A l’ONU, les dissensions entre les États dotés d’armes nucléaires et ceux non dotés rejaillissent à l’occasion du vote des projets de résolution

La Première Commission de l’Assemblée générale des Nations-Unies, chargée du désarmement et de la sécurité internationale, a adopté aujourd’hui, 29 octobre, 15 projets de résolution portant sur les armes nucléaires.

Si le projet portant sur le traité créant une zone exempte d’armes nucléaires en Asie centrale (L.11), qui félicite les puissances nucléaires d’avoir signé en mai dernier le protocole au Traité de Semipalatinsk, ainsi que le projet appelant à la création d’une zone similaire au Moyen-Orient (L.1) ont été adoptés par consensus, les autres textes ont fait l’objet de votes illustrant souvent les désaccords persistants entre États dotés et États non dotés.

Fidèle à la position qu’ils ont exprimée lors du débat thématique sur les armes nucléaires, selon laquelle la seule garantie contre l’usage volontaire ou accidentelle de ces armes est leur élimination totale, une majorité d’États non dotés a soutenu le projet de résolution appelant au lancement de négociations pour l’élaboration d’une convention d’interdiction des armes nucléaires (L.16).  Par ce texte, l’Assemblée générale demanderait de nouveau à la Conférence du désarmement d’engager des négociations pour parvenir à un accord sur une convention internationale interdisant en toutes circonstances de recourir à ces armes ou de menacer d’y recourir.

Soutenu par 123 États, le texte s’est néanmoins heurté à l’opposition de 48 États dont les États-Unis, la France et le Royaume-Uni.  La Fédération de Russie s’est, quant à elle, abstenue. Dans son explication de vote, le représentant de l’Autriche, parlant également au nom de l’Irlande, a souligné le déséquilibre du texte qui ne fait pas référence aux autres piliers du TNP, en particulier la non-prolifération.

De la même manière, les États non dotés, qui avaient estimé lors du débat général que les puissances nucléaires n’ont pas respecté leurs obligations de désarmement dans le cadre du TNP, ont largement soutenu le projet de résolution présenté par le Mouvement des non-alignés sur le suivi de la Réunion de haut niveau de l’Assemblée générale sur le désarmement nucléaire de 2013 (L.44).  Avec ce texte, l’Assemblée générale soulignerait l’appui vigoureux en faveur de l’adoption urgente de mesures efficaces visant à l’élimination totale des armes nucléaires qu’elle a déjà exprimé en 2013.  Elle demanderait aussi que soient respectés sans attendre les obligations juridiques et les engagements pris en matière de désarmement nucléaire.  Elle réclamerait également que des négociations commencent au plus tôt à la Conférence du désarmement pour l’adoption d’une convention d’interdiction des armes nucléaires.

Lors du vote, si la Chine a soutenu le texte, estimant que les pays disposant des plus gros arsenaux nucléaires devaient montrer l’exemple et désarmer, les autres puissances nucléaires s’y sont opposées ou se sont abstenues. S’exprimant au nom de la France et du Royaume-Uni, le représentant des États-Unis a déploré que ce projet « insiste uniquement sur le désarmement nucléaire et ne souligne pas le caractère progressif du désarmement nucléaire complet ».  C’est également ce déséquilibre qui a été souligné par la France, les États-Unis et le Royaume-Uni pour s’opposer au projet de résolution appelant à l’accélération de la mise en œuvre des engagements en matière de désarmement nucléaire (L.12).  La Fédération de Russie s’y est également opposée. Alors que la Chine s’est abstenue.

Les cinq puissances nucléaires ont adopté les mêmes positions lors du vote du projet de résolution appelant à faire avancer les négociations multilatérales sur le désarmement nucléaire (L.21), qui a néanmoins reçu le soutien d’une majorité d’États.  Ce clivage s’est encore exprimé à propos du texte sur la réduction du niveau d’alerte des systèmes nucléaires (L.22) et de celui portant sur l’instauration d’une zone exempte d’armes nucléaires dans l’ensemble de l’hémisphère sud (L.10) auquel la France, les États-Unis, la Fédération de Russie et le Royaume-Uni se sont opposés.  S’exprimant encore une fois au nom de la France et du Royaume-Uni, le représentant des États-Unis a expliqué que si ces États étaient attachés aux zones exemptes d’armes nucléaires, ce projet de résolution « tentait de créer une zone exempte d’armes nucléaires dans l’océan et donc en haute mer » en contradiction avec le droit international.

