme de participation ou de contribution directe à ce crime de génocide. Pourtant, bien des témoignages, hier et aujourd’hui, entretiennent au moins un doute, quand ce n’est pas un net désaccord avec cette argumentation. Je me souviens d’ailleurs des conversations que j’ai alors pu avoir avec mon ami Jean Chatain, comme envoyé de L’Humanité au Rwanda. Il écrivit de remarquables reportages. Il avait plus que des interrogations sur le rôle français. On peut aujourd’hui (re)lire avec profit son excellent livre «  paysage après le génocide. Une justice est-elle possible au Rwanda ? » (Le Temps des cerises, 2007). Mais Jean, à qui je rends ainsi hommage, n’est plus là aujourd’hui pour témoigner.

Même des militaires, cependant, apportent des témoignages qui pèsent dans le débat sur ce lourd, très lourd passé. Guillaume Ancel, à l’époque capitaine de la force de réaction rapide au Rwanda, pose la question dans le quotidien Le Monde du 24 avril 2014 : « En agissant pas, avons-nous été complices ? ». Quelques années plus tard, il est encore plus net. Je mets à la disposition du lecteur la vidéo d’un entretien de cet ancien officier, diffusée par France 24 le 9 avril 2018. Son témoignage est écrasant pour la thèse officielle. Thèse que l’on pourrait réduire sans trop d’excès à la formule : « responsable mais pas coupable »… Et pourtant… En parlant de l’opération Turquoise (présentée officiellement comme une opération humanitaire), Guillaume Ancel dit : « une zone humanitaire qui n’était sûre que pour les génocidaires ». Il ajoute : « nous avons livré des armes aux génocidaires dans des camps de réfugiés du Zaïre, alors que nous étions sous embargo de l’ONU ». Alors, on peut légitimement et même obligatoirement se poser la question : où se termine la « responsabilité » et où commence la « complicité » ? Guillaume Ancel, lui-même, dans cet entretien, est explicite quant à la question d’une une complicité française.

Troisièmement, à l’évidence, Emmanuel Macron veut montrer qu’il est capable de solder le passé colonial et néocolonial de la France, et qu’il ose le faire… Il a commandé ce rapport d’historiens sur le génocide rwandais, comme il commanda celui rédigé par Benjamin Stora sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la Guerre d’Algérie » (1). Mais d’un passé si complexe et si accablant, on ne peut se débarrasser aisément, par la seule vertu de rapports officiels…

En vérité, ni sur le colonialisme en Algérie et la Guerre d’Algérie, ni sur le génocide rwandais nous ne sommes arrivés au bout du récit, au bout de la recherche, au bout de la vérité, au bout de l’identification des responsabilités et des complicités. La France a décidément beaucoup de mal avec son histoire de puissance impériale, et des tragédies qui l’ont accompagnée.

Nicolas Sarkozy et François Hollande s’étaient permis d’affirmer que la France-Afrique… c’est terminé. Cette façon de vouloir faire taire la critique pour pouvoir en finir était si peu crédible qu’il fallu inventer autre chose. Emmanuel Macron a donc choisi s’adopter une méthode moins désinvolte. Mais qui va-t-il pouvoir convaincre ? Est-ce qu’en France il y aura suffisamment de lucidité (au moins à gauche) pour ne pas, une fois encore, se payer d’illusions ?

1) Voir sur ce blog : « Rapport Stora : pourquoi je ne suis pas d’accord »,

Vidéo de l’entretien de Guillaume Ancel sur France 24 :

Guillaume Ancel, ancien officier : « Au Rwanda, on a vu le génocide sous nos yeux »

France 24 – 9 avril 2018

« La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994).

Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021 »

La conclusion

Une interrogation, qui justifie l’entreprise scientifique collective de la Commission de recherche et qu’il est nécessaire de rappeler, a ouvert ce Rapport. Comment expliquer la contradiction entre les espoirs de démocratisation et de règlement négocié du conflit qui marquent les années 1990-1993 au Rwanda et la catastrophe absolue que représente le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994 ? Lorsqu’en octobre 1990, la France s’engage au Rwanda, elle affiche l’ambition d’œuvrer à la démocratisation du pays, conformément aux orientations dessinées par le président François Mitterrand au sommet franco-africain de La Baule (juin 1990). Elle favorise ensuite la conclusion d’accords de paix entre le gouvernement rwandais et le Front patriotique rwandais (FPR). Le 4 août 1993, sont signés les accords d’Arusha en vertu desquels les casques bleus de l’ONU prennent le relais de la présence militaire française. Quelques mois plus tard, le 7 avril 1994, le Rwanda bascule dans un génocide. Les Tutsi de ce pays sont exterminés, ainsi que les Hutu modérés, ce qui conduit à la disparition de près d’un million de personnes. Cette catastrophe projette sur le continent africain le fait génocidaire. Après une présentation du travail de la Commission, les conclusions qui suivent sont de deux ordres. D’une part, elles présentent les résultats de la recherche menée en archives sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. D’autre part, elles abordent la question des responsabilités qui sont politiques, institutionnelles et intellectuelles, mais aussi éthiques, cognitives et morales.

Le travail de la Commission et ses limites.

La Commission de recherche a reçu comme mandat l’exploitation des archives publiques françaises. Ces dernières lui ont été largement ouvertes. La Commission a consulté tous les fonds qui lui ont été accessibles, soit des milliers de documents qui couvrent principalement les domaines politique, diplomatique et militaire. Tous ses constats et affirmations s’appuient sur une source identifiée en note de référence. Les auteurs du Rapport ont également su aller au-delà de la littéralité de l’archive pour en cerner les non-dits et comprendre ce que disent ses conditions de production et de réception. L’historien doit cependant faire preuve d’humilité et souligner les limites de son travail. Certains documents ont sans doute échappé à la Commission, qu’ils aient disparu ou qu’ils n’aient jamais été déposés dans des centres d’archives publiques. Il n’a pas été possible d’accéder à quelques ensembles de documents pourtant conservés dans des services d’archives. La Commission n’a pu mener, faute de temps, toutes les enquêtes archivistiques complémentaires qu’elle estimait nécessaires, comme cela est écrit dans les annexes méthodologiques disponibles en ligne. On peut, par ailleurs, faire l’hypothèse qu’un certain état d’esprit régnant au plus haut niveau de l’état, en lien avec la politique menée, a pu gêner l’émergence de rapports substantiels sur l’organisation interne du parti présidentiel au Rwanda, qui auraient documenté la préparation du génocide. Les archives publiques françaises ne suffisent pas, à elles seules, à rendre compte de façon exhaustive de l’histoire du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda. Il faudrait, pour parvenir à une compréhension vraiment complète de ces cinq années, avoir recours, en France, aux archives de la société civile (associations, ONG, partis politiques) et, pour l’étranger, aux archives de la Belgique, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, des États-Unis, du Saint-Siège, et des pays africains dont, bien sûr, le Rwanda. Il serait nécessaire, également, de s’appuyer sur les fonds des organisations internationales. De nouvelles recherches devront assurément être conduites.

