Biden : quelle politique étrangère et de défense ?

Ce que sera la politique étrangère et de défense de l’Administration Biden est évidemment crucial puisque les choix effectués par les États-Unis, en dépit de l’affaiblissement relatif de leur puissance, pèsent toujours sur le monde. Il est donc nécessaire, dès maintenant, d’y voir un peu plus clair.

Disons-le d’emblée, il vaut mieux un Joe Biden, qui publiquement s’engage, par exemple, à limiter le rôle des armes nucléaires et à promouvoir une nouvelle ère de contrôle des armements… qu’un Donald Trump ayant systématiquement entrepris l’inverse. Il vaut mieux une administration américaine qui puisse mettre un terme au pouvoir d’un Président dont l’ensemble des choix de politique internationale et de défense n’ont globalement pas cessé d’aggraver les insécurités mondiales. Il est donc compréhensible que la défaite électorale de Trump ait pu susciter un certain sentiment de libération.

Mais suffit-il d’éviter la poursuite de l’inacceptable ? Suffit-il d’échapper au racisme, au sexisme, à la brutalité et à la vulgarité ? Il est naturellement indispensable d’aller au-delà, et de tenter de premières analyses. Mêmes partielles. Il n’est, en effet, pas ici question de prétendre à une exhaustivité… de toutes façons impossible.

A la date à laquelle ces lignes sont écrites, l’exercice est délicat. Le processus électoral se termine, mais Donald Trump persévère dans sa volonté d’aller en justice afin de pouvoir démontrer des fraudes dans plusieurs États, et inverser ainsi les résultats globaux. Au moins l’espère-t-il… C’est ce que prétend, avec beaucoup assurance, l’inénarrable Pompeo dans son rôle jusqu’au boutiste. Cette situation pèse en elle-même sur les relations internationales en entretenant une (éphémère) indécision, et pour certains États (la Chine par exemple) une circonspection sur l’attitude à tenir. Comme dit Biden dans un euphémisme calculé : c’est une situation embarrassante. Le coronavirus avait déjà entravé les fonctionnements militaires de la première puissance américaine (1). Voilà que les problèmes électoraux entravent ses fonctionnements diplomatiques… Il y a décidément quelque chose qui coince dans la gestion de la puissance américaine.

Biden, celui qui veut « guérir » les États-Unis…

Un exercice de première analyse est délicat. L’Administration Biden n’est pas encore désignée. On ne sait pas quelle sera l’éventuelle participation de la gauche démocrate. Au cours de sa campagne, les déclarations de Biden sur la politique étrangère et de défense ne furent ni nombreuses, ni très précises. Enfin, jusqu’où les engagements annoncés pourront être respectés et concrètement mis en œuvre ? L’Administration Biden devra d’ailleurs forcément s’adapter aux contextes, alors que l’on mesure à quel point les relations internationales sont aujourd’hui, au quotidien et dans la durée, marquées par l’instabilité et par l’incertitude.

Il existe un certain nombre de textes (articles, analyses, interviews…), dont trois principaux qui donnent les linéaments de la politique du Président nouvellement élu : un Plan de quelques pages résumant ses propositions (2). Ce Plan fut rendu public à New York le 11 juillet 2019. Un discours de présentation (3) assez substantiel le même jour. Enfin, un article signé Biden dans le

magazine Foreign Affairs de mars/avril 2020 (4) : « Why America must lead again. Rescuing US foreign policy after Trump » (Pourquoi les États-Unis doivent à nouveau diriger. Restaurer la politique étrangère après Trump). Ces trois textes reprennent, pour l’essentiel, les mêmes idées et les mêmes formules.

Les médias, en France et ailleurs, ont souvent insisté sur l’expression de positionnements très classiques, reformulant les engagements extérieurs des États-Unis. Autant dire que ce fut immédiatement une sorte d’enchantement pour les Européens : enfin un retour possible à « l’ordinaire » transatlantique… Certains observateurs, plus prudents, ont fait remarquer que l’absence d’empathie politique de Donald Trump pour l’Europe aurait permis une plus grande conscience de la nécessité d’une défense européenne et d’une « autonomie stratégique » si chère à Emmanuel Macron. On pourra souligner, cependant, que le trumpisme est peut-être un révélateur, mais il n’est certainement pas le facteur déterminant de l’éventuelle capacité des Européens à sortir de leur structurelle inconsistance stratégique.

