
Pour tenter de comprendre et pour mesurer à quelles conditions il serait possible, enfin, d’entrevoir un terme définitif et durable de la guerre du Haut Karabakh, il est nécessaire d’abandonner les rivages du nationalisme, les désirs de revanche, la culture de la force et les pratiques du fait accompli. Il n’y a pas et il n’y aura pas de solution militaire. Quelle que soit la puissance de feu de chacun des protagonistes et le poids de ses alliés. Quel que soit le droit que l’on prétend défendre. Alors comment faire ?
Il est indispensable de garder la tête froide et d’établir d’abord un constat lucide et réfléchi. Rien est simple, en effet, et l’on ne peut s’interroger sur la possibilité d’un règlement politique que si on considère l’importance de l’empreinte profonde et les déchirements de l’histoire… L’histoire ancienne et l’histoire récente. Une histoire longue et compliquée. Il faut ici prendre le risque d’aller au strict essentiel.
L’empreinte de l’histoire
Le conflit du Haut Karabakh est douloureusement inscrit dans les mémoires. Celle du génocide arménien perpétré par la Turquie en 1915, et celle des guerres, ou de LA guerre meurtrière et intermittente ayant suivi, dans cette région du Caucase du Sud, le démantèlement de l’URSS (30 000 morts au début des années 90). Ce conflit s’inscrit donc aussi dans ce qui constitua les grands enjeux de la fin du 20ème siècle, en particulier celui de la construction évidemment nécessaire, mais pourtant soigneusement ignorée, d’un nouvel espace européen de sécurité collective. La fin de l’Union soviétique signifiait un bouleversement géopolitique de très grande ampleur. Il aurait dû s’accompagner d’un effort multilatéral pour inventer, maîtriser un nouvel ordre, en fixer les principes, en déterminer les pratiques et les critères afin de favoriser les concertations indispensables, les consensus à atteindre, les traités à signer, le travail diplomatique prioritaire dans la durée… C’est ce qu’on appelle l’exercice de la responsabilité collective. S’il y eut, au 20ème siècle, en dehors de la période ayant suivi la Seconde guerre mondiale, un espace continental et un moment particulier où cela devint indispensable, c’est bien l’Europe de l’après Guerre froide.
La Charte des Nations-Unies pouvait naturellement en apporter la philosophie ainsi que les bases politiques. Cette exigence rationnelle et tellement flagrante a pourtant été balayée. C’est la poussée à vocation hégémonique de l’OTAN et de l’Union européenne à l’Est qui a dominé, c’est à dire l’intérêt stratégique des puissances du capitalisme occidental, la volonté d’affirmer une « victoire » dans la confrontation Est/Ouest, le refus de la moindre approche et action communes sur le devenir de la sécurité et de la coopération en Europe. Avec cette logique néo-impériale de puissance, on ne pouvait mieux préparer les tensions, les conflits maintenant « gelés » aux frontières de la Russie, c’est à dire les crises post-soviétiques qui allaient suivre… et qui ont contribué à la montée aujourd’hui préoccupante d’un antagonisme stratégique OTAN/Russie, y compris dans ses dimensions militaire.
Ce passé ancien et récent du siècle précédent explique beaucoup la durabilité et la complexité du conflit du Haut Karabakh. Cette complexité est d’un tel niveau que même le droit fixé par l’ONU ne permet pas, en lui-même, de définir et d’ouvrir les conditions incontestées d’une issue politique. Il faut se souvenir que le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, après la phase de guerre du début des années 90, a adopté 4 résolutions en 1993 (No 822, 853, 874 et 884), sans oublier une résolution de l’Assemblée générale (No 62/L.42) en 2008 qui définit un « système démocratique d’administration autonome » comme solution. Cette résolution de l’Assemblée générale fut adoptée, notons-le, par 39 voix pour, 7 contre (dont les États-Unis, la Russie et la France) et rien moins que 100 abstentions… signe de profondes interrogations sur la nature du conflit et sur les solutions nécessaires.