Les apports de la recherche

Les travaux de la Commission ont permis d’arriver à une série de constats historiographiques qui ont trait aux dimensions politique, militaire et diplomatique du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda. Le premier constat est que les politiques de coopération civile, militaire et de développement, élaborées par la France au Rwanda à partir des années 1970, évoluent fondamentalement à la suite de la crise d’octobre 1990. À partir de cette date, le FPR exerce une pression militaire continue au nord du Rwanda. La France conduit dès lors plusieurs politiques, qui se déploient parallèlement les unes aux autres et finissent par devenir contradictoires. L’impression est celle d’un enfermement des autorités françaises dans des logiques avec lesquelles la rupture s’avère difficile, même durant la crise génocidaire. Dans un premier temps, la politique menée par la France au Rwanda procède du discours de La Baule et vise une démocratisation du régime dictatorial du président Habyarimana, démocratisation qui est la condition d’une aide au développement, assortie, si besoin, d’une protection militaire. Pour le gouvernement français, la démocratisation est définie à la fois par le passage au multipartisme et par l’instauration de l’égalité des citoyens. Cette dernière dimension occupe une place de plus en plus marginale dans les exigences françaises. La France n’accorde, par ailleurs, que très progressivement de l’intérêt aux partis d’opposition qui se créent en 1991 et qui contestent le pouvoir du président Habyarimana. Elle ne leur apporte pas toujours le soutien nécessaire aux moments décisifs. Par ailleurs, elle ne s’interroge pas assez sur le grave problème que pose, dans un régime non démocratique, une assistance à la lutte antiterroriste. Un élément surplombe cette politique : le positionnement du Président de la République, François Mitterrand, qui entretient une relation forte, personnelle et directe, avec le chef de l’état rwandais. Cette relation éclaire la grande implication de tous les services de l’Élysée. De ce fait, même si l’impératif de démocratisation du pays est régulièrement rappelé aux autorités rwandaises comme une condition de l’aide française, dans le même temps, les demandes de protection et de défense du président rwandais sont toujours relayées, entendues et prioritaires. Les réponses françaises au moment des grandes crises rwandaises – octobre 1990, janvier-février 1991, juin 1992, février-mars 1993 – sont toujours plus empressées. Lors de ces temps forts, la pression militaire du FPR et la crainte d’un effondrement de l’état rwandais alimentent un sentiment d’urgence quant à la nécessaire réaction française. Cette urgence, qui est parfois critiquée au sein même des administrations françaises, oblitère la réflexion sur une politique alternative. Celle-ci n’émerge que progressivement et partiellement à l’occasion de la mise en place, en avril 1993, du gouvernement d’Édouard Balladur.