Ces trois textes principaux confirment amplement ce retour au classique. Les propositions de juillet 2019 sont titrées : « Le Plan Biden pour conduire le monde démocratique face aux défis du 21ème siècle ». Il n’est guère possible, en effet, de faire davantage dans le traditionnel. Biden n’annonce d’ailleurs pas de nouveautés marquantes. Mais, comme il le dit, il veut quelque chose qui « guérit », qui « répare » après 4 ans de dégradation, conséquence des politiques de Donald Trump et de sa « désastreuse présidence ». C’est un retour annoncé à la tradition démocrate, et plus largement encore, une réaffirmation de ce qu’il a appelé « l’âme de l’Amérique ». Une formule qui cherche à exprimer une convergence bipartisane sur des valeurs (démocrates/républicaines). Avec le rappel ainsi suggéré de « l’exceptionnalisme » ou de la « destinée manifeste » de la puissance américaine… selon le discours idéologique d’accompagnement traditionnel de l’impérialisme des États-Unis. A de multiples reprises, sous différentes formes, Biden répétera ainsi « qu’il incombe aux États-Unis de montrer la voie ». Dans son discours du 11 juillet 2019, il fait même référence à la puissance et à l’audace qui ont conduit les États-Unis à la victoire dans deux guerres mondiales, et qui ont permis d’abattre le rideau de fer.

Réinstaller les paramètres de l’ordre international libéral

Ce rappel historique n’est pas seulement une formule grandiloquente de campagne électorale. Biden, en effet, a proposé une grande initiative internationale, un « sommet mondial pour la démocratie », dès sa première année de mandat. Il est vrai que la démocratie tient une place tout à fait centrale dans la définition qu’il donne de sa politique étrangère. Dans son discours du 11 juillet 2019, le mot démocratie revient pas moins de 26 fois… Mais le sens du positionnement ne tient pas qu’à un attachement déclaré à l’État de droit et aux institutions. Biden veut – il l’a explicité clairement – « une politique étrangère pour la classe moyenne ». Cette visée de portée à la fois interne et externe a une fonction. Elle s’inscrit dans une réponse de type « contre-populiste » (donc contre un trumpisme… qui pourrait être durable). Il s’agit de réaffirmer ainsi, pour les États-Unis, la nécessité et les paramètres d’un ordre international libéral à l’ère de la globalisation capitaliste et des rivalités de puissances. Il faut donc, pour Biden, regagner une crédibilité internationale, pour une influence globale dominante, qui soit « soutenable », acceptée et approuvée sur le plan intérieur, alors que l’électorat de Trump reste, au-delà de la victoire démocrate, une solide réalité. La politique étrangère et de défense de Joe Biden se veut un « retour » qui fasse consensus à l’ordre international libéral installé sous l’hégémonie tutélaire américaine après 1945, un retour aux principes et aux valeurs énoncées alors dans ce cadre.

Il n’y aura donc pas de transformations essentielles, mais la volonté de fermer – si possible… – une « parenthèse » Trump contraire, selon Biden, à ce qu’exige le capitalisme des États-Unis dans la globalisation, dans la confrontation aux puissances émergentes (Chine et Russie essentiellement). Cela dans le contexte des insécurités montantes et du développement exponentiel des technologies, y compris les hautes technologies militaires. Biden ne cherche pas à montrer qu’il veut inventer un futur différent. Il dit vouloir reformuler une capacité hégémonique. Il cherche à récupérer, régénérer une gestion « classique » de la puissance. Dans un ordre et dans des relations internationales à redéfinir contre la stratégie illibérale, nationaliste et outrancièrement unilatérale de Donald Trump.

Ce choix essentiel implique donc des orientations qu’il faudra analyser avec soin. Il a été répété et même ressassé qu’avec Biden, le multilatéralisme va pouvoir renaître de ses cendres. Mais que veut dire «multilatéralisme » dans le langage bidenien ? Il faut d’abord souligner que l’Organisation des Nations-Unies, sa Charte, les principes et les buts qu’elle contient, ses résolutions, ses responsabilités en matière de sécurité internationale… rien de tout cela ne semble indispensable ou tout simplement important pour le Président nouvellement élu. Dans les trois textes essentiels de sa campagne, il n’est jamais question de l’ONU. Biden n’en parle pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’en tiendra pas compte. Cela signifie à l’évidence que ce multilatéralisme-là n’est pas une exigence principale dans sa vision du monde. On a, ici encore, un « classique » américain de la période post-Guerre froide.