Notons que ces 5 résolutions, dans des formulations semblables ou très convergentes, exigent le retrait des forces arméniennes des territoires azerbaïdjanais occupés. La résolution 884 du Conseil de sécurité réaffirme par exemple la « souveraineté et l’intégrité territoriale de la République azerbaïdjanaise ». Mais pourquoi ces résolutions n’ont-elles pas d’effet politique réel, au sens où elles ne servent même pas de référence utile, sauf naturellement pour l’Azerbaïdjan. Même le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, n’y fait pas allusion, par exemple dans ses déclarations du 14 juillet 2020, alors que les tensions et les échanges de tirs commencent, mais aussi dans ses appels à un cessez-le-feu le 27 septembre (début de la confrontation actuelle) et le 6 octobre. Les autorités françaises n’en parlent pas. Remarquons aussi que les recommandations dites de Madrid, document d’intention adopté par le Conseil de l’OSCE en 2007 afin de définir les principes d’un règlement, ont elles aussi suscité de vives contradictions, et n’ont pas pu servir de références pertinentes.
Ce que disent les Nations-Unies
Quelles sont les raisons de la mise à l’écart des résolutions de l’ONU ? Elles sont d’abord politiques. La validité du principe de l’intégrité territoriale qu’elles soulignent n’est pas en cause, mais il se heurte à un autre principe fondamental du droit revendiqué par les Arméniens : le droit à l’autodétermination, ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette dualité, politiquement contradictoire dans ce conflit, impose donc, à l’évidence, une plus grande complexité juridique et politique. En vérité, elle suppose qu’une solution politique se fonde sur une négociation, sur des formes de compromis et d’accords politiques pouvant dépasser les oppositions sur les enjeux territoriaux et frontaliers, sur les ambitions unilatérales et les sentiments nationalistes. Et s’il y a une référence essentielle de droit à nécessairement rappeler, c’est l’obligation du non recours à la force inscrit dans l’article 2 de la Charte des Nations-Unies.
Il est donc effectivement possible de s’appuyer sur l’ensemble des résolutions adoptées en 1993 et 2008 puisqu’elles rappellent clairement les exigences d’un cessez-le-feu, du respect du droit humanitaire, du dialogue sans conditions, d’un règlement pacifique négocié dans le cadre du Groupe de Minsk de l’OSCE (CSCE hier) afin de parvenir à une paix durable. Ici, le droit dispose que le politique est la clé de toute issue à ce conflit.
Notons tout de même que dans un tel processus les Arméniens ne pourront échapper, quelle que soit l’option finale choisie (forme d’autonomie ou indépendance) à l’évacuation des territoires azerbaïdjanais adjacents au Haut Karabakh (soit 7 districts, et environ 9 % du territoire de l’Azerbaïdjan). Ces territoires furent en effet eux aussi conquis militairement par les Arméniens afin de renforcer la sécurité de l’enclave.
Les résolutions de l’ONU insistent avec force sur cette démarche légitime d’un règlement par la négociation, mais on est resté très loin d’un tel processus des années durant. Et maintenant encore, la voie du dialogue semble particulièrement difficile. L’explication vient de l’acuité et de la longévité de cette crise entretenue par l’exaspération des nationalismes, par les ambitions de reconquête militaire, par les refus explicites du dialogue et de tout compromis. Bakou annonce aujourd’hui sa ferme volonté de récupérer par la force tous les territoires conquis par les Arméniens, y compris, évidemment, ceux du Haut Karabakh lui même, qui constituent la base territoriale de la République auto-proclamée d’Artsakh. Tandis que les Arméniens, dans une situation militaire délicate, s’ils ont davantage intérêt à se montrer favorable au dialogue, contribuent à l’escalade, mobilisent pour la confrontation armée en organisant des unités de volontaires. Et le Premier Ministre arménien, Nikol Pachinian a lui-même récemment exclut « toute solution diplomatique » (voir RFI, 22 octobre 2020). Cette exaspération nationaliste fournit tous les prétextes pour bloquer la moindre avancée politique, toute nouvelle initiative à l’ONU, tout consensus pour de nouvelles dispositions s’imposant à chacun, et pouvant faire incontestablement référence. C’est l’engrenage du militarisme qui prévaut.