La politique menée au Rwanda s’inscrit aussi dans un contexte de guerre. L’engagement français, dit indirect, est mené de façon constante contre le FPR à partir d’octobre 1990. Quand bien même des analyses divergentes sont développées à différents niveaux de l’état, le président de la République et la présidence adhèrent à l’idée que le Rwanda a été agressé militairement par le FPR mais surtout que ce dernier est un instrument de l’Ouganda, voire que son action s’inscrit dans un contexte géopolitique plus vaste encore. Cette conception gagne progressivement, entre 1990 et 1993, les ministères comme les administrations centrales, même si l’analyse de la nature précise de la menace militaire exercée par le FPR varie selon les services et selon les conseillers. Cette menace est, en octobre 1990, qualifiée d’« ougando-tutsie ». Ce terme, fréquent dans les archives, révèle une lecture ethniciste du Rwanda par les autorités françaises. Cette conception perdure et alimente une pensée où, les Hutu étant majoritaires, la possibilité d’une victoire du FPR est toujours assimilée à la prise de contrôle anti-démocratique par une minorité ethnique. Cette représentation pèse, par exemple, dans les négociations d’Arusha sur le partage du pouvoir au sein de l’armée rwandaise. L’association systématique du FPR et de l’Ouganda, quand bien même cette perception n’est pas unanimement partagée, conduit à faire du FPR le parti de l’étranger. Soutenir militairement le Rwanda contre le FPR est toujours assimilé à une défense contre une agression extérieure. Ainsi sont justifiées la livraison, en quantités considérables et avec la plus grande célérité, d’armes et de munitions au régime d’Habyarimana, tout comme l’implication très grande des militaires français dans la formation des Forces armées rwandaises. De même, la question des réfugiés tutsi qui ont quitté le Rwanda depuis 1959, fuyant les pogroms, n’est jamais pleinement intégrée à l’analyse de la situation. Enfin, une dernière strate de lecture française de la situation rwandaise se fait sous l’angle de la défense de la francophonie. Sur le Rwanda pèserait la menace d’un monde anglo-saxon dont le FPR, l’Ouganda mais aussi leurs alliés internationaux, seraient l’incarnation, ce qui a pour effet d’inscrire le conflit rwandais dans la recherche, à l’issue de la Guerre froide, de nouveaux équilibres à l’échelle du monde et du continent africain. Dans cette représentation française qui s’ajoute aux précédentes, le Rwanda est aussi conçu comme l’avant-poste d’un conflit qui serait plus général. Au travers d’une intervention militaire indirecte mais directive, il s’agit alors de faire de ce pays, sous couvert de la coopération, le laboratoire d’une action française à la fois efficace et discrète. Le deuxième constat fait par la Commission tient à ce qui semble être la volonté française croissante, depuis l’été 1992 et encore plus à partir de 1993, d’inscrire le règlement de la question rwandaise dans un cadre régional. À cette occasion, la diplomatie française se révèle volontariste mais reste largement isolée à l’échelle mondiale, sans soutien fort aux Nations unies. Elle ne bénéficie pas, non plus, de l’appui des pays européens qui ne souhaitent pas être associés à sa politique, jugée trop favorable à un régime de moins en moins fréquentable. Les négociations qui aboutissent, à Arusha en août 1993, à des accords de paix et de partage du pouvoir entre le gouvernement rwandais et le FPR, ont été très suivies par la France qui est à la fois en position d’observateur et de conseil du gouvernement rwandais. Ces accords, qui marquent une victoire diplomatique du FPR, offrent à la France la possibilité de se désengager du Rwanda, alors que leur application se révèle d’une grande complexité, que le pays sombre peu à peu dans la violence et que ses institutions se désagrègent. À la suite de l’attentat du 6 avril 1994, au cours duquel le président Habyarimana trouve la mort, la France évacue ses ressortissants, ainsi que, prioritairement, la parentèle de son épouse. Alors que la phase paroxysmique du génocide des Tutsi débute, les analyses puis la réaction française s’inscrivent toujours dans cette logique de désengagement et de règlement des questions par une action internationale. Ce souhait de la France de ne plus intervenir directement au Rwanda, sans cependant que le FPR prenne totalement et définitivement le pouvoir, conduit à une politique pour le moins passive en avril et en mai 1994, au moment même du génocide. Vis-à-vis de la communauté internationale, la France subit alors les conséquences de ses engagements passés auprès de l’État rwandais qui ne lui permettent pas d’apparaître comme un acteur impartial. Pourtant, dans le même temps, les autorités françaises donnent, dès le 8 avril, des consignes claires pour une suspension des autorisations d’exportation de matériels de guerre au Rwanda, précédemment accordées à des industriels. Le 16 mai 1994, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, prend la mesure des massacres perpétrés contre les Tutsi et les qualifie de génocide. La ministre déléguée à l’Action humanitaire et aux Droits de l’Homme, Lucette Michaud-Chevry, affirme à son tour, le 24 mai à Genève, devant la commission des Droits de l’Homme de l’ONU, qu’il s’agit d’un génocide. L’emploi du terme génocide n’entraîne cependant pas une remise en cause fondamentale de la politique de la France, qui demeure obsédée par la menace du FPR, et n’abandonne jamais la condamnation « équilibrée » des massacres commis par les deux camps. Le troisième constat de la Commission porte sur la nature de l’opération Turquoise, sur sa mission, ses moyens et son bilan. Alors que la Résolution 929 des Nations unies, largement inspirée par la France, n’utilise pas le terme de génocide, la mission des militaires est l’objet d’injonctions difficiles à mettre en œuvre : agir dans une perspective humanitaire, « arrêter les massacres », stabiliser la situation militaire. Il est indéniable qu’il y a eu, à partir de la mi-juin, au sein du gouvernement français et de la part de François Mitterrand, un sursaut volontariste face aux massacres et à la crise humanitaire. Il apparaît aussi que l’opération Turquoise intervient à un moment où le gouvernement français table encore sur un retour à une négociation qui permettrait le partage du pouvoir entre le FPR et ce qui peut rester de l’ancien régime. Domine encore, chez certains, le schéma intellectuel qui tend à séparer, quand il s’agit du Rwanda, les questions humanitaires et la logique de relations internationales où l’hypothèse de la prise totale du pouvoir par le FPR est perçue comme une menace existentielle. Si l’opération Turquoise commence avec des consignes très strictes de neutralité vis-à-vis des belligérants, la première source de menace qui est identifiée est néanmoins celle que constituerait le FPR. Cette analyse explique qu’aient été prévus des moyens militaires lourds et pourquoi, dans les premiers jours de l’opération, les unités de reconnaissance ont pour consigne de ne pas rester au Rwanda de manière durable et d’éviter d’approcher les secteurs où ils pensent que se trouvent des forces du FPR. Ainsi, le drame humain de Bisesero et l’échec profond qu’il constitue pour la France ne résultent pas seulement de responsabilités de terrain mais découlent en grande partie de la volonté de maintenir un équilibre entre les parties, de la crainte qu’ont les forces françaises de se trouver confrontées au FPR et à une réaction violente de sa part. Cependant, l’effondrement complet des FAR, début juillet, et la prise de conscience progressive par les forces françaises de l’ampleur de l’implication des élites locales et du Gouvernement intérimaire rwandais dans le génocide des Tutsi obligent à une réévaluation des conditions et des moyens de réalisation de l’opération. De manière générale, les décisions prises, qui suivent les ordres de Paris, s’inscrivent dans le contexte d’incertitude dans lequel se trouvent la force Turquoise et ses chefs militaires, quant au cadre dans lequel ils opèrent et surtout quant à la latitude dont ils disposent face aux réalités terribles du terrain. Si l’effort de protection des Tutsi menacés est réel et se compte en milliers de personnes extraites de situations dangereuses, l’action humanitaire de l’opération Turquoise s’inscrit surtout dans un contexte marqué par l’exode de plusieurs centaines de milliers de personnes, l’importance des pénuries alimentaires et l’émergence d’une épidémie de choléra. Le choix d’entrer par le Zaïre place de fait la France dans une position délicate. Les populations se trouvant en juillet dans la zone humanitaire sûre (ZHS) à l’ouest du Rwanda, soit plusieurs millions de personnes, sont très majoritairement des Hutu et comptent parmi elles non seulement des tueurs mais aussi des commanditaires du génocide, que les autorités politiques françaises se refusent à arrêter. En définitive, on observe une forme de sidération de ces dernières, comme si agir face à un génocide n’entrait pas dans l’horizon des possibles, quand bien même le second XXe siècle est hanté par l’obligation morale de tout faire pour qu’il n’en survienne plus aucun. Devant une telle tragédie, peut-on s’arrêter au constat historiographique ? La crise rwandaise s’achève en désastre pour le Rwanda, en défaite pour la France. La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer. La France s’est néanmoins longuement investie au côté d’un régime qui encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime. Elle a adopté un schéma binaire opposant d’une part l’ami hutu incarné par le président Habyarimana, et de l’autre l’ennemi qualifié d’« ougando-tutsi » pour désigner le FPR. Au moment du génocide, elle a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait et a continué à placer la menace du FPR au sommet de ses préoccupations. Elle a réagi tardivement avec l’opération Turquoise qui a permis de sauver de nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsi du Rwanda exterminés dès les premières semaines du génocide. La recherche établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes.

Des responsabilités accablantes.