Lors de cette séance, la Première Commission a également adopté le projet de résolution portant sur le risque de prolifération nucléaire au Moyen-Orient (L.2/Rev1) par 151 voix pour, 4 voix contre et 20 abstentions.  Dans sa présentation du texte, le représentant de l’Égypte, qui s’exprimait au nom du Groupe des États arabes, a souligné l’importance que le Groupe attachait à ce texte, notamment parce qu’il appelle Israël à adhérer au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et à placer toutes ses installations sous le régime des garanties de l’AIEA.

La représentante d’Israël a expliqué son vote contre le texte, rappelant que les principales violations du TNP avaient été le fait d’États de la région. Elle a également déploré que les délégations ayant parrainé ce texte « ne tiennent pas compte des autres événements qui ont lieu au Moyen-Orient, notamment les activités des groupes terroristes ».  Opposé aussi à ce projet de résolution, le représentant des États-Unis a estimé que celui-ci « ne passe pas l’épreuve de l’impartialité, en continuant de cibler un seul pays et en omettant le risque de prolifération que représente la Syrie ».

La Première Commission poursuivra jeudi, à 15 heures, en salle de conférence 4, l’examen et le vote des autres projets de résolution portant sur les autres armes de destruction massive, les armes conventionnelles et les autres aspects du désarmement, notamment dans l’espace extra-atmosphérique.

Alep, Mossoul, Raqqa… Construire un monde vivable pour tous.

la_marseillaise_logofr2Entretien réalisé par Angélique Schaller, La Marseillaise, 26 octobre 2016. Ci-dessous la version longue de cet entretien (non publié sous cette forme).

1) Les ministres de la Défense des pays occidentaux engagés dans la lutte contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) se sont réunis le 25 octobre, à Paris pour faire le point sur l’avancée de l’offensive et sur « l’après… Mossoul ». Dans votre texte « qui est l’ennemi ou quel est le problème ? » ( https://jacquesfathinternational.wordpress.com) , vous soulignez l’incapacité à poser la question du « pourquoi ». Dans cette guerre lancée au nom de la lutte contre le terrorisme, la coalition très hétérogène à l’œuvre à Mossoul (Kurdes, Turquie, forces iraniennes… ) ne montre-t-elle pas les limites de cette stratégie du… « qui est l’ennemi » ?

Remarquons d’abord qu’il est impossible, dans l’immédiat, d’échapper à une part d’action de force militaire – je pense en particulier aux forces irakiennes, aux kurdes notamment… car c’est d’abord leur affaire – pour battre l’OEI (ou Daech). Cette organisation n’est pas une entité susceptible de négocier quoi que ce soit avec qui que ce soit. Et elle représente un danger majeur pour la sécurité des populations et des États concernés. Au fond, les puissances occidentales qui s’investissent militairement directement, y compris au sol, sont en train de faire face à ce qu’elles ont, elles-mêmes, contribué à créer, dans un contexte de crises profondes, de déliquescences étatiques qui touchent un certain nombre de pays arabes.

Ce n’est pas un hasard si la réunion des Ministres de la défense du 25 octobre à Paris a rassemblé 11 pays de l’OTAN et 2 pays (Australie et Nouvelle-Zélande) ayant conclu des accords de partenariat avec l’OTAN. On ne parle qu’entre puissances militaires, occidentales surtout, capables de faire la guerre, et déterminées à la faire pour valider, réaffirmer une hégémonie en difficulté. On observe que ni la Russie, ni l’Iran n’ont été invités…et aucun pays arabe. Ce n’est pas ainsi qu’on gère une action collective et qu’on prépare « le jour d’après »…

Vaincre réellement Daech et les autres regroupements djihadistes restera un objectif impossible à atteindre – vous avez raison – tant qu’on ira pas chercher, pour les traiter dans la durée, les causes de l’expansion d’organisations aux pratiques de sauvagerie terroriste et reposant sur une idéologie mortifère ultra-sectaire. Dans ces causes il y a les humiliations, les dépendances, les prédations, les injustices, la pauvreté … autant de facteurs qui furent d’ailleurs aussi parmi les moteurs de ce qu’on appelle le « Printemps arabe ». Ces causes réelles ne sont jamais prises en considération lorsqu’il s’agit de la montée de la violence politique, et de ce que Jean Ziegler appelle la haine de l’Occident.