Les lignes rouges de chacun des deux protagonistes l’emportent sur la nécessité d’un chemin commun qu’il faudra bien finir par trouver. Cette situation désastreuse est une dangereuse porte ouverte à la surenchère. C’est ce qu’a très bien compris la Turquie du Président Erdogan en recherche permanente de tous les moyens pour s’imposer comme puissance régionale, titulaire d’un rôle stratégique propre, conforme a ses seuls intérêts, et supposant l’exercice prioritaire de la force en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale, et en alliance politique, économique et militaire avec l’Azerbaïdjan. Nul doute que la Turquie constitue un moteur volontariste et très efficace de la tragédie guerrière en marche. D’ailleurs, comme en Syrie où elle a instrumentalisé Daech et d’autres djihadistes, elle aurait fait intervenir quelques milliers de combattants ou mercenaires syriens au côté des forces azerbaïdjanaises. De plus, certains médias ont fait état d’exercices militaires récents organisés en communs par Bakou et Ankara, qui auraient permis à la Turquie de laisser sur le territoire de l’Azerbaïdjan un important matériel de guerre en prévision de l’assaut à venir. Il est « étrange »… que cette préparation ait pu échapper aux observations satellites si performantes des grandes puissances concernées.
L’ambition démesurée et l’agressivité d’Ankara réduisent cependant la Turquie à l’isolement. Elle est un problème pour Washington et pour l’OTAN, notamment parce qu’elle s’équipe de missiles russes S400 incompatibles avec le dispositif militaire de l’Alliance atlantique. Elle se met en contradiction avec la Russie dans les zones d’influence de celle-ci. Elle entretient des rapports plutôt tendus avec Israël. Elle se heurte à la Grèce parce qu’elle veut exploiter des richesses en hydrocarbures en s’imposant dans des zones qui ne sont juridiquement pas les siennes. Elle mobilise ses soutiens et son électorat dans une polémique hargneuse avec le pouvoir français. Elle provoque les pays de l’Union européenne qui la mettent en garde en raison de ses ingérences… Bref, l’époque pas si lointaine, où Ahmet Davutoglu, Ministre des Affaires étrangère turc de 2009 à 2014, annonçait une Turquie de l’ouverture ayant « zéro problème avec tous ses voisins » est bien terminée. Aujourd’hui, sauf pour Bakou, zéro voisins sont sans problèmes avec Ankara. Ankara qui n’a peut-être pas tous les moyens d’assumer durablement, par choix nationaliste et populiste, une telle situation. Combien de temps cela peut-il durer ?
Sur le rôle de la Russie et celui de l’OTAN
Il est vrai que le contexte se prête aisément au jeu problématique de la Turquie. Les autres acteurs importants ne sont guère actifs. Nous allons voir qu’ils ont des raisons pour cela, y compris la Russie qui, dit-on, du fait de l’histoire, serait un peu « chez elle » dans cette région figurant comme une zone d’influence privilégiée pour Moscou. Chez elle, vraiment ? Pour certains observateurs, Moscou aurait adopté une posture « équilibriste » trop en retrait, ne voulant pas choisir entre Bakou et Erevan, c’est à dire entre deux ex-Républiques soviétiques. Moscou hésiterait ainsi à s’engager pour le sort d’une enclave territoriale ayant proclamé une souveraineté qu’aucun État au monde, il est vrai, ne reconnaît officiellement. Il existe bien un accord de défense entre l’Arménie et la Russie, mais celui-ci n’inclut pas le Haut Karabakh. Il y a certainement une part de vrai dans cette approche, mais les motivations essentielles de la Russie sont plus compliquées, et surtout plus stratégiques.
Une exacerbation militaire de la crise pourrait élargir le champ des antagonismes et pousser la Russie à intervenir au côté des Arméniens en application du Traité de sécurité commun. Mais un tel engagement contre la Turquie et l’Azerbaïdjan aurait comme effet un processus accéléré de rupture de l’ancien équilibre sous influence russe, un affaiblissement de cette influence, voire une progression de la relation OTAN/Azerbaïdjan. Ce qui mérite explication. N’oublions pas le contexte international, rappelé au début de cet article, dans lequel le conflit du Haut Karabakh a pris sa dimension : la fin de la Guerre froide, le démantèlement de l’URSS et l’avance des puissances occidentales à l’Est. Aujourd’hui, dans ce contexte, et l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont établi des relations politiques et militaires structurées avec l’OTAN.