Ces responsabilités sont politiques dans la mesure où les autorités françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent, pourtant conçu comme un laboratoire d’une nouvelle politique française en Afrique introduite par le discours de La Baule. Les autorités ont espéré que le président Habyarimana pourrait amener son pays à la démocratie et à la paix. Mais, dans le même temps, aucune politique d’encouragement à la lutte contre l’extrémisme hutu et de déracialisation de l’État n’est décidée, en dépit des alertes lancées depuis Kigali, Kampala ou Paris. Nulle réponse n’est donnée non plus aux demandes de négociations directes du FPR dont la perception demeure enfermée dans des catégories ethno-natio nalistes. À l’opposition démocrate rwandaise, il est demandé de choisir son camp, ce qui aboutit à la désintégration d’un champ politique qui tentait de naître et d’une société en plein renouveau. Aux efforts de paix se conjuguent des logiques de surarmement et d’inflation des effectifs militaires. Le Rwanda se militarise tandis que prospèrent les milices des partis extrémistes. Le pays se débat dans de dramatiques problèmes économiques et sociaux et fait face à l’épidémie de sida. En France, à l’inquiétude de ministres, de parlementaires, de haut-fonctionnaires, d’intellectuels, il n’est répondu que par l’indifférence, le rejet ou la mauvaise foi. Cet alignement sur le pouvoir rwandais procède d’une volonté du chef de l’état et de la présidence de la République. L’exercice de l’autorité présidentielle assure des pouvoirs élevés en matière diplomatique et militaire, en particulier en ce qui concerne l’Afrique. La marginalisation des institutions aux positions divergentes et l’exil des pensées critiques caractérisent aussi cette histoire rwandaise de la France qui s’apparente à bien des égards à une crise de l’action publique. Elle révèle la défaillance des pouvoirs de coordination et l’absence de contre-pouvoirs effectifs, jusqu’à la cohabitation tout au moins. Mais, faute de volonté, par crainte d’aborder un sujet qui suscite tant de polémiques et de déchirements, les enseignements de la crise n’ont pas été tirés comme ils auraient dû l’être. Le constat des responsabilités politiques introduit des responsabilités institutionnelles, tant civiles que militaires. La Commission a démontré l’existence de pratiques irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et même de commandement, de contournement des règles d’engagement et des procédures légales, d’actes d’intimidation et d’entreprises d’éviction de responsables ou d’agents. Les administrations ont été livrées à un environnement de décisions souvent opaques, les obligeant à s’adapter et à se gouverner elles-mêmes. L’ensemble des faits que documente la recherche présente, et antérieurement, les institutions elles-mêmes, ont décrit des dérives institutionnelles, couvertes par l’autorité politique ou dans une absence de contrôle politique. Des éléments le prouvent, bien que la conservation des pièces écrites n’ait pas toujours été effectuée, renforçant le caractère anormal de ces situations administratives, civiles et militaires. Ces dérives sont d’autant plus préoccupantes qu’elles promeuvent des schémas de pensée ou des argumentaires dogmatiques qui s’opposent à la nécessaire réflexion entourant l’action publique. Au constat de ces responsabilités institutionnelles s’ajoutent des responsabilités intellectuelles qui, cumulées, font système et témoignent d’une défaite de la pensée. Se gardant en permanence du risque d’anachronisme, la Commission a conduit l’étude des cadres intellectuels de la décision française au Rwanda et de son application. La grille principale de lecture de la réalité rwandaise, qui détermine des choix politiques et leur exécution par les administrations de l’état, tant diplomatiques que militaires, demeure la lecture ethniciste, particulièrement mobilisée pour le Rwanda et la région des Grands Lacs. Cette lecture correspond d’autant moins à la réalité rwandaise que le pays montre des ressources politiques et sociales résistant à cette emprise de l’ethnicisation. Les efforts pour promouvoir une autre analyse, critique ou seulement distanciée sur le Rwanda, ont été voués à l’échec mais n’en ont pas moins été faits au point qu’un corpus de réflexion a émergé des archives des institutions publiques. La persistance et même l’obstination à caractériser le conflit rwandais en termes ethniques, à poser l’évidence de l’agression extérieure, à définir une guerre civile là où il y a entreprise génocidaire, minent l’action politique et fragilisent sa traduction administrative. Ce degré de responsabilité intellectuelle interroge sur un dernier ensemble de responsabilités, éthique, cognitive et morale. La responsabilité éthique est posée lorsque la vérité des faits est repoussée au profit de constructions idéologiques, lorsque des pensées critiques, qui tentent de s’y opposer sont combattues, lorsque l’action se sépare de la pensée et se nourrit de sa propre logique de pouvoir, lorsque des autorités disposant d’un pouvoir d’action réelle renoncent à modifier le cours des événements. Celles-ci se résignent alors à une catastrophe prévisible au Rwanda, à l’isolement de la France sur la scène internationale, confiant à l’opération Turquoise le soin de restaurer son image. Les responsabilités éthiques concernant l’action politique mettent gravement en question des décisions au plus haut niveau qui ont méconnu les événements y compris quand toute l’information était disponible. Les responsabilités éthiques renvoient également à la dimension professionnelle, quand des acteurs publics approfondissent la signification du service de l’État et en conçoivent des devoirs supérieurs à la seule technicité de la charge. Dans le dossier rwandais trop de comportements ont été marqués par cette difficulté à conserver une liberté de jugement et d’action dans le cadre professionnel. La responsabilité cognitive découle de l’incapacité mentale à penser le génocide dans sa définition et à le distinguer des massacres de masse. Elle entraîne d’autres impossibilités structurelles, dont l’impossibilité de comprendre que la définition de la démocratie par « le peuple majoritaire » en est la négation dès lors qu’une catégorie ethnique lui était associée. La responsabilité cognitive apparaît aussi quand un pays ne réalise pas que la lecture ethniciste répète un schéma colonial et l’entraîne vers un échec stratégique. La faillite de la France au Rwanda, dont les causes ne lui appartiennent pas toutes en propre, peut s’apparenter, à cet égard, à une dernière défaite impériale d’autant plus grave qu’elle n’est ni formulée ni regardée. Il est possible que l’exclusion du Rwanda du sommet de Biarritz et les exigences hors de propos mises par la France sur un pays exsangue à la fin de l’année 1994 soient la marque, inconsciente, du traumatisme de cette défaite inconcevable. La responsabilité morale se porte vers la volonté des personnes et des sociétés de penser et d’agir selon les fins de l’humanité. Les valeurs universelles sont profondément questionnées lorsque l’on est devant la préparation ou la réalisation d’un génocide.