On touche là aux limites de la stratégie actuelle des puissances dominantes et de leurs visées néo-impériales. Il y a donc un changement conceptuel, politique et culturel essentiel à opérer. Il faut faire reculer de façon décisive la pensée stratégique prévalente aujourd’hui, qui fait de la puissance un moyen et une finalité dans un capitalisme hiérarchisé, militarisé au sein d’un ordre international en crise. C’est une mutation fondamentale de l’ordre mondial et de la pensée politique dont nous avons besoin afin d’accompagner les changements nécessaires dans le rapport des forces.

2) Vous écrivez : « Les interventions militaires, les bombardements et les occupations en Afghanistan, en Irak ou en Libye ont engendré de profonds ressentiments de haine. Ce monde là est en train d’exploser. Il explose là où (…) l’espérance et la dignité humaine ont subi le plus d’outrages au cours de l’histoire… et dans le présent ». Avec ce qui se passe à Alep comme à Mossoul où Human Rights Watch a lancé une enquête suite à la mort de 15 femmes après une frappe aérienne … que dites vous aujourd’hui ?

Oui, ce monde là est en train d’exploser. Il explose à la figure de ceux qui ont contribué à le construire tel qu’il se présente avec ses chaos, ses effondrements, sa violence politique et sociale…avec ses mécanismes d’exploitation, ses dominations, avec ce mépris des plus faibles.

On rappelle trop rarement que ce monde arabe dont nous parlons a subi pas moins de cinq siècles d’assujettissement avec l’Empire Ottoman, avec le colonialisme européen (France et grande-Bretagne en particulier), avec l’hégémonie américaine, surtout dans la deuxième partie du vingtième siècle… Depuis des dizaines d’années on assiste à l’écrasement du peuple palestinien, à la volonté d’effacement de ses droits avec l’assentiment et la complicité active de ces mêmes puissances… Alors que la Question de Palestine est considérée par les peuples arabes comme une cause qui est aussi la leur. Plus récemment, la guerre d’Irak en 2003 et la guerre de Libye (pour ne citer que ces deux événements marquants) ont directement propulsé un djihadisme criminel au rang de menace sécuritaire internationale principale…

Mesurons que tout cela s’est inscrit dans les mémoires. Cela marque le présent et nourrit des ressentiments profondément ancrés, des volontés de revanche ou de vengeance, jusqu’à cette hyper-violence terroriste. Celle-ci n’est donc pas que le produit d’une idéologie. Elle est aussi le fruit d’une histoire. Elle a donc des causes. Il ne suffit pas de se défendre contre l’OEI et les autres… Il le faut. Mais il faut aussi et surtout construire un monde vivable pour tous.

3) Vous soulignez la nécessité d’une « réponse politique collective »… « aucun État, si puissant soit-il, n’a la capacité, à lui seul, de vaincre Daech et d’obtenir un règlement politique de la crise syrienne ». Dans l’après Mossoul, la coalition dit vouloir se préoccuper de la solution politique. Qu’en pensez-vous ? Que faudrait-il faire selon vous ?

Les puissances occidentales veulent montrer leurs muscles, leurs capacités militaires et leur détermination. Mais je pense qu’elle sont aussi quelque peu désemparées devant l’ampleur du défi. Vous aurez remarqué que deux ministres français – Jean-Marc Ayrault pour les Affaires étrangères et Jean-Yves Le Drian pour la Défense – auront chacun organisé, à quelques jours d’intervalle, son petit sommet, avec des participations limitées aux amis et alliés… afin d’envisager la suite de l’offensive et de « préparer l’avenir ». Mais devant le niveau des enjeux, devant la dimension et la complexité de cette crise majeure au Proche-Orient… ce ne sont pas des mini-sommets de connivences qu’il faut tenir. Il est indispensable d’engager un processus de règlement multilatéral dans le cadre de l’ONU, avec tous les acteurs concernés. Il ne s’agit pas simplement de « gagner la guerre » contre un ennemi… Il faut, effectivement défaire le djihadisme criminel. Il faut aussi stabiliser durablement les situations sécuritaires, engager une réflexion et une action commune sur le financement du terrorisme, trouver les solutions politiques nécessaires, assurer la pérennité des États, reconstruire des institutions, des économies, de la confiance et de l’espoir. L’exigence est à la responsabilité collective. On en est loin.