L’Arménie, effectivement, participe à un processus permettant le renforcement de l’interopérabilité, c’est à dire de développement de l’aptitude de ses forces militaires à opérer aux côtés de celles des pays de l’Alliance. Elle a fournit des troupes à la force otanienne au Kosovo (la KFOR) depuis 2004. Elle a également participé aux opérations militaires de l’OTAN en Afghanistan, et elle contribue encore aujourd’hui aux missions de formation, de conseil et d’assistance de l’OTAN dans ce pays. En fait, la coopération OTAN/Arménie est plutôt avancée… en tous les cas pour un pays allié de la Russie et lié à Moscou par un traité de sécurité. Cette coopération, en effet, touche plus globalement au dialogue politique et à la défense.
Il en est de même, de façon homothétique, pour l’Azerbaïdjan : amélioration de l’interopérabilité militaire, intégration des normes de l’OTAN dans l’enseignement et la formation pour des personnels de la défense… Ici aussi la coopération stratégique a concrètement progressé. De 1999 à 2014, Bakou a contribué à la force Internationale d’Assistance à la Sécurité en Afghanistan (FIAS). Elle continue aujourd’hui de coopérer avec l’OTAN pour les activités d’assistance et de formation de défense dans ce pays.
Dans sa zone d’influence, la Russie est ainsi obligée de conditionner sa politique à une nouvelle configuration, plus imprévisible, des rapports de forces. Elle cherche à préserver l’avenir : ne pas laisser la Turquie gagner trop de terrain, mais ne pas la contrer trop brutalement alors que Washington la laisse faire au côté de l’Azerbaïdjan, en dépit des vives contradictions entre Ankara et l’OTAN. Chacun observe et teste les autres. Moscou ne veut pas pousser davantage Bakou et Erevan vers le cadre otanien. La Russie cherche de cette façon à ne pas (trop) perdre en influence dans le Caucase du Sud, et donc à éviter toute déstabilisation de nature stratégique ou djihadiste.
La Guerre froide est bel et bien terminée depuis une trentaine d’année. L’équilibre des grandes puissances d’hier a disparu avec elle. Il faut donc mesurer la complexité particulière du conflit du Haut Karabakh, marqué à la fois par l’escalade volontariste des uns, et par l’attentisme calculé des autres.
L’escalade ? C’est celle des deux belligérants qui espèrent pouvoir en découdre, vaincre ou résister, ou au moins affaiblir suffisamment l’adversaire. C’est aussi l’escalade de la Turquie qui se complaît dans une sorte de garantie d’impunité puisque ni Washington, ni Moscou ne peuvent se permettre d’entrer vraiment en contradiction avec Ankara, ce partenaire et rival difficile.
L’attentisme ? C’est celui des États-Unis et de l’OTAN qui se donnent le temps. Pour ne pas avoir à choisir entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux pays figurant déjà très explicitement au rang de partenaires politiques et militaires… dans une zone d’influence historique russe. Une situation assez singulière, produit direct du contexte post-Guerre froide. Remarquons que l’acteur le plus discret et le moins disert sur le conflit fut jusqu’ici Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l’OTAN. Il fait le « service minimum » en exprimant sa « profonde préoccupation » et la nécessité d’une « solution pacifique » du conflit. Qu’il reçoive le Ministre des Affaires étrangère turc Mevlut Cavusoglu (le 5 octobre), le Président de l’Arménie, Armen Sarkissian (le 21 octobre) ou bien qu’il s’exprime dans le cadre d’une réunion des ministres de la défense de l’Alliance (le 23 octobre)… le choix reste celui de la « furtivité » rhétorique… Stoltenberg glisse sur les difficultés du contexte pour ne rien dire sur la réalité des enjeux. Cependant, dans la conférence de presse qui suivit la réunion des ministres de la défense il affirmera par trois fois « Turquey is a valued ally » : la Turquie est un allié précieux. Malgré tous les problèmes… on s’en doutait.
Préserver l’avenir ?