Comment savoir, comment agir ? C’est « la grande question ! », répond un officier conscient des événements. Que faire en tant que diplomate, militaire, coopérant, journaliste, face aux premiers massacres génocidaires comme ceux-ci l’ont vécu lors d’Amaryllis, quand des personnes survivent et d’autres agonisent ? Dans cette faillite d’une histoire française émergent des individualités politiques et administratives, civiles et militaires, qui ont fait honneur au service de l’État, à la République, à l’éthique. Elles ont défendu la lucidité dans l’action, maintenu la liberté dans la pensée, et espéré dans la venue d’un temps de nécessaire examen critique du passé. Elles ont permis que des institutions tiennent dans la tempête. Affronter le passé en acceptant les faits de vérité qu’il transmet est la seule voie pour se libérer des traumatismes et des blessures. Les enseignements de l’histoire ne doivent pas être combattus, ils permettent au contraire la paix et le souvenir, ils redonnent de l’honneur et de la dignité quand vient ce temps de la conscience, de la connaissance de toute la réalité du monde. La réalité fut celle d’un génocide, précipitant les Tutsi dans la destruction et la terreur. Nous ne les oublierons jamais.

Un « monde d’après » sans vision ni clairvoyance…

De la militarisation, de la force et de la puissance… quand l’Institut Montaigne nous livre UNE inquiétante vision du monde et de la France dans l’ordre international…

Le « monde d’après » est dans tous les médias, dans tous les discours. Pas forcément pour le meilleur. C’est un euphémisme. C’est parfois même inquiétant… mais de façon contradictoire, cela peut, en effet, révéler des enjeux importants. L’Institut Montaigne a récemment rendu public un rapport sur la défense (voir les références en fin de texte) qui relève de ce paradoxe… pas si étonnant. Pas si étonnant parce qu’on connaît déjà les problèmes essentiels relevés dans ce rapport. Mais celui-ci constitue une telle mise en cohérence sur les plans national et international de ce qu’il faut combattre, ici et maintenant, qu’il vaut la peine d’en examiner le sens, les silences et les hypocrisies.

« Nous les pouvons donq bien appeler barbares, eu esgard aux règles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie ».

Montaigne. Essais, 1579-1580.

Ce rapport été préparé par un groupe de travail de 12 personnes spécialisées et de 11 rapporteur(e)s et assistant(e)s. Près de 50 personnalités ont été auditionnées préalablement à sa rédaction : universitaires, chercheurs, experts, hauts fonctionnaires, parlementaires, anciens ministres, représentants de groupes industriels de défense, officiers généraux dont le Chef d’état-major des Armées françaises, François Lecointre. Il est précisé que « les opinions exprimées dans ce rapport n’engagent ni les personnes précédemment citées, ni les instituons qu’elles représentent ». Cette formulation de pure convention signifie que ce ne sont pas seulement des personnalités « indépendantes » qui sont auditionnées, mais aussi des personnes appartenant à des institutions et des acteurs économiques privés : Armée, ministères, administrations, groupes industriels. Ce rapport s’inspire donc, même si cela n’est pas officiel, d’apports institutionnels et économiques importants, liés notamment à l’industrie de défense. Nul doute que le rapport de l’Institut Montaigne servira de référence pour bien des pouvoirs… dans des convergences de forces politiques. Raison de plus pour en proposer une (courte) analyse.

Le rapport de l’Institut Montaigne (plus de 150 pages) s’intitule « repenser la défense face aux crises du 21ème siècle ». Il concerne donc d’abord les enjeux militaires. Il va cependant au-delà. Il touche à l’ensemble des crises et des défis globaux de notre période, et pas seulement celui de la sécurité (extérieure et intérieure) considéré comme « décisif ». Cependant, même dans cette approche nettement plus large, la démarche reste essentiellement militarisée. « Les Armées, souligne le rapport, sont conduites à apporter un soutien ponctuel et déterminant à la gestion des crises, quel que soit leur nature. (…) Ainsi, parce qu’elles pourraient être l’acteur principal des prochaines crises, mais surtout parce qu’elles seront certainement en appui dans leur résolution, les Armées méritent une attention particulièrement dans la période qui s’ouvre » (p.29).

Pas un mot sur l’enjeu social.

Dès les premières lignes le rapport énumère les chocs et les crises qui constitue « le propre de l’histoire du 21ème siècle » : krach financier de 2008, tourmente de l’euro, attentats islamistes, vague migratoire, expansionnisme de la Russie en Ukraine et au Moyen-Orient, de la Turquie en Syrie et en Méditerranée. Et, évidemment, la pandémie. Le texte insiste sur la montée des périls planétaires… mais pas un mot sur la crise sociale et sur l’enjeu social, sur les inégalités, sur les injustices comme causes des crises et des chocs d’aujourd’hui et de demain.

Le rapport de l’Institut Montaigne n’est pas seulement dans un « mainstream » qui fait de certains acteurs extérieurs (le terrorisme, la Russie, la Turquie, l’Iran…) les principales origines des menaces et des risques européens et mondiaux : d’emblée, il écarte de l’analyse le social, la pauvreté et ses causes, les difficultés de vie rencontrées au quotidien par des centaines de millions de personnes en France, en Europe et sur tous les continents. C’est une façon assez simpliste, et tellement classique, de se libérer du devoir d’une critique pourtant incontournable des politiques néolibérales, du capitalisme, des formes actuelles de la prédation néocoloniale et de la domination. La cause des problèmes est donc toujours à l’extérieur. Les problèmes c’est toujours… les autres.

Le rapport de l’Institut Montaigne touche à l’état du monde. On pourrait s’en féliciter. Mais il est fondamentalement un des rapports parmi les plus à droite, certainement parmi les plus néoconservateurs récemment produits. Il n’y aurait pas lieu de s’y attarder davantage s’il ne contenait pas une somme considérable d’informations et un cadrage d’orientations pour la France et pour l’Europe en matière de défense. Ces orientations sont déjà connues dans leurs grandes lignes, mais le rapport en fait une synthèse à la fois précise, et très préoccupante pour l’avenir. Ses auteurs, pourtant, l’assument sans barguigner.

Notons donc au passage que ce travail a été piloté par Nicolas Baverez et Bernard Cazeneuve. Le premier, membre du Comité directeur de l’Institut Montaigne, est dans son rôle habituel. Il s’affirme toujours à droite et même très à droite. Quant au second, ancien et dernier Premier ministre éphémère et socialiste de François Hollande, il ne semble pas souffrir ou nourrir de sentiments contraires vis à vis de ce pensum unilatéralement belligène… mais politiquement utile pour celles et ceux qui choisiront de s’en servir, de manière critique, afin de mesurer les enjeux et d’alerter sur l’ampleur et la nature des défis.