Certes, on constate le choix d’un retour en grâce de l’OMS, et probablement de l’UNESCO. Mais cela ne prend pas le sens et la volonté d’une construction ou d’une contribution à un ordre et à des pratiques internationales fondées sur la responsabilité collective, ce paramètre essentiel du multilatéralisme, comme effort permanent pour trouver collectivement les solutions aux problèmes communs.

Le rassemblement du « monde libre » contre le multilatéralisme

Le soit-disant « multilatéralisme » de Biden est d’une tout autre nature. Son projet de « sommet mondial pour la démocratie » en décrit la substance. Biden veut reconstruire une certaine crédibilité internationale, et rassembler « le monde libre » derrière les États-Unis. « Je veux rappeler au monde qui nous sommes », dit-il le 11 juillet 2019. « La sécurité de l’Amérique, dit-il encore, sa prospérité, son mode de vie requièrent le réseau de partenaires le plus fort possible, avec des alliés agissant à notre côté ». Biden dit vouloir forger ainsi un programme d’action pour faire face aux menaces sur les valeurs communes. Il est explicite que cette conception de l’action commune vise à organiser une confrontation, en particulier face à la Russie (accusée d’activités déstabilisatrices), et surtout contre les ambitions de puissance de la Chine et ses « comportements abusifs ».

Pour Biden, cette action stratégique commune des pays dits du « monde libre » vise à garantir la continuité d’une domination globale, et cela dans tous les domaines économiques, technologiques, idéologiques… « Nous devons être durs avec la Chine », dit-il à New York, dans la présentation de son Plan de politique étrangère. Il précise qu’il n’y a aucune raison pour que les États-Unis puissent se faire dépasser par la Chine quant aux enjeux mondiaux touchant aux énergies propres, à l’informatique quantique, à l’intelligence artificielle, à la 5G, au train à haute vitesse… Biden est très clair, il s’agit de réaffirmer la puissance américaine avec l’aide de ses alliés, dans l’ordre international libéral d’essence américaine. Il explique que les États-Unis doivent formater les normes et les institutions devant commander les relations entre les nations. Si les États-Unis ne le font pas – explique-t-il – … ou bien d’autres le feront à leur place, ou bien ce sera le chaos. Comme si le chaos n’était pas déjà là, depuis au moins 20 années de guerres sans fin, de crise systémique, et d’impasses sociales et sécuritaires majeures.

Ce projet d’un « monde libre » stratégiquement coalisé contre la Chine et la Russie ne peut pas être sans conséquences sur les politiques qui seront conduites. Biden, en fonction des enjeux, n’hésita pas, dans sa campagne, à pointer du doigt d’autres pays et régimes, y compris des alliés de Washington, pour les menaces sécuritaires dont ils seraient porteurs, ou bien pour les dangers nationalistes et autoritaires qu’ils représentent : Arabie Saoudite, Iran, Corée du Nord, Turquie, Philippines, Hongrie… On peut s’interroger sur la durabilité d’une telle posture dans un contexte de rivalités de puissances. Jusqu’où la priorité si hautement revendiquée à la démocratie pourra résister aux exigences toujours beaucoup plus cyniques des rapports de forces ? Quelle est la crédibilité réelle du projet Biden, tel qu’il est formulé ? La démocratie ne sera-t-elle qu’un artifice de présentation ?

Redéfinir les conditions de la puissance et les moyens de la force

Le projet Biden a trois conséquences importantes. Premièrement, il signifie une relégitimation et une réintégration de l’OTAN dans la politique américaine, comme « le coeur même » de la sécurité nationale et de la défense des « idéaux libéraux-démocratiques ». Biden veut restaurer ce partenariat qualifié d’historique du « monde libre », le réaménager face aux défis d’aujourd’hui, et pas seulement par l’augmentation des contributions de chacun de ses États Membres. Finies, donc, les vaticinations critiques trumpiennes quant à la pertinence de l’article 5 du Traité de Washington et la défense collective du monde euro-atlantique. Deuxièmement, il s’agit pour Biden de reconstruire une diplomatie qui puise constituer, comme il l’explique, un autre instrument de la puissance américaine. « Nous sommes devenus trop dépendants de l’armée pour promouvoir nos intérêts de sécurité à l’extérieur », affirme-t-il. Le rôle de l’armée est traditionnellement central et décisif aux États-Unis. Mais après quatre années d’une administration Trump axée outrageusement sur la force et sur la menace de la force, l’effondrement de la diplomatie, et de l’outil diplomatique lui-même, impose très logiquement une telle correction de trajectoire. Troisièmement, le projet Biden s’inscrit en priorité dans les enjeux stratégiques et militaires globaux. Il a donc notamment pour fonction « la protection du peuple américain », y compris par l’usage de la force « lorsque c’est nécessaire ». Pour le Président élu, les États-Unis disposent aujourd’hui de l’armée la plus puissante du monde, et probablement, dit-il, dans l’histoire du monde. Il assure qu’il veillera au maintien de cet état de fait, et qu’il fera les investissements nécessaires dans cette perspective.