4) Enfin, pourquoi ce sommet se déroule-t-il à Paris. Il semble qu’il y ait une volonté de montrer que France est centrale ? Quel est selon vous le rôle joué par la France et que devrait-il être ?

Les autorités françaises veulent montrer qu’elles sont capables de faire en sorte que la France agit dans la cour des grands. D’où cette « obsession » de l’action militaire. Évidemment, lorsque les autorités françaises font de l’Arabie saoudite, du Qatar et de quelques autres dictatures des partenaires privilégiés et des clients fidèles pour les ventes d’armes… la France perd toute possibilité de jouer un rôle d’acteur central positif crédible. Pourtant, elle pourrait et devrait jouer un tout autre rôle : particulier, original. C’est possible. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait dans le passé… quand elle n’était pas autant alignée sur Washington et qu’elle n’était pas membre des structures militaires intégrées de l’OTAN. Je crois qu’elle devrait formuler son intervention politique sur ce que j’appelle l’option des « 3 D ». D comme Droit international, comme Développement humain et comme Désarmement.

Cela veut dire, je le souligne encore, pousser à ce que tous les enjeux immédiats : sécurité, règlement des conflits, énergie, coopération régionale… doivent être traités dans le cadre des Nations-Unies. Cela veut dire aussi qu’il faut mettre un terme aux politiques d’ajustement structurel et d’austérité néolibérales pour des accords de coopération et des aides en faveur du développement dans toutes ses dimensions. Une rupture devra donc s’imposer avec les diktats du FMI. Avec les pays d’Afrique et ceux du monde arabe, une grande refondation des accords d’association et de partenariat de l’Union Européenne est incontournable. Y compris pour la question de l’accueil des réfugiés. Mais là, il y a une grande urgence. Cela veut dire enfin qu’une grande bataille est nécessaire pour la création d’une zone dénucléarisée au Moyen-Orient. C’est d’autant plus important que la question du nucléaire militaire, du nucléaire israélien, iranien… est un enjeu étroitement lié au règlement des conflits. Et ce règlement des conflits est indispensable pour avancer dans le désarmement avec des garanties de sécurité collective et des perspectives de paix beaucoup plus crédibles qu’aujourd’hui. Il y a pour la France un immense espace d’intervention politique, de médiation, de proposition, de diplomatie active pour être au centre des enjeux en trouvant des alliés…et un peu de courage politique.

«Un Président ne devrait pas dire ça…». Remarques sur le chapitre Monde.

 

J’ai lu le chapitre Monde du livre « Un Président ne devrait pas dire ça… » (1). Ce livre, abondamment commenté dans les médias, se présente comme le récit d’une enquête et d’une confrontation de deux journalistes avec François Hollande, Chef d’État. Il s’agit donc d’un livre au contenu plutôt important puisqu’il constitue une sorte de bilan de l’action présidentielle. Certes, un bilan très partiel… et en langage parlé, mais un bilan tout de même. Une forme d’approche de l’action du Chef de l’État après quelque cinq années d’exercice dans la fonction.

Les commentaires journalistiques et politiques ont donné le ton global : stupéfaction, désapprobation, ironie, embarras…il fallait donc voir par soi même. J’ai lu (d’abord) le chapitre Monde, celui qui intéresse le plus les lecteurs de ce blog. Voici quelques remarques concernant ce chapitre. Non pas sur l’ensemble de la politique mise en œuvre par François Hollande mais sur ce que révèle cet échange entre le Président de la République et les deux journalistes qui l’interrogent.

Ce chapitre ne touche qu’à quelques thématiques : Syrie, Mali, Ukraine et Poutine, Grèce, et une dernière partie ou Hollande parle beaucoup de lui-même.