« Comment faire face… »

Pour comprendre le sens du rapport de l’Institut Montaigne il faut naturellement en faire ressortir les argumentations essentielles. On y trouve un ensemble de constats et d’affirmations politiques de départ. Des constats et des affirmations censés justifier la question (et ses réponses) : comment faire face ? Il s’agit en particulier de la probabilité grandissante de conflits de haute intensité dans un « climat » général de désinhibition de l’emploi de la force. Dans ce contexte, le modèle d’armée français serait devenu insuffisant en termes de moyens. L’Union européenne serait « cernée par les crises » (ce qui n’est pas faux), avec les crises au Proche-Orient, la menace djihadiste, la pression de la Russie et de la Turquie… La course à la « rupture technologique et stratégique » notamment dans le domaine des armements de la très haute technologie obligerait à l’innovation en matière de défense.

On notera cependant une forte discrétion et des non-dits sur les engagements très concrets de la France dans une politique de développement de ces armements de très haute technologie depuis les années 90. Rien est explicité sur les graves insécurités nouvelles, sur la militarisation sans limite et les risques démultipliés d’un ordre mondial chaotique surplombé par la confrontation des puissances et les très hautes technologies de défense concernant le cyber, l’espace, l’hypersonique, le soldat augmenté… Le rapport souligne pourtant que l’hypothèse d’une escalade militaire non maîtrisée se fait aujourd’hui de plus en plus crédible. Juste constat. Alors pourquoi ne pas expliquer que le risque est dramatiquement accentué avec le développement mondial de ces armes ultra-sophistiquées ? Parce que la France participe activement à cette nouvelle course aux armements ?

Enfin, le rapport souligne que l’amélioration de l’efficience de l’armée constitue un « impératif pour maintenir les ambitions françaises sur la scène internationale » (p.66). Le tableau de départ est donc brossé très clairement : il faut faire face aux menaces extérieures qui s’exacerbent, notamment le terrorisme, la Russie, la Turquie… mais pas trop la Chine qui pose pour l’Europe, un défi stratégique aujourd’hui non directement militaire, ou encore pas trop militaire. Cette situation d’ensemble poserait un problème de moyens pour la défense. La clé serait donc (on s’en doutait) une remontée en puissance durable de l’effort budgétaire de défense.

Naturellement, nul n’est obligé de prendre pour argent comptant ces options initiales. Le rapport prend le soin de les inscrire dans la longue durée pour leur donner de la crédibilité. Ce qui permet aussi de diluer la responsabilité. Ainsi se cumulent comme constats et comme facteurs explicatifs, la désindustrialisation depuis les années 70 ; une vulnérabilité technologique structurelle ; des retards accumulés par plusieurs décennies de réduction de l’effort de défense ; l’inadaptation, depuis des années, des moyens de la police et de la gendarmerie avec des missions qui leur sont assignées dans une « pression opérationnelle » découlant notamment de la menace terroriste et d’un « durcissement de la contestation sociale » (p. 25). Vous avez bien lu : une pression opérationnelle découlant (notamment) d’un durcissement de la contestation sociale. On remarque ainsi au passage que si le rapport ne veut pas connaître de l’enjeu social comme paramètre déterminant dans l’histoire du 21ème siècle… il en considère néanmoins volontiers les manifestations et les conséquences issue d’une montée de la contestation. On veut voir les effets en fermant les yeux sur les causes… Belle gymnastique sémantique.

La contradiction est d’autant plus évidente que le rapport de l’Institut Montaigne, sur cette question, cite explicitement, comme référence, un autre rapport, issu d’une Commission d’enquête de l’Assemblée nationale (1). Ce rapport parlementaire souligne « la prévalence de situations sociales complexes dans les faits de délinquance ». Il précise que « la question sociale a trop longtemps été négligée comme l’une des causes sinon de la délinquance, de son évolution. Ajoutée à des changements plus profonds dans la structure et les interactions dans notre société, elle est pourtant une composante à part entière des situations rencontrées par les agents des forces de l’ordre ». Ces explications, qui rappellent des évidences, sont issues d’une contribution du Groupe des Républicains de l’Assemblée. Le Groupe des Républicains serait-il donc trop à gauche, ou pas assez à droite pour MM. Baverez et Cazeneuve qui ne veulent ainsi considérer le social qu’à travers les conséquences de la dévastation néolibérale, et les réponses sécuritaires issues de la « pression opérationnelle » qui en découle ?

Des scénarios durs.

Cette dérive ultra-sécuritaire conduit en tous les cas les auteurs du rapport de l’Institut Montaigne à recommander (2) d’anticiper des scénarios plus durs et multidimensionnels : « catastrophe climatique ou technologique du type Fukushima, paralysie numérique totale, pandémie à fort taux de mortalité, crise de sécurité intérieure, engrenage dans un conflit armé majeur dans le monde ayant des conséquences sécuritaires et économiques en Europe » (p.112). La puissance serait en conséquence nécessaire dans un tel contexte pour faire face, pour assumer un leadership sur la scène internationale, se maintenir au niveau des principales puissances militaires, affirmer sa place dans les reconfigurations géopolitiques en cours, ne pas se laisser déclasser ou distancier (p.110).

L’idée est de favoriser la résilience (se préparer pour assurer la continuité de la vie de la nation dans un environnement dégradé), et de monter en puissance. Cela dans tous les domaines et particulièrement dans les capacités militaires. Cette double option stratégique résilience / puissance se présente comme la réponse « réaliste » la plus appropriée aux crises à prévoir et à venir. Pourtant, elle a quelque chose de très idéologique. Il n’est guère besoin d’étude prospective poussée, en effet, pour comprendre que les scénarios durs (hélas plausibles) imaginés dans ce rapport ne pourraient être simplement « gérés » comme n’importe quelle crise, avec un avant, un pendant, et avec un après-crise c’est à dire un retour à une situation initiale ou « normale ». Comme si les sociétés d’aujourd’hui, les économies et les rapports sociaux actuels pouvaient faire face à des chocs majeurs sans conséquences structurelles d’un semblable niveau.

On voit déjà que les sociétés frappées par la pandémie ne sortiront pas indemnes de celle-ci. On comprend le niveau potentiellement catastrophique d’un crise climatique aiguë. On mesure la menace existentielle pour la civilisation elle-même d’un conflit de haute intensité, c’est à dire une grande guerre impliquant les plus grandes puissances. Avec les armes nucléaires (aujourd’hui en cours de modernisation), et les armes de la très haute technologie (3) on pourrait assister, au-delà des deux guerres mondiales du 20ème siècle, à une troisième épreuve globale de destructions et d’anéantissement. Les tragédies du siècle précédent n’auront-t-elle servi à rien ? N’a-t-on rien appris ? Pourquoi cette faiblesse du débat national sur les armes nucléaires ? Pourquoi ce silence quasi général sur les très hautes technologies de défense ?