Comment les puissances les plus concernées par ce conflit (États-Unis, Russie, France), alors qu’elles sont membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, et co-présidentes du Groupe de Minsk de l’OSCE chargé de favoriser une solution négociée peuvent, chacune et collectivement, assumer l’incapacité à peser réellement afin d’imposer un cessez-le-feu et une solution politique ? Après la déclaration conjointe, le 1er octobre, des trois Présidents (Trump, Poutine et Macron), un cessez-le-feu fut convenu le 10 octobre à Moscou à l’initiative de la Russie. Il a été réitéré le 17 octobre à Paris, et réaffirmé encore le 24 octobre, après une nouvelle réunion Azerbaïdjan/Arménie sous l’égide de Mike Pompeo, Secrétaire d’État des États-Unis.
Ces trois Présidents, pour une fois officiellement d’accord, n’ont pourtant pas été capables d’obtenir l’arrêt des combats, ou, plutôt, n’ont pas voulu prendre les initiatives et exercer collectivement le poids nécessaire afin d’y parvenir. Chacun faisant ses propres calculs. Et l’échec est inévitablement au bout, faute de choisir la voie multilatérale et la responsabilité collective. Pourtant, les risques pour l’avenir sont là, et ne peuvent pas être sous-estimés. Les facteurs d’un emballement et d’une internationalisation possible de la guerre sont nombreux. Le niveau des intérêts économiques et énergétiques est très élevé puisque deux grands oléoducs et gazoducs qui traversent l’Azerbaïdjan et se terminent en Turquie sont à la merci des bombardements. Une escalade pourrait interrompre ou perturber les exportations de pétrole et de gaz de l’Azerbaïdjan, et impacter les marchés européens de destination.
L’Iran qui compte une population azérie évaluée – dit-on – entre 16 et 18 millions d’habitants s’inquiète des effets éventuels du conflit et souhaite manifestement rester à l’écart. Mais des tirs de mortiers ont atteint son territoire. Téhéran, qui a formulé des mises en gardes, refuse de se trouver ainsi mêlée à la guerre, et ne veut ni intrusion, ni déstabilisation de l’extérieur, alors que le pays doit déjà faire face aux sanctions et aux pressions américaines et israéliennes. Pour les Iraniens, la situation est délicate. Il y aurait débat au sein du régime sur l’attitude à suivre.
Israël, depuis plus d’une dizaine d’années, a renforcé ses relations politiques et militaires avec l’Azerbaïdjan qui figure parmi les principaux fournisseurs d’hydrocarbures de Tel Aviv. Dans sa confrontation avec Téhéran, Israël voit dans la frontière commune entre la Turquie et l’Iran (qui jouxte l’Azerbaïdjan) un intérêt stratégique de premier ordre, et une raison d’entretenir la coopération et la proximité stratégique d’Israël et de l’Azerbaïdjan. Cette proximité se nourrit abondamment des exportations d’armes vers Bakou : par exemple des drones très efficaces ou, selon Amnesty International qui donne l’information, des bombes à sous-munitions fabriquées en Israël, mais interdites par le droit international humanitaire. De telles bombes auraient été utilisées par les forces de Bakou contre des concentrations urbaines du Haut Karabakh, Stepanakert ou le bourg de Chouchi. L’ambassadeur d’Arménie a rappelé son ambassadeur en poste à Tel Aviv en raison des exportations d’armes israéliennes qui participent de la supériorité militaire de l’Azerbaïdjan, et cela dans un contexte dramatique où chacun des protagonistes n’a jusqu’ici pas hésité à cibler les populations civiles.
Il est consternant que dans une telle configuration de risques d’emballement et d’internationalisation les principales puissances, pour l’essentiel, puissent laisser faire, unilatéralement, au nom de leurs seuls intérêts stratégiques à court terme et à plus long terme. C’est un aspect préoccupant de l’ordre chaotique actuel de domination des logiques de force et de l’effondrement des règles et des pratiques du multilatéralisme, ou ce qu’il en reste.
En France, la pression est forte, pas seulement sur les bancs de la droite, afin que les autorités prennent fait et cause pour l’Arménie. Le positionnement officiel français actuellement critiqué pour sa « neutralité » est souvent considéré comme intenable en raison de l’offensive brutale conjointement menée par l’Azerbaïdjan et la Turquie. Mais aussi en regard de la forte sympathie française, hélas trop souvent électoraliste, pour l’Arménie.