Mais alors, sur cette question de la défense, quelle différence avec la politique de surarmement nucléaire et conventionnel mise en œuvre par l’Administration Trump ? Dans une réponse à un questionnaire de l’Association Américaine des Officiers Militaires (MOAA), Biden s’explique (5). Il souligne la nécessité pour les États-Unis de maintenir leur supériorité, à condition d’un coût acceptable. Il critique les investissements effectués précédemment par le Pentagone, sous la présidence Trump, dans le cadre d’un budget défense inadapté, ayant nourri le vieillissement des capacités militaires américaines. La question, selon le Président élu, ne serait pas combien faut-il dépenser, mais comment faut-il le faire. Il est possible, dit-il, de dépenser moins et mieux en fonction des guerres de demain, notamment dans les domaines du cyber, de l’espace, des systèmes sans pilote, de l’intelligence artificielle. Biden a aussi réaffirmé son choix d’une doctrine nucléaire fondée sur la dissuasion au sens « classique », ce qui devrait normalement mettre en cause le développement de nouvelles capacités d’armes nucléaires tactiques, annoncé par Trump. Enfin, certains projet de missiles balistiques stratégiques seraient aussi sur la sellette.

On sait que la politique de défense de Donald Trump avait suscité un débat sur la nature et sur le niveau des dépenses militaires. Ce débat continuera donc, y compris parce qu’il n’est pas sans rapport avec le choix stratégique d’un retrait, recherché depuis Barack Obama, des troupes américaines des guerres et des occupations aux coûts démesurés. Ce débat continuera aussi en fonction des négociations internationales possibles (et nécessaires) quant à la maîtrise internationale des armements, par exemple par la prolongation du Traité russo-américain New Start portant limitation des armes nucléaires stratégiques. L’idée semble s’imposer qu’il faut maintenant sortir des vieux conflits et dépenser autrement afin de (re)construire d’autres instruments, notamment technologiques, mais aussi économiques et diplomatiques, de la puissance.

Dans cet esprit, Biden s’est engagé à demander au futur Secrétaire à la défense une revue complète des menaces auxquelles les États-Unis vont devoir faire face, et comment la nouvelle posture stratégique ainsi définie devra se transformer avec les évolutions du contexte. Avec prudence, il ne s’engage pas davantage. Il est vrai que les investissements en matière d’armements se réalisent sur des échelles de temps qui dépassent de très loin la durée des mandats présidentiels. Il reste que le budget du Pentagone (qui atteint la somme astronomique de 738 milliards de dollars pour 2020) sera sous pression.

Sortir des conflits ?

Comment sortir des conflits sinon en s’en donnant les moyens politiques ? Biden s’engage-t-il dans cette voie ? Ce qu’il annonce, par exemple, concernant les crises sur le nucléaire iranien et celle sur le nucléaire nord-coréen peut en faire sérieusement douter. Concernant l’Iran, beaucoup d’observateurs se sont réjouis que Biden ait pris l’engagement de rejoindre l’Accord de Vienne et le Plan d’Action Global Conjoint (JCPOA) qui en détermine très précisément la substance et les délimitations. Ce serait, ici aussi, un progrès assuré pour le multilatéralisme. On en est bien loin… Biden pose en effet des conditions qui, à l’évidence, excèdent les contenus et le périmètre de l’Accord. Selon le Président nouvellement élu, il faudrait que Téhéran revienne au respect de cet Accord. Dans ce cas seulement la nouvelle administration, dans une diplomatie qu’elle prévoit « dure » (hard-nose diplomacy), travaillera avec ses alliés pour renforcer et élargir l’Accord afin d’empêcher l’Iran de continuer « ses activités déstabilisatrices ». Le positionnement des Etats-Unis est globalement consternant puisqu’il consiste d’abord à dénoncer l’Accord, ensuite à exiger que les autres en respecte la lettre, et enfin à vouloir en imposer unilatéralement sa transformation.