Alors, il y a quelque chose d’indécent dans ce rapport de l’Institut Montaigne à vouloir simplement anticiper le pire, se « préparer », assurer la continuité, assumer un « leadership »… jamais la question décisive n’est posée : qu’est-ce qui ne fonctionne pas avec les politiques mises en œuvre, avec l’ordre international libéral actuel, avec le capitalisme lui-même ? Qu’y-a-t-il de si problématique dans nos institutions, dans notre culture et dans notre civilisation pour que la viabilité et le futur de celle-ci soient devenu un enjeu à ce point existentiel ? Il faut que l’intérêt des classes et des pouvoirs dominant à sauvegarder ce système et cet ordre soit particulièrement élevé pour que ces derniers soient prêts à en payer (ou plutôt à en faire payer) le prix le plus élevé et même le plus irresponsable. On reste stupéfaits devant cette contradiction énorme et permanente entre, d’une part, le niveau des enjeux mondiaux, la gravité inédite des risques et des menaces, et d’autre part, la faiblesse et la vulnérabilité des alternatives politiques existantes.

Une pensée stratégique qui nourrit le désastre.

Le rapport de l’Institut Montaigne rabâche, pour la France et pour l’UE, les choix d’une politique de défense déjà mille fois réitérés : relance de l’OTAN, autonomie stratégique française et européenne, modèle d’armée complet (à reconstruire pour 2030), durcissement des armées pour gagner en force et en masse critique, modernisation nucléaire, développement de la cyberdéfense, maintien d’une trajectoire financière croissante pour la mission défense, etc. Peu importe si les 20 années qui précèdent montrent la vanité et la non pertinence de ce type de choix. Peu importe si l’armée française et ses alliés sont en échec au Sahel. Peu importe si les guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye et ailleurs encore sont des faillites politiques sans fin. Peu importe si la militarisation n’est pas la solution mais un moteur des problèmes et des crises. La pensée stratégique fondée sur l’affirmation de la puissance et sur l’exercice de la force continue de nourrir le désastre en marche dans une culture de la puissance et de la force dangereuse et dépassée.

Derrière la belle assurance d’un texte outrageusement centré sur cette culture militarisée pointe cependant de multiples inquiétudes. D’abord des inquiétudes touchant à la montée des rivalités de puissances, à la dépendance technologique, à l’impuissance de la force et du discours sur la force. A l’incapacité à stabiliser le Sahel, zone d’intérêts stratégiques, économiques et sécuritaires français (notamment en raison de l’uranium du Niger) s’ajoute tant d’autres problèmes comme l’incertitude sur l’avenir de la crise libyenne, sur la situation en Méditerranée, en Algérie, au Liban, et puis, évidemment, quant au rôle grandissant de la Russie (y compris en Afrique…), mais aussi de la Chine. Pour faire face à toutes ces situations, il n’y aurait donc d’abord que la force et le militaire ?

Le rapport se félicite des « succès tactiques » des armées françaises au Sahel, qui contribueraient à la « crédibilité politique et militaire française » (p.92), mais la déception n’est pas loin qui se lit dans le constat d’une action politique « qui tarde à prendre le relais ». Le rapport souligne alors qu’il faut « travailler à la sortie de crise. D’abord ne pas croire aux fantasmes d’une opération coup de poing. L’historique montre que l’ordre de grandeur d’un théâtre de guerre est au moins la décennie. Ensuite, travailler à la transformation de succès tactiques en succès politiques avec une approche globale de sortie de crise… » Voilà qui est joliment tourné… mais, depuis 2013, les forces françaises sont en guerre (opération Serval, puis Barkhane avec 5100 soldats) sans voir le bout du tunnel. Avec les forces maliennes et les forces de l’ONU (MINUSMA avec 15000 militaires et policiers), c’est un déploiement de forces au-delà des 20 000 militaires qui a jusqu’ici manifesté son incapacité à faire face. On peut douter que les 1200 soldats tchadiens supplémentaires à venir puissent contribuer à autre chose qu’à de nouveaux… soit disant succès tactiques. Comment peut-on, dans un tel contexte, disserter abstraitement sur « une approche globale » sans prendre en considération, ici aussi, pour l’ensemble des pays et des peuples concernés, les enjeux sociaux, ceux de la sécurité humaine et des conditions structurelles du développement dans toutes ses dimensions et dans la durée ?

L’inquiétude perce aussi sur des terrains plus directement politiques, en particulier quant à l’insuffisance de la réponse sécuritaire de l’UE qui « fait preuve d’une relative apathie » (p.17), mais aussi quant à l’affaiblissement du système multilatéral, la France ne pouvant que de moins en moins compter sur ce système et sur ses alliances. Enfin, on sent poindre une réelle préoccupation concernant la société française elle-même, sa résilience c’est à dire sa capacité à résister aux chocs à venir, aux aux coûts de la préparation à ces chocs.

Préparer les Français…

Il faudrait donc préparer les Français (même si cela n’est pas dit explicitement) aux coûts (financiers et sociaux) de l’effort demandé en prévision des chocs prévisibles, comme un conflit de haute intensité qui ne manquerait pas d’impliquer toute la société. L’enjeu ici est la recréation d’un « esprit de défense » et d’une « culture militaire ». Le rapport souligne ainsi, dans un subtil euphémisme, que « le manque de connaissance en matière de défense peut limiter le débat public » (p.38). Pour être plus direct, disons que l’objectif est d’assurer que la militarisation des esprits, par la pression idéologique et la montée de la peur, puisse suivre et s’adapter à la militarisation des stratégies.