François Hollande répond aux questions qu’on lui pose… On ne saurait donc lui reprocher de ne pas traiter d’une matière relevant des fonctions régaliennes qu’il doit assumer : la défense. Quoique… Pourquoi n’a-t-il pas de lui-même abordé ce thème décisif, en particulier quant à la perspective problématique, après 2020, d’un doublement des dépenses pour la dissuasion nucléaire, de l’augmentation globale considérable des dépenses militaires, et des orientations de l’action extérieure de la France ? Peut-être préfère-t-il laisser ce sujet au successeur qui devra faire des choix, prendre des décisions d’une grande importance pour l’avenir du pays, de la sécurité internationale jusqu’aux finances publiques. Disons qu’il y aurait eu du courage et au moins une bonne opportunité à donner quelques informations pertinentes sur un sujet qui appelle débat citoyen et transparence démocratique. Mais le débat et la transparence… ce sont des choses qui manquent dans la détermination des choix de l’action extérieure. Remarquons aussi que ces « vertus » là sont plutôt caractéristiques d’une action dictée par une grande ambition, par une capacité à prendre de la hauteur. Or, on ne voit vraiment rien de cela dans « Un Président ne devrait pas dire ça… ». Les deux journalistes le confirment par ce commentaire : « François Hollande, et le constat vaut aussi pour son action intérieure, est plus un gestionnaire qu’un visionnaire » (p. 528).

L’obsession de l’hexagonal et du tacticien

Dans cette attitude de gestionnaire, F. Hollande se montre surtout attentif, non pas au sens et à la portée nécessaires de son rôle, et à la nature des décisions qui engagent la France, mais… à la droite, à Nicolas Sarkozy, aux sondages, aux réactions présumées des Français… Il passe beaucoup de temps à disserter sur l’hexagonal, sur les raisons intérieures de ses choix. Bien plus que sur la légitimité et l’efficacité de ces derniers quant à l’action internationale de la France.

Nul ne peut s’étonner d’un tel travers si caractéristique de ce qu’on appelle la politique politicienne, conception dominante aujourd’hui. Mais on reste tout de même pantois devant une vue si courte, devant des centres d’intérêts si limités. Le rôle français ne mérite-t-il pas autre chose ?

Parfois, cependant, quelques enjeux réels affleurent à la surface : « sur la Syrie, conclut-il, le problème qu’on a, c’est que les Américains n’ont pas de stratégie » (p.467). Quant à Poutine, « …il ne comprend que les rapports de forces » (p.465). Au delà de la désinvolture de ces formules (plutôt hors limites pour un Chef d’État), on note que F. Hollande persiste clairement à regretter de ne pas avoir bombarder en Syrie du fait des choix politiques différents d’Obama. On aurait pourtant apprécié, trois années après l’accord russo-américain sur l’élimination des armes chimiques du régime de Damas, une approche plus substantielle, plus complexe et plus auto-critique…Les désastres issus des crises, des conflits, des guerres occidentales en Afghanistan, en Irak, en Libye n’auraient donc suscité aucune envie présidentielle de s’interroger quelque peu sur cette réalité d’un monde profondément déstabilisé par des réponses militaires qui, dans la durée, sont toutes en échec. Manifestement, ce n’est pas l’analyse du Président de la République qui considère, au contraire, par exemple, que l’opération Serval au Mali « restera comme un succès incontestable » (p.479). Peu importe, donc, que cette opération ne soit qu’un épisode militaire discutable, au succès très relatif, dans un enchaînement comprenant rien moins que la destruction du régime de Tripoli, l’exécution sommaire de Kadhafi, le chaos libyen total, la persistance du terrorisme d’AQMI, la déstabilisation de tout l’espace sahélo-saharien et l’installation durable, pour ne pas dire l’enlisement, des troupes françaises, avec l’opération Barkhane, dans une immense région nord-africaine de cinq pays… Comment parler d’un succès dans cette faillite globale ?

Bon coup sans suite et carence durable

Modérons un peu la critique. F. Hollande rappelle un moment diplomatique qui mérite, en effet, un jugement plus nuancé. A l’occasion du 70è anniversaire du Débarquement, une grande initiative internationale fut organisée le 6 Juin 2014, ainsi qu’une rencontre au Château de Bénouville entre François Hollande, Angela Merkel, Vladimir Poutine et Petro Porochenko, tout nouvellement élu Président d’Ukraine. Cette rencontre sera l’occasion d’un échange sur la crise ukrainienne et d’une sorte de reconnaissance ou d’acceptation mutuelle Poutine/Porochenko. « Il ne s’est pas dit des choses extraordinaires, mais il n’y a pas eu d’altercation », affirme F. Hollande (p.494). Il en sortira ce qu’on appelle depuis le « format Normandie », instance de négociation à quatre. Pour une fois, le dialogue l’emporte.