Remarquons que cela correspond à la position qu’Emmanuel Macron adopta en 2018, dès que l’Administration Trump décida de se retirer de l’Accord. Pour le Président français, et pour ses partenaires européens, il s’agissait alors de maintenir formellement l’Accord, pourtant ainsi vidé de sa pertinence, en collant au plus près possible à la politique américaine, et en exigeant un nouvel accord ou un élargissement de celui-ci, en particulier à la question des missiles et des interventions iraniennes dans les conflits régionaux. Ainsi, au mépris de la substance même du JCPOA, la France poussait à l’introduction de contraintes supplémentaires sur Téhéran, sans rapport avec le nucléaire. Comme s’il y avait la moindre possibilité d’imposer un tel diktat à l’Iran qui, indépendamment des appréciations critiques que l’on peut naturellement porter sur sa politique étrangère et sur son régime, a strictement respecté l’Accord de Vienne durant près de 4 ans (3 ans et 9 mois exactement), alors même que Washington le jetait par dessus bord. Enfin, étouffé par les sanctions, mais refusant de céder, l’Iran a fini par renforcer sensiblement le processus de production d’uranium enrichi, en montrant aux signataires de l’Accord une volonté (très calibrée) de résistance aux pressions extérieures.

Si cette consternante situation de confrontation américano-iranienne devait se poursuivre, avec l’aide hypocrite des Européens, on ne voit pas comment on pourrait éviter la poursuite de la crise, voire une escalade des tensions et des risques. Biden, de toutes façons, ne devrait pas pouvoir échapper à la responsabilité des États-Unis dans un échec définitif acté de l’Accord de Vienne. Mais celui-ci n’est-il pas avant tout considéré maintenant, par les puissances occidentales, comme un prétexte pour la poursuite d’une pression maximum sur Téhéran ? Et certainement plus comme le cadre sincère (s’il l’a jamais été…) d’une négociation possible.

Un problème du même type est posé quant au nucléaire nord-coréen. Pour Joe Biden, l’objectif à atteindre serait celui d’une « dénucléarisation de la Corée du Nord », et non pas une dénucléarisation pour l’ensemble de la Péninsule coréenne… La formule, ici encore, ne peut guère être entendue comme une volonté de négociations impliquant l’ensemble des acteurs de la région et leurs responsabilités, en particulier la Corée du Sud et les États-Unis eux-mêmes avec leurs forces militaires, notamment nucléaires. Rappelons que Washington maintient 30 000 soldats en Corée du Sud. Il n’est pas non plus fait allusion à la question d’un octroi de garanties de sécurité à Pyong Yang, dans un éventuel accord. Alors, quand on ne donne pas le moindre signe d’une volonté d’équilibre et d’une quelconque réciprocité, comment pourrait-on espérer, dans cet esprit de systématique mise en demeure, l’engagement d’un véritable processus de négociation pouvant aboutir à une sécurité collective et un recul des risques pour cette partie de l’Asie ?

Bien sûr, des processus diplomatiques, lorsqu’ils sont engagés, peuvent changer la donne dans les conflits. Mais faute d’une ambition réelle qui ne transparaît pas, on ne voit pas comment la nouvelle Administration pourrait, de façon décisive, favoriser des solutions et réussir à faire progresser la sécurité internationale. La contradiction entre les propositions avancées et le niveau très élevé des enjeux paraît insurmontable. Concernant les armes nucléaires, le moment politique que nous vivons aujourd’hui est celui de l’interdiction et de l’élimination (un Traité de portée historique vient d’être adopté pour cela). Mais Biden veut simplement, dans des limites très circonscrites, tourner la page des surenchères militaristes de Donald Trump. A l’évidence, pour Biden comme pour tant d’autres, le nucléaire reste un moyen de la puissance, une clé de la domination.

Au Proche-Orient : des évolutions sans renverser la table

La vision américaine est toujours d’abord celle d’une puissance globale qui définit une stratégie d’ensemble. Il est donc difficile d’entrevoir dès aujourd’hui ce que sera la politique de Joe Biden au Proche-Orient, et singulièrement concernant la question de Palestine. Israël, les États-Unis de Trump, plusieurs pays arabes (des monarchies du Golfe), avec l’assentiment empressé – le soutien objectif – des Européens, ont finalement contribué, de façon déterminante à une restructuration de « l’ordre » régional à partir de la seule « menace » iranienne et du nucléaire iranien (comme si, d’ailleurs, le nucléaire israélien n’existait pas)… L’Iran constituerait dès lors le facteur principal de déstabilisation. Le positionnement choisi par Biden vis à vis de l’Iran ne laisse donc pas entrevoir un changement de perspective possible au Proche-Orient. Il y a tout lieu de craindre la poursuite de cette crispation stratégique bien utile pour les intérêts des États-Unis puisqu’elle permet à Washington de dépasser la vieille contradiction pays arabes/Israël, aujourd’hui dépassée, quant à la question de Palestine et aux droits des Palestiniens. Cette question de droit et de justice garde sa « centralité » de principe et de valeur, mais elle est littéralement écrasée par l’enjeu des rapports de forces et par la confrontation entretenue sur le rôle iranien.