A aucun moment les inquiétudes exprimées ouvrent sur un questionnement plus fondamental quant à la nature des défis mondiaux, quant aux causes des incertitudes stratégiques, des menaces de chocs majeurs et des crises actuelles … Les auteurs du rapport osent même expliquer que « les chocs ont été de nature très différentes : financière, économique, sécuritaire, migratoire et sanitaire. Ils n’ont pas d’explication commune, ni de lien de causalité, même s’ils ont tous eu, dans une plus ou moins large mesure, une origine et des incidences internationales » (p.13). Vous avez bien lu : il n’y aurait pas d’explication commune, ni de lien de causalité… Ainsi, les auteurs du rapport ne veulent pas voir cette évidence des impasses d’une crise globale du système capitaliste et d’un ordre international libéral installé en 1945 sous hégémonie américaine. Pourtant, si les auteurs dénient ainsi la globalité de la crise, ils n’en prônent pas moins… une réponse de stratégie pour eux forcément globale. Il est ainsi clairement souligné que « le politique, le militaire, le diplomatique et l’économique doivent être mis en cohérence et articulés pour obtenir des résultats » (p.11). Ici encore, la contradiction est manifeste. Comment évacuer la nature globale et systémique du problème tout en l’acceptant comme base de réponse stratégique ? Toujours la gymnastique sémantique…

En vérité, d’une certaine façon, on est déjà dans cette globalité puisque les stratégies françaises, européennes et occidentales intègrent l’ensemble de ces enjeux dans un système prédateur qui tend à maintenir sa domination, ses zones d’influence, ses intérêts par l’affirmation de la puissance et l’exercice de la force dans une approche ultra-sécuritaire et militarisée. Celle-ci traduit cependant la conscience inavouée qu’un tel système a ses limites. C’est ce qui transpire du début à la fin de de rapport. Celui-ci affirme qu’il faut donc fermer « la parenthèse des dividendes de la paix » pour revenir à la priorité dite de « l’ultima ratio regum » défini depuis Richelieu comme le « dernier argument des rois », celui de la force, lorsqu’il n’y aurait plus d’autre solution possible (p.38). Quoiqu’un peu usée, cette savante formule latine vise à montrer que l’on sait prendre de la hauteur… Elle permet surtout d’éviter cette autre formule beaucoup plus simple : faire la guerre. Surtout lorsque les guerres que l’on fait sont des échecs. Les vertus du langage peuvent être infinies… On peut aussi relativiser l’argument en considération des évolutions enregistrées… depuis le 17ème siècle.

En vérité, l’inquiétude manifestée et l’indétermination du langage politique traduisent un certain désarroi devant la dimension des problèmes et l’incapacité assez évidente à y faire face. En témoigne cette courte réflexion, à la fin du rapport (p.118), sur ce que l’on appelle « l’état final recherché ». Il s’agit d’une notion essentiellement militaire. Sans « état final recherché », clairement annoncé, dit cependant le rapport, « une stratégie globale est plus difficile à faire partager, à décliner et à mettre en œuvre ». Cette remarque à vocation générale est plutôt pertinente. Elle peut d’ailleurs s’appliquer assez bien au rapport de l’Institut Montaigne lui-même. Ce rapport, en effet, est clair sur la démarche et sur les moyens (c’est le moins qu’on puisse dire), mais il n’explicite en rien un but terminal défini à l’avance, ou un quelconque  « état final recherché ». C’est en effet impossible. Faire face aux défis globaux d’aujourd’hui avec ces mêmes politiques qui ont conduit aux crises et aux impasses que l’on connaît dans tous les domaines… voilà une cause essentielle des incertitudes, des risques et de l’incapacité à prévoir et maîtriser un avenir, et encore moins un « état final ». Ce n’est pas seulement l’impossibilité d’une prospective. C’est l’impuissance à continuer comme avant sans ouvrir des contextes de crises encore plus incertains, encore plus dangereux qu’aujourd’hui. D’ailleurs, même les militaires ne peuvent plus déterminer un « état final recherché » dans les guerres et les conflits en cours, que ce soit au Sahel, en Afghanistan, en Libye, voire dans la grave crise sur le nucléaire iranien. Le rapport de l’Institut Montaigne est en réalité une forme d’aveu qui n’ose pas dire son nom. Au fond, Baverez et Cazeneuve auraient pu logiquement conclure en déclarant : « nous ne pouvons plus continuer comme cela ». Ils ont préféré signer un texte sans vision ni clairvoyance.

Alors, comment faire ?

Il y a évidemment des options politiques (il n’en manque pas dans les programmes) à formuler, à valoriser, à soutenir parce qu’elles sont plus sociale, plus égalitaire, plus écologique, plus pacifique, plus démocratique, plus solidaire… Que la France et l’Union européenne puissent éventuellement y mettre leur poids serait positif… mais dans l’ordre actuel des stratégies dominantes et des rapports de forces on a peine à croire – il faut le dire clairement – que des changements structurels positifs pourraient maintenant advenir. Ni la France, ni l’UE ne veulent aujourd’hui sortir de leurs logiques atlantistes, néolibérales, autoritaires et militarisées. Au contraire. On assiste (ce rapport de l’Institut Montaigne est là pour le montrer) à un resserrement et un durcissement des stratégies adoptées par les puissances occidentales, sur ces logiques-là, en dépit de discours fallacieux sur d’autres valeurs. Notamment sur le multilatéralisme aujourd’hui systématiquement instrumentalisé pour tenter de faire admettre que les logiques propres à ces puissances sont les seules à pouvoir prétendre à la légitimité et à l’universalité face aux régimes autoritaires. Cela ne devrait surprendre personne puisque cette mystification persiste avec l’ordre international libéral depuis 1945… Malgré une forte et positive montée de luttes et de résistances, de mouvements populaires et d’insurrections sociales un peu partout dans le monde, les relations internationales sont aujourd’hui profondément structurées par une géopolitique de la confrontation des puissances et de l’usage de la force, qu’il s’agisse de la force armée ou de toute autre forme de contrainte. Pour faire face, pour se donner quelques chances de peser il faut donc d’abord ré-insuffler l’exigence d’une pensée critique et d’une nouvelle vision du monde, travailler à la réinterprétation du discours dominant, de ses contradictions et des stratégies qu’il sous-tend. Reconstruire une vraie capacité d’analyse et d’alternative.

Références du rapport:  « Repenser la défense face aux crises du 21ème siècle » Rapport de l’Institut Montaigne, Février 2021. https://www.institutmontaigne.org/publications/repenser-la-defense-face-aux-crises-du-21e-siecle

NOTES:

1) «  Rapport de la Commission d’enquête sur la situation, les missions et les moyens des forces de sécurité, qu’il s’agisse de la police nationale, de la gendarmerie ou de la police municipale – Assemblée nationale, rapport n° 2111 du 3 juillet 2019. https://www2.assemblee-nationale.fr/15/autres-commissions/commissions-d-enquete/commission-d-enquete-sur-les-moyens-des-forces-de-securite/(block)/RapEnquete

2) Le rapport formule 12 recommandations.

3) Voir sur cette question « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain », J.Fath, éditions du croquant, 2020, pages 101 à 142.