Certes, il eut été difficile de ne rien faire à l’occasion de cette commémoration où l’Europe est au centre. Comment ne pas inviter Porochenko, ce nouvel ami des Occidentaux ? Comment ne pas inviter Poutine alors que l’URSS joua un si grand rôle dans la défaire du nazisme ? Comment ne pas inviter Merkel alors que l’Union Européenne est censée matérialiser (à l’ouest) une construction de dépassement de la guerre et d’unification ?.. On pourra déplorer le manque de résultats de l’initiative et le manque de souffle diplomatique pour la continuer… Deux ans après, alors que la crise ukrainienne n’est en rien réglée, alors que les Accords de Minsk restent inappliqués, tout cela aurait effectivement mérité quelques éléments sérieux d’appréciation. Mais rien ne vient dans les propos présidentiels, sinon ce cri du cœur : « oui, c’est un bon coup (…). En plus, on l’a fait sans l’assentiment réel des Américains » (p.494).

Ce format Normandie n’est pas une mauvaise idée. Tout ce qui peut contribuer à une concertation utile est bienvenu. Cet épisode souligne cependant un problème révélateur de la politique de F. Hollande : un intérêt très limité pour l’ONU, pour la pertinence historique et politique de ce cadre légitime et universel des relations internationales, pour le multilatéralisme. Au delà du « bon coup » de Bénouville, la quasi absence des Nations-Unies dans les 660 pages de l’ouvrage témoigne de cette carence. Une carence significative d’une politique déterminée en priorité par les rapports de puissance dans une trop grande dépendance française vis à vis de Washington.

Pas de grands desseins

La Grèce. La crise grecque témoigne d’un échec. Un échec pour tout le monde et une tragédie…pour le peuple grec. F. Hollande raconte cependant tout autre chose. Le récit présidentiel est celui d’une âpre négociation dans laquelle le Président aurait joué la délicate partition du négociateur, du médiateur, du modérateur. Celui qui soutient A. Tsipras contre l’Allemagne et contre l’ultralibéralisme de la Troïka. F. Hollande raconte comment il se démène. Pour aider Tsipras, il évoque Sapin et aussi Macron « qui est un ami sûr »… (p.502). Il envoie à Bruxelles dix fonctionnaires dont le Directeur du Trésor pour guider le gouvernement grec dans la formulation de ses propositions… Bref, c’est l’ami qui vous veut du bien. Pourtant, à quoi cette célérité a-t-elle servi ? Au final, la politique acceptée par le gouvernement Tsipras, sous l’insistance, voire la tutelle française, n’est pas autre chose que le mémorandum d’austérité drastique du FMI, de la Commission et de la Banque centrale européenne. Au fond, F. Hollande se sera objectivement comporté comme celui qui fait passer la pilule amère à Tsipras en encourageant donc celui-ci à la capitulation.

Mais ce n’est pas tout. Comme G. Davet et F. Lhomme le soulignent dans leur ouvrage, l’engagement présidentiel « n’est pas totalement dénué d’arrières pensées idéologiques ». F. Hollande l’explique très bien lui-même comme en témoigne cet extrait du livre :

« Notre intérêt, avoue-t-il, est que ce qu’on a appelé l’autre gauche devienne la gauche. Tout simplement. Il n’y a pas d’autre gauche, il y a la gauche. Il y a la gauche de gouvernement ». En incitant Syriza à devenir raisonnable, Hollande entend envoyer, en France, un message subliminal aux électeurs de gauche, nombreux à être attirés par les sirènes mélenchonistes ou frondeuses, et les convaincre que sa politique, celle d’une forme de rigueur dont il ne veut pas dire le nom, est la seule possible. There is no alternative, pour reprendre la formule chère à… l’icône des ultralibéraux, ex-Premier ministre britannique (1979-1990), l’impitoyable Margaret Thatcher » (p.503).