Joe Biden et Kamala Harris ont, certes, énoncé quelques positionnements différents de ceux qui ont précédé : solution à deux États (dont la crédibilité est aujourd’hui limitée), reprise du dialogue politique, renouvellement du financement américain de l’UNRWA… Le climat devrait donc (un peu) évoluer. La légitimité palestinienne pourrait se réaffirmer plus aisément, la colonisation sera vraisemblablement moins facilement acceptée, l’Accord du siècle aura vécu, le droit ne sera probablement plus aussi aisément et frontalement bafoué… Mais, au-delà des déclarations, quels changements les Palestiniens peuvent-ils espérer ? Et réellement obtenir dans un tel contexte ? Le discours de Biden, qui tient compte d’un rejet très majoritaire de la politique de Donald Trump par l’électorat juif aux États-Unis, constitue le « main stream » politique américain et européen depuis des années. Une page va cependant se tourner à la grande déception de Netanyahou qui veut n’en rien laisser paraître. Pour quelles suites ?

La quatrième adaptation stratégique depuis la fin de la Guerre froide

Avec sa victoire, Joe Biden a suscité soulagements, attentes, questions… mais aussi craintes et scepticismes. Il faudra demain juger sur pièce. Ce qui n’interdit pas, mais au contraire appelle, dès aujourd’hui, le regard le plus lucide sur le sens et les risques de la politique proposée. On peut, en effet, s’interroger sur la pertinence de ce qui est annoncé. Après le surinvestissement guerrier de George W. Bush, la formulation des paramètres d’une nouvelle hégémonie de Barack Obama, l’obsession nationaliste trumpienne de la force et de la menace de la force… Biden incarne une quatrième adaptation stratégique des États-Unis depuis le début des années 2000, dans le contexte post-Guerre froide. Ces reformulations successives ne sont pas le (seul) résultat des alternances Républicains/Démocrates. Elles restent d’ailleurs convergentes sur l’essentiel : la recherche des conditions de la domination dans un contexte mondial qui ne cesse de bousculer les situations acquises, les équilibres existants, les rapports de forces. Les choix essentiels des États-Unis, fondés, dans des configurations très différentes, sur l’affirmation de la puissance et sur l’exercice de la force, montrent leur inadaptation systémique, leurs coûts démentiels et leur incapacité à apporter une réponse à la montée logique et inexorable des défis sociaux, démocratiques, écologiques… c’est à dire des défis non militaires qui s’expriment de plus en plus dans des résistances et des insurrections sociales sur tous les continents. Biden, plus raisonnable et rationnel que son prédécesseur, est un soulagement et un espoir de stabilité et de « meilleure gestion » pour beaucoup. Mais on peut douter qu’il puisse briser le cours actuel de la crise de l’ordre international libéral, avec les rivalités de puissances et les risques du militarisme et de la guerre… Battre électoralement Donald Trump permet au moins de soulever la question. JF 12 novembre 2020

1) Voir l’introduction de « Chaos. La crise de l’ordre international libéral. La France et l’Europe dans l’ordre américain, J.Fath, éditions du Croquant, 2020.

2) The Power of America’s Example: The Biden Plan for Leading the Democratic World to Meet the Challenges of the 21st Century. https://www.democracyinaction.us/2020/biden/bidenpolicy071119foreignpolicy.html

3) Biden for President July 11, 2019. https://www.democracyinaction.us/2020/biden/bidenpolicy071119foreignpolicy.html

4) « Why America Must Lead Again. Rescuing U.S. Foreign Policy After Trump » By Joseph R. Biden, Jr. March/April 2020. https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-01-23/why-america-must-lead-again

5) Election 2020: Presidential Candidates Answer MOAA’s Questions, Kathleen Curthoys, September 16, 2020. https://www.moaa.org/content/publications-and-media/news-articles/2020-news-articles/election-2020-presidential-candidates-answer-moaas-questions/


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