Il est vrai que les autorités françaises, en dépit d’interpellations diverses visant à réclamer un soutien politique direct à l’Arménie, ont maintenu ce qu’elles appellent une « impartialité » justifiée par la coresponsabilité de la Présidence (France, États-Unis et Russie) du Groupe de Minsk . Celui-ci regroupant, en plus des États parties au conflit, 8 autres pays : Allemagne, Biélorussie, Finlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Suède, Turquie.
Le positionnement français a cependant bien varié. Dans une première phase, pour les ministres concernés, « la situation est terrible ». Jean-Yves le Drian, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, souligne qu’il s’agit « d’un des affrontement les plus graves depuis l’effondrement de l’URSS ». « La France est très mobilisée ». Il y a « une urgence, un devoir et une exigence »… Et puis, au fil des jours, les qualifications se ramollissent, et les déclarations font dans la sobriété.
Le 21 octobre, en audition devant la Commission des Affaires étrangères et des Forces armées du Sénat, Jean-Yves le Drian termine son intervention liminaire par cette surprenante et lapidaire formule : « Vous connaissez le contexte du Haut Karabakh ». Comme s’il n’était pas utile d’en dire davantage. Le Président de la Commission, Christian Cambon (LR) le rappelle à l’ordre de l’actualité, et lui dit alors : « …il serait bon de rappeler la position du Gouvernement français ». Évidemment.
Jean-Yves le Drian rappellera encore « l’impartialité » du positionnement officiel, l’importance du Groupe de Minsk, et il ajoute à ce propos : « nous aurions dû prendre des initiatives dans ce cadre pour que les Azéris et les Arméniens parviennent à un accord dans ce conflit qui ne s’est jamais éteint ». Oui, effectivement, la France aurait dû… Le Ministre tente aussi de rassurer : « il y aura prochainement d’autres initiatives ». Donc, on attend. Le Conseil européen des Chefs d’États et de Gouvernements de l’UE, dans le même esprit, avait déjà demandé, le 2 octobre, au Haut représentant – Josep Borell Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité – « d’examiner d’autres mesures d’appui de l’UE au processus de règlement ». En attendant, l’enfer des combats continue, les missiles continuent de tomber sur les villes, les montagnes et les campagnes.
Les autorités françaises doivent naturellement rester fermes sur l’exigence du respect des responsabilités du Groupe de Minsk et de l’OSCE, mais aussi de l’ONU dont l’implication active est indispensable. Dans le débat politique français, les appels récurrents au choix délibéré d’un protagoniste contre l’autre, jusqu’à celui d’une reconnaissance de la « République d’Artsakh » par la France, auraient, s’ils étaient suivis d’effet, de lourdes conséquences. Cette voie-là serait très contre-productive et même dangereuse. Et cela n’aiderait certainement pas la France et l’Union européenne a jouer un rôle positif crédible pour une solution politique négociée telle qu’elle est rappelée par l’ensemble des résolutions des Nations-Unies. Tout doit donc être entrepris avec urgence et détermination de façon collective (c’est à dire par l’action commune) au sein des instances multilatérales, l’ONU et l’OSCE, en particulier par la co-présidence du Groupe de Minsk pour obtenir la baisse des tensions et des postures nationalistes, le dialogue politique, un cessez-le-feu et une négociation de bonne foi. Il faut qu’ensemble, ils y mettent le poids. C’est le choix de la responsabilité. Il n’y a pas d’autre chemin possible. Sauf à vouloir la poursuite de la confrontation.
Posons-nous aussi cette question plus générale : lorsque dans le monde actuel une guerre éclate et risque de s’exacerber… si l’on ne réussit pas à régénérer du multilatéralisme, de l’action commune et quelques valeurs humaines universelles dans les relations internationales, alors… quelles plus graves circonstances encore, quels dangers majeurs, quels tragédies faudra-t-il affronter demain pour qu’enfin on ait le courage de se rappeler à l’évidence du Politique comme exigence première ?
Jacques Fath, 03 novembre 2020