Ici encore, l’hexagonal et le politicien forment une bonne partie du substrat de la politique présidentielle. F. Hollande se montre en effet calculateur et très tacticien. Il ne le masque pas. Il en tire même une certaine fierté. Comme si c’était là le moyen de son accomplissement politique et institutionnel : pas de grands desseins. Juste de l’habileté conjoncturelle. Au point où certaines valeurs humaines sont passées par dessus bord et s’effacent devant le désir de coller à ce qu’on considère comme « l’opinion publique ». Les deux journalistes le soulignent à plusieurs reprises notamment à propos des migrations : « entre la générosité et la fermeté, Hollande a clairement fait son choix : les migrants ne sont pas les bienvenus dans l’hexagone ». On l’avait bien compris.

On pourra aussi s’étonner de cet aveux : le Président de la République aura donc ordonné plusieurs assassinats ciblés. « J’en ai décidé quatre au moins », dit-il (p.486), en s’inscrivant dans ce qu’il sous-entend : une pratique réputée « anti-terroriste » des pouvoirs successifs… qui s’apparente pourtant à des crimes de guerre. Georges Bush hier et Barak Obama aujourd’hui ont systématisé ces liquidations physiques hors du droit. Est-ce encore la fascination de l’exemple américain qui, en France, a poussé le pouvoir exécutif à devenir un pouvoir … « exécuteur » ? On aimerait, en tous les cas, savoir comment la DGSE et les services directement concernés ont réagi devant cette révélation. Une révélation qui n’en est pas une puisque tout se sait. Même si tout aurait dû bénéficier de la plus grande discrétion. Mais pour la discrétion… les services devront repasser.

Un incroyable contentement de soi

Heureusement que les auteurs du livre ne manquent pas d’humour… Cela leur permet de prendre un recul salvateur. Ainsi, dans la dernière partie du chapitre Monde, ils paraissent savourer leur travail lorsqu’ils écrivent : « ce sentiment troublant, c’est celui d’être en face d’un homme rayonnant en total décalage avec la décourageante réalité qui l’entoure, à l’image du chef d’orchestre du Titanic continuant de galvaniser ses musiciens au mépris de l’inéluctable naufrage » (p.514). F. Hollande va d’ailleurs jusqu’à dire : « c’est maintenant que je suis au meilleur rendement … » (p.515). Il est sûr d’être « à la hauteur ». Les journalistes parlent d’un sentiment de « plénitude ». On se demande évidemment comment il est possible à un tel niveau de responsabilité, d’assumer une telle politique, au mépris des valeurs mainte fois réitérées, avec un tel contentement de soi. « C’est là, dit-il, maintenant, que je me sens, depuis le début du mandat, le plus à même de donner. De tout maîtriser »… On se pince alors en lisant cela afin d’être sûr de ne pas divaguer… ou pour ne pas rire.

Il y a là, pourtant, quelque chose de presque dramatique dans l’histoire politique française. C’est probablement la première fois dans cette histoire – au moins celle de la Cinquième République – qu’un Chef d’État est décrédibilisé à ce point. Non seulement du fait d’un rejet profond très majoritaire de sa politique, mais aussi en raison du récit public non crédible et ridiculisant qu’il bâtit lui-même sur son activité. Il se déconsidère et déconsidère l’institution présidentielle qu’il est pourtant censé incarner. Alors que sa fonction de Chef d’État est, précisément, d’abord celle d’un gardien des institutions de la République. Consternant.

1) « Un Président ne devrait pas dire ça… Les secrets d’un quinquennat », Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Stock, 2016.

Retour sur la figure controversée de Shimon Peres

Il est vrai que cet homme là, des dizaines d’années durant, fut un des premiers dirigeants d’Israël, à différents postes gouvernementaux, jusqu’aux plus élevés… Disparu, le voilà comparé à Mandela, qualifié de visionnaire et de grand homme d’État, décrit comme le dernier des « géants » d’Israël dont il aurait su changer le destin, et infléchir l’histoire. Dennis Ross, qui joua un rôle crucial pour la diplomatie américaine au Proche-Orient, notamment dans les années 90, affirme qu’il pensa toujours en stratège, et qu’il a toujours « pensé en grand » ( Foreign Policy, 29 09 2016).

Que peuvent valoir de telles jugements ?

On dit souvent que son approche politique comprenait une dimension économique porteuse d’avenir… Alors un mot sur la question. Notons simplement que Shimon Peres a commencé comme un partisan du socialisme collectiviste, pour devenir par la suite un chaud partisan du capitalisme de marché et du néolibéralisme, n’hésitant pas, d’ailleurs, à s’opposer frontalement aux revendications des syndicalistes de la Histadrout. Ce parcours ressemble à celui de milliers, de millions de politiciens de part le monde qui n’ont fait que gérer des rapports de force politiques et sociaux dont les travailleurs et les classes populaires n’ont cessé de subir les dures conséquences. Sur ce plan, Peres n’aura rien inventé. Il n’a fait qu’accompagner, sur le modèle occidental, le renforcement d’un capitalisme israélien militarisé et de haute technologie.

Un homme de paix ? Un Mandela au Proche-Orient ? Sa longévité politique témoigne pour lui : il a tout accepté, tout cautionné, quand il n’a pas lui même décidé… au mépris du droit international et des résolutions de l’ONU. Il a, en effet, participé activement à ce qui constitue le cœur du problème, à ce qui fait « fait » la question de Palestine et qui a finalement tué le processus d’Oslo : la dépossession des Palestiniens. Ce processus d’Oslo, Peres y a contribué activement après que celui-ci fût lancé avec la conférence de Madrid en 1991. Il a ainsi pris toute sa part dans la colonisation et l’occupation militaire du territoire palestinien, et dans la répression brutale de l’opposition et de la résistance à cette politique. Il a même accepté de s’allier un temps avec celui qui a finalement achevé Oslo en 2000 : Ariel Sharon, celui des dirigeants qui porte la plus lourde responsabilité dans les crimes de guerre israéliens en Palestine et au Liban. Il faut avoir l’échine politique bien souple pour accepter de se courber ainsi… Shimon Peres ne fut ni un visionnaire, ni un grand stratège qui « pense en grand » mais un habile administrateur de la tragique et quotidienne « banalité » israélienne de l’injustice et de la guerre.

Comparer Shimon Peres à Mandela n’est pas seulement une imbécillité, et une insulte à celui qui permit la mobilisation victorieuse de tout un peuple contre l’inhumanité du régime d’apartheid, et contre les dirigeants de Pretoria… ces amis d’Israël. Mandela eut ainsi la capacité de forcer l’histoire de son pays. Peres, lui, n’a rien changé au destin d’Israël. Cet État d’Israël qui, l’extrême droite aidant, n’a cessé d’installer un système de domination, de ségrégation et de discrimination qui, aujourd’hui, ressemble de plus en plus à l’apartheid. Certains responsables israéliens de haut rang n’hésitent pas, dans ce contexte, à pousser le constat qui s’impose : celui d’une impasse dramatique et d’un effondrement des mythes fondateurs de l’État d’Israël.

Ainsi, Ehud Barak, général et ancien Premier Ministre, déclare lors d’une interview télévisée le 20 mai dernier, qu’Israël est « infecté par les germes du fascisme » (i24news, 21 05 2016 ). Le Chef d’État major adjoint de l’armée israélienne, Ya’ir Golan, confirme publiquement : “S’il y a quelque chose qui m’effraie dans les évocations de l’Holocauste – dit-il – c’est la connaissance des terribles processus qui se sont développés dans l’Europe en général, et en Allemagne en particulier, il y a 70, 80, 90 ans, et d’en trouver des traces chez nous, aujourd’hui, en 2016” (site de Gush Shalom, Uri Avnery, 21 05 2016).

Bien loin des valeurs fondatrices énoncées et des principes contenus dans la déclaration d’indépendance, voilà ce qu’Israël est en train d’édifier: une réalité d’apartheid, une impasse historique et éthique, un désastre pour le peuple palestinien… mais aussi pour les citoyens d’Israël. Shimon Peres, à sa façon et dans la durée, a participé de tout cela. Il ne fut pas le seul, et il n’a probablement pas été le pire des dirigeants d’Israël. On dit qu’il eut mille vies politiques. En réalité, il n’en eut qu’une seule : il a surtout appartenu aux successifs et nombreux maîtres des basses œuvres de cet État colonial. Il fut peut-être le plus illusionniste d’entre eux. JF